La persistance des difficultés économiques
p. 511-515
Texte intégral
Les lendemains de l’accord du 29 mai
1L’histoire de la politique économique du gouvernement Edén-Branting1 pendant l’été et l’automne 1918 est celle d’une suite ininterrompue de tensions et de déceptions. L’engagement de politique étrangère, auquel Branting avait tant travaillé, l’accord avec les "puissances de l’Ouest", ne porta pas, en effet, les fruits attendus. Le S.A.P., et Branting tout le premier, méconnurent les mécanismes économiques au point de croire que tout salut pouvait venir rapidement de l’extérieur. Cette erreur de jugement, génératrice d’un malaise persistant au sein du gouvernement, discrédita quelque peu le Parti dans l’opinion.
2Il fallut en effet attendre jusqu’au 17 juillet pour que la première cargaison d’Outre-Atlantique touchât la Suède, et encore s’agissait-il de 2 000 tonnes d’huiles de moteur !2 Les premiers transports chargés de céréales n’arrivèrent en Suède que dans les derniers jours d’août3, trois mois après l’accord de Londres ! Au 30 septembre 1918, la Suède n’avait toujours reçu que 20 000 tonnes de céréales4, c’est-à-dire moins de 10 % de ce que lui garantissait l’accord de mai. Ce chiffre apparaissait aussi dérisoire compte tenu du fait qu’avant la guerre, bon an mal an, la Suède devait importer environ le tiers de sa consommation de céréales, à peu près 300 000 tonnes annuelles5. La situation s’était trouvée aggravée encore par le lourd déficit de la récolte suédoise de 1917, comme le souligna Marcus Wallenberg dans une lettre ouverte à la presse, où il se faisait l’avocat de l’accord de Londres6.
3Certes, les perspectives d’importation existaient, étaient connues de la population, et, combinées à des récoltes de céréales "qui s’annonçaient bien" pour 19187, permettaient de spéculer sur l’avenir immédiat. C’est ce que fit le gouvernement, convertissant par nécessité sa prudence en audace : dans les premiers jours d’octobre il annonça que les rations de pain seraient augmentées à compter... du 2 novembre 1918. C’était s’en remettre corps et âme aux dieux de la moisson et de la navigation. De plus le pays ne vivait pas que de pain. Comme le déplora C.E. Svensson devant le groupe parlementaire le 1er novembre, le gouvernement n’avait pu véritablement se décider entre la liberté et la règlementation, entre les lois du marché et les contraintes du rationnement et des livraisons obligatoires. On n’avait mené qu’une demi-politique, alors que la Suède en était toujours réduite à vivre de ses seules ressources8.
4De fait seule la consommation de pain et de sucre étaient soumises à une règlementation unique et systématique. Pour le reste le gouvernement continua à tâtonner pendant tout l’été et le début de l’automne. S’il dut naviguer au plus près, c’était d’abord et surtout parce que les deux partis de la coalition représentaient largement des groupes sociaux et des intérêts économiques divergents, sinon opposés : les Libéraux, politiquement et sociologiquement, représentaient les milieux paysans, les producteurs agricoles, tandis que le S.A.P. restait le porte-parole des consommateurs les plus démunis. Le ministre libéral de l’agriculture Alfred Peterson (de Påboda) était un paysan. Tout le mois de juillet 1918 fut en grande partie occupé par le conflit entre le Ministre et la Commission des Approvisionnements (F.H.K.). La Commission voulait en particulier imposer une règlementation générale et un rationnement de la pomme de terre, et le ministre s’y refusait9. Cette situation était aussi dangereuse pour l’unité du S.A.P. Les ministres et Branting estimaient que priorité devait être donnée à la politique extérieure, à l’heure où la guerre approchait de son terme, et qu’il fallait préserver avant tout l’unité et la cohésion du gouvernement. Mais le mécontentement était grand dans le pays et dans le Parti face à la hausse des prix et à la pénurie. En mars on avait bien augmenté le prix maximum de la pomme de terre, mais ce fut insuffisant pour convaincre les paysans. Nils Karleby dans le quotidien social-démocrate du Sud-Ouest de la Suède, Skånska Socialdemokraten, demanda la démission du gouvernement. C’est sans doute pour éviter que le poste de rédacteur en chef de Arbetet vacant après le départ de Gunnar Löwergen10 ne fût confié à Ernst Wigfors, le jeune universitaire socialiste de Lund jugé peu sûr dans sa fidélité à l’égard de la direction du Parti, que Nils Person et Värner Rydén firent pression pour imposer Arthur Engberg et maintenir ainsi le journal dans la ligne modérée du Parti11.
