Prologue
p. 7-12
Texte intégral
1 L’histoire de la Suède, même dans sa période contemporaine, reste délaissée de la recherche historique française1 Sans doute n’est-ce qu’une manifestation particulière de "l’inexplicable indifférence"2 de notre école historique à se hasarder vers l’étude de l’histoire étrangère. Dans le cas suédois, il est vrai, la difficulté d’une langue peu pratiquée constitue un obstacle sérieux pour l’historien français. Cependant, quelles qu’en soient au demeurant les raisons, ce dédain pour l’histoire suédoise nous a semblé profondément immérité et nous avons pensé qu’une étude consacrée à ce pays pendant la première guerre mondiale présenterait un intérêt historique certain. Certes, la Suède n’a pas été belligérante et c’est pourquoi, peut-être, cet intérêt a pu sembler mineur. Et pourtant... Mesure-t-on exactement l’intensité des conflits intérieurs et des luttes diplomatiques qui se sont déroulés autour de la neutralité suédoise ? A plusieurs reprises en 1915, en 1916, et encore en 1917 les observateurs de l’Entente à Stockholm ont eu la conviction que l’entrée du pays dans la guerre était imminente. D’autres nations, l’Italie, la Roumanie, la Bulgarie ont finalement cédé aux invites des puissances combattantes. Le gouvernement suédois, pressé de l’intérieur, sollicité du dehors, s’est refusé à l’aventure avec une prudence que le jugement des armes a transformé en sagesse. Ce n’est pas pourtant que les raisons d’agir lui aient manqué. Ni les moyens. Que se serait-il passé si en 1915 l’armée suédoise, suscitant sur son passage le soulèvement de la Finlande, avait marché sur Pétrograd à un moment où les Russes battaient en retraite partout devant les assauts allemands ? Quelle aurait été l’issue de la guerre si la Russie eût été contrainte à une paix séparée 3 ans avant Brest-Litovsk ? Spéculations, dira-t-on. Pourtant même pacifique et neutre, la Suède a influé notablement sur la guerre, tout à la fois sa tentation et son épouvante. Sa production, si précieuse et si recherchée, ses voies de communications, son tonnage convoités par les belligérants étaient, pour elle, source de profits, de marchandages, de compensations, mais aussi de dangers. Dans le camp de l’Entente et dans celui des Empires Centraux, les puissances sur lesquelles pesaient au premier chef son importance stratégique et économique, ou la menace militaire qu’elle pouvait exercer, arrêtèrent très vite leur politique Scandinave. Disposant de richesses naturelles indispensables à l’Allemagne et à l’Angleterre, capable de mobiliser une armée et une flotte redoutables à la Russie, maîtresse de voies terrestres et de détroits nécessaires à l’Entente et que l’Allemagne voulait contrôler, la Suède fut en 1914 l’enjeu immédiat d’une vaste intrigue politique. Soumise au choc de ces forces convergentes, la neutralité suédoise a pu sembler incertaine, parfois hésitante, toujours précaire. Ce "conflit gigantesque"3 qui pendant quatre années s’est déroulé autour de la neutralité suédoise, ne fut pas seulement celui que menaient les grandes puissances en guerre. Car la neutralité officiellement proclamée et maintenue tant bien que mal n’a pas fait l’unanimité de la nation. A vrai dire, le protagoniste principal de ce conflit, ce fut le peuple suédois lui-même. Ce peuple était encore, à la veille de la guerre, sans grande influence sur sa propre politique étrangère, et demeurait sous représenté par un système censitaire à un Riksdag sans tradition parlementaire, qui abandonnait au souverain, ou au cabinet choisi par lui, la conduite des affaires extérieures. L’Etat lui-même avait-il depuis un siècle une politique extérieure ? L’observateur constate la passivité, la "stupeur léthargique" de la Suède dans le concert international, les humiliations énormes qu’elle a éprouvées avec la perte successive de la Finlande et de la Norvège. Pas d’alliances, pas d’armée – ou presque –, pas de buts extérieurs. La Suède n’était plus qu’une petite nation sans gloire. N’était-ce pas là réunies les conditions d’un renouveau, d’un renouement avec la grandeur du passé, pour peu que des profondeurs de son déclin ne s’insurgeât la conscience nationale ? Une partie de ses élites travaillait à ce réveil dont la guerre pouvait sonner l’heure. Mais