Le « dilemme » de l’alliance : 1949-1973 :
p. 23-74
Texte intégral
« A l’ère atomique, les alliances sont naturellement faibles »
Cyrus Sulzberger1
1Un quart de siècle après, les choses avaient changé. De toute évidence, au début des années 1970, les vieilles bases de l’Alliance s’étaient affaissées et les nouveaux étais qui lui avaient été à la hâte substitués n’étaient pas aussi solides que ses fondations passées. La lente détérioration de l’ordre qu’elle avait construit puis préservé procédait paradoxalement de son succès mais aussi de son incapacité à en maîtriser parfaitement les conséquences et les effets.
2Quand elle avait été créée, l’Alliance avait été avant tout le reflet d’une situation exceptionnelle burinée par la géographie des hostilités. Confrontés à une Europe, de l’Ouest comme de l’Est, dévastée, les Américains s’étaient inclinés devant les réalités : des sacrifices à court terme seraient nécessaires s’ils voulaient assurer leur sécurité à long terme. Ils n’en avaient pas moins nourri un espoir secret : celui de voir le coût de la nouvelle politique qu’ils improvisaient peu à peu allégé par son succès, faute du quoi l’opinion et, avec elle, le Congrès ne manqueraient pas, un jour, de se lasser.
3Sous bien des aspects, le pari avait été gagné. Pour commencer, les démocraties avaient connu, trois décennies durant ou presque, une expansion continue. Après quelques années, la division internationale du travail était entrée dans les faits et le commerce entre les démocraties industrialisées avait crû plus vite que leur PNB. Surtout, à l’exception notoire du Royaume-Uni, ceux-ci avaient enregistré, dès les années 1950, des taux de croissance bien supérieurs à celui de leur grand protecteur. Ce n’était sans doute pas étonnant, au regard du retard accumulé durant la guerre par le vieux continent. Mais c’était la preuve que le système ne fonctionnait pas au seul bénéfice de l’Amérique et qu’il n’y avait pas que de la rhétorique dans ses prémisses idéologiques : en accroissant la prospérité générale, il créait bien les conditions d’un jeu à somme non nulle où l’un n’était pas condamné parce que l’autre gagnait. L’« interdépendance » économique ainsi créée ne signifiait nullement la disparition des querelles ponctuelles et des rivalités. Mais elle offrait le terrain le plus propice à des compromis puisque l’avenir offrait toujours de nouveaux dividendes à partager.
4Est-il besoin de dire que, sur le plan intérieur, ce succès avait évidemment éloigné le premier danger contre lequel, chronologiquement, le containment avait été adopté : celui d’une subversion des PC italien ou français ? Le retour plus ou moins rapide, plus ou moins régulier, de la prospérité avait tari la source même à laquelle les idéologies hostiles s’étaient alimentées : le mécontentement populaire contre un libéralisme identifié à la stagnation sociale ou à la misère.
5Mais c’était évidemment sur le plan diplomatique que l’Alliance avait réalisé les objectifs les plus inespérés. Non seulement, la garantie américaine avait achevé la première tâche qu’elle s’était donnée : servir de bouclier à une reconstruction européenne que l’insécurité ambiante sapait et assurer à l’Europe trois décennies ou presque de paix. Mais elle avait apparemment concrétisé ce qui était resté l’objectif majeur quand l’endiguement avait été instauré : convaincre l’adversaire qu’il n’avait rien à gagner à poursuivre sur la voie qu’il avait empruntée.
6Au début des années 1970, en tout cas, personne ne niait que la détente dominât l’actualité. Les voix les plus autorisées, comme celle du général Maxwell Taylor, ancien chef d’État-Major de l’Armée, s’élevaient pour proclamer que jamais le risque d’une agression militaire soviétique en Europe n’avait paru aussi éloigné. S’il était des armes que l’on fourbissait, c’étaient celles que Samuel Pisar devait apppeler les « armes de la paix ». Le développement du commerce Est-Ouest dans lequel les plus hauts espoirs étaient alors placés, devait incarner deux nouveaux gages de paix : la volonté du bloc soviétique de détourner des énergies trop longtemps consacrées à des ambitions stratégiques vers la satisfaction longtemps remise d’ambitions domestiques et celle de l’Occident de l’y aider, pour s’assurer un subtil levier sur l’orientation générale du camp opposé.
7En 1973, ce tableau idyllique reflétait pourtant déjà moins le présent que le passé. Les bases sur lesquelles le système atlantique s’était développé, étaient en train de se disloquer. La détente symbolisait peut-être le triomphe de la fermeté opposée à l’U.R.S.S. par les alliés, mais elle traduisait aussi la volonté des vieux pays de surmonter la division de l’Europe sur laquelle les deux blocs avaient été créés. Elle sanctionnait surtout la fin de la suprématie militaire sur laquelle toute la stratégie de l’Alliance avait été bâtie. La prospérité, au début de 1973, pouvait aveugler, mais aux yeux des observateurs avertis, elle était surtout une image récurrente de tendances passées, derrière laquelle les dangers de l’inflation s’accumulaient : l’ordre monétaire, fondé sur des parités fixes, s’était inexorablement dégradé et le 16 mars, un communiqué annonçait que les principales devises flotteraient désormais, bref qu’un nouveau système lui avait été substitué.
8Pourtant, c’était peut-être le « syndrome vietnamien » qui était le signe le plus profond du déclin américain. En janvier 1973, alors que les accords de Paris mettaient un terme à leur engagement dans ce conflit lointain, les Etats-Unis ne pourraient plus jamais avoir la même vision de leur destin. Longtemps, ils avaient pu penser que leur expérience nationale les qualifiait pour apporter le bonheur à l’humanité, légitimant l’ordre qu’ils voulaient à tout prix instaurer. En 1973, cette prétention était largement entamée et, du coup, le consensus que le plan Marshall avait créé, s’était complètement disloqué. La tentation était forte, pour eux, de se désintéresser d’un monde sur lequel ils ne pourraient plus exercer, à un prix élevé, qu’une influence limitée et de se retourner, dans leur désarroi, contre leurs alliés.
9Et il était vrai que, de toute évidence, les tâches de l’Alliance étaient mal partagées. Alors que leur puissance économique, voire leur niveau de vie avaient pratiquement rejoint ceux de leur grand Allié, les Européens continuaient à n’assumer qu’une part très limitée du fardeau de la sécurité.
10Après avoir renoncé, comme en 1949 la sagesse le recommandait, à assumer seule sa sécurité, l’Europe n’avait, par la suite, pas su s’arracher à la voie de la facilité. Alors même que la crédibilité de la garantie nucléaire américaine ne pouvait à la longue qu’être rognée, les Européens avaient par trop préféré s’en remettre à une formule dont le mérite essentiel avait été de réduire leurs dépenses de sécurité.
11Cette « politique de l’autruche » comme Kissinger devait un jour l’appeler trouvait sans doute des circonstances atténuantes dans l’histoire militaire de l’Alliance. Tout, en effet, avait été bouleversé par l’adoption d’une stratégie essentiellement atomique par les Alliés. Comme, dès l’été 1954, le général Valluy l’avait observé dans une note pour le président du Conseil français :
12« La défense occidentale, maintenant centrée autour de l’arme nucléaire, devient entièrement dépendante de la volonté américaine.
13Seul correctif à cette subordination : constitution par les nations européennnes d’un arsenal atomique. »2
14Mais l’Europe avait été incapable de s’ériger en puissance atomique, faute d’unité sur ses objectifs politiques. Dès lors le « dilemme » de l’Alliance » avait émergé : ses structures militaires ne s’étaient pas rapprochées mais constamment éloignées des nouvelles réalités que la reconstruction économique de l’Europe créait.
15A la longue, le système commençait à se fissurer et, faute d’avoir pu s’entendre sur une redistribution des tâches avec ses Alliés, l’Amérique avait commencé à user de sa position privilégiée pour leur arracher, à coup de « raids monétaires » des contributions forcées. Cette politique, à l’opposé des premiers rapports atlantiques, n’avait, à son appui, qu’un argument unique : la nécessité, pour les Etats-Unis de pouvoir assumer à tout prix des responsabilités mondiales que l’Europe, faute de volonté, c’est-à-dire d’unité, n’était pas en mesure de partager.
La fin du premier après-guerre : 1949-1958 :
« L’histoire des années postérieures pourrait bien avoir été différente si Bevin, et, plus tard, Eden avaient été plus disposés non pas seulement à accorder leur approbation bienveillante au rassemblement des nations continentales de l’Europe, mais aussi à amener la Grande-Bretagne à y participer activement, dans ses phases initiales. »
Harold Macmillan3.
16En 1958, une ère s’achevait durant laquelle l’Alliance avait largement passé les espérances que ses créateurs avaient pu caresser : les dangers d’une agression militaire générale paraissaient largement éloignés ; l’Europe, reconstruite et restaurée, pouvait enfin adhérer au système économique mondial que les Américains avaient conçu à la fin des hostilités ; l’Allemagne fédérale paraissait solidement ancrée dans le camp occidental.
17En 1949, pourtant, les dirigeants des Etats-Unis étaient loin d’avoir surmonté toutes les difficultés. Il leur avait encore fallu beaucoup lutter, d’abord déjà pour arracher à des sénateurs et représentants réticents un programme d’aide militaire conséquent en faveur du vieux continent, ensuite et surtout pour les rallier aux décisions dramatiques prises dans la foulée de la guerre de Corée. Création d’une armée atlantique intégrée et désignation d’un Commandant en chef américain pour la diriger : telles avaient été les requêtes des Européens affolés à l’idée que l’agression du Nord communiste contre le Sud pro-occidental pût n’être qu’une répétition d’une attaque générale sur le vieux continent. L’affaire avait été l’occasion d’un dur débat au Congrès, lancé par le leader de la minorité républicaine au Sénat, Robert Taft. Celui-ci n’avait pas contesté que la sécurité nationale pût se trouver menacée en des lieux très éloignés. Mais il contestait la stratégie adoptée pour la préserver :
18« Notre premier souci doit être la défense de l’Amérique... Il apparaît que le problème immédiat de la défense de ce pays dépend du contrôle des mers et des airs...
19« Je concède volontiers que notre lutte contre le communisme est en réalité une lutte d’ampleur mondiale et qu’elle doit être menée sur la scène mondiale ; mais je m’oppose à l’idée d’engager ce combat essentiellement sur les vastes zones territoriales des continents européen ou asiatique où nous sommes dans la situation la plus désavantageuse possible face à la Russie. »
20Ce « réexaminisme » (personne, après Pearl Harbor, n’aurait ouvertement endossé un retour à l’« isolationisme ») n’était qu’une réédition, revue et corrigée, de la « Forteresse Amérique ». Il réintroduisait l’idée que l’intérêt national américain pouvait être concilié avec l’abandon éventuel de l’Europe occidentale au camp opposé. Le danger était d’autant plus élevé que la rébellion de MacArthur allait bientôt incarner l’opposition de ceux qui voulaient donner à l’Asie et non pas à l’Europe la priorité. Aussi l’Administration avait-elle fait donner le seul homme susceptible de l’aider : nommé Commandant suprême, le général Eisenhower avait apporté tout le poids de son autorité aux décisions contestées. Du coup, le premier « Grand Débat » que l’Alliance ait suscité s’était achevé sur une réaffirmation du consensus que la fin des années 1940 avait vu émerger.
21Au milieu des années 1950, la Guerre froide s’était largement éclipsée au profit d’une première détente avec le camp opposé. Le réarmement de l’Allemagne (1955) que les Américains avaient imposé à leurs Alliés comme contrepartie de leur participation à une « armée atlantique intégrée » n’avait pas provoqué un renforcement des tensions. Certes, l’U.R.S.S. avait symboliquement multilatéralisé en un « pacte de Varsovie » les liens militaires qu’elle avait établis sur une base bilatérale jusqu’ici avec les pays de son glacis. Mais cette cristallisation des blocs avait sanctionné la reconnaissance du statu quo et le déplacement des rivalités vers des horizons nouveaux. En 1955, Moscou avait consenti à la signature du traité d’Etat autrichien et participé à la première « conférence au Sommet » tenue depuis celle de Potsdam, vieille de dix années. En fait, la situation eût été considérée comme normale, si le problème de Berlin n’avait pas constitué le « talon d’Achille » des alliés. Mais quand, à l’automne 1958, Khrouchtchev devait relancer la crise à ce sujet, le contexte était complètement différent de celui dans lequel Staline avait instauré le « blocus » onze ans auparavant.
22En 1958, l’objectif initial des Américains avait été atteint : la reconstruction des pays européens allait permettre au système économique international de fonctionner à plein. Les progrès que l’aide américaine avait assurés au vieux continent (achats de biens d’équipement, mise en route de plans d’investissement et libération des échanges et des paiements) lui permettait de se passer d’elle dorénavant. Le dollar-gap, cette « pénurie de dollars » qui interdisait la normalisation des rapports économiques entre les démocraties industrialisées, appartenait au passé : au début de 1959, le retour des principales devises européennes à la convertibilité en témoignerait. A ce moment, les contingents quantitatifs qui avaient longtemps freiné le développement des échanges entre les Alliés n’étaient plus, pour l’essentiel, qu’un souvenir du passé. Les membres de l’O.E.C.E. y avaient renoncé entre eux. Et ils les avaient pratiquement éliminés face à une « zone-dollar » dont la concurrence était moins redoutée que par le passé.
23Fin 1958, même les Français qui avaient éprouvé, en raison de leurs guerres coloniales, de graves difficultés, remplissaient, sous la direction du général de Gaulle, leurs engagements en matière commerciale. A la surprise générale, ils allaient procéder sans délai à la première étape de la réalisation d’un processus crucial pour l’intégration de l’Allemagne fédérale dans le camp occidental : la création d’une Communauté économique européenne (C.E.E.), depuis longtemps encouragée par la diplomatie américaine.
24L’Alliance, on s’en souvient, avait été largement créée pour favoriser la solution du principal problème que la division de l’Europe avait engendré : l’instabilité d’une Allemagne divisée. Sur ce plan aussi, elle avait réussi, même si l’entreprise n’avait pas été exempte de péripéties. En 1958, toutes les conditions, ou presque, paraissaient réunies pour immuniser à jamais la République fédérale contre les « offensives de paix » de la Russie. Cela faisait alors plusieurs années que sa population pouvait cueillir le fruit d’une reconstruction foudroyante, un « miracle économique » partout reconnu et envié, sur la base de l’« économie sociale de Marché ». Cela faisait aussi plusieurs années que, sous réserve de son renoncement aux armes ABC (atomiques, bactériologiques et chimiques), la R.F.A. avait été autorisée à réarmer et restaurée dans une souveraineté à peine nuancée. En 1955, l’Allemagne accédait aux deux traités, celui de l’Union occidentale et celui de l’Atlantique Nord, partiellement instaurés contre le danger qu’elle représentait.
25Les Etats-Unis semblaient, en effet, avoir gagné un autre pari : intégrer l’Allemagne dans une Europe occidentale unie. Très tôt, ils avaient compris que seule, l’apparition d’un cadre européen où ils pourraient largement la contrôler, convaincrait les Français d’accepter la reconstruction d’un ancien ennemi qui les avait par deux fois envahis. Seule, elle pourrait offrir à une Allemagne amputée un espace à la mesure de ses énergies à nouveau libérées. Seule, elle lui fournirait un idéal susceptible de la détourner d’une réunification dont le camp opposé détenait la clé.
26Un temps, les Américains avaient désespéré de voir les Français surmonter la crainte qu’une telle entreprise leur inspirait. Puis, le 9 mai 1950, le miracle était arrivé. A l’instigation de Jean Monnet, Robert Schuman, le ministre des Affaires étrangères français, avait proposé un plan visant à établir une « communauté européenne du Charbon et de l’Acier » où l’Allemagne jouirait d’une totale égalité et la France d’un contrôle supranational sur des ressources trop souvent utilisées contre elle par le passé. L’Europe « communautaire », la « petite Europe » était née et, en 1958, elle s’était considérablement renforcée. Les Six pays qui l’avaient édifiée avaient en effet signé, le 25 mars 1957, les traités de Rome, établissant une Communauté européenne atomique (strictement pacifique), l’Euratom, et une Communauté économique. En juin 1960, un autre événement se produisait : longtemps opposé, au nom de l’intérêt national allemand, à une politique occidentale et européenne qui cautionnait une division mal tolérée, le parti social-démocrate allemand, le SPD, s’y ralliait. De tous les paris que les Américains avaient gagnés, c’était peut-être celui dont ils pouvaient tirer la plus grande fierté.
27Pourtant, tous ces succès pouvaient, à leur manière, menacer l’Alliance tout autant qu’ils la confortaient : en l’incitant à s’endormir sur ses lauriers, alors même que ses tâches seraient plus délicates désormais.
28Jusqu’en 1957, en effet, les grandes voies de l’Alliance avaient été largement tracées : recréer, sous leadership américain et en tenant compte des apports que l’histoire avait légués, un monde qui, à tout prendre, n’était pas très différent de celui que les Anglais avaient géré. Seulement, à la fin des années 1950, le système international était très différent de celui auquel ces derniers avaient pu longtemps présider à relativement peu de frais. L’ordre occidental dont les Américains assuraient la charge désormais, allait s’y trouver contesté par deux menaces face auxquelles les alliés auraient tendance à se diviser : l’émergence d’abord dans les vieilles colonies, puis dans les nouveaux pays qui allaient peu à peu se substituer à celles-ci, de forces de contestation enclines à remettre en cause un système trop souvent établi, à leurs yeux, au seul profit des vieilles démocraties ; l’ascension d’un rival idéologique toujours prompt à tirer parti du mécontentement accumulé à l’encontre de celles-ci et habile à semer, parmi elles, la zizanie.
29Avant même que l’Alliance ait été créée, il était évident qu’elle se retrouverait souvent divisée hors l’espace géographique couvert par le traité. S’ils acceptaient de mettre une relative sourdine à leur propagande anticolonialiste par égard pour leurs alliés, les Américains ne voulaient pas pour autant perdre le bénéfice que leurs positions passées pouvaient leur valoir auprès des nouvelles forces que la décolonisation engendrait. La question devait surtout empoisonner les relations entre Washington et Paris. Les Français avaient toujours soupçonné leur protecteur de songer à substituer son influence à la leur. En 1958, encore, l’affaire d’Algérie provoquait des heurts entre les deux pays. Et, à ce moment, Suez avait pour la première fois durement ébranlé la solidarité alliée.
30L’affaire avait, selon le mot du secrétaire général de l’Alliance, Paul-Henri Spaak, révélé qu’« il était bien difficile d’être alliés dans un coin du monde et de s’opposer violemment dans un autre ».4 La condamnation dont, à l’instar du Kremlin, les Américains avaient assorti l’aventure militaire de la France et du Royaume-Uni, avait cruellement rappelé les limites de la solidarité alliée et sa vulnérabilité dès lors que la pression soviétique n’était plus assez forte pour la cimenter.
31Dans l’histoire de l’Alliance, Suez fut à la fois une source et un reflet des difficultés qui allaient par la suite la harceler. Elle fut le premier symptôme qu’une ère s’achevait : la Guerre froide était, en réalité, en train de se déplacer vers le monde sous-développé où les intérêts des alliés pouvaient diverger. C’était l’exemple même des difficultés que le succès de l’Alliance avait engendrées. Cristallisation des blocs en Europe et glissement des rivalités vers d’autres contrées étaient, en un certain sens, étroitement liés, comme, en novembre 1956, ce qu’André Fontaine a appelé la « semaine de vérité » devait cruellement le rappeler. En Amérique, les républicains avaient officiellement rejeté la doctrine « futile et immorale » de l’endiguement au profit du « refoulement » : ils ne purent pourtant qu’assister en spectateurs impuissants à l’écrasement de la révolution du peuple hongrois dans le sang. Et pour la première fois, ils découvrirent l’ampleur de la tâche qui les guettait au cours des prochaines années. Les pays nouvellement émancipés tendirent à se montrer plus sensibles à la politique de la cannonière imprudemment ressuscitée par les Anglais et les Français qu’à la répression impitoyable opérée à l’intérieur du camp opposé. Auprès de pays que leurs antécédents coloniaux comme leurs nouveaux problèmes économiques et sociaux incitaient à se méfier des Occidentaux, les Etats-Unis seraient handicapés face à la Russie. A Suez, c’étaient eux qui avaient condamné à l’échec l’entreprise de leurs alliés. Mais le Moyen-Orient retiendrait surtout l’avertissement que Moscou avait pu, dès lors sans frais, adresser à ces derniers : se retirer ou risquer le feu de ses fusées. Ce qui était aussi habilement enfoncer un coin entre les Européens et les Américains. Tout en confirmant aux premiers leur engagement à leurs côtés au cas où leur territoire serait directement menacé, les seconds avaient rappelé que l’expédition franco-britannique en Egypte n’était pas du ressort de l’Alliance atlantique.
32Mais Suez rappelait aussi une autre donnée. Alors que les certitudes et solidarités de la Guerre froide s’estompaient, mais que l’impasse atomique, en train de s’esquisser, renforçait paradoxalement l’emprise des deux Grands sur leur camp, la principale question, pour les Alliés des Etats-Unis, serait de défendre une stratégie susceptible de se faire entendre auprès de ceux-ci. Sous cet aspect, l’affaire figea pour de nombreuses années le fossé qui était en train de se creuser entre le continent et les Anglais. Elle convainquit ces derniers de ne plus jamais rien tenter que les Américains n’eussent préalablement approuvé et donna, inversement, un coup de fouet aux efforts des Français pour construire une Europe plus à même de défendre ses intérêts. Aux yeux de Paris, elle souligna l’impuissance d’une action isolée et l’ardente nécessité d’une Europe unifiée. Aux yeux des Britanniques, elle ne fit que conforter la fin irrémédiable du système européen qu’ils avaient dominé et l’avènement d’un monde où seuls les Etats-continents comptaient.
33Aussi, en 1956-1957, la Grande-Bretagne répondit-elle par un troisième « non » à l’invitation des Français et des Allemands de se joindre à leur entreprise d’intégration. Quand, à la fin des années 1940, les Français avaient pressé leurs anciens alliés de participer à une entreprise qui, sans eux, leur paraissait trop risquée, les Anglais avaient refusé. Fière des liens qu’elle croyait avoir su préserver avec un ancien empire grand comme le quart des terres émergées, orgueilleuse des relations privilégiées que son rôle de « Troisième Grand » lui avait valu auprès des Etats-Unis, l’Angleterre n’imaginait guère que son avenir pût s’identifier à celui d’un « club de vaincus ». Elle crut, à tort, sa supériorité assise pour l’éternité. Or, son insularité, qui l’avait jusqu’alors protégée, devait contribuer à son déclin désormais. Mais son refus longtemps obstiné empêcha probablement les continentaux d’aller aussi loin sur la voie de l’ unité que les nouvelles réalités ne le requerraient. Et il porte presque certainement une lourde responsabilité dans la dégradation du système allié.
34Certes, les Français avaient, en apparence, surmonté leur déception. Après avoir proposé, en 1950, un « pool » européen du charbon et de l’acier, ils avaient bravement accepté, en 1957, les risques économiques devant lesquels l’apparition du « Marché Commun » allait les placer. Mais si l’absence des Britanniques n’avait guère handicappé l’édification d’une Europe économique, elle avait probablement privé la marche des vieux pays à l’unité de sa dimension militaire, et dès lors politique.
35L’affaire de la C.E.D. l’avait amplement démontré. La France eût sans doute vu d’un tout autre oeil une entreprise d’intégration ou de coopération armée à laquelle l’Angleterre eût participé. Elle n’eût pas eu l’impression d’être la seule appelée à sacrifier une grande armée sur l’autel de l’unité. Elle n’eût pas redouté de se trouver engagée dans une Communauté militaire que l’Allemagne paraissait à même de dominer. Elle n’eût pas eu l’impression d’indirectement renoncer au rôle privilégié dont, à l’instar des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, elle bénéficiait comme membre du Standing Group dans l’organisation alliée. A plus long terme, une participation des Anglais eût peut-être évité l’obstacle sur lequel toute réforme de l’Alliance devait par la suite buter : sa dépendance de plus en plus exclusive, en matière de sécurité, d’une dissuasion atomique sur laquelle la plupart des alliés n’avaient aucune autorité, et dès lors, une sensibilisation encore plus marquée aux offensives diplomatiques du camp opposé.
