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L’architecture : la réception immédiate et la réception différée

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Gérard Monnier

Le pavillon de l’aluminium, Jean Prouvé, 1954

Reconstruction et défauts de transmission

Axel Vénacque

Texte intégral

  • 1 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, coll. Bibliothèque des idé (...)

1« Et si Abel Gance, en 1927, s’écrie avec enthousiasme : “Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma… Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les religions elles-mêmes… attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent à nos portes pour entrer”, il convie sans s’en douter à une vaste liquidation. »1

2Il va être ici question d’un bâtiment qui, parmi d’autres, pourrait être un instrument pour évaluer le système de protection du patrimoine récent (disons du xxe siècle) tel qu’il fonctionne en France actuellement et d’entrevoir le nombre des difficultés nouvelles qu’il ne manquera pas de rencontrer à l’avenir.

3Il s’agit d’un hall d’exposition démontable, le pavillon du centenaire de l’aluminium. C’est un bâtiment conçu par Jean Prouvé en 1953, réalisé en 1954 sur un quai de la Seine à Paris et qui a été inscrit à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques en 1993.

4Depuis 1990, nous avons pu suivre le processus de sa conservation en regard de la procédure retenue par l’institution des monuments historiques et que l’on peut résumer par le menu : identifier > protéger > entretenir (et, ou) restaurer > valoriser (animer).

5Alors que l’opération de sauvegarde du pavillon est aujourd’hui au terme de ce processus, il apparaît que si des problèmes importants se posent déjà à ceux qui ont la charge de recenser (identifier) et protéger les objets de patrimoine (on imagine la multitude des objets considérables et sur lesquels il reste à émettre un avis), des problèmes nouveaux viennent aussi s’ajouter aux anciens comme notamment celui de la restauration des bâtiments issus des technologies récentes.

Ill. n° 1 — L’exposition du centenaire de l’aluminium, Paris, 1954.

  • 2 Si des savoir-faire traditionnels se sont parfois perdus, ils semblent pourtant plus accessibles a (...)

6Le renouvellement des matériaux et des techniques de construction est de plus en plus rapide, et nous savons à peine réparer les bétons des années 1920. Si bien que des matériaux et des produits, d’il y a seulement vingt ans parfois, ont déjà disparu et qu’ils ne peuvent être restitués aujourd’hui qu’à grands frais pour toutes sortes de raisons2.

7On sait aussi que l’équipement (les lots techniques), depuis le début du xxe siècle, a pris une place prédominante dans l’architecture et dans ses coûts et qu’il est le premier à être frappé d’obsolescence. L’architecture c’est de plus en plus de l’équipement, parfois tellement, qu’il devient déterminant dans l’architecture, plus que l’enveloppe elle-même !

  • 3 Dans Sur les quatre routes, Le Corbusier dit à propos de la précision des correspondances du voyag (...)

8Enfin parmi celles qui nous intéresseront, il y a la question de la précision dimensionnelle. Toute relative dans l’architecture traditionnelle pour laquelle les tolérances d’exécution pouvaient revêtir un caractère assez secondaire, elle devient fondamentale dans l’architecture de composants industrialisés assemblés à sec (en kit). Si, comme Le Corbusier, on pouvait encore au milieu du xxe siècle attribuer une précision horlogère à la taille des cannelures et de l’entablement du Parthénon3, c’était somme toute moins pour une exactitude de réalisation que de conception.

9Mais pour revenir plus tard à ces interrogations, portons maintenant un regard sur le cas du pavillon de l’aluminium.

10Bien que savamment conçu, c’est un bâtiment simple comme un hangar et nous partirons du fait que malgré cette simplicité, la version actuelle diffère en bien des points de la version d’origine. C’est cet écart qui nous intéresse puisqu’il contient en germe les problèmes de conservation à venir et qu’il correspond à ce que l’on pourrait appeler le déficit de substance patrimoniale.

  • 4 Le pavillon qui mesurait 150 mètres de long à l’origine a été remonté sur un peu moins de 70 mètre (...)