5Les critiques contre le gouvernement dénonçaient en particulier son refus d’introduire le rationnement de la pomme de terre. Or du fait du déficit en céréales et des retards de livraisons d’outre mer, la pomme de terre faisait l’objet de transferts de consommation. Le Conseil des Ministres, finalement, trouva un compromis sous l’influence de Rydén à la fin de juillet Un système fut adopté, réquisitionnant la production, garantissant des rations journalières de 500 grammes de pommes de terre pour les consommateurs, ce qui donnait satisfaction aux sociaux-démocrates12, mais soustrayait les producteurs au rationnement, ce qui donnait satisfaction aux libéraux et au ministre de l’agriculture13.. Malgré le recours à l’expropriation dans le courant d’octobre, on ne trouva pas la récolte de 2 millions de tonnes sur lesquelles on avait compté, et il fallut réduire les rations14.
6L’inaptitude du gouvernement à maîtriser la politique de ravitaillement du pays était dénoncée jusque dans le Socialdemokraten15. La politique du gouvernement était, selon lui, caractérisée par l’opportunisme et le désarroi. Il était toujours précédé par les événements et se révélait incapable de mettre sur pied un plan raisonné où les mesures adoptées fussent en harmonie les unes avec les autres ! Plus grave encore, il commettait "les péchés de l’ancien régime" : combattre la "pénurie" des produits agricoles intérieures par le consentement à la hausse des prix. La politique du "à tout prix" était une politique de "désespoir" et on avait atteint "le point du rupture’’16.
7Le samedi 12 octobre, 3 000 ouvriers métallurgistes défilèrent à Stockholm. Selon leurs orateurs la politique de rationnement avait largement échoué et le marché noir florissant la rendait totalement illusoire. La résolution qu’ils adoptèrent dénonçait les rations insuffisantes de pommes de terre, la pénurie quasi totale pour certains produits de première nécessité comme le lait, les "prix d’usuriers", pour tout le reste. Le mécontement et l’amertume avaient atteint "un degré inconnu" chez ces ouvriers qui exigeaient que fût mis fin à "la situation privilégiée" des producteurs17.
L’échec de la politique de rationnement et les menaces de crise
8A la fin d’octobre et au début de novembre le S.A.P. au pouvoir dut compter avec la pression de ses propres troupes et avec le mécontentement de plus en plus ouvert de la rue. Les réunions des instances supérieures du Parti se multiplièrent alors. En prévision de la réunion extraordinaire du Riksdag appelée à se tenir le 30 octobre 1918 les membres du Comité Directeur et du Conseil de Confiance rassemblées à la mi-octobre décidèrent de demander au gouvernement que le Riksdag du 30 octobre fut en priorité consacré à un débat général sur la politique de ravitaillement18. Naturellement les socialistes de gauche tiraient à boulets rouges sur "le socialisme ministériel" et exigeaient le retrait des quatre ministres sociaux-démocrates. Les parlementaires réfléchissaient sur le bien-fondé de la caution donnée à une politique de plus en plus impopulaire et pesaient les risques d’une crise ministérielle. "Si on veut que les représentants du Parti au gouvernement le quittent, il faut le dire à temps", déclara Thorsson à la réunion du groupe du 27 octobre. Mais Branting était pour le maintien de la coalition et estimait que ni le changement de ministre de l’agriculture, ni le départ des ministres sociaux-démocrates ne résoudraient rien19. C’était aussi l’avis de Per Albin Hansson20 et aucun majoritaire n’était désireux, en ouvrant une crise, d’ouvrir les voies des désordres sociaux21.
9Cependant les délégations ouvrières se succédaient auprès du gouvernement, le plus souvent avec l’intention d’apporter un soutien aux ministres sociaux-démocrates dans leurs relations avec les libéraux, accroissant en fait l’inconfort de la situation de Palmstierna, Rydén, Thorsson et Undén. Ce fut le cas en particulier le 23 octobre d’une délégation d’Östergötland, conduite par le journaliste Karl Ward et qui représentaient les sections du Parti de Norrköping, Linköping, Motala, Söderköping, Åtvidaberg, Finspång, Kvillinge, Boxholm et Skänninge ! "Les travailleurs qui espéraient beaucoup du nouveau gouvernement, dirent-ils, se sentaient totalement déçus". La défense présentée fut peu convaincante, un peu pitoyable même. On rappela que des crédits de l’État avaient été engagés dans certaines opérations, notamment 20 millions de couronnes pour peser sur le prix du lait Quand on aborda la question si sensible des approvisionnements en pommes de terre, Edén avoua sans fard qu’il ne comprenait pas que les prix au détail pussent atteindre 30 öre le kilo, alors qu’à la production le paysan n’en recevait que 12, ce qui, selon le Premier Ministre, était déjà bien assez élevé ! Le gouvernement fit appel à la patience de la population, rappelant l’arrivée "prochaine" de céréales d’Australie et d’Amérique du Sud…22. Cette délégation, comme d’autres23, ne dut pas tirer beaucoup de réconfort de sa démarche et le mouvement s’amplifia. Le 29 octobre ce fut au tour de la section de Stockholm sous la présidence de Gottfrid Bjorklund de faire, en présence de Thorsson, Palmstierna et Undén, un véritable procès de l’action gouvernementale24.