36Il est vrai que cette sensibilisation était apparue d’emblée. Après avoir sonné l’alarme, au début de la guerre de Corée, quant à l’impréparation militaire des Alliés, les Européens avaient, un an après, affiché une tendance symptomatique à ne plus relever que les gestes de bonne volonté de l’Union soviétique et que les « preuves » de ce qui leur apparaissait désormais comme un militarisme dangereux de l’Amérique. En fait, deux données, banales, mais essentielles, étaient en train d’émerger. D’abord, plus exposée, l’Europe aurait inconsciemment tendance à prendre plus pour argent comptant toutes les ouvertures alléchantes de l’autre camp. Ensuite et surtout, les démocraties éprouveraient les pires difficultés à soutenir un effort conventionnel comparable à celui de la Russie. Cette seconde vérité vaudrait tout autant pour les Etats-Unis que pour les vieux pays et c’est ainsi que la protection nucléaire de Washington apparaîtrait très vite comme la seule stratégie acceptable pour les démocraties.
37Les programmes de réarmement envisagés dans la foulée de la guerre de Corée devaient être rapidement abandonnés. Leur chant du cygne fut la conférence de Lisbonne de février 1952 où, pour l’unique et dernière fois, l’Alliance parut déterminée à se doter de forces conventionnelles susceptibles de dissuader une agression du camp opposé. Mais quelques années après, les objectifs alors fixés avaient tous été oubliés et il est aujourd’hui difficile d’en distribuer la responsabilité. D’un côté, tout indique que les Européens n’étaient guère disposés à consentir les sacrifices que seule la panique les avait un temps conduits à envisager. Mais les Américains ne devaient guère leur donner l’exemple de leur côté. Le conflit était, en effet, à peine achevé qu’ils s’empressaient d’adopter une nouvelle stratégie destinée, en principe, à procurer le maximum de sécurité à moindres frais. En janvier 1954, le secrétaire d’Etat J. Foster Dulles pouvait en énoncer le principe clé : le recours aux armes atomiques ne serait plus exclu dans un conflit limité, et ce dès le début des hostilités. A ce moment, les Américains avaient d’ailleurs commencé à introduire dans leurs divisions stationnées sur le vieux continent les armes nucléaires tactiques (ANT) qui devaient leur permettre de réduire le nombre de soldats qui leur étaient affectés.
38Mais les « représailles massives » soulevaient autant de difficultés qu’elles n’en résolvaient. Tout d’abord, elles allaient à l’encontre d’une inéluctable réalité : l’accès à la technologie thermo-nucléaire de la Russie. Pour l’Alliance, ce n’avait pas été la moindre des ironies : dès 1949, l’année même où elle avait été établie, la première explosion soviétique avait bouleversé une des bases sur lesquelles elle avait été bâtie, le monopole nucléaire dont, depuis 1945, les Etats-Unis avaient joui. C’était le 11 septembre 1948 qu’un document du Conseil national de sécurité, NSC-30, avait affirmé qu’en cas d’hostilités, les militaires américains devraient « se tenir prêts à utiliser rapidement et efficacement tous les moyens disponibles, y compris les armes atomiques », le Président gardant seul le pouvoir de décider la mise en oeuvre de leurs plans, le cas échéant.5
39Bref, l’Administration admettait qu’au regard de la supériorité conventionnelle de l’URSS, les Américains ne pourraient se priver du seul atout dont ils disposaient pour assurer la sécurité de leurs futurs alliés. Mais ce faisant, elle jetait les jalons d’un dilemme aussi inévitable qu’angoissant. Inévitable, parce qu’au même moment, le grand stratège Bernard Brodie concédait que la bombe pouvait être un « instrument de guerre » pour la défense des alliés. Angoissant parce que lui-même, dès 1946, avait remarqué que le jour où la Russie en serait dotée, son seul usage rationnel serait de la « dissuader » de l’employer contre les Etats-Unis !
40Or, ceux-ci venaient à peine d’adhérer à ce que l’on appelle la « dissuasion élargie » (l’éventuel recours à la bombe à des fins de « coercition défensive » contre la Russie) que se réalisait la prophétie de Brodie. La première explosion soviétique, à l’été 1949, marquait le début d’un compte à rebours au bout duquel une « guerre atomique » pourrait signifier, entre autres, la destruction de l’Amérique.
41Le premier réflexe de l’Administration avait d’ailleurs été de lancer un immense effort de réarmement classique. Préparée au printemps de 1950, la directive NSC-68 mettait l’accent sur la nécessité de développer des ripostes « symétriques » en cas d’agression de l’URSS. D’abord sceptiques, le Congrès comme les alliés s’y étaient ralliés après l’invasion communiste en Corée. Pourtant, l’Administration Truman n’avait pas renoncé au développement d’armes atomiques, sans doute à la fois dans l’espoir de garder une avance et de peur de se retrouver en retard sur l’Union soviétique. Elle avait mis en train la production d’armes tactiques (programme VISTA) comme celle d’une bombe « thermo-nucléaire » (la « Super »).
42Pourtant, la mise au point de cette dernière avait été suivie de relativement peu par une réussite similaire de l’adversaire et les experts avaient commencé à spéculer sur l’apparition d’une impasse « thermo-nucléaire ». En 1955, Winston Churchill devait remarquer qu’une ère était en train d’émerger où, ironie suprême, « la sécurité serait le vigoureux enfant de la terreur et la survie la soeur jumelle de l’annihilation ».6
43Pourtant, les Européens se rangèrent sans trop renâcler, quoique sans hâte exagérée, à ce renversement stratégique décidé unilatéralement par leur grand allié. En décembre 1954, le principe des « représailles massives » était aprouvé par le Conseil atlantique. Mais deux années devaient s’écouler avant qu’une directive stratégique pût être entérinée. En 1956, le Military Committee Document 14/2 ou MC 14/2 officialisait la stratégie du trip-wire : le rôle des troupes limitées (le bouclier) que l’OTAN entretenait serait de contraindre l’ennemi à mobiliser, et de permettre à l’OTAN de tenir le plus longtemps et le plus avant jusqu’à la riposte nucléaire (l’épée).
44Les Européens avaient, en effet, très vite compris tous les partis qu’ils pourraient tirer de la nouvelle stratégie. Celle-ci allait sans doute d’abord leur permettre de réaliser de substantielles économies : ils allaient s’empresser d’imiter les Etats-Unis et de réduire le poids, dans leurs propres budgets, du coût d’armées qui ne joueraient, de toute façon, qu’un rôle limité en cas d’hostilités. Mais la nouvelle stratégie présentait, alors, un autre avantage pour les vieux pays : paradoxalement, elle correspondait à leur conviction que la priorité était d’éviter tout conflit (la « non-guerre »), une guerre classique pouvant avoir, au moins pour certains d’entre eux, des conséquences aussi catastrophiques qu’une conflagration atomique. Sous cet aspect, les « représailles massives » allaient habituer les alliés à un « acte de foi » en matière de sécurité : puisque seule une stratégie « nucléaire » leur convenait, ils partiraient du principe qu’il en existerait toujours une version susceptible de les avantager face au camp opposé ! L’atome tendrait à être de plus en plus leur « valium » désormais.
45Pourtant, au moment même où MC 14/2 était adopté, deux éléments contribuaient à en saper la crédibilité. Très vite, d’abord, l’efficacité des armes tactiques (ANT) avait été contestée. Les Européens n’avaient accepté la perspective d’un recours aux ANT que contre des rassemblements massifs de troupes ennemies et tant que le territoire occidental n’aurait pas été franchi. Surtout, le développement de moyens similaires par l’adversaire et son déploiement, dans la deuxième moitié des années 1950, de missiles SS-4 et SS-5 à portée intermédiaire, limitaient largement leur intérêt militaire. Conduites la première en Louisiane et la seconde en Allemagne, les études Sagebrush et Carte Blanche avaient indiqué que le recours à ces armes pourraient entraîner quelque 1,5 million de morts et 3,5 millions de blessés parmi les civils chez les alliés. En 1957, Henry Kissinger pouvait encore soutenir : « Une guerre nucléaire limitée représente notre stratégie la plus efficace contre les puissances atomiques ou contre une puissance majeure capable de substituer ses ressources en hommes à la technologie ».7. Mais en 1960, il rendrait un verdict différent et déclarerait une telle guerre impossible au regard de la multiplication des têtes tactiques dans l’autre camp. Il ralliait ainsi l’idée que d’autres études entreprises au début de l’Administration Kennedy allaient accréditer : un tel conflit entraînerait des pertes intolérables pour les vieux pays et risquerait fort de dégénérer en escalade entre les Etats-Unis et la Russie.
46En réalité, si les Européens avaient accepté ces armes au rang des moyens destinés à assurer leur sécurité, c’était comme de simples compléments d’une dissuasion stratégique qui paraissait largement en mesure de neutraliser le camp soviétique. Certes, en effet, sur le papier, en 1949 puis en 1953, un équilibre qualitatif s’était instauré. Mais, dans la pratique, l’écart entre les Etats-Unis et l’U.R.S.S était loin de s’être comblé. Les premiers, en particulier, allaient encore longtemps disposer d’un nombre de vecteurs considérablement supérieur, et il est probable qu’ils l’auraient largement emporté en cas de confrontation majeure. Longtemps, en fait, la crainte des Européens avait plus été de voir les Américains, forts de leur supériorité, envisager une frappe nucléaire d’un coeur par trop léger, que de les voir hésiter. Pourtant, dès le début 1957, une étude du SH APE, le rapport Stilwell, concluait que la crédibilité du recours à une guerre nucléaire totale en réponse à une agression du camp opposé s’érodait.8 Surtout, à l’automne 1957, un événement vint brutalement suggérer qu’une ère, sous cet aspect, était achevée : celle où la « dissuasion élargie » avait pu paraître une interdiction absolue à la Russie.
47L’annonce du lancement d’un satellite spatial par l’Union soviétique fut sans doute un second Pearl Harbor pour l’Amérique. Au début du siècle, la supériorité maritime des Anglais mettait encore son sol à l’abri de tout danger. Certes, l’agression des Japonais lui avait démontré que l’isolationnisme était désuet et à partir de 1949, prévenir une attaque des bombardiers atomiques soviétiques avait été pour ses dirigeants la plus haute des priorités. Pourtant, l’accès de l’URSS à la technologie des missiles balistiques intercontinentaux introduisait deux changements brutaux : il serait beaucoup plus difficile, en cas de menace de guerre, de frapper les silos des fusées que les aéroports de l’adversaire ; et surtout, une fois qu’elles seraient lancées, rien ne pourrait les empêcher de frapper les villes américaines quelques dizaines de minutes après.
48Le choc fut aussi brutal pour les Européens, car, à terme, le Spoutnik remettait en question leur dépendance d’une « dissuasion » sous contrôle américain. Quel Président accepterait à coup sûr de risquer Chicago ou Philadelphie pour la défense de Berlin ou de Paris ? La réaction de l’opinion comme des experts aux Etats-Unis ne pouvait laisser aucun doute aux vieux pays : n’eût-ce été le poids d’Eisenhower attaché à cette stratégie, les « représailles massives » auraient déjà été vouées aux gémonies.
49Les vieux pays, d’ailleurs, s’empressèrent de s’agiter. Quelques semaines seulement après que le Spoutnik eut été lancé, Macmillan ramenait de Washington la confirmation d’un développement en gestation depuis le printemps : la relance d’une coopération atomique privilégiée entre Américains et Anglais. Peu après, les Français envoyaient leur secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, Maurice Faure, parler au chancelier Adenauer : n’était-il pas temps pour les continentaux de prouver qu’ils étaient eux-aussi capables d’avoir une coopération en matière d’armement ? Surtout la France devait décider la construction de sa propre force de frappe sous le gouvernement Gaillard, avant même le retour de De Gaulle au pouvoir.
50Conscient de ce mécontentement, Eisenhower, encore souffrant, tint à venir en personne au Conseil de l’OTAN érigé en « Sommet » à la suite de tous ces événements. Il y proposa le déploiement, sous un système de double-clé (les Américains contrôlant les têtes, et les pays concernés les fusées) de missiles intermédiaires Thor et Jupiter sur le territoire de ses alliés. Mais outre l’Angleterre (60 Thor), seules l’Italie et la Turquie se laissèrent persuader d’accueillir ces armes (45 Jupiter), trop vulnérables : elles permettraient sans doute à l’Amérique de compenser le retard qu’elle venait d’enregistrer et contrebalanceraient partiellement les nouveaux missiles SS-4 et SS-5 directement pointés sur le territoire européen, mais elles constitueraient aussi des cibles privilégiées, en cas de guerre, pour l’adversaire.
51La nucléarisation de la stratégie atlantique et la création de stocks d’armes tactiques pour les alliés de l’Amérique avaient, en effet, inquiété une partie de l’opinion publique. Elle devait engendrer dès ces années l’apparition de phénomènes fondamentaux car prenant leur source au coeur même du « dilemme » des relations européano-américaines : la « Campaign for Nuclear Disarmament » (CND) britannique et le « Kampf Gegen den Atomtod » allemand dénonçaient une stratégie dans laquelle les Européens pourraient se voir plongés dans un holocauste meurtrier par la décision d’un allié géographiquement éloigné, les Etats-Unis, de recourir aux armes nucléaires « en premier ». C’est dans ces années que la « nucléarisation » de l’Alliance commença à se traduire pour elle en vulnérabilité aux campagnes de « paix » et de « terreur » combinées de l’Union soviétique et à mettre certains dirigeants européens en position critique. Ce fut le cas, au printemps 1958, pour le gouvernement ouest-allemand auquel l’opposition social-démocrate, alors conduite par un jeune député nommé Helmut Schmidt, reprocha violemment d’abord au Parlement, puis dans la rue, son indifférence criminelle à la cause du désarmement et à l’entente avec l’autre camp.
52Bref, l’un des premiers piliers de l’Alliance commençait à se fissurer quand pour la première fois des signes suggérèrent qu’un autre était, lui-aussi, sur le point de se lézarder. Au moment même où le système monétaire se mettait vraiment fonctionner, l’ordre monétaire semblait, à terme, menacé. Avant même que la convertibilité externe des devises européennes fût restaurée, dès 1958, une brutale accentuation du déficit de la Balance américaine des paiements avait suggéré que l’heure d’une redistribution des tâches avait sonné. Pour la première fois, des « billets verts ». avaient été présentés à l’encaissement. C’était le signe que le dollar, longtemps préféré à l’or, ne l’était plus dorénavant, les produits américains n’étant plus sans concurrents.
53C’était bien ce que les Américains avaient souhaité : la reconstruction d’une Europe puissante, capable de les aider à assumer leurs responsabilités. Mais ce succès signifiait que la base même de l’Alliance devait être réformée, si un nouvel ordre, acceptable pour tous les Alliés, devait être instauré.
54La situation s’avérait déjà assez compliquée quand un autre événement vint la dramatiser : en mai 1958, la IVe République se mourrait et la France se tournait vers un homme décidé à lutter contre le contexte même dont l’Alliance était le reflet, celui d’une Europe à ses yeux artificiellement divisée et par trop subordonnée.
II. La réforme ajournée : 1958-1965 :
« Dans les années 1950, les Etats-Unis avaient passé leur temps à amasser des bombes nucléaires, tandis que l’Europe accumulait de l’or. Ce qu’il fallait maintenant, c’était quelque moyen par lequel l’Europe pourrait assumer une responsabilité croissante pour l’état de l’économie mondiale, réduisant ainsi le fardeau porté par les Etats-Unis ; et les Etats-Unis devraient trouver un moyen pour partager les responsabilités de la décision dans les affaires nucléaires avec les Européens. »
Kennedy à Walt Rostow en 1962.9
« De Gaulle n ’est pas antiaméricain, il est proeuropéen »
Adenauer à Nixon10
55Durant les années 1958-1965, l’Alliance fut à son apogée : le monde développé entra dans une ère d’expansion et d’intégration sans pareille dans le passé. Après le retour des devises européennes à la convertibilité externe, le système monétaire, entré en hibernation dans les années de reconstruction, put fonctionner sans grande restriction. Les échanges commerciaux s’épanouirent entre l’Europe et les Etats-Unis. De 1955 à 1965, les exportations américaines en direction de l’Europe occidentale passent de 5 119 millions de dollars à 9 224. Leurs importations en provenance du vieux continent s’élèvent de 2 391 à 6 154 millions dans le même temps. Fait nouveau, pour les entrepreneurs américains, l’Europe devient plus qu’un marché : un terrain d’investissements privilégié. A l’intégration commerciale, l’intégration économique et financière se superposa. En 1964, les investissements européens aux Etats-Unis et américains en Europe s’équilibraient autour de 17,5 milliards de dollars. Mais les premiers étaient en titres de portefeuille pour une valeur de 11 milliards. Les Américains, au contraire, disposaient de 12 milliards d’investissements directs (correspondant à une prise de contrôle) : depuis 1950 où ils n’atteignaient pas 2 milliards, ils avaient été multipliés près de sept fois ! En valeur relative, ils étaient passés depuis 1950 de 15 à 27 % de tous les investissements directs américains à l’étranger. Si l’on prenait en compte les 14 milliards investis sur le territoire canadien, l’espace atlantique absorbait plus de 58 % de tous les investissements directs américains. L’« Alliance » s’affirmait, du moins à ce niveau, la première plutôt que la seconde « doctrine de Monroe ».
56Pourtant, dès ces années, il fut clair que de nouveaux problèmes ne manqueraient pas d’ébranler les relations alliées. En avril 1959, le secrétaire d’Etat Herter paraissait cautionner ceux qui avaient reconnu, dans le lancement du Spoutnik, la fin de la protection américaine absolue : « Je ne peux pas m’imaginer un Président s’engageant dans une guerre nucléaire totale à moins que nous ne soyons nous-mêmes en danger de destruction totale ».11
57En même temps, il était clair que les Etats-Unis seraient confrontés à un problème de plus en plus obsédant : le déficit de leur Balance des Paiements. Dès février 1961, Kennedy alertait le Congrès : « Dans les décennies qui arrivent, beaucoup plus qu’à aucune autre époque passée, les Etats-Unis devront tenir compte de leur Balance des Paiements quand ils formuleront leur politique économique... »12
58De 1958 à 1960, c’est de 5 milliards de métal précieux que les Américains doivent se séparer. A ce moment leur endettement à court terme, de l’ordre de 17 milliards, est déjà égal au montant des réserves d’or fédéral. Pour avoir consacré 45 milliards (dont 15 en aide militaire) à leur reconstruction et pour continuer à assumer de lourdes dépenses pour leur protection, les Etats-Unis s’estimaient en droit de demander d’importantes concessions commerciales et une substantielle coopération monétaire à leurs partenaires. A l’intérieur de l’Alliance, questions économiques et stratégiques commençaient à faire l’objet d’une approche unique.
59Il y avait plus profond en réalité : les dirigeants américains n’étaient plus capables d’imposer à leur peuple les priorités impériales au détriment des réformes économiques et sociales. A la fin des années 1950, l’économie américaine avait paru stagner et, du coup, la réduction des derniers bastions de pauvreté mais aussi la question raciale souffrir des dépenses militaires et de la prudence budgétaire que le gouvernement s’était jusqu’alors imposée. Tout allait changer en quelques années. En 1963, Kennedy allait se rallier à la théorie selon laquelle il était absurde de chercher à équilibrer le budget parce que l’expansion, alors vigoureuse dans la nation, n’assurait pas le plein emploi mais produirait bientôt un excédent qu’il fallait « anticiper » dès maintenant.
60Derrière la théorie, il y avait en filigrane une nouvelle version de l’intérêt national. Les Etats-Unis ne pouvaient continuer d’ignorer les problèmes internes qui avaient été jusqu’ici trop négligés : la volonté des femmes de travailler, l’arrivée sur le marché du travail d’une foule de jeunes dans seulement quelques années, et, plus encore, la nécessité d’intégrer des millions de Noirs montés vers le Nord, ses industries et ses cités. Le Congrès devait d’abord renâcler à entériner des réductions fiscales qu’aucune récession ne venait justifier. Mais un an après, il les votait en hommage au Président assassiné. Pour la politique américaine, c’était la fin d’une ère : après 1961, tous les budgets furent déficitaires, sauf un.
61Alors que les bases sur lesquelles l’Alliance avait été créée se désintégraient, la réforme parut à l’ordre du jour de part et d’autre de l’Atlantique. En juin 1961, de Gaulle devait déclarer à un conseiller de Kennedy que « l’OTAN était à la fois une Alliance et une organisation. Nul ne mettait en doute la nécessité de l’Alliance, mais l’organisation sous sa forme actuelle était démodée. » Un an après, dans une conversation avec Walt Rostow, Kennedy soulignait la nécessité d’une redistribution des cartes entre Occidentaux. Mais ce « partage du fardeau » (l’Europe aidant financièrement l’Amérique contre une participation aux décisions atomiques) soulevait un problème critique :
62« Le coeur du problème, pensait-il, était celùi-ci : s’il y avait une autorité politique unique en Europe, il pourrait élaborer un accord de contrôle commun en matière nucléaire. Mais l’Europe restait divisée : « Je suis le président des Etats-Unis, mais qui est le président de l’Europe ? »
63Alors même que les rapports économiques de l’après-guerre avaient été totalement bouleversés, la réforme de l’Alliance se heurtait, en effet, en priorité à cette dissymétrie persistant entre les Etats-Unis et une Europe politiquement encore divisée. Cette division était, il est vrai, au moins partiellement entretenue par un système atlantique dont l’effet sur l’intégration européenne était, comme on l’a vu, ambigu. D’un côté, les Etats-Unis allaient appeler une fois encore dans ces années leurs alliés à s’unifier. Mais de l’autre, leurs nouvelles vues en matière de sécurité et le souci de ne pas encourager une organisation de l’Europe sur des bases périlleuses pour l’unité alliée, allaient hypothéquer la construction de l’Europe selon le seul modèle acceptable aux yeux du nouveau chef de l’Etat français, une Europe en quête d’une plus grande autonomie en matière de sécurité.
64La politique européenne et atlantique du Général de Gaulle ne peut, sans être schématisée, être ramenée à quelques idées. Certaines lignes fondamentales de son action et de sa pensée peuvent néanmoins être relevées. Une première constante ne sera guère contestée : sa conviction que le système hérité (selon un mythe auquel il ne devait pas peu contribuer) de Yalta, était artificiel et devait être éliminé dans la longue durée, bref que l’Alliance devrait à long terme disparaître en même temps que le pacte de Varsovie, au profit d’une Europe à nouveau réunie. Deux autres lignes directrices semblent avoir aussi dominé sa pensée : à ses yeux, la France était, plus que toute autre, destinée à impulser cette remise en cause de l’ordre établi et à s’élever contre la « double hégémonie » ; le projet ne pourrait être réalisé sans l’aval du Kremlin qui devrait être dès lors persuadé qu’il ne servait en rien l’intérêt des Américains. Dans cette dernière nécessité résidait sans doute la principale ambiguïté de la politique qu’il entreprendrait : la conviction d’une indéniable solidarité entre la France et les Etats-Unis (il parlerait un jour à Eisenhower du camp des « vraies démocraties »), mais la certitude que le salut de l’Europe résidait dans une prise de distance croissante avec son grand allié. Faute de quoi elle resterait un enjeu entre les Super-Grands, une civilisation s’éteignant faute de pouvoir s’exprimer, un « beau rêve » à jamais condamné.
65Les objectifs ainsi fixés, le Général semble avoir imaginé diverses stratégies pour les réaliser. Jusqu’en 1964, deux données devaient largement le guider : tout d’abord, la puissance de la France devait être restaurée, par un effort d’assainissement monétaire et par le développement d’un arsenal nucléaire ; ensuite, le raidissement du camp opposé, et le chantage soviétique à Berlin en particulier, confinaient, dans l’immédiat, toute initiative dans le cadre que l’après-guerre avait créé. Si l’heure était arrivée pour l’Europe occidentale d’affirmer sa réalité, c’était encore dans le cadre de l’organisation alliée.