11Dans l’exemple du pavillon, on s’aperçoit que cette substance, particulièrement délicate, s’échappe par la transformation des dimensions de l’ensemble bien sûr4, mais aussi et peut-être surtout par la modification millimétrique de certains détails ou la perte, plus subtile encore, de la brillance de l’aluminium. De fait, la valeur patrimoniale du pavillon est d’autant plus fragile qu’elle repose sans doute sur l’extrême précision dimensionnelle avec laquelle il a été conçu. Si la restauration est bien un acte de transmission aux générations futures, alors, on admettra que chaque défaut dans la restitution remet un peu plus en cause le sens de l’entreprise de conservation. Paradoxalement, mais c’est un phénomène déjà connu, les deux sources de défauts de transmission constatées ici sont l’histoire et les travaux de restauration. Dans certains cas les apports historiques ou l’usage s’ajoutent à la charge patrimoniale. Il n’en est rien pour le pavillon qui s’apparente plutôt à une automobile, un produit de série sorti d’usine parfaitement achevé et dont l’état initial restera le plus fidèle témoin.

  • 5 Axel Vénacque, Le pavillon du centenaire de l’aluminium, un monument déplacé, Jean-Michel Place éd (...)

12Passons donc sur la description du bâtiment, largement détaillée ailleurs5, et commençons par son histoire depuis 1954 en nous intéressant aux états et statuts successifs qu’il a connus. Elle révèle des périodes de bonne ou mauvaise fortune et comment s’est déroulée son ascension patrimoniale.

Étape 1 — (1954-1955) un pavillon d’exposition à Paris

  • 6 Maurice Victor, « Le bâtiment de l’exposition du centenaire de l’aluminium », Revue de l’aluminium(...)

13Au moment de son édification, le bâtiment n’est évidemment pas envisagé comme objet patrimonial, mais comme objet publicitaire sur la base d’un programme dicté par les objectifs commerciaux du syndicat de l’industrie française de l’aluminium. Autant que l’exposition qu’il doit accueillir, le pavillon doit être « le symbole le plus apparent de cent années de progrès »6. La réponse de Jean Prouvé, qui connaît le matériau et la construction modulaire en expert, sera en parfaite intelligence avec la commande, le délai, les conditions techniques et économiques de l’époque et aussi le site sur lequel le bâtiment sera temporairement installé. L’implantation particulière sur le quai du port du Gros-Caillou (rive gauche de la Seine, entre le pont des Invalides et le pont de l’Alma) donne au bâtiment son format très particulier d’une halle longue et étroite (150 x 15 m).

Ill. n° 2 — Le nouveau hall en aluminium à la Foire internationale de Lille, 1956.

  • 7 Slogan figurant dans les documents publicitaires de l’époque.

14Au cours de cette première phase, le pavillon, dont la construction en seulement vingt et un jours a déjà été spectaculaire, est au cœur de la campagne médiatique qui accompagne la manifestation. L’exposition est inaugurée par le président de la République, la presse à grand tirage rend compte des festivités et les revues spécialisées donnent tous les détails sur l’édifice qui sublime les qualités du matériau-programme : l’aluminium, « le métal qui donne des ailes au progrès »7. Le nom de son auteur, déjà célèbre, est cité. En 1955, le pavillon est couronné du label « Beauté France ».

Étape 2 — (1956-1986) un hall d’exposition à Lille

  • 8 Les poteaux qui constituent la façade de la buvette sont en effet les mêmes que ceux qui disparais (...)

15Une fois l’événement parisien passé, le bâtiment prévu pour être démonté et remonté est partiellement démantelé et son réemploi organisé. Une grande partie des pièces arrivent à Lille pour servir à la construction d’un hall d’exposition sur le site de la Foire internationale. D’autres sont peut-être envoyées à Évian pour être utilisées dans la construction de la buvette de la source Cachat (1956)8.

16Le remontage à Lille s’effectue sur la base de nouvelles contraintes d’exploitation et sans que Prouvé y soit associé. L’accolement de sa construction à un bâtiment existant donne lieu à des modifications importantes du plan qui, d’une galerie linéaire de 150 mètres, passe à un agencement en équerre avec un développé de façade de 175 mètres. Si ces opérations montrent la capacité d’adaptation de la structure initiale, elles sont aussi la cause de mutilations irrémédiables.

  • 9 Titre d’un encart dans L’Architecture française de mars 1957.

17À l’occasion de sa reconstruction et de son inauguration « le nouveau bâtiment en aluminium de la Foire de Lille »9 fait encore parler de lui dans les journaux locaux et la presse spécialisée nationale mais sans qu’aucun lien ne soit fait avec le fleuron de l’industrie française auquel on rendait les honneurs deux ans plus tôt. Jean Prouvé, pourtant connu à Lille pour sa participation à la façade du Grand-Palais de la Foire à l’ombre duquel a été installé le pavillon, n’est jamais mentionné.