10Il est évident qu’une faille se dessinait entre la déception des couches profondes du Parti et la détermination de ses responsables à éviter des mesures trop radicales, peu efficaces sur les mécanismes économiques, mais plus sûrement destructrices de la relative confiance qui subsistait entre sociauxdémocrates et libéraux25.
11Alors que le Riksdag se réunissait comme prévu en session extraordinaire le 30 octobre, puis en session secrète le 4 novembre, les parlementaires sociauxdémocrates menaient un débat intense et dramatique. Ce débat confirmait que pour les dirigeants du Parti des considérations de politique étrangère éclairaient la modération de la politique alimentaire. Comme le déclara C.E. Svensson, s’il ne s’était agi que de ravitaillement, le S.A.P. aurait fait valoir sa politique sans s’arrêter au risque de crise ministérielle. Mais il ne s’agissait pas que de cela : d’importantes questions de politique extérieure allaient se poser dans la perspective proche de la paix, et la classe ouvrière devait être représentée dans le gouvernement qui avait à prendre des décisions26. Ce même argument fût développé par Victor Larsson lors de la réunion du 4 novembre27.
12Mais il y avait encore une autre raison. Cette dernière apparaît bien dans une déclaration que fit Branting lors de la réunion du 1er novembre : "Certes, nous n’avons aucun devoir de maintenir la société bourgeoise. Mais nous avons le devoir de veiller à ce que l’évolution que vient de connaître la Russie ne se produise pas en Suède"28. Malgré la cohésion et la discipline du Parti, ses dirigeants continuaient à ne pas sous-estimer le danger bolchévique. Le mécontentement latent dans le pays pouvait offrir un terrain favorable à la "contagion" à l’heure des bouleversements révolutionnaires de Vienne, de Budapest, de Sofia29. Même isolés et peu nombreux, certains signes pouvaient inquiéter ; des cas de refus d’obéissance se produisirent dans l’armée et à Göteborg 12 matelots furent traduits devant le Conseil de guerre30. L’ambassade de Vorovski fonctionnait d’abord comme un centre de propagande et Hellner, par crainte de représailles contre les Suédois de Russie, se résignait à considérer ses "courriers" comme de véritables agents diplomatiques31. A la suite d’une erreur Gulkevich reçut à la fin octobre une correspondance destinée à Vorovski par laquelle le journal "socialiste de gauche" de Göteborg Västsvenska Kurien sollicitait des fonds de l’ambassade des Soviets32.
13Ces deux raisons, principalement, conduisirent les responsables du Parti, autour des quatre ministres et de Branting, à étouffer la fronde des obscurs et des sans grade du groupe parlementaire qui exigeaient la radicalisation de la politique économique, dût-elle provoquer la rupture de la coalition. Lors du débat du 7 novembre 1918 à la seconde Chambre les orateurs du S.A.P. apportèrent leur soutien à la politique du ministère Edén "fondée sur les deux principes de l’augmentation des quantités disponibles par l’essor de la production intérieure et des importations, et de la répartition juste de ces produits"33. Simultanément le Bureau de Presse des Commissions d’État publia l’État des importations au 30 octobre : 82 000 tonnes de céréales avaient été débarquées en Suède contre 30 000 au 30 septembre. Cette lente amélioration conforta le S.A.P. dans son attitude prudente et attentiste "à l’heure où les couronnes roulaient dans la rue"34 . Il n’était pas question de se désolidariser des libéraux, ce qui n’empêchait pas Thorsson de lancer le 8 novembre au Riksdag un "avertissement solennel" aux paysans35, ni la plupart des responsables du Parti de marcher en tête d’un grand cortège "pour une intervention plus ferme de l’État", le 10 novembre.
14Au total il semblerait que le S.A.P., si attentif aux questions économiques quand il était dans l’opposition, n’ait pas, arrivé au pouvoir, éprouvé un intérêt aussi soutenu à les résoudre36. La lenteur à recueillir les fruits de l’accord du 29 mai 1918 le déçut. Puis d’autres considérations devinrent prioritaires. Ces dernières, on l’a vu, exigeaient le maintien de l’unité gouvernementale entre sociaux-démocrates et libéraux. Tandis que les difficultés économiques se résoudraient de la seule manière possible, la reprise normale du commerce international, le pays se devait d’être aussi uni et aussi fort que possible pour faire face aux deux grands problèmes qu’il lui fallait maintenant résoudre : sa place de petite nation non belligérante dans la paix et dans l’ordre international nouveau ; sa place de grande puissance régionale.
