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Le Parti social-démocrate suédois et la politique étrangère de la Suède

 | 
Jean-Pierre Mousson-Lestang

Conclusions I et II

Pour une politique étrangère légitime

Texte intégral

1Comme tous les neutres, la Suède dut faire son choix entre la paix et la guerre. Ce choix résulta évidemment largement du rapport des forces politiques en présence dans le pays. Le Ministère responsable apparaissait comme la délégation d’une minorité et le Parlement eût pu lui couper les vivres pour peu que les libéraux y eussent consenti. Le pouvoir manqua d’unité, Hammarskjöld et Wallenberg représentant deux sensibilités, deux visions du monde, deux politiques. Il y avait aussi le roi et le parti de la Cour, l’armée et les milieux d’affaires. Il y avait encore les partis populaires, Staaf et Branting, et bientôt Branting, seul. Le ministère Hammarskjöld, hétérogène et sans assise parlementaire, dura, alors qu’il avait été mis à la gestion des affaires à titre provisoire, et son chef, patriote suédois avant tout, ne fut pas sans mérites.

2Le Parti social-démocrate, premier Parti de la Majorité de la deuxième chambre du Riksdag sans y être seul majoritaire, fut dès le mois d’août 1914 hostile à toute intervention militaire de la Suède dans le conflit et il le resta contre vents et marées pendant les deux premières années de la guerre. Toute l’action du Parti fut alors organisée et orientée en fonction de la politique étrangère, c’est-à-dire en faveur de la politique de neutralité définie les 3 et 8 août 1914.

3Certes la politique étrangère qu’il préconisait fut dès l’abord la politique officiellement adoptée et menée par le gouvernement suédois. Mais cette dernière ne cessa pas d’apparaître précaire et menacée. Elle le fut, d’une part, parce que l’attitude du ministère Hammarskjöld – Wallenberg fut toute d’expectative au moins jusqu’à la bataille de Verdun. Elle le fut, d’autre part, parce que le roi et la reine souhaitaient manifester leur solidarité avec l’Allemagne. Gustave V le fit par des démarches diplomatiques hasardées, dangereuses pour la dynastie et finalement infructueuses. Voulait-il, pouvait-il faire plus ? Le Parti activiste et les émissaires de Berlin l’en pressaient. Tout semblait possible, pour peu que le roi ne résolût à un nouveau "coup de février". Pourquoi ne le fit-il pas ? Tout d’abord parce qu’il manqua une "raison plausible". La Russie, suffisamment engagée ailleurs, évita toute provocation. Si une guerre défensive contre la Russie eût été acceptée et soutenue par toute la nation, sans défaillance des sociaux-démocrates, le "ralliement courageux" à l’Allemagne, c’est-à-dire l’offensive contre la Russie, se fût heurté à une insurmontable résistance populaire. Cette opposition populaire exprimée inlassablement par Staaf dans les derniers mois de sa vie, maîtrisée ensuite et conduite par Branting a dissuadé le roi de s’engager dans une voie fatale. C’est bien, en effet, de dissuasion qu’il convient de parler. Les observateurs étrangers estimaient pourtant que la dissolution du Riksdag, la mobilisation, l’exercice des mesures de contrainte auraient paralysé toute résistance, et les activistes qu’il eût suffi au roi de "mettre la main sur l’épaule de Branting" pour que ce dernier s’effaçât. L’analyse du souverain, et de certains hommes politiques de son entourage comme Trygger, fût différente : la dissuasion fût crédible.

4 Il faut donc conclure que sans le Parti social-démocrate les chances de compter la Suède parmi les belligérants eussent été maximales. Dès lors s’éclaire l’action menée par le S.A.P., le soutien apporté à Wallenberg aussi longtemps que ce dernier chercha à stabiliser les relations avec la Russie, la volonté prolongée d’éviter d’aborder le problème finlandais et la question d’Åland, ou à tout le moins, de les minimiser en estimant, par exemple, suffisante pour la Finlande une réforme constitutionnelle propre à prévenir le dérapage insurrectionnel. On comprend, de même, le combat mené au Parlement et devant l’opinion contre la "politique de représailles" à l’égard de l’Angleterre et contre la menace d’un conflit commercial s’envenimant et se convertissant en crise politique dangereuse pour la neutralité. Ainsi s’explique aussi la politique Scandinave préconisée par les sociauxdémocrates : ni une Ligue des Neutres, ni un Bloc Scandinave, mais un arrimage au contrepoids dano-norvégien, la meilleure garantie contre l’aventure. La liberté nordique était solidaire.