18Le bâtiment tombe alors dans l’anonymat d’une affectation purement utilitaire.

  • 10 À noter que l’existence de ce dossier n’aura aucune incidence sur la destruction du bâtiment le 7 (...)

19Tous les Lillois se rendant à la Foire le fréquenteront pendant plus de trente ans sans y prêter plus d’attention qu’à un hangar ordinaire. Cette déchéance finira par rejaillir sur la connaissance que croit en avoir un public plus averti puisqu’il sera confondu dans l’esprit de certains spécialistes avec son voisin, lui aussi revêtu de panneaux d’aluminium de Prouvé. De fait, s’il existait bien un dossier sur le Grand-Palais dans les tiroirs de l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques10, le dossier du pavillon de l’aluminium, lui, était vide au moment de l’inscription en 1993.

Ill. n° 3 — Le hall H de la Foire de Lille, mars 1992.

Étape 3 — (1986-1992) le hall H de la Foire de Lille

20En 1986, les bâtiments de la Foire de Lille doivent accueillir les assises nationales du parti socialiste. Les façades décrépites du Grand-Palais et du pavillon (devenu le « hall H ») subissent un ravalement à la hâte et c’est un bardage d’acier des plus ordinaires qui parachève leur disgracieuse et définitive image. À quelques centaines de mètres du centre-ville où trônent les joyaux de l’architecture flamande du xviie siècle, ces silhouettes rébarbatives, tout droit sorties des médiocres paysages de zones d’activités, sont, désormais et au mieux, impuissantes à éveiller la considération susceptible de les sauver.

  • 11 Exposition Jean Prouvé constructeur, du 24 octobre 1990 au 28 janvier 1991, galerie du CCI, Centre (...)

21Au début des années 1990, l’intérêt pour le pavillon refait pourtant surface à l’occasion de l’exposition « Jean Prouvé constructeur »11. Pour ceux qui le visitent alors, avec en tête les seules photographies de 1954 publiées dans les différents ouvrages sur Prouvé, il est méconnaissable. De rares ouvertures dans les hideux revêtements extérieur et intérieur permettent néanmoins de reconnaître quelques pièces qui attestent de sa présence. Avec le temps, les transformations et l’usage ont eu raison de l’expression de performance et d’innovation qui avait fasciné le public de l’exposition du centenaire et fait la fierté de ses promoteurs.

  • 12 Avec l’arrivée du TGV à Lille et la création du quartiers des gares, le site de la Foire est alors (...)

22Désaffecté en 1992, situé sur un périmètre en pleine mutation urbaine12, il n’est plus qu’un vestige fragile et gênant. Lui reconnaître une valeur dans ces conditions, c’est même en faire un obstacle au renouvellement urbain qui s’amorce.

Étape 4 — (1993-1998) protection ou destruction

  • 13 Commission régionale du patrimoine historique archéologique et ethnologique.

23En février 1993, alors que la démolition de toutes les installations du site est programmée pour le milieu de l’année, la COREPHAE13 décide de protéger le bâtiment. Il ne fait aucun doute à ce moment que pour les représentants de cette commission, c’est plus la notoriété de Jean Prouvé qui plaide en faveur du pavillon que les qualités propres de sa réalisation oubliée. Et pour cause, elles sont devenues imperceptibles étant donné le niveau de dégradation atteint. En plus de l’illustre paternité, il reste néanmoins au pavillon un autre atout qui s’avérera déterminant : la « démontabilité ». Car si sa localisation, dans l’emprise du nouveau quartier en cours de construction, est le premier des dangers qui le menacent, le bâtiment peut être déplacé rapidement. La façade du Grand-Palais n’a pas cette chance, elle sera abandonnée au démolisseur.

24À travers les destins divergents des deux constructions, on voit d’ailleurs à quel point elles restent considérées selon la vision classique de l’architecture comme ensemble, puisque bien qu’il existe dans un cas comme dans l’autre des composants architecturaux démontables qui s’apparentent à la pièce détachée automobile, aucune des pièces de la façade du Grand-Palais ne fera l’objet d’une procédure de conservation.

  • 14 La formule complète est : « Est inscrite sur l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques (...)

25À la formule adoptée dans l’arrêté d’inscription : « structure démontable »14, sujette à interprétation, on comprend aussi l’embarras de l’institution devant la nécessité de faire entrer dans les catégories établies de l’immobilier ou du mobilier un objet hybride comme le pavillon de l’aluminium, monument nomade, lâché dans la nature armé de son périmètre de protection de 500 mètres.