66C’est ce contexte qui explique le premier geste accompli par le Président Français : l’envoi, le 14 septembre 1958, d’un mémorandum dit « sur le Directoire à Trois » aux deux autres membres du groupe permanent de l’OTAN :
- « ... Le monde étant ce qu’il est, on ne peut considérer comme adaptée à son objet une organisation... qui se limite à la sécurité de l’Atlantique Nord, comme si ce qui se passe, par exemple au Moyen-Orient ou en Afrique n’intéressait pas immédiatement et directement l’Europe, et comme si les responsabilités indivisibles de la France ne s’étendaient pas à l’Afrique, à l’océan Indien et au Pacifique... D’autre part, le rayon d’action des navires et des avions et la portée des engins rendent militairement périmé un système aussi étroit...
- la France ne saurait donc considérer que l’OTAN, sous sa forme actuelle, satisfasse aux conditions de la sécurité du monde libre et, notamment, de la sienne propre. Il lui paraît nécessaire qu’à l’échelon politique et stratégique mondial soit instituée une organisation comprenant : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Cette organisation aurait, d’une part, à prendre les décisions communes dans les questions politiques touchant à la sécurité mondiale, d’autre part à établir, et le cas échéant, à mettre en application les plans d’action stratégiques, notamment en ce qui concerne l’emploi des armes nucléaires...
- le gouvernement français considère comme indispensable une telle organisation de la sécurité. Il y subordonne dès à présent tout développement de sa participation actuelle à l’OTAN... »13
67Le Général demandait-il la « lune » pour pouvoir justifier les initiatives qu’il s’apprêtait à lancer ? Envisageait-il sérieusement que ses alliés puissent lui répondre positivement ? Il est difficile de trancher. Peut-être chercha-t-il à se convaincre lui-même tout simplement. Une réforme du Groupe permanent sur les bases qu’il préconisait avait toujours été une revendication des gouvernements français. Formulée par de Gaulle, elle prenait une tout autre dimension il est vrai. Mais elle était un piège que Washington chercha à déjouer. Un refus pur et simple serait une confirmation des griefs du Français contre un système qui subordonnait l’Alliance au plus puissant de ses membres. Mais, de l’autre, une acceptation d’un plan qui supposait un veto français sur l’arsenal stratégique américain eût été un renoncement à la liberté d’action des Etats-Unis, injustifiable aux yeux du Congrès, et une source de frictions permanente avec les autres alliés. Du coup, des négociations semblent s’être un temps engagées, d’autant plus que la crise de Berlin remit au premier plan la coopération entre Français, Anglais et Américains. De Gaulle devait d’ailleurs s’y montrer le plus intransigeant des trois. Le regain d’agressivité du camp opposé était la pire menace pour son projet : celui-ci n’aurait, à ses yeux, aucune chance de succès si la « détente » qu’il supposait devait résulter non pas de la claire réalisation par le Kremlin qu’elle était dans son intérêt (« puisque l’on ne pouvait faire la guerre, il fallait bien faire la paix ») mais d’un renoncement unilatéral des démocraties occidentales. Son intransigeance servait d’ailleurs son autre plan : un regroupement du vieux continent autour d’un rapprochement politique franco-allemand.
68L’issue de la crise de Berlin fut, en effet, le premier grand recul des Américains dans la réalisation de leurs objectifs européens. En érigeant le « Mur de la Honte », les Soviétiques élevaient une première cloison entre les Etats-Unis et les Allemands. Certes, le charisme d’un Kennedy venant proclamer « Ich bin ein Berliner » à la face de l’autre camp, masqua la vraie signification de l’événement. « L’Est agit. Et l’Ouest ? L’Ouest ne fait rien », avait affirmé le Bild-Zeitung, un journal populaire dès le 17 août.14 Mais Brandt devait toujours affirmer que ce fut à ce moment qu’il décida que ses concitoyens ne pouvaient s’en remettre exclusivement aux Américains, et qu’il établit les bases d’une Ostpolitik, dont le risque était, à la longue, d’assurer un levier à l’Union soviétique.
69On oublie souvent que l’effet ne fut pas très différent aux yeux du chancelier allemand et que la crise de Berlin contribua à infléchir ses vues sur la place de l’Allemagne dans l’Occident. Cela faisait plusieurs années, depuis Suez en particulier, depuis aussi la disparition de Dulles et de ses convictions bien ancrées, qu’Adenauer s’interrogeait sur le pari qu’il avait fait à la fin des hostilités. Peu à peu, il en viendrait à rallier le scepticisme du chef de l’Etat français quant à l’aptitude des Américains à diriger le monde industrialisé. De Gaulle et Adenauer furent parmi les premiers à vraiment s’inquiéter de la pérennité de l’engagement des Américains à l’étranger et à se persuader de la nécessité, pour l’Europe, de reprendre peu à peu en charge sa destinée. Le premier persuada le second que seule l’apparition d’une Europe occidentale forte et indépendante déclencherait l’évolution au bout de laquelle la « question allemande » trouverait sa solution. Cette politique n’était pas sans danger car, en un certain sens, elle pouvait accentuer le péril qu’elle visait à éloigner : écarter les Etats-Unis de vieux pays prompts à oublier qu’ils leur devaient leur reconstruction, exposer l’Allemagne au chantage du camp opposé et pousser vers le « neutralisme » des pays européens trop faibles pour véritablement défendre leurs intérêts. Mais d’un autre côté, elle offrait une perspective réelle à l’apparition d’une Europe unifiée, sans laquelle, de toute façon, l’Alliance s’enfoncerait dans ses difficultés. La politique de De Gaulle ne pourrait jamais être pleinement jugée, faute d’avoir été vraiment mise à effet.
70A un moment, pourtant, elle parut proche du succès, à l’occasion du plan Fouchet. Celui-ci, dans l’esprit du Général, devait être le prolongement politique de la Communauté. Lorsqu’il était arrivé au pouvoir, beaucoup avaient redouté qu’il ne rejetât un projet que ses partisans avaient refusé de voter et que la France ne paraissait pas en mesure, économiquement, de tolérer. Pourtant, le Général devait parfaitement s’accommoder d’une construction qui, comme le Zollverein dans le passé, pouvait servir de ciment à l’unification politique du vieux continent. Il y mit une condition seulement : l’élaboration d’une politique agricole commune que le traité mentionnait mais de façon imprécise et sans calendrier. Sans elle, les intérêts français seraient en effet lésés. Cette politique devait consacrer la préférence communautaire et la solidarité financière.
71Adenauer devait sacrifier les intérêts immédiats allemands sur l’autel de l’unité politique du vieux continent. En 1960, de Gaulle proposait en effet un plan concret : une organisation confédérale de l’Europe reposant sur la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement à intervalles réguliers, sur la création de secrétariats susceptibles de leur fournir l’expertise indispensable et sur la création d’une Assemblée où chaque Parlement enverrait ses délégués. Preuve de l’importance à ses yeux du projet : il prévoyait de soumettre par référendum les plans qui en découleraient aux peuples de la Communauté.
72Début 1961, une commission politique était créée, sous la présidence de Christian Fouchet, pour donner vie au projet. En juin, l’axe franco-allemand emportait l’adhésion des six chefs d’Etat et de gouvernement. Ceux-ci, dans un communiqué, exprimaient leur détermination « à donner forme à la volonté d’union politique déjà explicite dans les traités qui ont institué les Communautés européennes ». L’Europe politique paraissait alors née. Pourtant, en février 1962, le plan Fouchet était enterré.
73Alors que sa réalisation paraissait à portée, deux facteurs devaient l’empêcher : la candidature des Anglais, à l’entrée de la Communauté, annoncée en juillet 1961, et la volonté de certains Européens de ne pas s’engager sur une voie susceptible de rompre, à la longue, l’indispensable cordon ombilical avec les Américains. Les deux étaient d’ailleurs liés. Les Hollandais avaient refusé un projet dénué de toute supranationalité, à moins qu’il ne fût d’emblée ouvert aux Anglais. De Gaulle était tout aussi opposé à des « Etats-Unis d’Europe » qui eussent fatalement été, pour lui, à l’époque, l’« Europe des Etats-Unis » qu’à une participation immédiate de l’Angleterre qui, jusqu’ici, avait toujours préféré une coopération privilégiée avec ceux-ci à une union plus étroite avec les vieux pays. Un fait, en tout cas, avait frappé les Français. Spaak, d’abord favorable au plan Fouchet, avait rallié les Hollandais quand les Français avaient refusé, à la fin de l’année, de participer aux négociations ouvertes par les Anglais, les Américains et le Kremlin. Manifestement, pour la première fois, construction européenne et solidarité atlantique s’étaient heurtées. La première tentative de réforme avait échoué.
74La deuxième ne devait pas plus être couronnée de succès. En 1962, Kennedy ne lançait en effet rien moins qu’un « Grand Dessein » pour réaliser la redéfinition des rapports entre Américains et Européens. Au départ, pourtant, la question lui avait paru moins urgente que celles auxquelles la diplomatie américaine allait être confrontée dans les pays sous-développés. Mais diverses considérations l’amenèrent à lui prêter un intérêt plus prononcé. D’abord, sans doute, le sentiment que la candidature de l’Angleterre à la CEE rendait une refonte de l’Alliance à la fois plus facile et plus prioritaire ; ensuite sa conviction que cette réforme était un indispensable jalon dans la réussite de sa politique étrangère. Toute sa diplomatie paraît, en effet, avoir été dominée par une idée : réaliser l’intégration progressive, par cercles concentriques, de l’ensemble du monde non-communiste. Comme un de ses collaborateurs le ferait remarquer :
75« Le concept rhétorique (et opérationnel) large sur lequel Kennedy et son Administration fondèrent leur approche, était de lier dans un partnership les nations les plus riches du Nord qui, à partir de cette base renforcée, viendraient à l’aide des nations moins développées du Sud et protégeraient leur indépendance. »15
76Cette vue reflétait la conscience de plus en plus aiguë que le jeune Président avait de l’incapacité des Etats-Unis à supporter seuls leurs responsabilités. A cet égard, sa véritable priorité était d’obtenir des autres Occidentaux un « partage du fardeau » : un effort particulier pour la résorption d’un déficit des paiements qui l’obsédait et des conséquences monétaires qu’à long terme il entraînerait. Dès 1958, en fait, Eisenhower avait pu constater que dès que le système de Bretton Woods avait fonctionné, les économies européennes s’étant renforcées, les Etats-Unis avaient éprouvé le plus grand mal à se plier aux règles qu’ils avaient eux-mêmes fixées. A l’automne 1960, le dollar avait été pour la première fois vigoureusement attaqué et, en 1961, le mark allemand réévalué. Face au danger, les Américains s’étaient contentés d’improviser : d’un côté, ils avaient multiplié les mesures visant à isoler leur marché financier (en créant une distorsion entre leurs taux d’intérêt à court terme, très élevés, et ceux à long terme, bien meilleur marché et, dans la pratique, fermés par la « taxe d’égalisation des intérêts » aux emprunteurs étrangers) ; surtout, de l’autre, ils avaient partiellement multilatéralisé, à travers le pool de l’or (créé en 1961), le soutien de leur monnaie.
77Mais ces stratagèmes à court-terme (on parlait d’« ad hocery ») n’étaient que des palliatifs aux yeux de Kennedy. Pour lui, le salut devait venir des deux politiques potentiellement contradictoires qu’il avait définies : une relance keynésienne destinée à impulser une vigoureuse croissance à l’économie et l’accroissement des exportations du pays.16 Le temps était en effet arrivé où les Etats-Unis devraient pouvoir compter sur la coopération de leurs alliés. Déjà, en 1961, la vieille organisation du plan Marshall, l’OECE, s’était transformée en OCDE. La participation directe des Canadiens et Américains (et, à partir de 1964, des Japonais) confirmait la fin du monde hérité des hostilités : en novembre 1961, un fonds y était créé pour aider les pays dont la Balance des Paiements serait en difficulté et, symbole à ne pas sous-estimer, les Américains avaient été les premiers à en recevoir un prêt !
78Pourtant, c’étaient moins des prêts que les Américains attendaient de leurs alliés que la fin de la discrimination douanière qu’ils avaient longtemps tolérée mais qui les handicapait désormais. Dès 1958, d’ailleurs, l’Administration Eisenhower avait envoyé son sous-secrétaire d’Etat, C. Douglas Dillon, expliquer le problème aux alliés qui avaient partiellement répondu à ses souhaits : en 1962, le Dillon Round s’achevait par une baisse de 10 % du TEC de la Communauté. Mais il était alors évident que ce serait très insuffisant. Dès février 1962, Kennedy avait déposé un projet de loi, le Trade Expansion Act, (TEA), lui déléguant des pouvoirs tarifaires très importants, y compris celui d’annuler les barrières douanières au cas où l’Angleterre rejoindrait le vieux continent. Mais pour rallier les sénateurs et représentants comme pour convaincre les Européens d’accepter des négociations où ils devraient faire les plus grandes concessions, il fallait donner à l’entreprise une toute autre dimension. Aussi le 4 juillet 1962 proposait-il une vision inspirée des nouvelles relations qu’il convenait d’instaurer :
79« Nous croyons qu’une Europe unie sera capable de jouer un plus grand rôle dans la défense commune, de répondre plus généreusement aux besoins des nations plus pauvres, de se joindre aux Etats-Unis et à d’autres pour abaisser les barrières douanières, de résoudre les problèmes de devises et de marchandises, de mettre en oeuvre une politique coordonnée dans tous les domaines d’ordre diplomatique, économique et politique. Nous voyons dans une telle Europe une associée avec laquelle nous pourrions traiter sur une base de pleine égalité en ce qui concerne toutes les tâches immenses que constituent la mise sur pied et la défense d’une communauté de nations libres. »
80Le projet avait sans doute été soufflé au Président par Monnet, soucieux de ranimer les espoirs suscités par le plan Fouchet. Mais il devait toujours souffrir de deux ambiguïtés : d’abord, son caractère lointain, puisque la condition même à sa réalisation serait l’unification préalable des Européens ; ensuite, et surtout, la compatibilité pour le moins hypothétique entre l’idée d’une Europe partenaire égale de l’Amérique et les nouveaux impératifs de la stratégie atomique.
81L’Administration Kennedy marqua sur ce plan un tournant. La première, elle chercha à tirer les conclusions de la nouvelle situation que les Spoutniks avaient créée et des contraintes qui en résultaient pour la dissuasion nucléaire « élargie » aux Alliés. Sa réaction, face à l’impasse atomique que tout laissait présager fut de chercher à doter l’OTAN d’un potentiel de résistance classique face à une agression de l’Union soviétique. Elle y fut d’autant plus encline que son secrétaire à la Défense, Robert McNamara, ne tarda pas à se persuader que les capacités conventionnelles du camp opposé avaient été systématiquement surévaluées et que les alliés avaient tort de souffrir, sur ce plan, d’un complexe d’infériorité.
82Le 5 mai 1962, à Athènes, exposant pour la première fois ses idées aux Alliés, il affirmait que loin de se trouver atténuée, la dissuasion serait renforcée par un accroissement du dispositif classique : l’ennemi étant dès lors obligé de lancer une offensive majeure pour percer le limes ouest-européen, il ne pourrait douter de l’utilisation de l’arsenal stratégique américain.
83La première tâche de l’Alliance serait donc, à ses yeux, de consentir les efforts financiers nécessaires pour éviter un recours aux armes nucléaires sauf attaque générale de l’adversaire. C’était là, en fait, l’idée qui, par la suite, devait peser le plus lourdement sur les relations alliées parce que, plus que toute autre, elle reflétait ce que, par essence, les points de vue européen et américain avaient d’opposé. La préférence des seconds pour un conflit classique, à leurs yeux « limité », allait à l’encontre de l’obsession des premiers : ne jamais suggérer à l’Union soviétique qu’elle pourrait attaquer sans risquer une riposte atomique systématique de l’Amérique et ainsi l’encourager à se lancer dans un conflit classique dont les conséquences, pour eux, pourraient être catastrophiques.
84Le principe des « représailles massives » avait été adopté par le Conseil allié moins d’un an après que Dulles l’eût officiellement exposé. Près de cinq années s’écouleraient entre le discours de McNamara à Athènes et l’approbation finale, en mai 1967, de MC 14/3, la nouvelle directive militaire occidentale. Dès juin 1962, pourtant, la première version de celle-ci avait été soumise pour examen aux Européens par les Etats-Unis. Il s’agissait du rapport Stilwell déjà mentionné et auquel, dès 1957, le Commandant suprême, Lauris Norstad, avait apporté son appui. D’un côté, il prévoyait l’usage éventuel des ANT. Mais de l’autre, il recommandait la création de troupes classiques assez nombreuses pour repousser une attaque soviétique sans recours à des armes atomiques. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, à la date fixée, le 15 septembre 1962, les Européens (à l’exception des Français opposés) devaient refuser de se prononcer. Plusieurs années durant, la question devait être délaissée au profit d’un autre projet, la « force multilatérale » (MLF) qui bénéficia d’une priorité.
85La MLF résultait de l’autre aspect de la doctrine des « représailles graduées » que les Américains venaient d’imaginer : leur obsession de contrôler l’escalade qui pourrait commencer au cas où, malgré tout, un recours aux armes nucléaires deviendrait nécessaire contre Moscou. L’arrivée de McNamara avait, en effet, été accompagnée du triomphe d’une nouvelle école de stratèges, issus de la RAND pour l’essentiel. Ils étaient persuadés qu’un conflit nucléaire pouvait être « gagné » à condition d’être très strictement maîtrisé. L’idée n’était pas neuve en vérité, et, dès 1950, Bernard Brodie l’avait esquissée : en cas d’attaque de la Russie, ou de tir préemptif en application de la dissuasion élargie, les Etats-Unis devraient se contenter de détruire le potentiel atomique militaire de l’adversaire en épargnant à tout prix ses cités. Celles-ci serviraient d’otage puisque encore munis de nombreuses armes, les Etats-Unis pourraient alors espérer contraindre un ennemi désarmé à un retrait des territoires qu’il aurait occupés.
86La stratégie, destinée à éviter une escalade vers la destruction des cibles urbaines-industrielles, était incompatible avec le maintien de forces de frappe nationales à l’intérieur de l’Alliance occidentale. Car la dissuasion du faible au fort sur laquelle elles reposaient, était fondée sur la destruction non pas des armes mais des villes de l’adversaire. Comme McNamara devait l’expliquer, il serait intolérable « qu’une partie de l’Alliance attaque des zones urbaines-industrielles tandis que, avec l’essentiel de nos forces, nous réussirions à détruire la plupart des capacités nucléaires de l’adversaire. Un tel défaut de coordination pourrait conduire à la destruction de nos otages – les villes soviétiques – au moment même où notre stratégie visant à contraindre les Soviétiques à arrêter leur agression toucherait presque au but. »17
87Une vérité s’imposait : dans le nouveau contexte qui risquait un jour d’émerger, l’intérêt de l’Amérique serait de s’assurer un contrôle absolu de la dissuasion atomique, bref d’éviter une redistribution du pouvoir autre que symbolique en matière stratégique. Etait-ce à dire qu’une telle redistribution était d’emblée condamnée ? Non, car tout ce que les Américains pourraient faire, ce serait de décourager leurs alliés de se lancer dans une entreprise au coût très élevé. Mais si ceux-ci tenaient bon, il leur faudrait se plier.
88C’est en tout cas ce que le Général de Gaulle paraît avoir pensé lorsqu’à l’été de 1962 il donna l’impression de fonder de grands espoirs sur une coopération nucléaire étroite avec les Anglais. Certes, il avait de fortes raisons de se méfier de ces derniers. Leur candidature au Marché Commun avait été au moins le prétexte dont les Hollandais s’étaient emparé pour saborder le plan Fouchet. Rien n’indiquait que les Britanniques fussent prêts à accepter les règles d’une Communauté dont ils attendaient plutôt qu’elle les modifie pour faciliter leur entrée. Mais, comme nombre de ses concitoyens au temps de la CED, le Général devait penser que la Grande-Bretagne, avec son prestigieux passé, mais aussi son armement thermonucléaire, serait le partenaire privilégié de la France dans toute unification militaire. En juillet 1962, il s’en expliquait auprès du Premier Ministre anglais :
89« Il devait y avoir une politique européenne non seulement pour l’Europe mais pour le monde entier. A cet effet, il devrait aussi exister une défense européenne sans laquelle aucun gouvernement n’a de responsabilité ni d’autorité. »18
90A l’en croire, Macmillan lui aurait déclaré :
91« Il faut rétablir l’équilibre. Certes, pour le moment, la présence américaine nous garantit l’essentiel. Mais on peut douter qu’elle doive durer indéfiniment. D’autre part, il en résulte pour les Européens une pénible sujétion, à laquelle vous, Français, voudriez vous soustraire et que nous, Anglais, supportons malaisément. Rassemblons l’Europe, mon cher ami. Nous sommes trois qui pouvons le faire ensemble : vous, moi et Adenauer. »19
92A la fin de l’année, pourtant, l’affaire du Skybolt devait démontrer l’ampleur du fossé séparant les Français des Anglais. La décision, prise par les Etats-Unis, d’arrêter la production de cette fusée sur laquelle reposait la modernisation de l’arsenal anglais eût pu être une occasion unique, pour les Britanniques, de rompre leurs « liens spéciaux » avec l’Amérique et d’engager, avec la France, une réelle collaboration atomique. C’est ce que de Gaulle paraît avoir cherché à indiquer, à mots couverts, à Macmillan lors de leur entrevue de Rambouillet en décembre. Entre les deux hommes, le malentendu semble avoir été complet : l’Anglais eut l’impression que le Général lui signifiait que la CEE serait fermée aux Anglais. Quoi qu’il en soit, sa décision était déjà arrêtée. Il devait rencontrer Kennedy à Nassau quelques jours après. Là, il concluait avec lui les accords les plus inacceptables pour Paris. En échange des fusées Polaris que lui fourniraient les Etats-Unis, Londres acceptait de placer ses sous-marins atomiques dans une force multilatérale atlantique. Celle-ci, qui comprendrait également d’autres bâtiments, à équipages mixtes, serait placée sous le Commandement intégré, c’est-à-dire américain.
93Que l’offre faite aux Anglais fût étendue aux Français eût, en d’autres temps, pu satisfaire l’amour-propre de ces derniers : pour la première fois de l’après-guerre, la France obtenait des Etats-Unis un traitement égal à celui de l’Angleterre. Mais, pour le Général, ce n’était plus la considération prioritaire. Il fallait, tout au contraire, dénoncer un plan manifestement conçu pour assurer le contrôle des Etats-Unis sur les forces de frappe de leurs partenaires. Le 14 janvier 1963, il rejetait et la candidature britannique et l’offre de l’Amérique.
94La crise était ouverte entre Washington et Paris. Pour Kennedy, c’était la fin du Grand Dessein. De Gaulle, lui, paraissait avoir au moins préservé l’avenir du sien. Le 22 janvier 1963, était signée à Paris une version bilatérale du plan Fouchet. Le traité franco-allemand institutionnalisait le rapprochement autour duquel le Général avait toujours pensé rassembler les autres pays du continent. Il pouvait aussi donner, pour la défense et la politique étrangère, un exemple concret de coopération en dehors des « Anglo-Saxons ». Mais il reflétait plus les vues d’Adenauer que celles de sa nation, comme le prouverait l’histoire de sa ratification. Les parlementaires allemands l’assortirent, en effet, d’un préambule : y étaient évoquées une « étroite coopération entre les Etats-Unis et l’Europe, la défense commune dans le cadre de l’OTAN, l’Union de l’Europe y compris la Grande-Bretagne. »
95C’était la négation des espoirs français. Le reste fut accompli quelques mois après avec le départ du vieux chancelier. Il laissa le pouvoir à Ludwig Erhard, un homme plus disposé à accorder à l’Alliance américaine la priorité. En fait, le match ainsi engagé ne pouvait se terminer que sur un « nul », un « pat » entre les Américains et les Français. Les deux pays étaient en mesure de bloquer mutuellement leurs projets, et donc dans l’incapacité, inversement, de les faire triompher. La raison en était simple. Ecartelés, les Européens se refusaient à choisir entre les Américains auxquels ils étaient plus que jamais déterminés à confier leur sécurité et les Français sans lesquels l’intégration européenne n’aurait plus d’intérêt.