il aurait fallu entraîner le peuple. Or, ce dernier avait deux guides naturels, le Parti libéral, le plus ancien, qui depuis le début du siècle luttait pour l’extension des droits civiques, la responsabilité parlementaire du gouvernement et le contrôle du parlement sur la politique étrangère, et le Parti social-démocrate qui, plus tard venu à la vie politique, avait repris avec plus de force et de hardiesse le combat pour la liberté et l’émancipation dans la paix du peuple de Suède. Ce dernier parti, fondé à peine depuis 25 ans et qui n’avait en politique étrangère aucune tradition, à part sa confrontation brutale avec le drame de 1905, se trouva brusquement hissé au début de la guerre au rang de premier parti de Riksdag. Dans l’opposition jusqu’en 1917, puis associé aux libéraux dans un gouvernement de coalition, le Parti assuma sans discontinuer la responsabilité de la neutralité du pays face à la faiblesse de ceux qui en avaient la garde officielle, et contre la conspiration de ceux qui souhaitaient pour la Suède une politique "active". Il y a peut -être quelque paradoxe à étudier l’action et l’influence d’un Parti sans tradition en politique extérieure dans un pays dépourvu d’initiative diplomatique depuis des décennies. Mais la guerre qui éclatait à leurs portes donna à ce pays et à ce Parti une importance soudaine et les amena à une prise de conscience accélérée des problèmes touchant aux relations avec le monde extérieur.
2Le Parti social-démocrate suédois, rassembleur d’une partie toujours croissante de la nation, animateur infatigable de la résistance à l’aventure, n’a-t-il pas été finalement, tout autant que la crainte de l’armée russe ou de la flotte britannique, le véritable responsable de la non intervention suédoise ? Voilà la question fondamentale. A se battre sur ce terrain neuf, ce Parti qui, plus qu’aucun autre, avait subi l’influence de ses grands voisins, ne risquait-il pas de se trouver, sans délai, face à des choix déchirants propres à menacer son unité profonde, à aventurer sa position dans une communauté nationale divisée, à le soumettre aux pressions contradictoires des belligérants ?
3Notre ambition a donc été de suivre l’engagement progressif du Parti sur le terrain de la politique internationale et de la guerre européenne, d’essayer d’apprécier les effets de cet engagement sur l’action extérieure du gouvernement suédois et sur sa propre vie intérieure, et de prendre la mesure de cette interaction constante.
4Car la situation faite à la Suède par les belligérants, ou dont son gouvernement prit l’initiative, influa en retour sur les choix somme toute assez théoriques que le Parti avait pu faire en temps de paix. Plus que l’étude d’un parti4 plus que l’étude d’une politique étrangère, c’est l’étude de la relation qui s’est créée entre eux que l’on se propose. Cette relation, presque toujours, reste difficile à saisir, ou du moins à établir de manière indéniable. La politique étrangère de la Suède s’exprime sans doute par un certain nombre de décisions enfermées dans des actes, des communiqués, des déclarations. Ce sont là les faits, connus, contrôlables. Il y a aussi, il est vrai, tout ce qui n’a pas laissé de traces, mais que l’on soupçonne à travers tant d’indices que l’on souhaiterait convertir en preuves irréfutables. Ces décisions expriment un choix, la "vision subjective"5 de l’homme d’Etat. Dans le cas de la Suède il est certain qu’elles s’expliquent largement par l’appréciation que son gouvernement a pu porter sur les chances de victoire de l’Entente ou des Empires Centraux. Mais il n’a pas été prêté suffisamment attention, jusqu’ici, aux explications de politique intérieure, et notamment à l’influence exercé par le Parti Social démocrate. Ce sera l’objet de cette étude. En retour les relations avec le monde extérieur en guerre ont influé sur le comportement des hommes politiques de la social-démocratie suédoise, à un moment décisif de la consolidation de leur Parti6. Ce dernier, révélé à lui-même et à la nation par l’épreuve de la guerre, passa en peu de temps, de l’utopie à la realpolitik. Dans une société politique qui s’éteignait et qui ne sut pas saisir la chance d’une régénération, le S.A.P. allait assumer la continuité de la "mémoire historique" de la Suède7.