26Comme souvent, ce changement de statut laisse pendante la question de l’usage et effarouche même les promoteurs d’une réutilisation potentielle.

27Au cours de l’été 1993, le pavillon sera donc démonté et ses pièces stockées dans la région lilloise. Dans l’attente d’une issue incertaine, elles y resteront pendant cinq ans moyennant un loyer de 7 000 francs par mois qui finira par peser comme une nouvelle menace de destruction.

Ill. n° 4 — Le pavillon de l’aluminium de Jean Prouvé, Villepinte, octobre 2000.

28Cette fois le pavillon vient pourtant bien de basculer dans un autre monde. Il n’est plus apprécié pour l’image spectaculaire qu’il devait diffuser ou pour l’espace généreux mis à disposition par sa structure, mais parce qu’il témoigne d’un état de l’architecture avec ce qu’elle détient d’informations techniques et culturelles à un moment précis de l’histoire.

29Au même moment et dans la perspective d’un remontage hypothétique commencent à se poser les questions éludées lors de l’inscription et relatives à l’intégrité de l’œuvre : on protège quoi ?

30Il faut alors faire l’inventaire de l’existant et tenter d’appliquer la doctrine. Faut-il restituer : l’état d’origine ? les transformations liées à l’histoire ? l’état idéal ? La mémoire de l’usage et des événements attachés au bâtiment constitue-t-elle une matière à transmettre ?

  • 15 Exposition L’art de l’ingénieur, du 25 juin au 29 septembre 1997, Centre Georges-Pompidou, Paris.

31En 1997, le débat en est toujours au stade théorique. L’œuvre est célébrée à Beaubourg dans le cadre de l’exposition « L’art de l’ingénieur »15 et abandonnée à Lille où la mise à la casse est envisagée si une alternative au stockage coûteux n’est pas trouvée. À en croire l’étonnante séparation qui s’opère entre les états en quelque sorte matériel et spirituel du monument on s’aperçoit qu’il peut désormais exister deux pavillons : d’un côté la construction réelle, en perdition mais seule détentrice d’informations palpables et originales, de l’autre l’étincelante image de sa gloire distillée par l’historiographie. Là où l’on est habitué à voir la seconde subvenir à la disparition de la première, ce qui frappe, c’est la simultanéité des processus qui affecte la pérennité du modèle et favorise la communication de ses copies livrées à toutes les distorsions de l’interprétation.

Étape 5 — (1998-2000) Un hall d’exposition de Jean Prouvé au Parc des expositions de Villepinte

  • 16 Joseph Belmont, architecte en chef des bâtiments civils et des palais nationaux, enseignant, a com (...)
  • 17 Société immobilière du Palais des congrès.

32En décembre 1998, l’action conjointe, pour la recherche d’une solution, de personnalités comme Joseph Belmont16 et des services du ministère de la Culture finit par porter ses fruits. La SIPAC17 fait l’acquisition des pièces du bâtiment pour un remontage à côté du hall 7 du Parc des expositions de Paris Nord-Villepinte. La maîtrise d’œuvre de la reconstruction est confiée à l’agence Architecture Studio qui achève la réalisation des 30 000 m2 du hall 7.

  • 18 Le fonds Jean Prouvé déposé aux archives départementales de Meurthe-et-Moselle a été mis à disposi (...)

33Grâce aux nombreux documents existants, le travail des architectes se fonde sur l’analyse des dossiers de plans du fonds Prouvé18. Mais si l’enjeu patrimonial de l’opération est compris et accepté par tous les protagonistes, cette période de recherche et de projet s’inscrit aussi dans le cadre d’une entreprise privée beaucoup plus vaste pour laquelle le temps et les finances sont comptés. Aussi, faut-il apporter des réponses aux questions patrimoniales en même temps qu’aux contraintes d’exploitation et de réglementation actuelle. Aux contradictions issues de la confrontation des points de vue experts s’ajoutent encore les intentions parfois troubles d’idéalisation du bâtiment et la tendance à une dérive iconique.

34Dans ces conditions, on se rend compte que la reconstruction du pavillon n’a été possible qu’au prix de la disparition d’une nouvelle partie de sa substance.