96D’un côté, ainsi, de Gaulle devait renoncer, provisoirement du moins, au projet d’Europe politique. Mais, de l’autre, il serait en mesure de poursuivre la construction économique et d’éviter l’inféodation définitive du vieux continent à l’Amérique. L’expansion économique qui caractérisa les années 1960, devait permettre, en effet, la mise en place accélérée du Marché commun douanier, et de la politique agricole commune (PAC) dont les Français en avaient fait le corollaire obligé. Les péripéties dont la mise en place de cette dernière fut entourée, offrirent, de plus, à de Gaulle un prétexte inespéré pour prévenir, au prix d’une longue crise qui sema le trouble même chez les Français, le passage de la CEE à la supranationalité.20
97Au même moment, de Gaulle s’avérait en mesure de prévenir la réalisation d’un projet qui eût consacré l’intégration définitive de la défense européenne sous direction américaine. A Nassau, en effet, Kennedy et Macmillan étaient tombés d’accord sur un projet, au demeurant ambigu, de force nucléaire multilatérale. L’idée n’était pas neuve en vérité. Depuis la fin des années 1950, les Américains cherchaient un moyen de donner à leurs Alliés un sentiment de participation à des décisions dont en dernière analyse leur sécurité dépendrait mais qui, de toute évidence, leur échappaient. Au printemps 1960, le secrétaire-général de l’OTAN avait solennellement alerté le secrétaire d’Etat américain, Christian Herter :
98« Si nous ne parvenons pas à trouver au problème de l’armement atomique de l’Europe une solution OTAN multilatérale..., nous allons, dans le domaine militaire, au désordre et à l’inefficacité et, dans le domaine politique, à un dangereux relâchement de la solidarité. »21
99Au printemps 1959, d’ailleurs, le général Norstad avait déjà parlé de faire de l’OTAN la « quatrième puissance nucléaire » et au printemps, les autorités américaines de l’Alliance avaient proposé d’aider un consortium de nations européennes à fabriquer des missiles mobiles, et donc peu vulnérables, de portée moyenne, qui seraient équipés de têtes nucléaires américaines et stationnés sous un système de double-clé. Mais l’idée avait été rapidement enterrée, entre autres parce qu’elle impliquait un accès potentiel de l’Allemagne à des armes atomiques susceptibles de frapper l’Union soviétique et parce qu’un autre projet lui avait été bientôt substitué : celui, avancé par ï’Administration Eisenhower lors de son dernier Conseil allié (décembre 1960), d’une flotte « atlantique » de cinq sous-marins Polaris sous contrôle « multilatéral ». Mais la condition dont l’offre était assortie, la mise au point des modalités pratiques d’un tel contrôle par les vieux pays, avait largement refroidi l’enthousiasme de ceux-ci.
100L’obsession de l’Administration Kennedy pour la non-prolifération et son souci de concentrer la décision nucléaire entre les mains des seuls Etats-Unis l’avaient d’abord incité à mettre une sourdine au projet. Néanmoins, elle lui avait accordé un nouvel intérêt quand il lui avait paru seul susceptible d’apaiser l’anxiété que sa nouvelle politique ne manquerait pas de susciter et d’éventuellement convaincre les Alliés de renoncer à des forces nationales incompatibles avec les « représailles graduées ». Aussi Kennedy avait-il fini par endosser une idée dont il voyait mal, par ailleurs, l’intérêt. Le projet, en effet, se heurtait à une double difficulté : d’abord, l’élaboration du système de contrôle et plus encore, de prise de décision serait d’une complexité infinie ; ensuite et surtout, la MLF n ’assurerait aux alliés ni « un doigt sur la gâchette » ni un « cran d’arrêt ». Les Américains garderaient, en effet, un droit de veto sur le recours aux armes qu’ils auraient transférées à l’organisation alliée. Inversement, ils continueraient de disposer de missiles qu’ils pourraient utiliser à leur gré contre le camp opposé !
101Pourtant, l’Allemagne manifestait un grand intérêt pour un projet qui, psychologiquement, constituerait un pas de plus vers la réalisation d’une totale égalité en lui permettant de contourner, sans le violer, son renoncement à la production d’armes ABC. L’arrivée de Johnson parut annoncer le succès du projet. Un temps, il sembla décidé à lui apporter un soutien plein et entier, suivant en cela la tendance de certains de ses conseillers. Il finit pourtant par y renoncer. Probablement à cause du manque d’intérêt que le nouveau gouvernement travailliste devait lui témoigner. Mais sans doute parce qu’il jugea que sa réalisation ne valait pas les risques qu’elle impliquait : une rupture ouverte entre les Français et les Allemands et de nouveaux déchirements pour l’Occident. De Gaulle avait, en effet, menacé, au cas où l’Allemagne passerait outre à son hostilité, de mettre la construction européenne et le traité franco-allemand en question.
102Ainsi, la première moitié des années 1960 devait s’achever sur une sorte de ralliement au statu quo ante. Américains et Européens hésitaient à provoquer une crise irréversible, consécutive à un coup d’éclat français, dont eût pâti tout le système allié et les Français, inversement, se retrouvaient de plus en plus isolés, dans le nouveau climat que la crise de Cuba avait créé. Le triomphe que Kennedy y avait remporté, avait paru consacrer la supériorité stratégique des Etats-Unis sur le camp opposé et démontrer l’inutilité de toute réforme profonde de l’organisation de la sécurité alliée. L’Europe se contenta de la mise en place d’organes de concertation sur la stratégie nucléaire et d’une offre avancée dès le début des années 1960 par son partenaire : cinq sous-marins Polaris seraient spécifiquement affectés, sous la responsabilité du SACEur et sous contrôle américain, à sa sécurité.
103Ainsi s’achevait une période quasi unique pour le système atlantique où, à froid et dans la prospérité, les Européens eussent pu sans aucun doute essayer de reprendre le contrôle de leur destin et organiser une redistribution des cartes avec les Américains. Après le départ, en 1969, du chef de l’Etat français, l’un d’entre eux devait remarquer : « Nous nous trouvions avec une solution sans problème »22.Plus tard, l’on pourrait néanmoins se demander si ce n’était pas la solution qui avait été manquée, le problème n’ayant que provisoirement quitté l’actualité. Mais après avoir discerné, non sans lucidité, les graves difficultés qui se profilaient, les Occidentaux s’empressèrent de faire comme si elles seraient fatalement surmontées. La détente et la prospérité allaient longtemps servir d’anesthésiant aux coups sous lesquels l’ordre d’après-guerre allait inexorablement se fissurer.
III. L’ordre disloqué : 1965-1973 :
« Il y avait quelque chose d’irréel dans cette période. De grands bouleversements se produisaient... mais tout se passait comme si personne ne pouvait se décider à les discerner et à en tirer les conclusions qui s’imposaient. »
Robert Schaetzel, ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès de la
CEE, évoquant la fin des années 1960.23
104De 1965 à 1973, c’est tout un ordre qui se disloque. Altération de l’image de l’Amérique dans le Sud-Est asiatique, entrée à l’ONU des deux Allemagne comme de la Chine communiste, adhésion de la Grande-Bretagne à une CEE de plus en plus dominée par la réussite germanique, avènement de la détente dans un nouveau contexte d’égalité stratégique, fin du système des parités fixes, cheminement inéluctable de la prospérité vers la crise : lorsque la guerre du Kippour et l’embargo pétrolier lui donneront l’estocade, tous ces événements auront déjà disloqué le système de l’après-guerre. Comment s’étonner que l’Alliance atlantique, qui en était le reflet, ait été ébranlée et que, dès le début de 1973, Kissinger ait jugé impératif de lancer une initiative destinée à la revitaliser ? Mais comment s’étonner aussi que les Européens aient eux-mêmes alors depuis quelques années cherché à s’affirmer face à un allié qui, plus que tout autre, avait changé ?
105A l’approche de 1973, les fondements de la crise qui va éclater cette année, ne sont pas vraiment différents de ceux qui avaient conduit à un premier affrontement et qui aboutissent, en 1966, à la sortie de la France du dispositif militaire intégré de l’OTAN. Mais l’exacerbation des problèmes prend une nouvelle dimension dans le contexte dominant : celui de la détente entre les Géants et d’une rivalité commerciale et monétaire entre les Etats-Unis et le vieux continent.
106Les années 1965-1968 paraissent sans doute nourrir les espoirs que de Gaulle a placés dans une lente dissolution des blocs. Cette illusion s’effondre quand, à l’été 1968, l’entrée des chars soviétiques à Prague en chasse le printemps. La détente aura lieu, mais, loin d’en être ébranlé, le statu quo s’en trouvera conforté. De même, sur le plan économique, les attaques du Général contre le dollar paraissent a posteriori justifiées par l’agonie puis la disparition du système de Bretton Woods. Pourtant, lorsqu’il dévalue, en décembre 1971 puis en février 1973, Nixon fait, selon l’expression de Pompidou, « de nécessité vertu ». Quand l’heure des grands réajustements est venue, les Européens paraissent un peu pris au dépourvu.
107Jamais, sans doute, les données de la vie internationale n’ont autant changé qu’en ces quelques années. Au milieu des années 1960, l’Amérique paraît à son apogée : la crise de Cuba semble avoir consacré à jamais sa supériorité stratégique, l’expansion alors foudroyante de ses multinationales sa suprématie économique et la diffusion de l’American Way of Life son triomphe idéologique. C’est en 1967-68 que le best-seller de Jean-Jacques Servan-Schreiber, le Défi américain attire l’attention des industriels et des chercheurs européens sur l’avance technologique pratiquement irréversible que se seraient assuré les Américains. Tandis qu’après le rock, le jean et le « pop » commencent à se diffuser, que l’exode des cerveaux (Brain Drain) devient l’objet de polémiques passionnées et que l’anglais devient la lingua franca du vieux continent, le triomphe du siècle américain paraît arrivé. Aussi est-ce sans doute dans une perspective essentiellement défensive qu’il faut interpréter le défi que, durant quelques années, de Gaulle va lancer à son grand Allié. Comme Georges Pompidou l’explique, en 1968, à Cyrus Sulzberger :
108« Il constate que partout la Russie est sur la défensive. Le plus grand poids, la plus grande puissance, se trouvent de loin être ceux des Etats-Unis. Nous autres, en Europe, et je pense particulièrement à la France, devons nous garder de ne pas être absorbés par les Etats-Unis. En fait, peu à peu, j’arrive à penser que cela arrivera obligatoirement, de toute façon, mais vous savez ce que nous essayons de faire. »24
109A ce moment, pourtant, les fondements de la puissance américaine sont plus menacés qu’il n’y paraît. Déjà, leur leadership moral est contesté : alors que Kennedy, encore, se faisait acclamer de par le monde entier, Johnson n’ose plus sortir ni aux Etats-Unis ni à l’étranger, si grandes sont ses chances de se faire conspuer. Paradoxalement ce sont encore la surpuissance de l’Amérique et les abus qu’elle en ferait, qui sont dénoncés. Il n’empêche ! Au printemps 1973, les choses ont bien changé : la parité stratégique a été codifiée, le dollar s’est vu, par deux fois, dévalué et l’intervention au Vietnam a dû être arrêtée.
L’ombre du Vietnam :
110Même si elle en est peut-être moins la cause que le reflet, la tragédie vietnamienne est inséparable de l’érosion de la puissance américaine. La guerre a, en effet, mis en pièces les principales idées sur lesquelles la politique de Washington était fondée. A commencer par la stratégie des « représailles graduées » qui prétendait que l’Amérique pourrait « calibrer » l’utilisation de la force pour imposer sa volonté : toutes les mesures que l’Administration a prises dans l’espoir de mettre un terme rapide au conflit n’ont fait que l’engager un peu plus inexorablement dans celui-ci25. Dès lors, elle a étalé son impuissance à triompher d’un ennemi infiniment plus petit et donné une aura de martyr à ce dernier. Elle a ainsi porté un coup fatal au prestige et à l’image des Etats-Unis.
111La guerre a aussi pulvérisé le principal espoir qui avait poussé le pays à se fourrer dans ce « guêpier » : celui de détenir la clé du bonheur de l’humanité. Au milieu des années 1960, les Américains étaient persuadés qu’ils pouvaient extirper la pauvreté de leurs propres cités comme des pays sous-développés : grâce à une intervention gouvernementale et une aide économique rationnellement conçues et utilisées. A la fin des années 1960, au rêve de la « Nouvelle Frontière » et de la « Grande Société » s’est substitué le cauchemar d’un pays déchiré par la guerre, les injustices et les excès. Dès 1967, les émeutes des ghettos noirs ont rappelé aux Américains l’ampleur de la tâche à effectuer dans leur propre société. Bientôt, aussi, les travaux de Walt Rostow sur les « étapes de la croissance économique » sont soumis à des analyses de plus en plus critiques. Du coup, les déboires dans le Sud-Est asiatique provoquent, dans l’opinion, une remise en cause systématique de l’ancienne ligne diplomatique. De plus en plus sceptique, le Congrès réduit dès 1968 de 40 % les fonds de l’aide économique. Cette même année, le pays est, selon l’expression du sénateur Fulbright, une « Maison Divisée » où l’ancien consensus s’est brisé. Dès 1965, d’ailleurs, lui-même avait fait oeuvre de pionnier en contestant les deux arguments invoqués pour justifier l’intervention américaine à St-Domingue : la nécessité de prévenir une éventuelle main-mise communiste, alors que l’insurrection lui paraissait essentiellement nationaliste ; l’impératif du secret qui permettait à l’Exécutif de rogner les « prérogatives du Congrès »26. La guerre du Vietnam renforce ce scepticisme : la menace communiste ne se révèle plus, en plein schisme sino-soviétique, en mesure d’emporter une adhésion ; les déboires militaires, que les médias s’acharnent, parfois avec excès, à étaler27 ridiculisent l’idée selon laquelle l’Exécutif est plus à même de juger l’intérêt national que l’opinion ou le Congrès. En 1970, un événement intellectuel démontre qu’une page est tournée : la vénérable revue Foreign Affairs qui avait incarné la diplomatie passée se voit donner, par certains de ses membres, une benjamine, Foreign Policy, qui reçoit pour mission de « stimuler la discussion rationnelle des nouvelles directions requises par la nouvelle politique extérieure américaine après le Vietnam. »
112De l’échec, qui ne peut être nié, on tire la conclusion que tout, dans la politique précédente, était dangereux ou mauvais. L’impression s’est accréditée que les moyens et les fins ont été inversés. L’Empire avait été créé pour protéger la démocratie et renforcer la prospérité. Aux yeux d’une partie croissante des Américains, il paraît les menacer toutes deux désormais. Maintenant qu’elle a échoué, l’opinion interpelle une politique du secret dont elle s’accommodait tant qu’elle réussissait. Elle s’alarme de voir le coût du National Security State hypothéquer le succès de la « Grande Société ». Jusqu’à la fin des années 1960, la défense des intérêts américains à l’étranger avait reçu la priorité. Sous Kennedy et Johnson, elle avait dû la partager avec la « guerre contre la pauvreté ». A partir du milieu des années 1960, elle doit la lui céder. En 1973, pour la première fois, les leaders comme l’opinion sont d’accord à ce sujet : la solution des problèmes domestiques doit avoir le pas sur les questions de sécurité.28
113Germe de division à l’intérieur de l’Amérique, la guerre du Vietnam exerce ses ravages sur l’Alliance atlantique. Longtemps admirée, la politique des Etats-Unis y est durement contestée. Les Américains s’indignent des attaques ouvertes qui leur sont portées par certains de leurs alliés, le général de Gaulle en particulier, mais plus encore des coups qui leur sont donnés par derrière, dès lors qu’ils ont le dos tourné. Ce qui, aux Etats-Unis, est le « mouvement anti-guerre » devient volontiers, chez les Européens, un mouvement « anti-américain ». Le complexe de culpabilité hérité de la guerre et celui d’infériorité laissé par les années 1950 font place à un regain d’agressivité chez certains, et ce d’autant plus qu’à partir des années 1960, eu particulier sous l’impulsion du Vatican, toute une critique du « libéralisme sans frein » et de l’« impérialisme » se développe en Occident.
114Le phénomène est fondamental en vérité car il touche essentiellement une génération, la « Successor Génération »,29 qui arrive à l’âge adulte dans ces années et qui ignore tout des conditions dans lesquelles la deuxième Guerre mondiale s’est déclenchée comme de celles dans lesquelles l’Alliance est née. Pour elle, la « paix » et la « prospérité » ne sont pas des conquêtes mais des données. Beaucoup moins sensible que les personnes plus âgées aux avantages de la croissance, elle est plus prête, au nom de valeurs post-matérialistes pour lesquelles l’épanouissement personnel est la priorité, à contester les errements et excès du modèle capitaliste que les Etats-Unis ont toujours incarné. Alors que pour leurs parents comme pour leurs aînés, l’Amérique s’était identifiée à une libératrice pleine de générosité et à un « mode de vie » admiré, c’est une toute autre vision que les jeunes Européens vont s’en forger : celle d’une puissance « impérialiste » au matérialisme et au militarisme forcenés, bien plus dangereuse pour la paix qu’une URSS dont le comportement bénéficie d’un indulgent désintérêt.
115Mais le déclin de l’Amérique exerce lui-même des conséquences critiques pour le système atlantique. Sous cet aspect, le Vietnam ne fait peut-être qu’accélérer une dégradation qu’il n’a pas engendrée. En 1964, en effet, les prix mondiaux des matières premières qui, depuis 1951, n’avaient cessé de baisser, ont commencé à se redresser. Ensuite, au milieu de la décennie, la productivité connaît un taux de croissance plus faible dans les démocraties industrielles, car la plupart des secteurs de base ont très largement épuisé les améliorations potentielles. Mais la vague inflationniste que ces facteurs ont soit déclenchée, soit accélérée, n’a, elle-même, pu qu’être aggravée par la politique des « canons et du beurre » que Johnson a délibérément menée. Et celle-ci, à son tour, n’a pu qu’exacerber la principale cause des tensions alliées tout au long de ces années : la perte progressive, par l’Amérique, de sa compétitivité et sa réticence croissante à financer la défense de pays en qui elle voit de plus en plus des concurrents pour son économie.
116La montée de ce ressentiment s’incarne dans l’« amendement Mansfield ». Le 31 août 1966, le sénateur du Montana, le chef de la majorité démocrate au Sénat, introduit une résolution préconisant un retrait substantiel des troupes stationnées auprès des vieilles nations. D’abord largement ignoré, le texte suscite un intérêt croissant au fil des ans. Le sort des troupes américaines symbolise, en effet, les tensions interalliées. D’abord, leur situation économique donne l’impression d’un « monde renversé » depuis la fin des hostilités. « Après avoir été isolés par la magnificence d’une monnaie forte – qui en faisait des êtres à part – ils se replient sur leurs « barracks » (casernes) pour échapper au renchérissement de l’environnement »30. Ensuite, les brimades dont ils sont parfois l’objet, semblent offrir une caricature de l’ingratitude des alliés : tandis que le général de Gaulle les a priés, en 1966, d’évacuer le territoire français, les Allemands semblent vouloir les forcer à quémander la charité ! Il n’y a guère, au début des années 1970, de GI en République fédérale qui ne trouve son sort haïssable et n’écrive à son sénateur ou député pour s’en lamenter. L’addiction à la drogue semble être une plaie pour la VIIe Armée : 16 % des soldats en sont des habitués et 46 % s’y sont, à une occasion ou une autre, au moins essayés. Bref, le ressentiment est tel que pour contrer un texte qui affaiblirait leur main face au camp opposé, Johnson et Nixon n’hésiteront pas à monter une campagne de relations publiques destinée à revigorer le soutien de l’Amérique pour le pacte Atlantique. Même Bob Hope sera enrôlé pour une série de spots télévisés sur le thème « Si l’OTAN n’existait pas, êtes-vous sûr que vous seriez encore là ? »
117Mais si l’amendement Mansfield commence alors à susciter un réel intérêt, il n’est plus qu’un élément dans une évolution d’une tout autre portée : la tendance qu’ont les Etats-Unis à imposer, de gré ou de force, le « partage du fardeau » à leurs alliés. Au risque de mettre en danger l’ordre économique international qu’ils avaient tant peiné à instaurer et, avec lui, la prospérité. Ce n’est pas la moindre des ironies. A partir de la fin des années 1960, ce n’est plus Paris qui conteste l’ordre établi. Ce sont les Etats-Unis !
Le défi gaullien :
118Dès février 1965, il est vrai, de Gaulle avait le premier attaqué la façon dont le FMI fonctionnait :
119« ... Le fait que de nombreux Etats acceptent par principe des dollars au même titre que de l’or pour compenser, le cas échéant, les déficits que présente, à leur profit, la balance américaine des paiements, amène les Etats-Unis à s’endetter gratuitement vis-à-vis de l’étranger... Cette facilité unilatérale qui est attribuée à l’Amérique contribue à faire s’estomper l’idée que le dollar est un signe impartial et international des échanges alors qu’il est un moyen de crédit approprié à un Etat.
120« Evidemment, il y a d’autres conséquences à cette situation... Comme aux Etats-Unis mêmes, l’accroissement de la circulation fiduciaire qui en résulte par contrecoup rend moins rémunérateurs les placements à l’intérieur, il apparaît chez eux une propension à investir à l’étranger. De là, pour certains pays, une sorte d’expropriation de telles ou telles de leurs entreprises.
121« ... Etant donné la secousse universelle qu’une crise survenant dans ce domaine entraînerait probablement, nous avons... toutes raisons de souhaiter que soient pris, à temps, les moyens de l’éviter. »
122Le but du général était de préserver les autres règles (la fixité des parités, en particulier), que le système comportait et qu’il redoutait de voir mises en danger. En fait, il avait tout simplement repris les assauts que, dès les années 1920, la Banque de France avait entrepris contre le « Gold Exchange Standard » établi par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Même si son attachement à l’« or », la « relique barbare » comme l’appelaient ces derniers, pouvait être contesté, il avait bien analysé les deux principaux dangers : la contradiction flagrante entre le rôle international du dollar (principale source de liquidités pour une économie mondiale en plein progrès) et sa nature de devise nationale, émise par un pays en toute souveraineté ; dès lors, le caractère foncièrement inflationniste d’un système où les Banques centrales étrangères gageaient partiellement l’émission de leur monnaie sur du papier, les « Bons du Trésor », que Washington s’empressait d’imprimer pour racheter les dollars qu’elles lui présentaient.
123Que la dénonciation du « déficit sans pleurs » ait été accompagnée d’une remise en cause de la division du vieux continent n’est pas étonnant. Aux yeux du Général, avec la constitution d’une Europe occidentale forte qui s’est avérée hors de portée, seule, en effet, la disparition des blocs diminuerait la dépendance des Européens à l’égard de leur grand allié et les inciterait à affirmer plus haut leur identité. En fait, ce 4 février 1965, le Général pousse très loin son évocation d’une alternative à l’état de division où est plongé le vieux continent, mais plus encore le peuple allemand :
124« ... Ce qu’il faut faire ne pourra être fait, un jour, que par l’entente et l’action conjuguée des peuples qui ont toujours été, qui sont et qui resteront principalement intéressés au sort du voisin germanique, bref, les peuples européens...