5La seconde grande conclusion qui se dégage de l’étude de ces deux années est que la concertation continue et générale avec les libéraux a revêtu pour les sociauxdémocrates une importance extraordinaire, confinant à la hantise. La crainte de la guerre et la campagne anti-interventionniste conduisirent d’abord les sociauxdémocrates à rechercher le coude à coude avec les libéraux ; mais pour que ce front fût uni, il fallait égaliser les positions en matière de Défense. Ce fût le S.A.P. qui fomenta le compromis du 8 août 1914 entre Staaf et les conservateurs. Il vota, certes, contre la loi militaire de septembre, trop lourde pour son propre programme, mais s’efforça ensuite de la respecter scrupuleusement La crainte d’une dérive des libéraux vers le Parti conservateur, alliée au sentiment de responsabilité que lui donnait son rang de grand Parti à la chambre basse, conduisit logiquement le S.A.P. à rechercher la réalisation d’une "Plate-forme commune de la gauche". C’était aussi le préalable, pas toujours clairement explicité, difficile à établir, de l’exercice conjoint du pouvoir.

6Trop fort pour n’être pas écouté, trop faible pour former seul un contre pouvoir, le S.A.P., et surtout son chef Branting dont le crédit moral ne cessait de croître, définit ce qui devait être la politique extérieure légitime de la Suède. Si la neutralité militaire et politique rencontrait l’adhésion de l’immense majorité du Parlement et de la nation, certains domaines étaient plus sensibles et porteurs de menaces : le commerce extérieur et la Défense. Le S.A.P. ne cessa de dénoncer avec véhémence, parfois avec violence, les atteintes étrangères au "commerce légitime" de la Suède. Mais, simultanément, il harcela le ministère pour l’amener à une pratique "légitime", c’est-à-dire restrictive du commerce extérieur : si la Suède devait se voir reconnaître le droit d’exporter librement ses productions traditionnelles, fer ou bois pas exemple, elle devait en retour accepter les contraintes attachées aux produits importés par elle et que l’étranger n’acceptait de lui voir parvenir qu’à la condition qu’ils fussent réservés à sa consommation "légitime". Le S.A.P. ne cessa donc d’être l’avocat d’un accord commercial avec l’Angleterre, simple modus vivendi ou "general agreement", qui assurât l’approvisionnement normal du pays en matières premières et en produits alimentaires d’Outre-Atlantique. L’Allemagne ne pouvait fournir à la Suède ce que cette dernière recevait de l’Ouest et ce que l’Allemagne lui fournissait, y compris le charbon, l’Ouest pouvait le lui offrir. Le S.A.P. préconisa ainsi une "realpolitik" qui se heurtait à l’idéalisme juridique de Hammarskjöld mais se développait en convergence avec les pressions des milieux industriels et avec l’action du Ministre des Affaires Étrangères, convaincus désormais que les Empires Centraux ne gagneraient pas la guerre et que la Suède devait en tirer les conséquences.

7Légitime aussi devait être la politique de Défense. En ce domaine, également, la politique préconisée par les sociaux-démocrates se profilait avec netteté. Ils avaient condamné les nihilistes, ceux qui voulaient désarmer le pays en contradiction avec ses intérêts vitaux et avec les décisions de l’Internationale. Ils voulaient bien donner à la Suède les moyens de conduire une guerre défensive. Mais ils menèrent une garde vigilante sur la frontière qui séparait un budget de guerre défensif d’un budget de guerre offensif. C’est pourquoi, aussi, ils contestèrent les choix techniques qui conduisaient à construire des cuirassés ou à maintenir de coûteuses divisions de cavalerie. Ce n’est pas un des moindres paradoxes de ces années de révélation que les discours passionnés en faveur de l’arme sous-marine, arme de dissuasion, arme de paix, prononcés au Riksdag par les députés sociaux-démocrates.

8Le Riksdag ! Que d’espérances, que d’amertume aussi autour de cette Assemblée qui depuis 1905 siègeait dans le nouveau Palais construit par Aron Johansson au coeur de Stockholm, dans ce périmètre sacré où sur quelques centaines de mètres carrés se dressent le Palais Royal, le Ministère des Affaires Étrangères, la Chancellerie et l’Eglise de Riddarholmen, le Saint-Denis suédois où reposent Gustave Adolphe et Charles XII !

  • 1 Erik Palmstierna, op. cit., II, 10, 16.1.1917.