35Si le jour de sa troisième inauguration, en avril 2000, le pavillon de l’aluminium retrouve au moins un peu de sa prestigieuse identité et un usage conforme à sa destination, il a encore subi une nouvelle vague de modifications eu égard à son état initial.

36En fait, la variété des composants du bâtiment reconstruit est, du point de vue de l’authenticité, assez grande. Elle peut s’exprimer selon les catégories suivantes : pièces d’origine nettoyées ; pièces d’origine endommagées, nettoyées et complétées par des parties d’origine ou neuves ; pièces neuves identiques aux pièces d’origine ; pièces neuves modifiées par rapport à la version d’origine, pièces neuves n’existant pas dans la construction d’origine.

  • 19 Signe de la difficulté à faire prendre conscience de la valeur irremplaçable des pièces d’origine, (...)

37À titre d’exemple, les panneaux d’aluminium qui se partageaient la façade avant avec des panneaux de verre de même module ont disparu de celle-ci en même temps que le jeu plastique essentiel qu’ils devaient accomplir19. En aluminium pur à 99,5 % alors que les autres composants représentaient la palette des différents alliages, on peut considérer qu’ils étaient les pièces emblématiques du bâtiment. Outre ce préjudice causé à l’esthétique et à l’ordre symbolique de la façade, l’absence des panneaux contribue à actualiser l’image du pavillon en survalorisant le contraste entre la structure, métallique et le remplissage, en verre. La disparition de la brillance de l’aluminium et parallèlement l’aspect des verres actuels plus vert et plus épais poussent encore plus loin cette modification architectonique. Dans ce mouvement qui tend à exalter la performance structurelle au détriment d’une lecture plus combinatoire, onze travées ont été totalement déshabillées des éléments de remplissage.

38De son côté, particulièrement indifférente aux problématiques patrimoniales, l’évolution permanente de la réglementation creuse le fossé entre la faisabilité d’hier et celle d’aujourd’hui, a fortiori celle de demain. Le vitrage de 4 millimètres d’épaisseur à l’origine a ainsi été remplacé par un vitrage de 9 millimètres. L’augmentation non négligeable de l’épaisseur et du poids des glaces a provoqué la modification des profils de menuiserie, très importants pour l’expression de légèreté des façades. La face visible de ses traverses a été portée d’une largeur de 24,5 millimètres à 32 millimètres. Une variation imperceptible sans élément de comparaison et d’autant plus insidieuse par rapport à l’impression d’ensemble.

39Il n’est pas question ici de contester la valeur de ces transformations, choisies ou imposées, d’un point de vue architectural, mais de constater qu’ils conduisent à une mutation fondamentale du message émis en 1954.

40L’addition de ces « falsifications » successives, qu’elles soient intentionnelles ou non, réussies ou non, lisibles ou non, finit par gauchir le témoignage inscrit dans l’œuvre originale et l’atteint dans ce qu’il a de plus précieux : sa précision. Pour filer la comparaison avec l’automobile, à quoi ressemblerait la DS 19 Citroën après une série de telles transformations approximatives ?

  • 20 Acquisition : 300 000 francs — Budget travaux : 6 000 000 francs dont 20 % du ministère de la Cult (...)

41Les premières questions qui viennent à l’esprit au terme d’une opération de ce type tournent évidemment autour de l’utilité de sauver un bâtiment comme celui-là étant donné, d’une part, les difficultés insurmontables de restitution et, d’autre part, le coût de reconstruction qui s’élève à 6 millions de francs, dont 20 % de financement public20.

  • 21 L’Architecture d’aujourd’hui, n° 331, novembre-décembre 2000, « Le temps en chantier ».

42« Il n’est pas tant question de restaurer que de savoir au juste pourquoi — et pour qui — entreprendre des campagnes de rénovation qui s’avéreront immanquablement onéreuses » écrivait très justement Charles Bilas dans un article intitulé : « La modernité architecturale sous bénéfice d’inventaire »21.

43Le pavillon du centenaire de l’aluminium de Jean Prouvé pourrait n’être plus aujourd’hui qu’une série de belles photos légendées dans des livres d’histoire de l’architecture ou une modélisation informatique dotée des moyens exploratoires les plus pointus. On pouvait déjà se satisfaire de ces formes de conservation documentaire peu coûteuse, même si elles sont moins authentiques que le bâtiment lui-même.

44Pour répondre à ces interrogations, le premier problème est de reconnaître la valeur du bâtiment lui-même, et une valeur telle qu’elle fonde l’entreprise de conservation.