125« Assurément, la réussite d’une entreprise aussi vaste et aussi difficile implique beaucoup de conditions. Il s’agit que la Russie évolue de telle façon qu’elle voie son avenir, non plus dans la contrainte totalitaire imposée chez elle et chez les autres, mais dans le progrès accompli en commun par des hommes et par des peuples libres. Il s’agit que les Nations dont elle a fait ses satellites puissent jouer leur rôle dans une Europe renouvelée. Il s’agit qu’il soit reconnu, avant tout par l’Allemagne, que le règlement dont elle pourrait être l’objet impliquerait nécessairement celui de ses frontières et celui de ses armements... Il s’agit que les six Etats qui, espérons-le, sont en voie de réaliser la communauté économique de l’Europe occidentale parviennent à s’organiser dans le domaine politique et dans celui de la défense afin de rendre possible un nouvel équilibre de notre Continent. Il s’agit que l’Europe, mère de la civilisation moderne, s’établisse de l’Atlantique à l’Oural, dans la concorde et la coopération en vue du développement de ses immenses ressources et de manière à jouer, conjointement avec l’Amérique, sa fille, le rôle qui lui revient quant au progrès de deux milliards d’hommes qui en ont terriblement besoin. »
126Comme ce long passage vient en témoigner, de Gaulle espérait beaucoup du « dégel » qui, avec la chute de Khrouchtchev et l’arrivée de Brejnev, avait paru s’amorcer. Réélu en décembre 1965 au suffrage universel cette fois, il tente un grand coup pour le précipiter. Sans doute pour assurer le succès de la visite qu’il rend à Moscou au début de l’été, il a annoncé le retrait de la France non pas de l’Alliance mais de l’armée atlantique intégrée ainsi que sa décision de mettre un terme à la présence de troupes et bases étrangères sur le sol français. Cette tentative pour ébranler le statu quo échouera deux années après quand les événements de mai, d’un côté, auront cruellement démontré le refus du peuple français d’en payer le coût élevé et, plus encore, quand les chars du pacte de Varsovie auront écrasé les espoirs de Paris de voir la Russie tolérer une lente émancipation des pays de son glacis. La « doctrine Brejnev » qui proclamait le droit du système socialiste d’empêcher l’affaiblissement d’un maillon de sa chaîne portait un coup terrible à sa vision « pan-européenne ». Mais les idées que de Gaulle avait lancées ne devaient pas rester sans postérité.
127A partir de 1965, en effet, le Général semble avoir estimé que, puisque l’Europe n’était pas encore prête à affirmer son identité, c’est à la France que cette tâche revenait. Georges Pompidou devait ainsi déclarer :
128« Le vieux partage en deux groupes monolithiques est dépassé. C’est là qu’apparaît le rôle de la France qui, par sa géographie et par son histoire, est condamnée à jouer le rôle de l’Europe. »31
129Et il est vrai que Paris n’avait souvent fait qu’exprimer en public et avec brutalité les griefs que certains dirigeants européens chuchotaient en privé. Nombreux étaient, en effet, ceux qui s’inquiétaient de la puissance que le dollar mais aussi leur technologie assuraient aux Etats-Unis et qui redoutaient de se retrouver dans une situation comparable à celle de la Grèce antique face à la Rome classique. Nombreux étaient aussi ceux qui souhaitaient voir l’OTAN doubler sa politique de sécurité d’une recherche du dialogue avec le camp opposé. Le schisme sino-soviétique, le relâchement, après Cuba, des tensions diplomatiques (sauf précisément dans le Sud-Est asiatique où l’engagement paraissait résulter de la volonté délibérée de l’Amérique), comme le climat d’euphorie économique leur paraissaient créer un contexte propice à l’assouplissement des positions atlantiques. Le 7 octobre 1966, d’ailleurs, Johnson s’inclinait devant les pressions de ses alliés et le désir de ses hommes d’affaires d’établir de nouvelles relations avec l’adversaire : il reconnaissait la nécessité d’améliorer les relations Est-Ouest et de guérir la « blessure de l’Europe ». Deux mois après, le Conseil atlantique nommait le ministre belge des Affaires étrangères, Pierre Harmel, à la tête d’un groupe chargé de présenter un rapport sur Les tâches futures de l’Alliance. En décembre 1967, le document était adopté. Il introduisait une deuxième donnée, dont l’importance ne peut être surestimée, dans la stratégie alliée. Certes, celle-ci continuerait à reposer sur le maintien d’« un potentiel militaire suffisant pour assurer l’équilibre des forces » et assurer la première fonction de l’Alliance, la dissuasion.
130« Dans ce climat, l’Alliance peut s’acquitter de sa seconde fonction, c’est-à-dire poursuivre ses efforts en vue de progresser vers l’établissement de relations plus stables qui permettront de résoudre les problèmes politiques fondamentaux. La sécurité militaire et une politique de détente ne sont pas contradictoires mais complémentaires. »32
131Il resterait à voir si la détente se ferait non pas entre les peuples (le coup de Prague avait réduit pour longtemps à néant cet espoir français) mais soit entre les blocs (comme la politique de l’Alliance y tendait) soit entre les gouvernements, comme l’Ostpolitik des dirigeants ouest-allemands allaient s’y efforcer. Les premiers efforts de Johnson pour concrétiser la solidarité objective qui liait les deux grandes puissances atomiques avaient abouti à un traité sur la « non prolifération » (NPT) dès juillet 1968. Inversement, les premières négociations visant à codifier la « parité » entre les deux pays avaient été arrêtées quand les chars du pacte de Varsovie avaient envahi la Tchécoslovaquie. La détente devait pourtant être relancée un peu plus d’un an après. Le 21 octobre 1969, les élections allemandes amenèrent en effet au pouvoir Willy Brandt. Non seulement il utilisa d’emblée le mot « détente » que ses prédécesseurs avaient toujours évité, mais il s’efforça de lui donner un contenu concret. Les divers accords auxquels son Ostpolitik devait aboutir, un traité germano-soviétique (août 1970), un traité germano-polonais ainsi qu’une rencontre avec son homologue de la RDA avaient, à ses yeux, pour but de créer un nouveau climat, même si l’acceptation du statu quo devait en être le premier résultat. Pour changer ce dernier, faisait-il remarquer, il fallait d’abord l’accepter.
132Pour la première fois, les Allemands négociaient directement avec l’autre camp et manifestaient leur volonté de prendre eux-mêmes en mains leur destinée. Les Américains, il est vrai, avaient paru se désintéresser du continent européen au cours de ces années. Interloqués par le succès du modèle japonais, préoccupés de rétablir avec Pékin des liens dont les deux nations avaient tout autant besoin, accaparés par leur engagement vietnamien, ils prêtaient, en outre, de plus en plus d’attention aux risques d’affrontement que le conflit israélo-arabe faisait planer sur le Moyen-Orient. Mais cette situation n’était pas destinée à durer car la mise en place d’une nouvelle politique américaine allait directement affecter les relations alliées.
Le défi Nixonien :
« En janvier 1969, l’Amérique avait besoin de modifier les principes et la pratique de sa politique étrangère. Tout président qui serait entré en fonctions il y a quatre ans aurait été placé en face de ce problème. »
Nixon, en mai 197333.
133C’était une évidence que Nixon devait rappeler dans son message de mai 1973 au Congrès. D’un côté, le moment était venu, pour les Etats-Unis, de s’adapter à certaines réalités : accession de l’URSS au rang de puissance militaire mondiale, emprise du communisme sur la Chine continentale, mais aussi bouleversement des rapports économiques à l’intérieur du monde atlantique. De l’autre, le Vietnam avait symbolisé l’avènement d’une ère où les Etats-Unis, s’ils restaient les premiers, n’exerçaient plus une suprématie absolue ; où leur engagement n’aurait souvent que des résultats ambigus ; et où la vigilance du Congrès comme la prise de conscience des pays sous-développés rendrait la tâche de l’Administration infiniment plus ardue.
134Pour Nixon et l’homme qui, plus que tout autre, allait l’assister dans la tâche fondamentale qui l’attendait, Henry Kissinger (jusqu’en septembre 1973 son conseiller spécial pour les affaires de sécurité), un problème crucial allait se poser : comment, en dépit des limites de leur puissance, exercer un maximum d’influence ? comment aussi rallier le public et le Congrès à des sacrifices encore élevés pour des objectifs moins exaltants que par le passé ? La réponse n’était pas aisée mais une orientation générale s’était aussitôt imposée : les Etats-Unis devraient se montrer plus « réalistes » et imposer une contribution justifiée à des alliés trop exclusivement préoccupés de leur propre prospérité.
135Le premier volet de l’oeuvre de Nixon et Kissinger fut de redéfinir les objectifs mêmes de la politique étrangère. L’endiguement « tous azimuts » que Johnson avait pratiqué n’était plus d’actualité. D’abord le Vietnam avait démontré qu’une application trop peu sélective des principes qui le sous-tendaient avait beaucoup plus nui aux intérêts des Etats-Unis qu’elle ne les avait servis : il conviendrait d’établir, à nouveau, une distinction entre intérêts secondaires et intérêts vitaux, et de se rappeler que de simples divergences idéologiques n’impliquaient pas, en elles-mêmes, une confrontation stratégique. Ensuite, l’endiguement tel qu’il avait été mené avait fini par oublier que son objectif était de provoquer un changement de comportement dans l’autre camp. Nixon et Kissinger fixèrent donc deux objectifs à leur diplomatie : d’abord, mettre un terme à une guerre qui minait le pays ; ensuite établir un modus vivendi sans illusions mais sans faiblesse avec la Russie.
136Des milliers d’études ont disséqué le « filet » dans lequel les deux hommes espéraient, par linkage interposé, enserrer l’« ours soviétique ». L’idée était de créer une « structure stable de paix » où les deux Grands seraient incités à respecter les plus vitaux de leurs intérêts. Pour persuader le camp opposé d’y adhérer, les Américains comptaient sur le droit qu’ils se réservaient, en cas de provocation dans un pays donné, d’exercer des pressions similaires en un lieu éloigné, sur la crédibilité d’un recours éventuel à une action armée, mais aussi sur le flux (qu’ils pourraient moduler) de leurs exportations de technologie et de blé, les nouvelles « Armes de la Paix ».
137Pourtant, seul un coup de génie devait permettre à Nixon de rallier l’URSS à son projet : en renouant en 1971-1972 avec Pékin, il renforça sa main face au Kremlin. Peu après, l’accord SALT I était signé, un projet de traité commercial ébauchait le « métier » où les liens économiques pourraient être tissés et un « code de bonne conduite » fixait les bornes à ne pas dépasser.
138La réalisation de ce modus vivendi était un des volets de ce que Nixon entendait réaliser. L’autre serait une redéfinition « réaliste », c’est-à-dire « nationaliste » des intérêts du pays. C’était sans doute, à ses yeux, le seul moyen de rallier l’opinion comme le Congrès au coût encore élevé de la politique impériale qu’il voulait préserver. Le « profil bas » dont les deux hommes parlaient relevait, en effet, plus de la rhétorique que de la réalité. Certes, la « doctrine Nixon » (juillet 1969) avait officiellement limité les objectifs des Etats-Unis en Asie. De même, tout réformisme avait été abandonné dans l’approche des pays les moins développés : les Etats-Unis n’hésitaient plus à collaborer officiellement avec les dictatures dès lors que celles-ci paraissaient les plus susceptibles de défendre leurs intérêts. Enfin et surtout, les dépenses de sécurité devraient être sensiblement diminuées ! Le rapprochement avec la Chine permettait de justifier le passage à une stratégie dite d’« une guerre et demie » (en lieu et place des « deux guerres et demie » prises en compte à partir de Kennedy) et en mai 1973, Nixon devait se vanter d’avoir fortement réduit les forces armées34.
Les dépenses du gouvernement fédéral (en dollars constants de 1983)

139Mais une fois encore, tout laissait penser que le Président cherchait à faire « d’une nécessité vertu ». S’il avait pris les devants dans la réduction des dépenses armées, c’était, selon Kissinger, pour prévenir un coup de hache beaucoup plus tranchant de la part du Congrès. Dès février 1970, il lui avait adressé un budget où non seulement les dépenses militaires étaient (Croquis) en diminution mais où, pour la première fois depuis une décennie, elles étaient inférieures aux sommes consacrées aux « besoins sociaux » du pays (37 contre 41 % du budget). Dès 1972, la défense n’absorbait plus que 6 % du PNB contre 8 à 9 % voici quelques années. « Redéfinir les priorités nationales » : tel était alors le slogan. Et dès 1968, deux experts avaient défini le ton prévalant :
140« Pour parler en termes clairs, la limitation et le contrôle des armements, ainsi que la réduction des déploiements militaires seront non seulement moins onéreux que la course aux armements et la confrontation militaire : ils seront plus sûrs »35
141Et, signe qui ne pouvait tromper, les Américains renonçaient, en 1973, à toute conscription, laissant à une armée de « Volontaires » la défense des intérêts de la nation.
142Plus généralement, le peuple américain était las de la « politique impériale ». Pour le convaincre de la continuer, il n’était guère d’autre moyen, pour Nixon et Kissinger, qu’une mise à contribution des alliés. D’autres concessions aux revendications de leur opinion eussent, en effet, mis en danger des éléments essentiels pour la réussite de leur projet.
143Le Vietnam avait laissé le pays désabusé quant à la politique du secret ou à l’emploi de la force armée. Mais comment les deux hommes pourraient-ils persuader l’URSS d’adhérer à une « structure stable de paix » s’ils ne pouvaient se livrer à des retournements imprévus et agiter une menace militaire avec des chances d’être crus ?
144De même, les difficultés économiques portaient de plus en plus les ouvriers affectés par le transfert de leurs emplois à l’étranger comme les entreprises frappées par leur perte de compétitivité à contester le libéralisme douanier : dès 1970, à l’instigation du président de sa Commission des Voies et Moyens, la Chambre avait voté un projet très protectionniste que seule une flibuste36 avait fait avorter au Sénat et, dès 1971 un autre projet, le « Harkte-Burke Bill » avait été déposé au Congrès pour imposer des quotas aux importations de tous les produits entrant en concurrence avec ceux fabriqués aux Etats-Unis.
145Nixon et Kissinger étaient sans doute décidés à sauver l’ordre néolibéral dont ils avaient hérité et, sur ce plan, une législation protectionniste était la dernière chose qu’ils souhaitaient. Mais, d’un autre côté, ils ne pouvaient faire abstraction du ressentiment montant dans la nation. Ils n’hésiteraient d’ailleurs pas à l’utiliser pour faire comprendre à leurs alliés que l’heure n’était plus, de leur côté, à la générosité et que si Européens et Japonais ne voulaient pas les aider, les Etats-Unis seraient contraints de les y forcer. Sans scrupules exagérés car leurs dirigeants étaient persuadés qu’autrement toute leur politique serait menacée et, avec elle, la sécurité de tout le monde industrialisé.
146C’était le fond du problème en vérité. Très vite Nixon s’était, semble-t-il, demandé « si, compte tenu de l’intégration de l’Europe, il était encore nécessaire pour les Etats-Unis d’assurer le leadership dans les affaires atlantiques. » En mars 1970, Kissinger lui avait apporté le verdict qu’il attendait :
147« J’affirmais que le poids et le leadership des Etats-Unis restaient indispensables, car, malgré tous leurs progrès économiques, les Européens n’avaient tout simplement pas atteint la cohésion, la stabilité intérieure ou la force de volonté nécessaires pour faire le poids face à la puissance soviétique... »37
148Dans ce contexte, des « chocs » infligés aux alliés auraient pour justification ultime de les éveiller à certaines réalités. Dès juillet 1971, un premier était assené aux Japonais : au risque d’humilier un pays qui avait jusqu’ici joué leurs « loyaux seconds » en Asie, les Etats-Unis renouaient, sans le consulter, avec Pékin. Le 15 août suivant, c’était un nouveau choc que l’Administration infligeait au gouvernement nippon, mais aussi aux vieilles nations.
Les malentendus transatlantiques :
« Dans la période antérieure, l’accent dans les relations américano-européennes était sur la coopération, la tension étant présente mais manifestement au second plan. En 1970, cet accent était renversé désormais... »
Robert Schaetzel, ambassadeur des Etats-Unis auprès de la
Communauté38.
149En inaugurant sa présidence, Nixon avait exprimé le souhait qu’à une ère de confrontation avec le camp opposé, une ère de négociation soit substituée. Il est piquant de constater que moins de quatre ans après, la même offre devait être formulée par son représentant spécial pour les négociations commerciales, William Eberlé, mais aux alliés !39 Pour les Etats-Unis, en effet, les principales difficultés paraissaient alors provenir de l’économie et sur ce plan leurs vrais concurrents étaient les vieux pays.
150En 1967, pourtant, deux événements avaient paru donner un tour plus serein aux relations avec les Européens : le retrait de la France de l’armée intégrée avait permis l’adoption des « représailles graduées » et, en juin, les accords concluant le Kennedy Round avaient été signés. Mais l’instabilité monétaire qui allait bientôt miner l’ordre instauré au sortir des hostilités devait enlever au second une bonne partie de sa portée. Quant aux « représailles graduées », elles relèveraient beaucoup plus de la rhétorique que de la réalité.
Le mythe des « représailles graduées »
« Leur espoir secret, qu’ils n’osèrent jamais formuler, était que la défense de l’Europe serait menée comme un échange nucléaire intercontinental au-dessus de leurs têtes. Pour défendre leurs propres pays, ils demandaient à l’Amérique de courir un risque – les retombées nucléaires – devant lequel eux-mêmes reculaient. »40
Henry Kissinger à propos des Européens.
151Apparemment, tout avait été admirablement réglé puisque, selon le souhait exprimé par les Américains depuis plusieurs années, l’Alliance avait adopté la nouvelle stratégie juste à temps : c’est-à-dire avant l’accession à la parité stratégique de l’autre Grand. Certes, un temps, les dirigeants américains avaient pu croire que le Kremlin renonçait à les égaler. Mais c’était lourdement se tromper. La première guerre mondiale avait provoqué l’apparition du « socialisme dans un seul pays ». La deuxième avait créé un « camp socialiste ». L’humiliation d’octobre 1962 avait érigé la « parité stratégique » en impératif catégorique. A partir de 1966, les Soviétiques accélérèrent le déploiement de missiles intercontinentaux. Quatre années après, leur nombre avait plus que quadruplé : de 292 à 1299. Et, en 1973, Nixon pourrait affirmer qu’en 1969
152« ... une ère était, pour nous, terminée. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, nous avions pu faire face à tout ce qui menaçait notre sécurité avec l’assurance que la supériorité de notre situation stratégique était écrasante. En janvier 1969, les Etats-Unis ne jouissaient plus de cette prépondérance... »41
153La parité avait été d’autant plus vite instaurée qu’à peine après l’avoir énoncée, McNamara avait pris ses distances avec la stratégie anti-forces qu’il avait formulée. En fait, le secrétaire à la Défense avait été très vite consterné de voir que le Strategie Air Command s’était emparé de la doctrine « antiforces » pour multiplier à l’excès ses missions et donc ses prétentions sur le budget. Dès janvier 1963, il fit savoir que la stratégie antiforces ne devait plus être présentée comme la doctrine officielle du Pentagone et ne pourrait être évoquée pour justifier les demandes de crédits.
154Un autre élément dut jouer : à l’été 1961, l’exacerbation de la crise de Berlin contraignit les Américains à « imaginer l’inimaginable » et à préparer des plans de « guerre nucléaire » limitée en cas d’agression massive du camp opposé. L’étude, achevée à la mi-septembre, démontrait sans doute qu’une telle guerre serait « gagnée » mais concédait que deux à quinze millions d’Américains pourraient être tués, et beaucoup plus encore d’Européens, car dans le cadre d’une « frappe en premier » la destruction des armes soviétiques à courte et moyenne portée, beaucoup plus dispersées, serait encore moins bien assurée. En octobre 1962, le déroulement de la crise des missiles suggéra que, si elle éclatait, une guerre nucléaire ne serait pas fatalement « graduée ». De toute évidence, les Etats-Unis n’avaient pu trouver une formule susceptible de rendre tolérable la perspective d’une guerre atomique. La guerre nucléaire « limitée » ne pouvait, pas plus que la guerre nucléaire « tactique », constituer une « continuation de la politique ». D’ailleurs, à l’été 1962, le Congrès et, avec lui, le peuple des Etats-Unis avaient « voté avec leurs pieds » contre cette idée : ils avaient rejeté toute importante allocation de fonds à un programme de « défense civile » jugé dérisoire en cas de conflagration.
155Dans le Draft Presidential Memorandum remis à Johnson le 6 décembre 1963, le terme de « destruction assurée » fut employé pour la première fois. En 1964, il était officialisé. Pour dissuader les Soviétiques de les attaquer, il suffirait aux Etats-Unis de s’assurer qu’après une première frappe de l’ennemi, ils seraient encore en mesure de détruire l’URSS en tant que société : en annihilant entre 20 % et 30 % de sa population et entre 50 % et 75 % de son industrie. Par la suite, dans une évolution très controversée, McNamara devait évoluer vers le concept de « destruction mutuelle assurée » (MAD) qu’en septembre 1979, Kissinger devait ainsi résumer :
156« Une école de pensée, à laquelle j’ai moi-même beaucoup contribué..., qui considérait que la stabilité stratégique était un atout militaire et qui professait la théorie, historiquement stupéfiante, selon laquelle la vulnérabilité contribue à la paix et l’invulnérabilité au risque de guerre. »42
157Mais McNamara n’avait, en fait, admis que ce que, dès 1955, un document officiel, le rapport Killian, avait prédit : si l’URSS décidait de se doter d’une « capacité de deuxième frappe sûre », il n’y aurait rien à faire pour les Etats-Unis. Construire une frappe « antiforces » complète entraînerait le pays dans une course aux armements où l’avantage serait du côté de la Russie : chaque nouveau missile offensif coûterait beaucoup moins cher à celle-ci que les moyens pour le neutraliser aux Etats-Unis. Dès 1962, il avait d’ailleurs remarqué qu’une capacité de « deuxième frappe » soviétique ne serait pas fatalement une mauvaise chose pour l’Amérique : l’équilibre de la terreur en serait renforcé. Pourtant, il semble avoir aussi estimé que le Kremlin avait renoncé à rattraper le retard qu’il avait accumulé. C’était lourdement se tromper. « Jamais vous ne nous y reprendrez » aurait déclaré un haut responsable soviétique à un collègue occidental peu après la crise des missiles. McNamara, il est vrai, était prêt à toute éventualité. En 1967, il constatait que l’autre camp disposait d’une force de « deuxième frappe » désormais. En 1968, l’inévitabilité de la « destruction assurée » était proclamée.
158Mais cela, évidemment, entraînait une conséquence majeure pour la défense alliée : le risque que la dissuasion ne se trouvât très officiellement dissuadée ! Quand McNamara avait rallié l’idée qu’une guerre nucléaire pouvait être gagnée, il n’avait jamais envisagé, quoique l’URSS ait cru ou fait semblant de croire, une première frappe contre les armes du camp opposé. Mais toute sa stratégie consistait à rendre crédible, inversement, une « frappe en premier » en cas d’agression contre les Alliés. Dans le cadre de la MAD, celle-ci perdait fatalement de sa crédibilité : quelque vingt ans après, McNamara lui-même devait affirmer avoir dès cette époque conseillé à Kennedy puis à Johnson de renoncer à l’utilisation des armes nucléaires « en premier ». Seulement, celle-ci restait toujours aussi cruciale pour la sécurité alliée.
159Le retrait de la France de l’armée intégrée avait privé les autres alliés d’un excellent prétexte pour refuser des « représailles graduées » qu’en leur for intérieur ils réprouvaient et dont même le SACEur, le général américain Lemnitzer, semble avoir douté. Dans la deuxième moitié de 1966, le SHAPE aurait encore envisagé une révision de MC 14/2 où les « représailles flexibles » n’auraient pas été vraiment incorporées.43 Mais à la fin de l’année, la situation était redressée et douze mois après, MC 14/3 officiellement adoptée. Outre le retrait français, un autre élément avait sans doute joué. En juin 1965, constatant que la MLF était enterrée, McNamara avait refourbi un projet qu’il avait dévoilé dès 1962 aux Alliés : la création d’un comité où la stratégie nucléaire pourrait être concertée. Quelques mois après (27 novembre), un organisme préparatoire était créé. A la suite de ses travaux, le Comité des Plans de Défense recommandait, en décembre 1966, la création de deux comités dont un, le Nuclear Planning Group ou NPG, jouerait un rôle clé.
160La création de ce dernier fut sans doute cruciale pour l’adoption des « représailles graduées ». D’abord, sans doute, parce qu’elle convainquit les Européens qu’ils seraient en mesure d’influencer les conceptions atomiques des Américains. Lors de la première réunion du groupe préparatoire, en février 1966, McNamara avait très largement ouvert les dossiers aux alliés, leur donnant une vision sans précédent des moyens et des plans des Américains.44 Ensuite, surtout, parce qu’une concertation étroite serait des plus précieuses sinon pour lever, du moins pour gérer l’ambiguïté des « représailles graduées ».