Notes de bas de page
1 Bien que, formellement, Branting ne fût plus ministre...
2 Socialdemokraten, 17.7.1918.
3 Bergendal, op. cit., p. 270. Mannerfeldt, op. cit., p. 119.
4 Socialdemokraten, 4.10.1918. "Vad tonnageavtalet givit oss".
5 Cf. supra p. 62 note 152.
6 Socialdemokraten, 2.8.1918.
7 Socialdemokraten, 19.9.1918.
8 Stockholm. Riksdagsgruppens protokoll. 1.11.1918.
9 Cf. la lettre de Peterson à Raoul Hamilton citée par Gerdner, op. cit., p. 348.
10 Cf. supra p. 140.
11 E. Wigforss, op. cit., II, pp. 85-88. Östen Undéns dagböcker. 6.8.1918 (K.B.)
12 E. Palmstierna, op. cit., 30.7.1918.
13 Sur le détail des décisions gouvernementales, cf. Mannerfelt, op. cit., p. 123.
14 De plus de mauvaises conditions climatiques firent que la qualité fut médiocre. La pomme de terre fut attaquée par une maladie inconnue, baptisée provisoirement par la presse "grippe espagnole" (Socialdemokraten, 23.10.1918. "Livsmedelsnämndens skämda potatis").
15 Socialdemokraten, 9.10.1918. "Desperat dyrtidspolitik".
16 Ibid. La pénurie de lait était tout aussi alarmante que celle de pommes de terre. La ville de Stockholm ne reçut de septembre à décembre 1918 que 23 % de sa consommation normale. Comme n’existait aucune politique nationale des prix, la concurrence et la surenchère sévissaient. La Commission de l’alimentation de Stockholm proposa en octobre que le prix du lait fût porté à 65 öre/litre.
17 Socialdemokraten, 14.10.1918.
18 Socialdemokraten, 17.10.1918.
19 Stockholm. S.A.P. Riksdagsgruppens protokoll. 27.10.1918.
20 Socialdemokraten, 19.10.1918. "Livsmedels oron".
21 Cette crainte apparaît aussi dans une confidence de Hellner à Thiébaut : "… Le Ministre ne m’a pas caché qu’il es très préoccupé des progrès du bolchévisme dont la contagion de l’aveu des ministres socialistes du cabinet est sensible dans les milieux ouvriers suédois" (Paris. A.E. Europe 1918-29. Suède. 19 Thiébaut à Pichon. 18.10.1918).
22 Socialdemokraten, 24.10.1918. "Regeringen, F.H.K. och livsmedelsfrågan".
23 Démarches de sections du S.A.P. (Hämösand, Göteborg, Västerås) ou de fédérations syndicales, comme celle des métallos (Jäm o metallarbetare Förbundet).
24 Socialdemokraten, 31.10.1918. "Arbetarekommunens stora livsmedelsmöte". La résolution finale adoptée, hostile aux producteurs, favorable à un durcissement et à une uniformisation de la règlementation, eût entraîné à coup sûr l’éclatement du ministère, si elle eût été retenue par les ministres sociaux-démocrates.
25 De plus "l’absence de solidarité de la Société" dénoncée dans un rapport de Folkhushållningskomission au début d’octobre s’aggravait d’une exaspération des oppositions régionales. Alors que Stockholm se plaignait d’être "une ville assiégée" (en belägrad stad), la presse de Scanie n’hésitait pas à parler du "pillage de la Scanie" (skånes utplundring). (Socialdemokraten, 9.10.1918).
26 Stockholm. S.A.P. Riksdagsgruppens protokoll. 1.11.1918.
27 Stockholm. S.A.P. Riksdagsgruppens protokoll. 4.11.1918.
28 Stockholm. S.A.P. Riksdagsgruppens protokoll. 1.11.1918.
29 Socialdemokraten, 1.11.1918. "Revolutionen i Wien o Budapest. Republiken införd !" Socialdemokraten, 2.11.1918. "Republiken även i Bulgarien".
30 Socialdemokraten, 31.10.1918.
31 E. Palmstierna, op. cit., 27.10.1918.
32 Ny Tid, 4.11.1918.
33 Article de Per Albin Hansson "Urtimandslivsmedelsdebate" in Socialdemokraten, 8.11.1918.
34 Socialdemokraten, 11.11.1918.
35 Stockholm. A.K. 8.11.1918.
36 Certains dirigeants qui, comme Branting, avaient l’expérience des souffrances endurées par les autres peuples en Europe purent aussi estimer "que les Suédois étaient parmi les plus favorisés" (Stockholm. Riksdagsgruppens protokoll. 1.11.1918).
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