45Il faut donc argumenter, donner des critères qui font d’un objet noyé dans un patrimoine foisonnant, un élu digne d’être sorti du rang. Et ce n’est pas forcément l’extraordinaire qui fait critère (exemple : la 2 CV Citroën est au moins aussi importante que la 300 SL Papillon de Mercedes-Benz).

  • 22 François Loyer, « La modification des critères dans l’évaluation du patrimoine contemporain préala (...)

46Par ailleurs, le fait que l’on se repose sur la notoriété de l’auteur pour juger de la valeur d’un bâtiment est déjà significatif des faibles appuis scientifiques dont on dispose pour faire son diagnostic, c’est un signe distinctif qui peut s’avérer d’une pertinence relative quant à la valeur intrinsèque de l’objet. Sur un autre plan, François Loyer a montré combien pouvait être illusoire le « vedettariat » bâti sur les publications22.

47Il est plus difficile d’établir la valeur d’innovation technique ou d’usage, notions également difficiles à faire partager au grand public. Le fait d’isoler d’abord le bâtiment pour y chercher l’intérêt universel qui justifiera sa distinction ne signifie d’ailleurs pas que l’on puisse se passer d’une étude sur son auteur et sur la place qu’il occupe dans l’œuvre de celui-ci.

48En ce qui concerne le pavillon de l’aluminium, on retiendra d’abord son importance par rapport à l’histoire d’un matériau et des techniques qui s’y rattachent (réalisation par des entreprises à la pointe des techniques de production de l’époque). Il constitue, dans le domaine de la construction au moins, une source d’informations précises et datée. Dans la limite posée par les défauts de restitution évoqués plus haut, sa visite permet à chacun, mieux qu’aucune image, d’évaluer la modernité des années 1950 et de ressentir la performance qu’il a représentée pour ses contemporains.

49En cela le bâtiment préservé dans son authenticité (mais à quoi tient-elle ?) est la possibilité offerte aux générations futures d’effectuer leur propre interprétation ou jugement, d’évaluer par l’expérience les distances qui nous séparent.

50Si l’objectif pour l’historien est de proposer une analyse et une lecture de l’histoire à travers la confrontation des documents, des témoignages et l’exposé des points de vues, la lecture du bâtiment ne sera pas la même si on l’étudie comme à la table de dissection de façon clinique, tel qu’il apparaît en lui-même, en l’isolant de l’histoire des techniques, de l’histoire économique et sociale, de l’histoire de l’art, de l’histoire de son concepteur aussi !

51À l’inverse, la lecture du bâtiment sera aussi modifiée si on l’inscrit dans une dimension généalogique (par exemple comme une étape entre la Galerie des machines de 1889 et l’architecture immatérielle de ces dernières années).

52Mes propres propos sur le pavillon sont autant l’expression de ce que j’y cherche que ce qu’il est réellement.

53Le pavillon, en tant que monument historique, bouscule les habitudes. Atypique au milieu de ses pairs, il révèle peut-être l’absence de protection de bâtiments du xxe siècle qui lui ressemblent et attendent d’être identifiés. Il pose de nombreuses questions à propos desquelles il est possible d’avancer des éléments de réponse, mais qui méritent encore d’être débattues avant d’adopter des positions de principe.

54En guise de conclusion, voici certaines questions réunies par thèmes qui, en même temps qu’elles peuvent mettre en lumière les spécificités du pavillon de l’aluminium, ouvrent sur un champ de réflexion beaucoup plus large.

Un monument éparpillé

55La démontabilité implique pièces détachées et déplacement.

Pièces détachées

  1. Qu’est-ce qui a été inscrit à l’Inventaire en 1993 ? (ce qui se trouvait sur le site de la Foire de Lille ou la totalité des pièces encore existantes ?) (à Lille, à Évian ?)
  2. Chaque pièce a-t-elle valeur de monument ? Engendre-t-elle des mesures particulières ou ne prend-elle sa valeur monumentale que dans l’ensemble reconstitué (le bâtiment était-il encore protégé quand il était stocké à Lille ?) ? Pour le remontage à Villepinte le périmètre de protecttion de 500 mètres a été « désactivé » parce qu’il devenait trop contraignant pour le parc des expositions.
  3. Le bâtiment de 150 mètres sur 15 avait des proportions particulières. Quelle importance revêtent les dimensions de l’ensemble d’origine ? Le fait qu’il s’agit d’une construction répétitive et industrialisée autorise-t-il sa fragmentation ? le bâtiment peut-il être divisé (implanté à 2 ou 4 endroits), remonté sans certaines pièces (panneaux de façade) ?
  4. Peut-il être remonté différemment de la version d’origine (en sachant qu’il a été protégé dans sa version lilloise) ?