161Dès 1969, Kissinger constatait, en effet, que la formule ne correspondait à aucune réalité. Non seulement, l’espoir que McNamara avait un temps caressé de voir les troupes conventionnelles assez renforcées pour contraindre l’URSS à franchir, en cas d’agression, le seuil nucléaire la première, n’avait jamais paru crédible aux alliés. Mais, alors même que le « doute s’installait quant à la volonté des Américains de risquer l’Apocalypse » pour les défendre, l’OTAN n’avait, de toute évidence, pas les moyens matériels de soutenir la « riposte initiale » que ses forces classiques étaient censées assurer durant les 90 premiers jours des hostilités. « Nous nous trouvions dans de beaux draps » ne put-il s’empêcher de noter.
162En réalité, si les Etats-Unis ne tenaient plus a priori à brandir leurs armes nucléaires, les Européens restaient toujours anxieux de les y acculer. Quand, en 1967, ils avaient consenti à affirmer qu’il fallait bien des forces non nucléaires pour décourager l’aventurisme de l’Union soviétique, ils s’étaient empressés d’ajouter que les forces existantes suffiraient à cet effet !
163Dans ce contexte, la présence des armes atomiques tactiques (ANT) allait constituer à la fois une solution et la principale source de complication. Maintenant que le « tripwire » n’était plus d’actualité, la stratégie de l’Alliance reposait, en effet, sur un « concept stratégique » destiné à relier trois éléments séparés, la « triade » comme on ne tarderait pas à les appeler : à une extrémité, une riposte conventionnelle, destinée à parer à des entreprises localisées ou à afficher la détermination des Alliés ; à l’autre, la « dissuasion stratégique », arme ultime, de l’Amérique ; et, au milieu, en situation particulièrement névralgique, le recours aux ANT dont le nombre avait rapidement augmenté au cours des dernières années (jusqu’à 7000 têtes et 2000 vecteurs) et dont, en cas d’agression, l’Alliance se réservait l’« usage en premier » (first use). C’étaient ces armes qui réconciliaient la réalité des « représailles massives » avec la façade des « représailles graduées », la conviction américaine qu’un recours aux armes stratégiques serait suicidaire et celle des Européens selon laquelle toute guerre sur le vieux continent serait rapidement nucléaire, la volonté des premiers de ne pas se retrouver acculés à une escalade avec le camp opposé et le refus des seconds de faire l’effort conventionnel réclamé par Washington.
164Pour les Etats-Unis comme pour les vieux pays, en effet, ces armes ne pouvaient avoir qu’une seule fonction : renforcer la dissuasion. Le stationnement de ces têtes nucléaires, à l’instar de la présence de troupes américaines en Europe, devait confirmer au Kremlin qu’une agression aboutirait, dans de brefs délais, à un conflit avec les Américains. Inversement, personne ne tenait à les voir utilisées sur le terrain ! Kissinger raconte qu’à son arrivée aux affaires, il fut confronté à un débat qui couvait depuis une année au Nuclear Planning Group (NPG) de l’armée intégrée. En février 1969, il eut à Londres un entretien très significatif avec le ministre anglais de la Défense, Denis Healey. Celui-ci estimait qu’en cas d’agression classique, l’OTAN devrait rapidement démontrer sa détermination à recourir aux armes stratégiques. Aussi son propre pays, auquel la RFA apportait son appui, préférait-il à l’option jusqu’ici envisagée (« utiliser les armes tactiques en très petit nombre pour avertir que les choses allaient trop loin ») une « utilisation de démonstration » non pas sur le terrain, mais dans un lieu inhabité, par exemple au-dessus de la Méditerranée.
165Ce projet, l’« aurore boréale » comme on ne tarda pas à l’appeler, n’était qu’un reflet de la difficulté qu’éprouvaient les alliés à concevoir un usage concret d’armes dont, en principe, dépendait leur sécurité. L’attitude des Allemands l’avait bien illustrée. D’un côté, ils avaient été sensibles à son avantage : écarter l’usage de ces armes sur leur territoire ou celui de la RDA. Mais, de l’autre, ils étaient assez pragmatiques pour rester sceptiques quant à l’impact d’une telle démonstration gratuite. Finalement, le NPG aurait, selon Kissinger, préféré ne pas trancher.45 Mais le recours à une démonstration purement gratuite semble bien avoir été écarté.
166Lancées en avril 1967, les études du NPG sur les conditions de l’« emploi en premier » des ANT comme les « Directives politiques provisoires » (PPG’s) qui, en décembre 1969, devaient en résulter, allaient tout autant refléter d’autres ambiguïtés. Tout d’abord, le débat avait révélé que les Américains étaient eux-mêmes divisés : si, dans leur majorité, ils tenaient à éviter un recours à une escalade difficile à contrôler, quelques-uns d’entre eux (les adeptes de la « war fighting school » disait-on) avaient insisté pour qu’en l’absence de troupes conventionnelles suffisantes, un usage d’emblée substantiel des ANT ne soit pas écarté46. Néanmoins, les conclusions auxquelles les PPG’s avaient abouti, avaient surtout reflété un compromis : puisque tout usage en premier impliquerait un changement qualitatif de la nature de la guerre, il devrait avoir pour objectif prioritaire d’adresser un message clair à l’adversaire. Bref, le niveau militaire devrait être assez élevé pour lever toute ambiguïté, mais assez limité pour éviter une escalade impossible à maîtriser.
167En réalité, hors une minorité, personne ne croyait à l’efficacité d’un recours aux AN T. Les Américains redoutaient une escalade qui serait la négation des « représailles graduées », les Européens ses conséquences concrètes sur le terrain et les deux leur réel effet sur le tour pris par les hostilités : personne n’ignorait qu’après un bref intervalle où leur utilisation pourrait servir l’Occident, elle ne tarderait pas à le désavantager. Fortes consommatrices de troupes classiques, elles auraient en effet tendance à donner une prime à la supériorité de l’Union soviétique. Ce qu’en 1971 les études du NPG sur une guerre « atomique tactique » devaient amplement confirmer47.
168Bref, en 1973, l’Alliance suivait une politique plus étrange que jamais. D’un côté, les Américains ne cessaient de prôner une défense conventionnelle à leurs alliés : de plus en plus nombreux, leurs dirigeants étaient persuadés qu’une guerre tactique ne pourrait probablement pas être limitée et que l’Alliance devrait chercher à mener une guerre classique illimitée. Mais de l’autre, la réduction de leurs dépenses militaires et le retour à une armée de volontaires ne donnaient guère l’exemple à leurs partenaires. Les Européens, eux, paraissaient considérer les armes nucléaires comme le moyen de dissuasion le plus efficace mais ils avaient du mal à en imaginer l’usage sur leur territoire. L’Alliance entrait ainsi doucement dans une ère où sa sécurité reposerait sur un scénario (une guerre atomique tactique) qu’elle n’entendait pas emprunter !
169Le danger devait pourtant passer, durant ces années, au second plan de l’actualité. D’abord, sans doute, parce que tout était encore plus complexe en réalité : dans le cadre de la MAD, les Américains commençaient à étudier, à partir de 1973, une nouvelle doctrine d’emploi susceptible de renforcer la dissuasion élargie aux alliés ; ensuite, parce que la détente donnait aux questions militaires un air quelque peu désuet. Ce n’était pas un hasard si « représailles graduées » et « détente » avaient été adoptées la même année. Pendant près d’une décennie, la reconnaissance mutuelle des frontières, la tenue de deux conférences sur la sécurité en Europe et le « contrôle des armements » parurent exorciser à jamais les spectres du passé. En juin 1970, trois experts écrivaient :
170« Il n’y a aujourd’hui que les stratèges dont le métier est de s’attendre au pire, pour croire à une soudaine invasion du Nord de l’Allemagne par les Soviétiques, à une attaque surprise de l’Armée rouge contre le flanc méditerranéen de l’OTAN... »48
Condominium ou « détente sélective » :
« Les Européens sont toujours nerveux. Quand les relations Etats-Unis-URSS sont bonnes, ils redoutent un condominium. Quand elles sont mauvaises, ils se sentent en danger ».
Zbigniew Brzezinski dans un mémorandum à Carter
du 8 juillet 1977.49
171L’Alliance était née des certitudes de la Guerre froide. Dans le paysage beaucoup plus flou de la détente, elle aurait plus de mal à affirmer sa solidarité face à Moscou. Certes, le relâchement des tensions avait été tout autant souhaité par les vieilles nations que par Washington. D’abord, il offrait une justification plus ou moins fondée à leur refus parallèle de fortes dépenses années. Avec la « détente », le « contrôle des armements » allait s’avérer, à côté de l’équilibre armé, un indispensable pilier de toute politique de sécurité. Dès le 25 juin 1968, les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN envoyaient le « message de Reykjavik » à l’Union Soviétique : ils se déclaraient désireux de négocier une réduction mutuelle et équilibrée des forces en Europe (« Mutual and Balanced Forces Réduction » : MBFR). Et très vite, nombre d’Américains, le sous-secrétaire d’Etat Elliot Richardson en particulier, devaient déceler dans le projet le meilleur moyen de neutraliser l’amendement Mansfield de plus en plus menaçant au Congrès. Ensuite, la détente laissait espérer de fructueux marchés pour les « armes de la paix ».
172Mais c’était là que les difficultés commençaient. Tout, d’abord, il était évident que l’URSS ne se priverait pas d’exploiter la concurrence inévitable que se livreraient les alliés pour mieux les diviser et qu’elle s’efforcerait de retourner la dépendance dans laquelle les Occidentaux voulaient la voir entrer. Mais il y avait plus grave en vérité : la détente reflétait la reconnaissance de la stabilité comme de la puissance du camp opposé, ce qui ne créait guère, à terme, un climat favorable pour les relations alliées. L’URSS l’avait parfaitement compris qui avait su faire payer le prix de l’ouverture des MBFR aux démocraties : celles-ci avaient, en effet, accepté le lancement parallèle d’une « Conférence sur la Coopération et la Sécurité en Europe » (CSCE) qui n’était, en fait, que la version revue et corrigée d’un projet qu’elle avait conçu au milieu des années 1950 et que les alliés avaient jusqu’alors rejeté. Son objectif précis était, en effet, de s’assurer une reconnaissance officielle de la situation héritée du conflit, bref de son emprise sur son glacis. En décembre 1969, le Conseil de l’OTAN en acceptait l’idée et, lors du Sommet de Moscou de mai 1972, des négociations multilatérales étaient prévues pour la préparer. Pour l’URSS, c’était un succès de plus qui illustrait le chemin parcouru. En 1918, Litvinov avait dû attendre à Stockholm de savoir si les alliés l’autorisaient à venir discuter. En 1971, l’URSS était une puissance mondiale incontestée et Gromyko pouvait proclamer :
173« Il n’y a aujourd’hui aucune affaire de quelque importance qu’elle soit qui puisse être décidée sans l’Union Soviétique et son approbation ».
174Cette ascension posait un problème aux Européens comme à Washington. Les Américains pouvaient en redouter une influence accrue de Moscou sur leurs alliés : l’URSS pourrait, en particulier, accoutumer l’Europe à penser que sa sécurité dépendait plus du maintien de bonnes relations avec le Kremlin que de celui de l’équilibre militaire. Et ce d’autant plus que des liens économiques difficiles à dénouer auraient été instaurés. Sous cet aspect, l’Ostpolitik n’était pas sans danger. De 1970 à 1974, les relations commerciales entre l’URSS et la RFA quadruplaient de 764 à plus de 3000 millions de dollars. Surtout, dès mai 1973, Brejnev devait ouvrir de nouvelles perspectives au chancelier : « Aucun pays au monde, devait-il lui expliquer, n’a autant de gaz naturel et de charbon que l’Union Soviétique ».50 Mais le risque était en priorité politique :
175« Un accord direct entre Bonn et Moscou aurait pour effet supplémentaire d’exclure les Etats-Unis de la résolution d’un important problème européen, précédent susceptible de pousser les autres Européens à se tourner davantage vers Moscou que Washington. »51
176Pourtant, même s’ils redoutaient les réactions de leurs alliés à une éventuelle « détente sélective » que l’URSS pourrait un jour être tentée d’instaurer comme une possible dégradation de l’Ostpolitik en « nationalisme effréné », il était difficile aux Américains de refuser à Bonn ce qui n’était après tout qu’« un moyen plausible pour s’accommoder d’une Allemagne divisée ». Et leur droit de regard sur Berlin leur permettait de prévenir un accord direct entre la RFA et le Kremlin. Quand, à l’été 1971, le limogeage par ce dernier de Walter Ulbricht au profit d’Erich Honecker en RDA signala que l’Ostpolitik allait enfin être couronnée de résultats, les Américains avaient largement repris la détente en mains. Dans ses Mémoires, Kissinger résume assez bien leur attitude sur ce point. Quand, fin décembre 1971 à Key Biscayne, Brandt remercia Nixon pour le soutien que l’OTAN avait apporté à son Ostpolitik, le Président « le reprit avec froideur, pour préciser que l’Alliance ne s’opposait pas à cette politique ».52 Nixon ne devait sans doute pas ignorer que l’indépendance croissante de l’Allemagne ne plaisait guère plus aux Français. Pourtant, le remède que les Américains prétendaient apporter inquiétait tout autant ces derniers : un dialogue direct avec le camp opposé.
177Les Américains devaient souvent s’irriter, non sans bien-fondé, de cette extraordinaire aptitude des Européens à n’être jamais satisfaits. Mais l’inquiétude de ces derniers n’était pas, pour autant, névrotique dès lors que la parité stratégique commençait à dominer les rapports américano-soviétiques. Certes, aucun n’alla aussi loin que Georges Pompidou lorsque ce dernier refusa toute participation à des MBFR qui gelaient la division de l’Europe en deux blocs armés. Mais le processus SALT dut les laisser partagés.
178Signé en mai 1972 à Moscou, l’accord SALT I consacrait le souci croissant des deux Grands de s’assurer que l’autre ne serait jamais tenté d’essayer contre son territoire une « frappe en premier ». Destiné à garantir la « Destruction mutuelle assurée », il visait à maîtriser des développements technologiques qui, non contrôlés, eussent risqué de mettre la parité en danger, en assurant à l’un des camps un avantage momentané : les systèmes de défense anti-missiles (ABM) dont la généralisation eût pu permettre à un des deux Grands de se croire à l’abri d’un tir de représailles ; les fusées « mirvées », i.e. dotées de têtes à objectifs multiples et indépendants, dont la multiplication eût pu inciter les Etats-Unis ou la Russie à espérer détruire, dans un premier tir, les silos de l’ennemi. Les deux parties s’étaient engagées à ne pas construire plus de deux sites ABM et à respecter un plafond provisoire pour leurs missiles à grande portée, plafond qui tenait compte du fait que les Etats-Unis étaient alors les seuls à savoir « mirver » leurs fusées. Par la suite, certains devaient se demander si Washington n’eût pas dû profiter de sa supériorité pour arracher un moratoire sur cette technique susceptible d’avantager, une fois qu’il l’aurait maîtrisée, le camp opposé. Fidèles à leur tradition historique, les deux Grands avaient, en effet, développé des arsenaux dissymétriques. Puissance insulaire, les Etats-Unis avaient mis l’accent sur les missiles lancés à partir des sous-marins (SLBM). Invulnérables, ces armes présentaient une faiblesse : elles étaient trop peu précises pour se voir assigner des objectifs militaires soviétiques. Puissance continentale, habituée à confier à l’« artillerie lourde » sa sécurité nationale, l’URSS avait surtout développé d’énormes fusées terrestres (ICBM), vulnérables mais assez précises pour se voir fixer des cibles militaires chez l’adversaire. Le jour où elle saurait les « mirver », elle risquait de bénéficier d’un avantage appréciable : dotée d’un plus grand nombre d’ICBM et d’un nombre de têtes (du fait de la taille des premiers) proportionnellement encore plus élevé, elle pourrait envisager une « première frappe » sélective sur les missiles terrestres de l’Amérique. Pourtant, anxieux d’exploiter une avance qui, dans l’immédiat, les favorisait, les militaires américains s’étaient opposés à ce qu’un « moratoire » fût envisagé. Doutant que son respect pût être vérifié, Nixon devait les écouter.53
179Dans l’ensemble, les Européens qui avaient été régulièrement consultés ne pouvaient guère se plaindre de cet effort vers la stabilité. Les Anglais et les Français purent même se réjouir d’un quasi-renoncement des deux Grands aux armes anti-fusées (ABM) qui assuraient à leurs forces de frappe un surcroît d’efficacité. Mais il était clair que le processus reflétait l’acceptation, institutionnelle désormais, de la parité (le secrétaire général de l’OTAN, Joseph Luns et le chancelier Kiesinger auraient été désagréablement surpris quand ils l’auraient compris) ainsi qu’un souci croissant de « sanctuarisation réciproque » des deux Grands.
180Le processus symbolisait surtout le glissement d’une époque où les Européens pouvaient encore croire compter, vers une autre où seuls les Etats-continents semblaient encore exister. Aux débuts de l’Alliance, les Sommets avaient eu lieu en présence des Anglais et Français : cela avait été le cas à Genève en 1955, et à Paris en 1960. Mais le dialogue direct entre le Kremlin et les Etats-Unis, entamé sous Eisenhower et Kennedy, avait fini par exclure de ces rencontres tout représentant des vieux pays. A partir du NPT, il avait glissé vers une priorité : gérer le plus possible à deux un monde nucléaire qui serait, autrement, par trop dangereux. La nouvelle puissance économique de l’Europe, loin de renforcer son influence sur les Etats-Unis, ne paraissait qu’en faire une cible privilégiée pour leur remise en cause de l’ordre établi.
L’enjeu du « nouvel ordre économique international » :
« Nous sommes placés devant la nécessité de modeler un nouvel ordre économique et commercial mondial pour remplacer celui qui avait déjà fait son temps avant la stupeur provoquée par les célèbres décisions prises par le président Nixon le 15 août dernier. »
William Eberlé, le 21 avril 197254.
181Remodeler l’ordre économique international, telle était bien, aux yeux des Américains, la priorité. Depuis plusieurs années, en effet, ils avaient jugé dépassé le système qu’eux-mêmes avaient instauré. Sous cet aspect, un cycle avait bien été bouclé. Pour commencer, ils s’étaient contentés de faire ployer les règles qu’ils ne pouvaient et ne voulaient plus respecter. Puis c’était la validité des règles elles-mêmes qu’ils avaient contestée, ainsi que les avantages démesurés qu’en tiraient, à leurs yeux, les Européens comme les Japonais. Les relations atlantiques avaient ainsi été de plus en plus dominées par les questions monétaires tandis qu’elles glissaient vers un cadre non plus bi-polaire, mais triangulaire, Tokyo étant intégré aux Occidentaux.
182Le Vietnam et la guerre contre la pauvreté avaient bientôt pulvérisé le fragile espoir sur lequel la politique de Kennedy avait été fondée : concilier un système international libéral avec une politique de présence impériale et d’expansion domestique. Les déficits du budget et de la Balance des Paiements combinés avaient peu à peu fait craquer les bases sur lesquelles Bretton Woods avait reposé : en créant une masse de devises flottantes (les « eurodollars ») toujours plus élevée, se déplaçant brutalement d’un pays à l’autre en fonction des taux d’intérêt et pesant d’un poids irrésistible sur la parité des monnaies. Dès 1973, l’ère des parités fixes appartenait déjà au passé. En faisant du dollar la monnaie-étalon, les Américains avaient marqué un point fondamental face à l’Europe et au Japon. Mais ils avaient pris le risque de saper la confiance dans le leadership de Washington.
183A leurs yeux, ce retournement avait été justifié par l’indifférence d’Européens et de Japonais qui dépensaient, en proportion de leur PNB ou de leur budget, infiniment moins que Washington pour leur sécurité, (cf. tableau). Et il était vrai qu’alors même que la puissance économique des premiers n’avait cessé de se renforcer, leur effort militaire avait constamment diminué.
Les dépenses de défense en pourcentage du PNB
Pays | 1958 | 1965 | 1970 |
Etats-Unis République fédérale France Royaume-Uni Japon | 11,1 3,8 8,0 7,8 – | 8,0 4,4 5,6 6,0 1,3 | 7,8 3,3 4,0 4,9 0,8 |
184Les Européens, eux, rétorquaient que le coût de la défense du vieux continent à proprement parler était équitablement partagé : en 1973, l’Europe avait 2.764.000 hommes sous les armes et elle fournissait 90 % des troupes au sol, 80 % des forces maritimes et 75 % des aériennes en cas d’alarme. De plus, en 1968, suite aux événements de Prague, un « Eurogroupe » avait été créé pour accroître la participation européenne aux dépenses armées et, dès 1970, il avait lancé un programme d’amélioration de la défense (ODIP) d’un milliard de dollars sur cinq ans. Mais sa portée avait été d’emblée limitée par le refus de la France d’y participer. « C’est un sac, disait Pompidou, dont la corde qui le ferme est américaine. »55 Surtout, en 1967, le Kennedy Round s’était achevé sur un accord d’une grande portée, comportant des réductions tarifaires de 50 % sur une très large série de biens industriels et de 30 à 50 % sur de nombreux autres. Mais il ne résolvait pas les vraies difficultés car il était par trop équilibré. L’espoir que les Américains avaient sans doute caressé d’arracher les seules concessions susceptibles de les avantager, une ouverture du marché agricole européen, le marché céréalier en particulier, s’y était révélé plein de naïveté. Les Européens avaient refusé de sacrifier la seule politique communautaire dont ils disposaient. Quant à l’idée selon laquelle les industriels américains profiteraient d’une baisse des droits douaniers pour investir plus aux Etats-Unis et moins à l’étranger, elle ne devait pas plus se vérifier.
185Très vite, ainsi, c’était sur le plan monétaire que les Américains avaient décidé d’imposer la solidarité à leurs alliés. Il s’y étaient pris par paliers et, peu à peu, leur stratégie avait évolué.
186Leur première tentative pour « multilatéraliser » le coût de leurs responsabilités avait été la création d’une nouvelle unité de réserve au FMI. Dès 1963, certains de leurs responsables avaient lancé l’idée. A partir de 1965, les dirigeants du Trésor avaient mené une campagne majeure en sa faveur. En 1970, elle aboutissait puisque les premiers « Droits de Tirage Spéciaux » (DTS) étaient créés. Mais la suite devait démontrer les apories du projet. En principe, les DTS avaient été créés pour assurer au commerce international qui ne cessait de prospérer, les devises que les Américains ne pouvaient plus, sans mettre le dollar en péril, lui assurer. Leur apparition devait pourtant coïncider avec une explosion de liquidités sans précédent par le passé, (cf. tableau)
Création des DTS et accroissement des liquidités mondiales (en millions de DTS)
Total des réserves monétaires | 1970 | 1971 | 1972 | 1973 |
Tous pays | 93 247 | 123 235 | 146 519 | 152 240 |
Pays industrialisés | 65 806 | 88 793 | 97 461 | 95 750 |
DTS.... | 2 423 | 4 586 | 6 575 | 6 601 |
CALLEO (David) : op. cit., p. 234.
187Mais, déjà, dans les années 1960, cette expansion des liquidités avait fait échec à l’autre stratagème que l’Administration Kennedy avait imaginé pour « multilatéraliser » les difficultés américaines. En octobre 1961, sept banques centrales (Etats-Unis, Grande-Bretagne, R.F.A., Italie, Belgique, Pays-Bas, Suisse et France) avaient créé un pool de l’or pour stabiliser le cours de ce dernier à 35 dollars l’once. Mais cette volonté de maintenir à tout prix la convertibilité de la devise américaine n’allait pas résister aux coups de bélier que, mû par les différences de taux d’intérêt, le déplacement des masses d’eurodollars flottants allait lui porter. A partir de la fin des années 1950, les détenteurs de dollars avaient pris l’habitude de déposer leurs avoirs auprès de banques situées hors du territoire des Etats-Unis et des quantités toujours plus importantes d’« eurodollars » s’étaient accumulées ainsi. A partir du milieu des années 1960, leur marché avait été largement défini par la politique monétaire des Etats-Unis. Les banques américaines s’en étaient en effet servis pour tourner les restrictions imposées par les autorités du pays.