9Pour le S.A.P. qui avait résolument choisi la voie parlementaire, c’était là que la politique étrangère du pays devait être approuvée et contrôlée. Il s’opposa donc à ceux qui, dans son flanc gauche, discréditaient le Riksdag en préférant la voie extraparlementaire, l’agitation de la rue et la tenue de Riksdags populaires, rassemblements naguère utiles, désormais anachroniques et superflus. Il voulut que le ministère s’appuyât davantage sur la représentation nationale, ce qui impliquait que celui-ci menât la politique de celle-là. La "Commission Secrète" du Riksdag fut investie par Branting, et à un moindre degré par ses proches, d’espoirs démesurés : négligée en 1914, humiliée en 1915, c’est principalement grâce aux commissaires sociaux-démocrates qu’elle commença à jouer un rôle en 1916, même si la compétence en matière de politique étrangère ne lui fut reconnue qu’au compte-gouttes. Pour obtenir la "permanence" du Riksdag, les sociaux-démocrates firent des compromis insensés, tel que l’acceptation de la "loi sur le commerce en temps de guerre". Le rapprochement ponctuel de l’opposition et du gouvernement pour contrer l’activisme en mai 1916 ne fut pas significatif d’une véritable amélioration de la situation du Riksdag que Hammarskjöld, irréductiblement réfractaire au parlementarisme, continua à laisser le plus souvent "sur la touche". A la fin de 1916 les sociaux-démocrates étaient unanimes à vouloir le départ du Premier Ministre, auquel seule la négociation en cours avec Londres laissa un répit. Branting et les siens étaient maintenant résolus à passer de la politique des "mains libres" à celle de la "lutte ouverte"1 dès l’ouverture de la session de 1917.

10Les mutations idéologiques aussi étaient de plus en plus manifestes. Les affinités de naguère s’étaient altérées. L’Allemagne perdit peu à peu le capital de sympathie dont elle disposait chez les sociaux-démocrates suédois. L’attitude de compréhension initiale à son égard justifiée par les responsabilités jugées dominantes de Vienne et de Saint-Pétersbourg coupables d’avoir "mis le feu aux poudres", et par la crainte de la Russie qui avait pénétré jusque dans les rangs des socialistes suédois, fit place à une attitude plus réservée et bientôt réprobatrice. Le viol de la neutralité belge, la conduite brutale de la guerre, les projets d’annexions contribuèrent principalement à un retournement particulièrement sensible dans le comportement de Branting. Depuis son séjour à Paris il avait acquis la conviction que la recherche d’une paix immédiate à laquelle avaient travaillé les neutres était vouée à l’échec. Il fût de moins en moins enclin à parler de paix ou de médiation, aussi longtemps que la carte de la guerre restait favorable aux années allemandes, forces d’invasion et d’occupation. La paix devait être "durable" et non pas "prématurée". Certes l’engagement de Branting fut âprement critiqué, sur sa gauche par ceux qui mettaient tous les impérialismes dans le même sac, et sur sa droite par ceux pour lesquels les vieilles solidarités avec la S.P.D. et les syndicats allemands survivaient à des accidents passagers. Mais peu à peu son jugement fut mieux compris et gagna en audience. L’Allemagne pour avoir trop affiché son mépris du droit perdit d’abord la bataille de l’esprit dans les rangs profonds d’une nation dont la conscience, un moment surprise, s’éveillait

11La définition d’une politique étrangère par les sociaux-démocrates au cours de ces deux premières années de guerre fut très largement l’oeuvre de Branting. L’élaboration de cette politique, soucieuse avant tout des justes intérêts du peuple suédois et hostile à tous les excès dangereux pour la sécurité du pays, fut empreinte d’un grand réalisme. L’image du S.A.P. dans l’opinion non socialiste, qui, pour beaucoup, avait été celle de groupes encore marginaux mal intégrés à la société, s’améliora en même temps que la position de Branting au sein de son Parti se renforçait. Alors que son "leadership" avait été longtemps incertain et qu’il avait été encore menacé lors du conflit des tendances au congrès de novembre 1914, Branting exerçait sur son Parti à la veille du congrès de 1917 une influence dominante et de moins en moins contestée. C’est principalement sur le terrain de la politique étrangère que le personnage politique de Branting s’est affirmé, de 1914 à 1916, et c’est naturellement sur ce terrain aussi qu’il fût le plus critiqué par ceux qui, aux deux extrêmes de l’opinion, lui reprochaient ou son "ententophilie" ou son "social-patriotisme".

Notes

1 Erik Palmstierna, op. cit., II, 10, 16.1.1917.

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