Notes de bas de page
1 Aucune thèse d’histoire ne lui a été consacrée en France depuis 50 ans. Nous ne disposons même pas, en langue française, d’une histoire nationale de Suède à l’époque contemporaine. Pour une première initiation, les seuls recours sont les quelques pages consacrées à la Suède contemporaine par P. Jeannin dans son "Histoire des Pays Scandinaves" ("Que sais-je ?" 1956) et la traduction par L. Maury (1944) de "L’Histoire de Suède" de Ragnar Svantröm et Carl Fredrik Palmstierna qui, en 358 pages, conduit le lecteur de l’âge de la pierre à la deuxième guerre mondiale. La classique histoire de Suède ("Sveriges Historia") de Ingvar Andersson dont la première édition date de 1943 (Stockholm, 557 p.) a été traduite en allemand par A. von Brandt ("Schwedische Geschichte", Munich, 1950, 536 p.), en anglais par C. Hannay ("A History of Sweden", Londres, 1956, 461 p.), et, récemment, en français par M. Bouvier ("Histoire de la Suède", Roanne, 1973, 397 p.). Malheureusement Andersson ne consacre que 12 pages à la première guerre mondiale. A côté de ces ouvrages on ne trouve dans les grandes langues de culture que des études de vulgarisation ou de plus grande spécification. (Cf. Bibliographie).
2 Duroselle (J.B.) De Wilson à Roosevelt Politique extérieure des Etats-Unis 1913-1945. Introduction, p. 7.
3 Lucien Maury, "Le Nationalisme Suédois et la Guerre", Paris 1918, avant-propos, p. III.
4 Cette étude reste pourtant à faire. Outre la présentation de G. Magnusson "Socialdemokratin i Sverige" (La socialdémocratie en Suède) 3 vol. 1921-1924, nous n’avons toujours à ce sujet que la vaste recherche d’Herbert Tingsten "Den svenska socialdemokratins Ideutveckling" (L’évolution idéologique de la social-démocratie suédoise), 2 vol., 1941, dont les différents chapitres consacrent quelques rares pages à la première guerre mondiale, (notamment le vol. II "Nationen och Försvaret" (La nation et la Défense, pp. 169-176), et la thèse déjà ancienne de Ragnar Edenman "Socialdemokratiska Riksdagsgruppen 1903-1920" (Le groupe parlementaire social-démocrate) Stockholm, 1946, qui étudie surtout les structures et le fonctionnement du groupe parlementaire, et très peu son action en politique étrangère. On a peine à comprendre qu’une personnalité de l’envergure de Branting n’ait suscité que peu de travaux : outre les rapides biographies de S. Backlund, Hjalmar Branting, Stockholm, 1939, l’étude principale demeure celle de celui qui fut son farouche adversaire, Zetha Höglund, Hjalmar Branting och hans livsgärning, 2 vol., 1928-29. Sur la valeur de cette analyse cf. Lars Björlin, Politik och historia. Kring den social-demokratiska historieskrivningen in Meddelande från arbetar-rörelsens Arkiv och Bibliotek. 2.3.1977. p. 16.
5 P. Renouvin, J.B. Duroselle. Introduction à l’Histoire des Relations Internationales, Paris, 1964, p. 367.
6 L’étude de la relation entre la politique intérieure et la politique extérieure connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Cf. J.B. Duroselle et J.C. Allain. Politique intérieure et politique extérieure sous la IIIème République..., Relations Internationales. 4. 1975. G. Soutou. La France et les marchés de l’Est 1914-18. R.H. 528. 1978. W.J. Mommsen. Domestic factors im german foreign policy before 1914. Central European history. 6.1673. Gerd Krumeich. Aufrüstung und Innenpolitik in Frankreich vor dem I Welktrieg. Wiesbaden 1980.
7 L’expression est de Jacques Freymond. Relations Internationales. 1975. 4/183.
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