Déplacement/implantation

56Nous ne sommes pas dans le cas d’un bâtiment attaché à un environnement de façon définitive : le port du Gros-Caillou à Paris. Pourtant Jean Prouvé a bien conçu le pavillon par rapport à cet emplacement spécifique. Des contraintes tangibles et donc l’intelligence qui en découle y sont partiellement attachées (gabarit, linéarité du quai, présence des arbres, façade arrière adossée, aveugle…).

  1. Jusqu’à quel point le contexte a-t-il influencé la conception (présence de la surface miroitante de la Seine, arrière-plan de la Tour Eiffel) ? La façade, plein nord à Paris, est plein sud à Villepinte (ce qui n’est pas indifférent pour le confort climatique du bâtiment).
  2. N’importe quel site est-il à même de recevoir le bâtiment ?
  3. Alors qu’il était déjà inscrit à l’Inventaire, il a été question de remonter le pavillon en Allemagne. Le pavillon pourrait-il sortir de France ? Que devient alors sa protection ?

Anonymat

57À propos du déplacement : Il est frappant de constater que ses problèmes viennent un peu de son statut « d’immigré ». Lorsqu’il est implanté à Lille, ce n’est pas l’œuvre d’un artiste ou architecte local (pas de pression sentimentale, familiale ou institutionnelle comme celle qui fonctionne plutôt bien à Nancy).

58Dans l’ouvrage Lille-Métropole publié fin 1993, le pavillon est tout juste mentionné, sans photo (il est vrai que le principe de la publication était plutôt de montrer des photos contemporaines et donc des constructions encore existantes ; la façade du Grand-Palais de la Foire n’apparaît pudiquement que sous la forme d’un dessin de détail pour les mêmes raisons).

L’esprit de la matière

59Si on commence à connaître la restauration des bétons, ce n’est pas forcément le cas de l’aluminium et de ses alliages (on a de la chance, c’est un matériau qui a la vie dure par rapport à l’acier, par exemple).

  1. Quelles techniques de nettoyage et de protection employer ?
  2. Faut-il restaurer ou refabriquer des panneaux compte tenu des coûts actuels ? (les unités de production ou les machines et outils d’origine ont disparu. Le coût actuel de réalisation d’une matrice industrielle est de 600 000 francs et le nombre nécessaire de panneaux est de 2 à 300 unités).
  3. Quand on pense à l’importance esthétique du luisant pour les formes carrossées, l’aspect initial de l’aluminium est-il une qualité intrinsèque de l’œuvre ? Faut-il s’efforcer de le restituer ?

L’esprit de l’auteur

60Paradoxe : Prouvé est un progressiste, un anti-conservateur qui construit pour une génération.

  1. Faut-il conserver, contre l’esprit de l’auteur ?
  2. Jusqu’à quel point faut-il accepter les adaptations normatives réclamées notamment par les contrôleurs techniques (contreventement, épaisseur du vitrage : de 4 à 9 mm — doublage du poids — Stadip en bas/verre trempé en haut) ?
  3. Le caractère de production en série qui s’oppose au caractère d’unicité du monument habituel : 114 fermes identiques et reproductibles industriellement ne constitue-t-il pas un nouveau type de monument ? (autrement dit : le pavillon est-il un monument parce que les outils qui ont servi à le fabriquer ont disparu ?) Ou un anti-monument ?
  4. Peut-on restituer ce qui ressort de la conception participationniste du travail chez Prouvé ? Car le pavillon est évidemment (bien que paradoxalement dans ce cas) l’expression de cette conception. C’est peut-être, en définitive, ce qu’il y a de plus précieux à conserver, le sens caché et éclatant des savants assemblages de Jean Prouvé ?

Notes

1 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, coll. Bibliothèque des idées, Gallimard, Paris, 1991.

2 Si des savoir-faire traditionnels se sont parfois perdus, ils semblent pourtant plus accessibles aujourd’hui que certains produits industriels dont la production s’est arrêtée et pour lesquels il n’existe plus ni outils de fabrication, ni stock.