188Jusque vers 1965, la fameuse « régulation Q » qui permettait au Fédéral Reserve Board, le « Fed », de moduler la capacité de prêts des banques a été comme une arme absolue. Mais quand les financiers découvrent qu’ils peuvent se procurer des dollars à l’étranger où les « eurodollars » affluent, elle ne l’est plus. A la fin des années 1950, les banques européennes avaient pu, en effet, attirer les dollars en leur offrant un taux d’intérêt légèrement supérieur à celui en vigueur aux Etats-Unis. Quelque cinq ans après, la situation commence donc à se renverser. Les banques américaines découvrent une idée que leurs autorités monétaires sauront, fin 1979, se rappeler : en relevant les taux d’intérêt, on peut susciter une offre de dollars privés.56
189Du coup, l’inflation ne pouvant être maîtrisée, ce sont les réserves de Fort Knox qui se voient menacées, certains alliés n’hésitant plus à exiger de l’or contre les dollars qu’ils détiennent en excès. Or, en novembre 1967, le danger est exacerbé quand une hausse des taux d’intérêt de l’eurodollar contraint les Anglais à dévaluer une livre durement attaquée et à laisser la devise américaine en « première ligne » désormais. La situation est, en effet, lourde de dangers. Tout d’abord, la France annonce alors sa décision, arrêtée en juin, de se retirer du pool de l’or. Par ailleurs, pour compenser quelque peu l’augmentation des impôts que Johnson avait fini, au bout de deux ans, par arracher au Congrès, le « Fed » avait décidé de libérer sa politique monétaire. En dépit des mesures précipitées que le Président s’était empressé d’annoncer (des contrôles obligatoires sur les sorties de capitaux à long terme vers l’étranger, en particulier), la situation s’était avérée impossible à contrôler dès que les mauvais résultats de la Balance des Paiements de 1967 (3,7 milliards de déficit) avaient été révélés. L’instauration, après des péripéties dramatiques, d’un double marché des changes, était un premier grand tournant dans la politique de l’Amérique. Elle instituait un renoncement à la convertibilité en or en pratique : le dollar ne serait plus soutenu sur le « marché libre » par le pool de l’or et les Banques centrales les plus susceptibles de présenter à l’encaisse d’importantes masses de devises américaines, les Banques alliées, pour le moins, hésiteraient. Dès 1967, d’ailleurs, la Bundesbank y avait renoncé. Pourtant, rien n’était réglé. Car ces banques elles-mêmes ne pourraient indéfiniment acheter, aux cours du marché, les dollars qu’on leur présenterait. Après celui de la « convertibilité en or », ce serait donc le problème des « parités » qui finirait par se poser. Tout l’ordre monétaire construit depuis la fin des hostilités était en danger. Johnson ne devait pas s’y tromper qui, pour la première fois, évoqua le spectre des « années trente » à cette idée.
190En 1961, Kennedy avait reçu d’Eisenhower une Amérique aux riches perspectives économiques. Huit ans après, c’était d’un pays accablé de difficultés que Nixon héritait. Certes, les problèmes auxquels les Etats-Unis étaient confrontés n’étaient pas réellement une nouveauté. Après une période de relance et de surchauffe, l’économie s’essouflait, d’autant plus que les dépenses militaires se réduisaient. Mais alors qu’à la fin des années 1950, dans les mêmes conditions, le pays n’avait pratiquement pas enregistré d’inflation, celle-ci atteignait les 6 % désormais. Tout se passait comme si une dose toujours plus forte de hausse de prix était nécessaire pour obtenir un taux de création d’emplois toujours plus réduit. La première, il est vrai, était de plus en plus entretenue par des hausses de salaires que les progrès de la productivité ne justifiaient plus mais qui n’en étaient pas moins attendues.
191Nourrie par la « révolution des revendications » comme par la possibilité, pour les banques, d’emprunter sur le marché des eurodollars, l’inflation ne dépendait plus des seules politiques monétaire ou fiscale décidées dans la capitale fédérale. Elle pouvait dès lors se conjuguer avec une récession. Ainsi, le resserrement du budget et du crédit décrété en 1969 par la nouvelle Administration engendra, dès 1970, la « stagflation ».
192En 1971, quelque dix-huit mois avant les élections, Nixon se devait de redresser rapidement la situation. En mai, il remplaçait à la tête du Fédéral Reserve Board l’ancien président, trop intransigeant, par un homme dont la réputation était conservatrice mais qui, en réalité, était favorable à une politique plutôt laxiste. A la fin des années 1960, Arthur Burns, alors président des conseillers économiques du Président, avait préconisé une relance de l’économie pour assurer la victoire, en 1960, du candidat du GOP. Eisenhower avait refusé, mais Nixon, lui, se rappelait que si Burns avait été écouté, il l’eût peut-être emporté. Au printemps 1971, en tout cas, il était bien décidé à ne pas être victime d’une orthodoxie exagérée. Seulement, les mesures d’assouplissement que Burns n’avait pas tardé à décréter devaient provoquer une spéculation qui mettait le dollar en danger à un moment où les réserves d’or américaines étaient dangereusement rognées.
193Cela eût peut-être suffi à convaincre le Président de lancer sa Nouvelle Politique Economique ou NEP. Mais il est certain qu’un autre élément dut l’en persuader, et donner à celle-ci l’allure d’une offensive contre les alliés. Dans le premier semestre de 1971, il fut clair que pour la première fois depuis 1893, la Balance commerciale américaine serait déficitaire. C’était le signe de la perte relative (car la productivité américaine restait la plus forte du monde) de compétitivité que l’Amérique essuyait depuis plusieurs années (tableau). Les choses, dès lors, allaient se précipiter. Fin 1970, les taux d’intérêt américains étaient passés au-dessous de leurs homologues atlantiques, provoquant un afflux de fonds vers la RFA. Les Français ayant refusé, fin avril 1971, le flottement conjoint des monnaies européennes qu’elle préconisait, l’Allemagne laissait flotter le mark le 5 mai. Un peu plus de trois mois après, le 15 août, Nixon portait au système d’après-guerre un coup dont il ne se relèverait jamais : la « fenêtre sur l’or », c’est-à-dire la convertibilité du dollar en métal précieux, était définitivement fermée, une surtaxe de 10 % imposée sur les importations et un contrôle modulable des prix et des salaires instauré.
Evolution de la productivité : 1960-1979 (productivité horaire, indice 100 pour 1967)

CALLEO (David) : op. cit., p. 210.
194La politique « néo-mercantiliste » (dépréciation à l’extérieur, contrôles à l’intérieur) qu’il définissait ne pouvait résoudre à terme les difficultés. Mais, dans l’immédiat, elle soulageait les Etats-Unis d’un boulet (la convertibilité en or) qu’ils n’avaient plus les moyens de tirer et permettait à l’Administration de faire retomber, avec succès, le blâme sur l’égoïsme de l’étranger. En 1971, les Américains étaient choqués de se retrouver gravement concurrencés par les pays qu’ils avaient aidés à se redresser et le slogan « l’Europe paiera » était plus que jamais d’actualité. Ce fut par exemple cette année que l’amendement Mansfield parvint, pour la première fois, en séance plénière au Congrès. Annonçant la NEP, Nixon n’hésiterait pas à proclamer :
195« A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les économies des principales nations industrielles d’Europe et d’Asie étaient saccagées. Pour les aider à se remettre sur pied et à protéger leur liberté, les Etats-Unis leur ont fourni 143 milliards de dollars au titre de l’aide à l’étranger...
196« ... A présent qu’elles sont économiquement puissantes, le moment est venu pour elles de porter une part équitable du fardeau pour la défense de la liberté dans le monde... Il n’y a plus de raison pour que les Etats-Unis luttent avec une main attachée derrière le dos... »57
197En fait, depuis le milieu des années 1960, les Américains n’avaient pas hésité à utiliser l’influence que leur rôle de protecteur leur assurait pour arracher des concessions monétaires à leurs alliés. Trois d’entre eux avaient été particulièrement sollicités : les Canadiens, les Allemands et les Japonais. En 1971, les pressions furent exacerbées parce que la doctrine officielle était en train de changer. Longtemps, dans les années 1960, le déficit des paiements américains avait été expliqué par le coût des responsabilités à l’étranger. Sur les cinq postes qui le provoquaient (aide, investissements directs, dépenses militaires outre-mer, mouvements de capitaux à court-terme et tourisme), les trois premiers paraissaient le prix de la Pax Americana en effet. Mais, à la fin, cette analyse avait été de moins en moins utilisée. D’abord, les conclusions auxquelles elle semblait mener, risquaient de conduire à une remise en cause, impossible et dangereuse, de ces responsabilités. Ensuite, les mouvements des capitaux à court-terme avaient paru toujours plus jouer dans les attaques dont le dollar était l’objet et l’attention s’était portée sur les différentiels des taux d’intérêts. Mais le déficit de la Balance commerciale offrait une autre perspective désormais : la contestation même des parités.
198C’était un vrai bouleversement. Au lieu d’expliquer la faiblesse du dollar par celle de l’économie américaine, on imputait cette dernière au refus des alliés d’assurer aux Etats-Unis des conditions équitables de compétitivité ! En 1965, après sept ans de déficit de la Balance des Paiements, les responsables de l’Administration Johnson ne voulaient pas entendre parler d’une dévaluation susceptible de perturber un ordre monétaire qui avait assuré deux décennies de prospérité et incapable de remédier à la cause essentielle des difficultés. L’arrivée à la tête du Trésor du texan John Connally, fin 1970, marqua un tournant décisif dans la politique commerciale et monétaire des Etats-Unis. Certes, le 15 août 1971, Nixon renonça à affirmer, comme Connally l’en avait probablement déjà persuadé, que des taux de change flottants devraient être instaurés. Mais il le suivit dans sa conviction qu’un choc serait nécessaire pour persuader les alliés de faire preuve d’un peu plus de bonne volonté : la surtaxe de 10 % fut, de toute évidence, conçue en ce sens. Connally illustrait les tendances nationalistes de plus en plus sensibles chez les syndicats, les petites et moyennes entreprises en perte de compétitivité comme chez leurs élus au Congrès. « Maintenant, Washington allait promouvoir les intérêts américains avec la même aggressivité que les étrangers... ; on ne laisserait plus les négociations dans les mains de fonctionnaires plus anxieux de préserver la sérénité internationale que de négocier sans merci. »58 Rencontrant à l’automne les représentants des Japonais et des vieux pays, le secrétaire au Trésor les mettait au défi : ou bien ils acceptaient les concessions commerciales qu’il leur demandait, ou les Etats-Unis dévalueraient dans une proportion qui assurerait un bond de 13 milliards à leurs exportations. « Je suis maintenant persuadé, devait un jour exploser en privé le Premier anglais, qu’à Dallas, c’était lui qu’ils auraient dû tuer » : l’ancien gouverneur du Texas était, en effet, aux côtés de Kennedy dans la voiture où il avait été assassiné.
199Le 15 août, Nixon avait délibérément ignoré l’équipe de Kissinger comme celle de son secrétaire d’Etat, William Rogers. Mais la réaction des alliés devait lui démontrer qu’il avait sous-estimé l’impact de ces décisions sur les relations avec l’Europe et le Japon. Ce fut à cette occasion que Kissinger qui s’était surtout cantonné jusqu’ici à la guerre du Vietnam et aux relations avec les grands rivaux communistes de Washington, décida d’élargir son champ d’action à ces deux régions ! Découvrant l’importance des problèmes commerciaux non sans stupéfaction, il essaya sans doute de la faire comprendre à Nixon. Peut-être alla-t-il jusqu’à conseiller à Edward Heath, le Premier anglais, de reporter une rencontre avec ce dernier tant que les questions monétaires n’auraient pas été réglées.59 En tout cas, très vite, l’Europe devait manifester son refus de se laisser bousculer. Les Beneluxiens semblent avoir souhaité voir la mise en place de l’Union monétaire accélérée. Les Allemands préféraient un flottement conjoint des monnaies de la Communauté. Mais le Président français qui s’était préparé pour cette confrontation avec son grand allié, allait finalement se voir mandaté pour arracher un compromis plus acceptable de ce dernier. Aux Açores, Nixon s’engageait à effectuer une dévaluation du dollar modérée (elle serait inférieure à moins de 10 %, aurait spécifié un document secret) et à supprimer la taxe de 10 % qu’il avait imposée. Les bases de la conférence de la Smithsonian Institution étaient ainsi jetées.
200Pourtant, les accords qui y furent signés illustraient surtout l’avantage que les Américains s’étaient assuré. Si la politique Connally avait été un peu adoucie, Nixon et Kissinger n’avaient accordé qu’un intérêt relatif aux considérations liées à la diplomatie. Non seulement le dollar était dévalué de 7,89 %, ce qui assurait aux Etats-Unis un important gain de compétitivité commerciale face aux pays dont les devises étaient réévaluées, comme le Japon et l’Allemagne occidentale, mais rien n’était réglé des problèmes posés par la devise américaine. En attendant une réforme monétaire à laquelle on allait travailler, le retour à la convertibilité en or du dollar n’était pas envisagé. Il reviendrait aux banques centrales de soutenir les nouvelles parités et le problème du remboursement des « balances dollars » n’était pas mentionné. Autrement dit, le « guichet sur l’or » fermé, le flot illimité des dollars à l’étranger ne serait plus le problème des Américains mais celui de leurs alliés ! Nixon « faisait de nécessité vertu » devait confier Pompidou à Jobert à ce sujet. D’un point de vue américain, en effet, les avantages du système passé étaient préservés. La devise des Etats-Unis continuait de bénéficier d’un statut de monnaie-étalon privilégiée, alors que le fondement de ce dernier, l’engagement pris fin 1947 par leur secrétaire au Trésor, d’échanger tout dollar présenté contre de l’or, était abrogé. Inversement, les Etats-Unis avaient arraché un engagement capital à leurs alliés : pour permettre à leur balance commerciale de se redresser, de nouvelles négociations devraient être lancées.
201Cet engagement rappelait que les difficultés étaient loin d’être terminées. Les mesures du 15 août, avait affirmé un document officiel, le rapport Petersen rédigé par le successeur d’Eberlé, ne marquaient qu’une première étape d’un « ajustement aux réalités actuelles », c’est-à-dire à un monde où les Américains avaient vu leur part dans les exportations mondiales diminuer de 18,2 à 15,4 % de 1960 à 1970.
202Dans les années 1960, les Etats-Unis avaient regretté l’absence de l’Angleterre de l’aventure communautaire. En 1971, cela faisait près d’une année, inversement, qu’ils s’inquiétaient de l’approfondissement de la Communauté et de son élargissement aux Anglais. Au sommet de la Haye (1er-2 décembre 1969), Pompidou avait, en effet, accepté l’examen de la candidature de ces derniers. Dès le début de l’année, de Gaulle avait montré que lui-même n’était pas opposé à une telle « opération-vérité », même si l’affaire Soames avait dû le persuader que l’heure n’avait pas encore sonné. Son successeur tenait à équilibrer la présence de l’Allemagne dans la Communauté. Il estima sans doute aussi que celle-ci risquait d’éclater s’il refusait l’ouverture, au moins, des négociations que ses partenaires réclamaient. Un heureux hasard voulut que six mois après (le 19 juin 1970), triomphe, outre-Manche, celui qu’il considérait peut-être comme le seul « Européen » parmi les Anglais. Edward Heath, qui avait dirigé la délégation britannique lors de la première candidature, avait compris la leçon que de Gaulle lui avait dispensée quand, le 14 janvier 1963, il avait fermé la porte de l’Europe aux Anglais : le chemin de celle-ci passait par Paris. Non seulement, le nouveau Premier saurait s’entendre directement avec Pompidou (entretiens de l’Elysée les 20 et 21 mai 1971), mais, par la suite, il s’efforcerait de démontrer qu’à la différence de ses prédécesseurs, il choisirait toujours ce dernier quand il serait confronté à un choix entre des conceptions divergentes des Américains et des Français.
203Or, l’Europe paraissait d’autant plus devoir compter qu’elle s’organisait. Si le comité Davignon, créé en mars 1970, ne devait aboutir qu’à des propositions modestes de coopération politique, le Conseil des Ministres adoptait un an après (11 mars 1971) un plan visant à réaliser en trois étapes l’Union économique et monétaire de la Communauté.
204Les Etats-Unis avaient toujours éprouvé des réticences à voir se former en Europe un bloc monétaire fermé. Et, sur ce plan, leur attitude n’avait certainement pas changé. Mais longtemps ils avaient accepté avec bienveillance la discrimination que l’intégration impliquait. Or, leur capital de compréhension paraissait de plus en plus épuisé. Le Kennedy Round, paradoxalement, n’y était peut-être pas étranger : s’il s’était achevé sur un succès, il avait habitué les Américains à voir dans l’Europe une rivale peu encline à céder, un adversaire à faire plier.
205En février 1970, dans son message au Congrès, Nixon avait réaffirmé le soutien américain à la marche de l’Europe vers son unité :
206« Nous considérons, avait-il affirmé que les pénalités économiques que nous aurons à souffrir... seront compensées par le regain de vitalité politique de l’Ouest pris dans son ensemble ».60
207Mais en septembre, le sous-secrétaire d’Etat aux Affaires économiques déclarait :
208« Je crois qu’il ne s’agit plus, contrairement à ce que nous pensions au moment de la création de la Communauté, d’accepter des coûts économiques à court terme en échange d’avantages politiques à long terme.. Il n’y a aucune raison pour que les Etats-Unis tiennent pour acquis les avantages à long terme. Il n’y a aucune raison aujourd’hui pour que nous assumions des coûts économiques à court terme, notamment ceux qui découlent des politiques communautaires. »61
209Dès le 13 mai 1970, en effet, les départements de l’ Agriculture, du Commerce et du Trésor avaient réclamé une « réinterprétation » officielle du rapport présidentiel. Et si le bureau des Affaires économiques du département d’Etat avait su louvoyer pour éviter tout renversement brutal de l’attitude à l’égard de la Communauté, il avait imaginé une voie plus « internationaliste » pour résoudre les difficultés : le 15 octobre, une délégation de la CEE arrivait à Washington pour des négociations où les Etats-Unis devaient exprimer leurs inquiétudes à leurs alliés. Ces conversations devaient aboutir à un accord concret : la tenue de réunions bi-annuelles à un haut niveau entre les Etats-Unis et la Communauté62. Inversement, les décisions du 15 août les vidèrent de tout autre intérêt au profit de la grande négociation à laquelle les Japonais seraient associés.
210Mais la préparation de cette dernière allait être, dès 1972, précédée d’attaques de plus en plus précises contre la discrimination dont l’Europe, à écouter les Américains, frappaient leurs exportations. Alors qu’à la naissance de la CEE, les Américains l’y avaient sauvée contre l’hostilité des Scandinaves et des Anglais, c’étaient eux qui devaient se montrer, au GATT, les plus sourcilleux quant aux effets qu’aurait l’entrée de ces derniers. Plus généralement, ils devaient dénoncer les politiques les plus cruciales de la Communauté, sans que celle-ci, d’ailleurs, se trouve en mal pour répliquer.
211Ce serait le cas du Tarif extérieur Commun ou TEC. Les Etats-Unis allaient estimer leurs griefs d’autant plus fondés qu’en 1972, ils connaîtraient un léger déficit commercial envers la CEE. Mais celui-ci ne représentait qu’une infime part d’un déficit global dépassant les 7 milliards de dollars et l’exception après une série d’excédents tournant autour de 2 milliards en moyenne. En fait, il était facile aux responsables de la Communauté de rétorquer que le TEC sur les produits industriels (6 % en moyenne) était inférieur au tarif américain (7,1 %) et japonais (9,7 %) et que la protection tarifaire de l’Angleterre (7,6 %) se trouverait diminuée et non renforcée après son entrée dans la CEE. Quant aux quelque 800 barrières non tarifaires dont le GATT avait fait l’inventaire, « seul Salomon eût pu désigner le plus grand des pécheurs ».63
212Les attaques américaines étaient, il est vrai, encore plus acérées contre la politique agricole de la CEE. La PAC était volontiers accusée d’exporter, à coup de protections contre les importations et de manipulations des exportations, le coût de la politique sociale européenne dans ce domaine. L’Administration était sensibilisée aux lobbies des fermiers qui, bien que de moins en moins nombreux (leur effectif était tombé, de 1945 à 1970, de 17 à 4 % de la population active), jouaient un rôle clé dans les élections et surtout elle comptait sur ses produits agricoles, ses produits céréaliers en particulier, pour lui assurer l’excédent commercial auquel elle aspirait. Or, la Communauté pouvait répliquer que de 1967 à 1973, les exportations agricoles américaines avaient beaucoup plus augmenté vers ses pays membres que vers le monde entier. En 1958, les premières ne représentaient que 22,3 % de leur montant, En 1971, 24,5 %. De plus, les Américains accordaient 1 300 dollars en subventions annuelles à chacun de leurs agriculteurs alors qu’elle-même n’en distribuait que 860 à leurs homologues européens.
213Dans l’échelle de l’inquiétude des Américains, la PAC n’avait qu’un rival en réalité : l’extension des accords préférentiels de la Communauté avec les anciennes colonies des pays qui la composaient (accords de Yaoundé, 1969), avec ses voisins de la Méditerranée et avec les anciens membres de l’AELE. Ce que les Américains contestaient en particulier, c’étaient les « préférences inverses » qui assuraient des avantages aux exportations de la Communauté en échange de ceux qu’elle-même accordait aux pays moins développés. Ils y voyaient un « vestige de la pensée colonialiste ». Mais la Communauté faisait remarquer que les exportations américaines avaient plus progressé vers ces pays avec lesquels elle entretenait des liens privilégiés que le commerce de ces derniers avec elle.
214Le fond du problème était autre en vérité. Il résidait dans le risque d’apparition d’une vaste zone commerciale susceptible de menacer l’« universalisme » auquel les Américains restaient attachés comme la prépondérance dont ils avaient longtemps bénéficié. Dès février 1970, une étude du NSC le notait :
215« A long terme, nous pourrions nous trouver face à une « Europe élargie » formée d’un Marché commun d’au moins dix membres à part entière, avec des pays neutres de l’AELE jouissant d’accords commerciaux préférentiels avec au moins les pays méditerranéens et la plus grande partie de l’Afrique. Ce bloc assurerait environ la moitié du commerce mondial, alors que notre participation n’y est que de 15 pour 100 ; il posséderait des réserves monétaires faisant près du double des nôtres, et serait même capable de nous mettre constamment en minorité au sein des organisations économiques internationales. »64
216C’est pourquoi les projets monétaires de la Communauté devaient soulever à Washington une certaine anxiété. Aux yeux des Européens, c’était en effet la réforme monétaire qui revêtait un caractère prioritaire. D’abord, Georges Pompidou y voyait le relais naturel et nécessaire de l’Union douanière. Ensuite, les Etats-Unis ayant presque toujours joui d’un excédent commercial face à l’Europe des Six, on n’attendait guère à Bruxelles de résultats spectaculaires des futures négociations douanières.
217Mais alors même que les politiques économiques des pays membres restaient souvent divergentes, l’établissement de marges de fluctuation réduites entre les monnaies de la Communauté devait achopper sur les obstacles que l’instabilité du dollar lui créait. C’était en mars 1971 que la première étape de l’Union monétaire avait été arrêtée. En mai, la Bundesbank qui avait été contrainte d’acheter, le 4, 950 millions de dollars et le 5, plus d’un milliard en une heure, avait décidé de laisser le mark flotter. Certes, en surmontant le 13 septembre 1971 leurs divergences et en s’accordant pour exiger la dévaluation du dollar et la suppression de la surtaxe avant tout réalignement, les Européens s’étaient dotés d’une chance de convaincre les Etats-Unis de les écouter. Mais leur unité devait bientôt être secouée à nouveau. Le 10 avril 1972, le « serpent européen » était créé : l’idée était de maintenir l’ancienne marge de fluctuation (que les accords de la Smithsonian avaient doublée) à leur niveau passé (2,25 %) entre les monnaies de la Communauté. Mais moins de trois mois après, le 22 juin, les Britanniques décidaient de laisser flotter une livre qu’ils étaient incapables de défendre. Selon un modèle qui ne cesserait de se confirmer, la volatilité du dollar rendait l’Union monétaire à la fois plus nécessaire et plus précaire. Elle en faisait, selon l’expression de Valéry Giscard d’Estaing « une terre à la fois promise et interdite. »
Vers l’année de l’Europe :
218Pourtant, à une époque qui restait encore sous le signe de la prospérité, ces difficultés ne pouvaient qu’inciter les Européens à encore progresser sur la voie de l’unité. Dès 1971, Pompidou avait reparlé d’une « confédération d’Etats » et cité Rimbaud pour évoquer l’intégration européenne : « Ah ! que le temps vienne où les coeurs s’éprennent ». Il était de plus en plus persuadé que l’heure avait sonné, pour la France comme pour ses voisins, de se regrouper ou de laisser à d’autres le contrôle de leur destin. Pourtant le semi-échec du référendum d’avril sur l’entrée des Anglais l’avait déjà laissé quelque peu désabusé avant même l’apogée du mouvement qu’il avait lancé : le sommet de Paris d’octobre 1972. La réunion n’en donna pas moins pour but aux neuf pays de la Communauté (outre l’Angleterre, l’Irlande et le Danemark s’apprêtaient à adhérer) la réalisation de l’« Union européenne » pour la fin 1980. Pour l’Europe, proclamait le communiqué, le moment était arrivé « de faire entendre sa voix dans les affaires mondiales et d’apporter une contribution originale à la mesure de ses ressources humaines, intellectuelles et matérielles. »
219Les leaders européens avaient ajouté qu’ils espéraient qu’un « dialogue constructif » pourrait s’engager avec le Japon, le Canada et les Etats-Unis. C’est peut-être cette clause de leur communiqué qui poussa Kissinger à évoquer, dès novembre 1972, la possibilité d’une « Année de l’Europe » en 1973.65 Mais trois autres éléments durent convaincre le conseiller du Président d’accorder une nouvelle priorité aux relations avec les alliés. Il dut juger le temps venu, un règlement au Vietnam étant à portée, de faire pièce à un grief que les Européens étaient de plus en plus nombreux à formuler, celui de ne plus faire l’objet, de la part de Washington, que d’un intérêt épisodique et limité : outre de l’envoi d’ambassadeurs trop « politiques » à leur gré, les Européens se plaignaient de la préférence toujours plus prononcée des Américains pour le dialogue avec le camp opposé et, aux Etats-Unis, la presse comme l’opposition se faisaient largement l’écho de ces plaintes des Occidentaux. Alors même, dut-il aussi estimer, que l’unification européenne prenait un tour politique de plus en plus impossible à ignorer, il ne pouvait plus laisser ce domaine lui échapper, au risque de voir se déveloper une force majeure, susceptible de bouleverser la « structure de paix » que le second mandat de Nixon devait consolider : la candidature de McGovern avait plutôt inquiété les alliés et dans le climat de soulagement que la réélection de Nixon avait créé, il pouvait paraître opportun de s’attaquer à fond à la définition d’un « intérêt commun ». Enfin et surtout, il était clair que l’élection passée, les problèmes économiques ne pourraient plus longtemps être masqués et donc éludés. Alors que les Etats-Unis s’apprêtaient à demander des sacrifices à leurs alliés, un peu comme Kennedy avant lui, l’ancien professeur de Harvard devait estimer que les négociations qui se profilaient pouvaient être l’occasion d’une réflexion à la fois globale et approfondie sur les relations entre l’Europe, le Japon et son propre pays.
220Une fois de plus, Monnet fut consulté et il n’est pas impossible qu’il ait joué un rôle dans l’apparition de l’idée d’« Année de l’Europe » qu’il devait, en tout cas, approuver. Dire, inversement, comme Kissinger le fait dans ses Mémoires que celle-ci fut le fait du Président français est probablement exagéré. Il est plausible, certes, que la possibilité d’une réflexion sur les relations entre l’Europe et les Etats-Unis ait été abordé lors de la visite que Kissinger, en décembre 1972, lui rendit à l’Elysée. Mais deux articles du New York Times devaient développer ce qui serait le principal argument des Français contre tout le projet : l’absence, selon Pompidou, d’une Europe encore assez « cohérente » pour bien définir ses intérêts et son identité.
221D’ailleurs la presse avait prêté à Kissinger l’intention de faire de 1973 l’« Année de l’Europe » bien avant son entretien à l’Elysée. Ce serait là, en fait, la vraie faiblesse du projet : la façon même dont il aurait été proposé et le contexte dans lequel il allait se développer tendraient à l’identifier à une entreprise américaine quelque peu inquiétante pour les Européens. Le contexte n’était pas dénué d’ambiguïté. En février 1972, Nixon avait paru nier toute solidarité particulière à l’endroit des alliés en affirmant que le monde serait plus sûr « si nous avons les Etats-Unis, l’Europe, l’URSS, la Chine, le Japon, tous puissants et sains, chacun équilibrant l’autre, non pas jouant de l’un contre l’autre, mais un véritable équilibre. »66
222Durant la campagne, il était même allé jusqu’à confier à Stewart Alsop qu’il redoutait plus de difficultés de la part des « amis » que des « ennemis traditionnels » des Etats-Unis. Surtout entre les premières rumeurs sur une « Année de l’Europe » et le discours du 23 avril, les relations atlantiques prirent un tour qui pouvait justifier cette approche critique. Selon Robert Schaetzel, les bombardements de Noël sur le Vietnam remplirent d’inquiétude et de chagrin nombre d’Européens qui s’étaient longtemps efforcé de défendre le combat des Américains. Nixon, inversement, eut l’impression d’être trahi par ses alliés, à la seule exception des Anglais : « Ce que vous avez fait, devait-il confier à Heath peu après, n’est pas passé inaperçu et ce que les autres ont fait n’est pas, non plus, passé inaperçu. Quand vos propres alliés s’en prennent à vous, c’est difficile à avaler. »67
223Les relations économiques et commerciales ne cessaient, pendant ce temps, de se dégrader. Au début 1973, elles prenaient l’allure d’un affrontement, d’un « face-à-face » entre rivaux et non entre alliés. Les Américains, en effet, renouaient avec les difficultés. Sur le plan électoral, la NEP avait été un plein succès, assurant à Nixon un raz-de-marée. Mais celui-ci n’avait nullement résolu le dilemme de l’économie américaine : en 1972, le déficit commercial s’était encore aggravé (6 milliards contre 2,7 en 1971) et, début 1973, les contrôles des prix et des salaires étaient à peine levés que l’inflation repartait. Ce n’était pas surprenant puisque ces contrôles avaient été les seuls garde-fous d’une NEP qui avait combiné une politique monétaire et fiscale stimulante (23 milliards de dollars de déficit du budget en 1972 comme en 1971) et l’absence (avec la fin de la convertibilité en or) de toute barrière monétaire contraignante ! Le 12 février, le dollar était, une fois encore, dévalué.
224C’était un signe doublement menaçant pour les alliés. D’abord parce qu’il suggérait que les Etats-Unis n’hésiteraient plus à recourir aux manipulations monétaires pour arracher l’avantage commercial qu’ils ne pourraient obtenir dans les négociations tarifaires. Ensuite parce que le mouvement avait sanctionné le triomphe des partisans des taux de change flottants. Tout au long de 1972, nombre d’Européens avaient paru espérer le maintien des parités fixes que l’Accord de la Smithsonian avait préservées, avec une marge de fluctuation plus large que par le passé (2,5 % au lieu de 1 %). Et s’ils étaient décidés à faire ployer les vieilles règles qu’ils avaient célébrées, c’était sur un autre aspect qu’en 1972, encore, les Américains avaient insisté : les pays déficitaires ne devaient plus être les seuls tenus à modifier leur politique de façon à réaliser un meilleur équilibre ; des obligations similaires devraient être imposées aux pays excédentaires.
225Pourtant, au sein de l’Administration, les partisans des taux flottants restaient militants. Le remplacement de Connally par George Shultz, en mai 1972, avait confirmé leur influence au sein du Trésor. Lorsque, début 1973, après la levée des contrôles, une vague de ventes força les banques centrales à absorber 8,5 milliards de dollars, l’équipe dirigeante décida qu’un seul choix pouvait être laissé aux alliés : une dévaluation du dollar ou un flottement généralisé. Finalement, les Japonais acceptèrent de laisser le yen flotter tandis que le dollar dévaluait. Mais les Américains refusèrent de soutenir leur monnaie, voulant sans doute se réserver cet engagement comme atout dans la négociation qui allait commencer sur une réforme du système des parités. Du coup, le dollar continua à baisser et Shultz, contre Burns, convainquit Nixon de le laisser flotter désormais. Du 1er au 19 mars, les marchés européens et japonais étaient fermés et, selon Jean Denizet, le sort des Occidentaux et surtout des Européens allait largement se jouer durant ces journées. Le 16 mars, les seconds se rangeaient à un flottement conjoint et concerté : au « serpent dans le tunnel », le « tuyau communautaire » se substituait. Et sur les derniers vestiges de l’ordre monétaire le désordre s’apprêtait à camper.
226En même temps, il était clair qu’une offensive tarifaire se préparait. Dès octobre 1972, Nixon avait annoncé son intention de demander la « discussion point par point » des restrictions commerciales imposées aux produits américains. Le lendemain de la dévaluation, il tenait une conférence de presse avec Shultz où il indiquait que les Etats-Unis seraient intraitables à ce sujet. Deux mois après, il adressait un message et un nouveau projet tarifaire au Congrès. Outre l’octroi de la clause de la nation la plus favorisée (MFN) à l’URSS et le droit d’accorder des entrées en franchise à certaines importations des pays sous-développés, il demandait l’autorisation d’abaisser les obstacles douaniers, mais aussi de les relever. Selon le projet de loi, en effet, des « limitations pourraient être imposées » non plus quand elles seraient la « cause essentielle » d’un dommage ou d’une menace grave de dommage pour le commerce national, mais quand elle en serait seulement la « raison première ». De plus, des représailles pourraient être plus facilement exercées contre les pratiques déloyales de l’étranger. Surtout, pour corriger le déséquilibre de la Balance des Paiements des Etats-Unis, des surtaxes temporaires et des quotas seraient instaurés de façon non plus générale, mais discriminatoire désormais.
227L’on comprend que les Européens aient été quelque peu échaudés quand Kissinger leur offrit une « nouvelle Charte atlantique » quelques jours après. Néanmoins leur manque d’enthousiasme peut aussi s’expliquer par l’absence de préparation dont l’initiative semble avoir pâti. Les Japonais, pour commencer, ne furent, de l’aveu même de Kissinger, jamais informés de l’invitation qui allait leur être adressée ! Quant aux Européens, ils furent consultés, mais apparemment mal avertis de l’importance que voulait lui donner la diplomatie des Etats-Unis. Le 23 avril, leur surprise dut être d’autant plus prononcée que rien n’en transparaissait dans les projets que, quelques jours auparavant, le secrétaire d’Etat Rogers avait exposés.
228En négligeant quelque peu les canaux diplomatiques au profit de son conseiller, Nixon avait pris deux risques élevés. D’abord, une consultation plus étroite du département d’Etat eût peut-être évité la référence aux « intérêts régionaux » des alliés. Ensuite la précipitation avec laquelle l’offensive fut menée devait conforter ce qui allait bientôt être un soupçon très général de ces derniers : l’idée selon laquelle l’initiative avait été délibérément « gonflée » pour offrir à Nixon un moyen de détourner l’attention de la presse de l’enquête sur le Watergate et la polariser sur le rôle même où il excellait, celui de la défense de la paix et des intérêts du pays à l’étranger. Sans doute y avait-il dans ce soupçon une part de vérité. D’un côté, l’« Année de l’Europe » avait été annoncée avant que l’étau du Watergate ne commence à se refermer. De l’autre, les alliés pouvaient légitimement s’étonner de ce que ce soit le 23 avril seulement qu’une « Année » fut lancée. Il reste aujourd’hui difficile de se prononcer car la multiplication des dossiers (le règlement du Vietnam en particulier) peut à elle seule expliquer le retard dans le calendrier : au début de 1973, il ne faut jamais l’oublier, l’heure était à une réorganisation administrative et bureaucratique d’une immense portée, dans laquelle un conseiller du Président devait discerner la vraie raison de l’hostilité croissante du Congrès.68 Mais on ne peut tout à fait se garder de penser que la Maison Blanche décida, au début de l’année, alors que pour elle les difficultés s’amoncelaient, de donner à toute l’affaire une pompe qu’elle n’avait pas, au départ, envisagée.
229C’était un risque délibéré car les consultations que, malgré tout, Kissinger avait entamées, ne traduisaient guère d’enthousiasme chez les Alliés. Les Anglais, en particulier, avaient refusé la création de groupes bi-latéraux que les Etats-Unis leur proposaient et prévenu qu’ils suivraient, selon la règle qu’Heath s’était fixée, l’attitude des Français.69 Et Kissinger avait fait preuve d’un optimisme un peu forcé en considérant l’absence de réponse de ces derniers aux grandes lignes qu’il leur en avait communiquées le 13 avril, comme une approbation à son projet.
230Le 27 novembre, l’éditorial du New York Times avait remarqué :
231« Si les Européens n’ont pas apprécié la négligence des Américains à leur égard, ils ont des raisons de soupçonner qu’ils aimeront encore moins le type d’attention qu’ils vont recevoir... A moins que des deux côtés de l’Atlantique, on accepte de plus grands efforts pour résoudre les problèmes économiques et militaires de première ampleur, 1973 pourrait se révéler non pas simplement l’« Année de l’Europe » mais l’année où les relations Etats-Unis-Europe se sont véritablement détériorées ».
232En fait, 1973 apparaîtrait surtout comme une « Année des Dupes » pour les deux côtés dont la situation internationale allait tout autant se dégrader.
Notes de fin
1 – SULZBERGER (Cyrus) : op. cit., p. 533.
2 – Cité in ROUANET (Pierre) : Mendès France au pouvoir, Paris, Laffont, 1965, p. 233.
3 – MACMILLAN (Harold) : Tides of Fortune. 1945-1955, London, Macmillan, 1970, p. 157.
4 – SPAAK (Paul-Henri) : Combats inachevés, II, Paris, Fayard, 1969, p. 108.
5 – ROSENBERG (David Alan) : « The origins of overkill : nuclear weapons and American strategy. 1945-1960 » in International Security, VII(4), printemps 1983, p. 11-12.
6 – Cité in MANDELBAUM (Michael) : The Nuclear Question. The U.S. and Nuclear Weapons. 1946-1976, New York, Cambridge U. Press, 1979, p. 89.
7 – KISSINGER (Henry) : Nuclear Weapons and Foreign Policy, édition abrégée, New York, Norton, 1969, p. 166.
8 – Sur le rapport Stilwell, voir SCHWARZ (David N.) : NATO’s Nuclear Dilemmas, Washington, D.C., Brookings, 1983, p. 140-141.
9 – ROSTOW (Walt) : The Diffusion of Power, New York, Macmillan, 1972, p. 235.
10 – NIXON (Richard) : Leaders, Paris, Plon, 1984, p. 198.
11 – Cité in GROSSER (Alfred) : Les Occidentaux, Paris, Fayard, 1978, p. 223.
12 – Cité in GOLDSBOROUGH (James O.) : Rebel Europe, New York, Macmillan, 1982, p. 331.
13 – Cité in TOURNOUX (Raymond) : Jamais dit, Paris, Plon, 1971, p. 191- 192.
14 – Cité in LE GLOANNEC (Anne-Marie) : Un mur à Berlin, Bruxelles, Complexe, 1985, p. 106.
15 – ROSTOW (Walt) : op. cit., p. 237.
16 – Sur ces questions, voir le remarquable ouvrage de CALLEO (David) : The Imperious Economy, Cambridge, Mass., Harvard U. Press, 1982. Voir aussi KASPI (André) : « Unité européenne, partnership atlantique » in Relations internationales, n° 11, automne 1977, p. 231-248.
17 – Cité in SCHWARZ (David N.) : op. cit., p. 59.
18 – MACMILLAN (Harold) : At the End of the Day. 1961-1963, London, Macmillan, 1973, p. 121.
19 – DE GAULLE (Charles) : Mémoires d’Espoir, Paris, Plon (éditions Presses Pockett), 1980, p. 235.
20 – Le compromis de Luxembourg réalisé en février 1966 après un boycottage de plusieurs mois par la France de la Communauté, spécifiait :
« Lorsque, dans le cas d’une décision susceptible d’être prise à la majorité sur proposition de la Commission, des intérêts très importants d’un ou plusieurs partenaires sont en jeu, les membres du Conseil s’efforceront dans un délai raisonnable de parvenir à des solutions qui pourront être adoptées par tous les membres du Conseil dans le respect de leurs intérêts et de ceux de la Communauté. »
21 – SPAAK (Paul-Henri) : op. cit., p. 195.
22 – SAFIRE (William) : Before the Fall, Garden City, N.Y., Doubleday, 1975, p. 134.
23 – SCHAETZEL (Robert) : The Unhinged Alliance. America and the European Community, New York, Harper, 1975, p. 42.
24 – SULZBERGER (Cyrus) : L’ère de la médiocrité, Paris, Albin Michel, 1974, p. 286.
25 – Excellente analyse in GADDIS (John L.) : Strategies of Containment, New York, Oxford U. Press, 1982, p. 237-273.
26 – Critiques reprises in FULBRIGHT (J. William) : The Arrogance of Power, New York, Random, 1966. Voir aussi sur le problème le livre de SCHLESINGER (Arthur M.) : La présidence impériale, Paris, PUF, 1976.
27 – L’offensive du Têt qui s’acheva sur une victoire pour les Américains fut ainsi présentée comme un désastre sans nuance. Il est vrai que son déclenchement à lui seul avait paru mettre en pièces toute une série de déclarations officielles selon lesquelles la situation était parfaitement maîtrisée.
28 – Voir « American opinion. Continuity not Reaganism » in Foreign Policy, no.50, Spring 1983, p. 86-104.
29 – Phénomène perçu dès 1971 par INFLEMAN (Ronald) : « The silent révolution in Europe : political change in post-industrial societies » in American Political Science Review, décembre 1971.
30 – CLEMENT (Alain) : « L’avenir des troupes américaines » in Le Monde, 30 octobre 1973.
31 – Cité in GROSSER (A.) : op. cit., p. 290.
32 – Cité in OTAN Documentation, janvier 1976, p. 365-369.
33 – La politique étrangère des Etats-Unis pour les années 1970, rapport présenté au Congrès par le Président Nixon, 3 mai 1973, p. 7.
34 – Ibid., p. 56. Ironiquement, les Chinois devaient reprocher aux Etats-Unis ce glissement vers la stratégie d’« une guerre et demie » jusqu’au jour où ils furent informés que c’était à une guerre avec eux que les Américains avaient renoncé. Cf. Carter (Jimmy) : Mémoires d’un Président, Paris, Plon, 1984, p. 146.
35 – Il s’agissait de Cari KAYSEN et Charles SCHULTZE, cités in KISSINGER (Henry) : A la Maison Blanche. 1968-1973, Paris, Fayard, 1979 (2 vol.), p. 206.
36 – Le règlement du Sénat rend extrêmement difficile l’interruption d’une manoeuvre d’obstruction par accaparement de la parole. Le groupe qui bloque ainsi le débat pour s’opposer à une législation, est réputé pratiquer une « flibuste ».
37 – KISSINGER (H.) : A la Maison Blanche, p. 399.
38 – SCHAETZEL (R.) : op. cit., p. 53.
39 – Le poste avait été créé par le TEA de 1962. L’offre a été formulée le 10 novembre 1972 au GATT. Voir Ambassade des Etats-Unis, Documentation économique (DE), no.68, 29 novembre 1972.
40 – KISSINGER (H.) : A la Maison Blanche, p. 51. Sur la stratégie nucléaire américaine, on pourra consulter : MELANDRI (Pierre) : « Imaginer l’inimaginable. Guerre nucléaire et stratégie américaine depuis 1945 » in Vingtième Siècle, no.l, janvier 1984, p. 57-73 ; KAPLAN (Fred) : The Wizards of Armageddon, New York, Simon and Schuster, 1983 ; FREEDMAN (Lawrence) : The Evolution of Nuclear Strategy, Londres, Macmillan, 1981.
41 – La politique étrangère..., p. 54
42 – KISSINGER (Henry) : « L’OTAN : les trente prochaines années », in Politique étrangère, 1979, no.2, p. 263-274.
43 – Voir à ce propos SCHWARZ (D.) : op. cit., p. 186.
44 – LEGGE (J. Michael) : Theater Nuclear Weapons and the NATO Strategy of Flexible Response, Santa Monica, California, RAND, april 1983, p. 15.
45 – KISSINGER (H.) : A la Maison Blanche, p. 410.
46 – LEGGE (J.M.) : op. cit., p. 20.
47 – Ibid., p. 26-27.
48 – Extrait d’un article publié in Foreign Affairs, vol. 48, no.2 (janvier 1970) par Graham ALLISON, Ernest MAY et Adam YARMOLINSKI, cité in KISSINGER (H.) : A la Maison Blanche, p. 207.
49 – BRZEZINSKI (Zbigniew) : Power and Principle. Memoirs of the National Security Advisor. 1977-1981, London, Weidenfeld and Nicolson, 1983, p. 558.
50 – BRANDT (Willy) : De la guerre froide à la détente. 1960-1975, Paris, Gallimard, 1978, p. 286.
51 – KISSINGER (H.) : A la Maison Blanche, p. 546.
52 – Ibid., p. 1021.
53 – Voir à ce propos le récit du négociateur américain, SMITH (Gerald) : Doubletalk, New York, Doubleday, 1980, p. 481-482 et NEWHOUSE (John) : Cold Dawn, New York, Rinehart and Winston, p. 180-181.
54 – Allocution prononcée à Düsseldorf, DE, no.64, 25 avril 1972.
55 – JOBERT (Michel) : Mémoires d’avenir, Paris, Grasset, 1974, p. 268.
56 – Voir sur tout ceci DENIZET (Jean) : Le dollar, Paris, Fayard, 1985.
57 – Cité in La crise du système monétaire international, Paris, La Documentation française (Cahiers français), 1973, p. 15.
58 – SCHAETZEL (R.) : op. cit., p. 57.
59 – ODELL (John S.) : « The US and the emergence of flexible exchange rates : an analysis of foreign policy change » in International Organization, vol. 33, no.1, hiver 1979, p. 74.
60 – KISSINGER (H.) : A la Maison Blanche, p. 444.
61 – Cité in Secrétariat général du Gouvernement : Documents officiels, no.33, 12-18 août 1971, p. 454.
62 – La première a eu lieu les 10-11 juin 1971.
63 – Les Américains reprochaient surtout aux Européens de détaxer les produits exportés alors que leurs propres produits, qui sortaient déjà taxés, devaient supporter la TVA à l’entrée de la Communauté, ainsi que de ne pas assez ouvrir leur marché aux produits japonais qui déferlaient du coup sur leur pays. Mais les Européens invoquaient les quotas américains qui touchaient 20 % de leurs exportations, l’American Selling Price (estimation des marchandises étrangères en fonction des prix de vente de produits équivalents fabriqués aux Etats-Unis) et le Buy American Act (préférence assurée aux produits « américains » sur les marchés gouvernementaux).
64 – Cité in KISSINGER (H.) : A la Maison Blanche, p. 444.
65 – New York Times (NYT), 27 novembre 1972.
66 – Cité in WAJSMAN (Patrick) : L’illusion de la détente, Paris, PUF, 1977, p. 168.
67 – KISSINGER (Henry) : Les années orageuses, Paris, Fayard, 1982 (2 vol.), p. 170.
68 – HALDEMAN (H.R.) : The Ends of Power, New York Times Books, 1978, p. 167 et suivantes.
69 – KISSINGER (H.) : Les années orageuses, p. 176-177.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016