3 Dans Sur les quatre routes, Le Corbusier dit à propos de la précision des correspondances du voyage moderne : « Poésie de l’exactitude, pour qui sait la ressentir, — exactitude dans le temps que les Grecs, eux, avaient mise dans la taille des cannelures et de l’entablement du Parthénon. »

4 Le pavillon qui mesurait 150 mètres de long à l’origine a été remonté sur un peu moins de 70 mètres.

5 Axel Vénacque, Le pavillon du centenaire de l’aluminium, un monument déplacé, Jean-Michel Place éditions, Paris, 2001.

6 Maurice Victor, « Le bâtiment de l’exposition du centenaire de l’aluminium », Revue de l’aluminium, n° 216, décembre 1954.

7 Slogan figurant dans les documents publicitaires de l’époque.

8 Les poteaux qui constituent la façade de la buvette sont en effet les mêmes que ceux qui disparaissent du pavillon au moment du transfert à Lille. L’utilisation des mêmes composants dans des bâtiments différents est un développement logique de la production en série. Elle prend des allures de recyclage dans la pratique de Prouvé qui réalise, par exemple en 1953, sa propre maison à partir de pièces et matériaux récupérés dans ses ateliers.

9 Titre d’un encart dans L’Architecture française de mars 1957.

10 À noter que l’existence de ce dossier n’aura aucune incidence sur la destruction du bâtiment le 7 août 1993.

11 Exposition Jean Prouvé constructeur, du 24 octobre 1990 au 28 janvier 1991, galerie du CCI, Centre Georges-Pompidou, Paris.

12 Avec l’arrivée du TGV à Lille et la création du quartiers des gares, le site de la Foire est alors inclus dans la ZAC d’Euralille.

13 Commission régionale du patrimoine historique archéologique et ethnologique.

14 La formule complète est : « Est inscrite sur l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques la structure du pavillon de l’aluminium démontable. »

15 Exposition L’art de l’ingénieur, du 25 juin au 29 septembre 1997, Centre Georges-Pompidou, Paris.

16 Joseph Belmont, architecte en chef des bâtiments civils et des palais nationaux, enseignant, a commencé sa carrière chez Jean Prouvé à Nancy. Il a notamment réalisé des écoles industrialisées sur un modèle mis au point pour les sociétés Saint-Gobain et Péchiney. Il a dirigé la mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques. Il a longtemps présidé l’association « Les amis de Jean Prouvé ». En 1998, ses relations avec Ivan Comoli, président de la SIPAC permettent l’aboutissement du projet de remontage à Villepinte.

17 Société immobilière du Palais des congrès.

18 Le fonds Jean Prouvé déposé aux archives départementales de Meurthe-et-Moselle a été mis à disposition par les archives modernes de l’architecture lorraine.

19 Signe de la difficulté à faire prendre conscience de la valeur irremplaçable des pièces d’origine, au moment du transfert de Lille à Paris en 1998, les panneaux de façade, près de 300 pièces, ont été volées par manque de surveillance. Leur état les rendait de toute façon difficilement utilisables, et le coût d’une refabrication s’est avéré trop élevé. Le seul panneau qui a pu être sauvé a été monté sur la façade.

20 Acquisition : 300 000 francs — Budget travaux : 6 000 000 francs dont 20 % du ministère de la Culture. 2 250 m2 d’origine > 1 000 m2 clos couvert dont 250 m2 couvert — soit 6 000 F/m2 moyen.

21 L’Architecture d’aujourd’hui, n° 331, novembre-décembre 2000, « Le temps en chantier ».

22 François Loyer, « La modification des critères dans l’évaluation du patrimoine contemporain préalable à une politique de protection », art. cité au cours des rencontres organisées à Nancy les 22 et 23 mai 1996 autour du sujet, Jean Prouvé ?… spécificité de son patrimoine, protection, restauration, conservation, École d’architecture de Nancy-LHAC/Archives modernes de l’Architecture Lorraine-AMAL.

Table des illustrations

Légende Ill. n° 1 — L’exposition du centenaire de l’aluminium, Paris, 1954.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/510/img-1.jpg
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Légende Ill. n° 2 — Le nouveau hall en aluminium à la Foire internationale de Lille, 1956.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/510/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 239k
Légende Ill. n° 3 — Le hall H de la Foire de Lille, mars 1992.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/510/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 285k
Légende Ill. n° 4 — Le pavillon de l’aluminium de Jean Prouvé, Villepinte, octobre 2000.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/510/img-4.jpg
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