Le Parti social-démocrate suédois et la politique étrangère de la Suède
|Préface
Texte intégral
1Il est toujours difficile de faire sortir les historiens français de notre séduisant hexagone. Cette attitude franco-centriste a plusieurs sources : le souvenir larvé d’une "Europe française au siècle des lumières", une méconnaissance profonde des sentiments étrangers à l’égard de notre pays -c’est à tort que nous croyons béatement qu’ils nous trouvent intelligents – mais aussi une paresse dans l’étude des langues, et – moins discutable – les larges dépenses que provoque un séjour prolongé dans les pays lointains.
2Sous l’angle de vision qu’offrent les relations internationales aux XIXe et XXe siècles, pour ma part, avec quelques collègues et amis, j’ai cherché à susciter les vocations extra-hexagonales, ou, mieux encore, à encourager des vocations déjà existantes en essayant d’aplanir les difficultés.
3J.-P. MOUSSON-LESTANG avait cette vocation, en ce qui concerne la Suède, connaissant déjà la langue suédoise ; il occupe pendant plusieurs années le poste stimulant de Conseiller Culturel à l’Ambassade de France en Suède. Tâche absorbante qui ne l’empêche pas de poursuivre énergiquement sa recherche, avec l’inappréciable avantage de pénétrer dans l’"ambiance" du pays, cette réalité aussi déterminante qu’impalpable. De même, ai-je vu surgir pour la Finlande la vocation de Jean-Jacques FOL, dont la belle thèse sur ce pays fut dirigée par mon collègue et ami PORTAL, et celle de François KERSAUDY concernant la Norvège, dont je fus le rapporteur. Inutile de dire que ces trois "nordiques" connaissent à fond les langues locales, faute de quoi les meilleurs esprits restent dans l’à-peu-près. Je sais que FOL, KERSAUDY et MOUSSON-LESTANG forment et formeront des élèves, développant l’étude de ces admirables pays du Nord, pour nous à la fois familiers et singuliers.
4Ce sentiment une fois exprimé, il convient de se poser, sur le beau livre de MOUSSON-LESTANG, les problèmes essentiels. En effet, traitant du parti social-démocrate suédois et de sa politique étrangère de 1914 à 1918, il contribue fortement à nous expliquer la neutralité suédoise, et, malgré les caractères spécifiques de celle-ci, les principales règles de la neutralité en général.
5Lorsqu’un pays se sent directement attaqué ou simplement directement menacé, on voit se développer chez la plupart de ses jeunes citoyens une volonté ardente de le défendre, et, par conséquent, l’acceptation du risque suprême. Tel fut le cas pour les Français de 1914-1918, qui crurent à une agression pure et simple de l’Allemagne. Inversement, Robert MINDER a fort bien montré que les Allemands ont cru à l’encerclement menaçant des Français et des Russes et à leurs noirs complots. Assiégé, on doit faire des sorties hors de la forteresse. Ainsi, l’"Union Sacrée" des Français et la "Burgfrieden" allemande se ressemblent singulièrement.
6Il n’en fut pas de même pour les Britanniques qui ne subissaient qu’une menace indirecte : la croissance de la flotte allemande et – comme en 1795 – l’occupation de la Belgique par une grande Puissance. Se faire tuer pour une menace lointaine et quelque peu abstraite présente un bien faible attrait, sauf dans les minorités impérialistes – au sens large – qui ne rêvent que de puissance et de conquête.
7L’enthousiasme des Italiens se place à un degré encore inférieur. Ayant des revendications nationales "irrédentistes", le gouvernement, inspiré par l’"égoïsme sacré" a longuement calculé les profits d’une entrée en guerre, choisi son camp, résisté aux pacifistes, et s’est lancé dans le combat en-dehors de toute menace directe. Ce fut aussi le cas de la Roumanie.
8Qu’en fut-il de la Suède ? D’abord, il y existe un groupe expansionniste, "activiste", dont le roi Gustave V – qui avait déjà mené des coups de force contre le Parlement, était l’un des chefs. Quelle tentation pour eux de s’allier à l’Allemagne contre la Russie ! Ce serait résoudre la question finlandaise : la Finlande, annexée en 1809 par les Russes, comporte dans sa population une appréciable proportion de personnes qui parlent le suédois. La Suède pouvait aussi conquérir la totale souveraineté sur les Iles d’Åland. Et qui sait si, en 1915, avec un fort appui Suédois, les Allemands, qui enfonçaient alors le front russe, n’auraient pas avancé de deux ans ce qui fut l’armistice de Brest-Litovsk ? Hypothèse évidemment analogue à celle de Pascal sur le nez de Cléopâtre. Mais, hypothèse que l’on peut et doit confronter à la réalité.
9 Celle-ci apparaît, dans son ensemble, comme toute simple : le parti social-démocrate, demeure le plus important du "Riksdag" suédois s’opposant de toutes ses forces aux menaces de guerre (moins une petite aile d’aventuristes). Jusque Mars 1917, le gouvernement – assez pâle – fut dirigé par HAMMARSKJÖLD, avec WALLENBERG aux affaires étrangères. Ce dernier voulait, contre le roi, pratiquer une politique de prudence et d’arrangements avec la Russie, contre la politique dite de "ralliement courageux" à l’Allemagne.
10Comme toujours, ces vues politiques extérieures ont un profond substrat intérieur. Car, entre conservateurs et sociaux-démocrates se trouve le parti libéral, dirigé par Karl STAAF. Celui-ci refusait absolument la guerre, mais en politique intérieure, se trouvait bien plus proche des conservateurs que de la gauche. Par bonheur pour celle-ci, elle eut un chef admirablement doué, Hjalmar BRANTING.
11On peut assurément considérer ce dernier comme le grand homme de la Suède au début du siècle et MOUSSON-LESTANG trace de lui ce qui est peut-être la première biographie scientifique. BRANTING réussit d’abord à prendre sur son propre parti une autorité croissante. Il lutta ensuite pour que la neutralité suédoise fût authentique, c’est-à-dire qu’elle abandonnât son excès de bienveillance à l’égard de l’Allemagne. Il y fut certes aidé par la résistance des Français à Verdun et par la perspective d’entrée en guerre des États-Unis.
12En mars 1917, le gouvernement HAMMARSKJÖLD fut remplacé par un gouvernement de coalition comprenant les sociaux-démocrates. BRANTING ne réussit certes pas à ranimer l’internationale socialiste par un congrès réuni à Stockholm : les pays de l’Entente, on le sait, refusèrent les visas à leurs propres socialistes. Mais, par contre, il obtint un succès essentiel. Le blocus de l’Allemagne par l’Entente et les États-Unis ont de redoutables effets sur un pays enfermé dans la mer Baltique. Combiné avec la Révolution bolchévique en Russie, la famine et la misère auraient pu provoquer en Suède des troubles graves. BRANTING et ses amis surent rejeter la guerre et l’émeute. Ils réussirent à "canaliser les mouvements sociaux vers la réforme constitutionnelle, aboutissement d’un travail pluridécennal d’éducation et d’épanouissement de la démocratie". Ceci se combine à un large rapprochement économique avec l’Europe de l’Ouest, sans pour autant rompre avec l’Allemagne. De même, les sociaux-démocrates empêchèrent les libéraux de provoquer une intervention en Finlande, révoltée contre les Russes, et partiellement sous influence allemande.
13Ainsi, J.-P. MOUSSON-LESTANG a réussi dans un livre sobre et bien écrit, à exposer avec lucidité, et sans simplifications excessives, les relations complexes d’un homme – BRANTING – et d’un groupe important et divers. Il a su définir avec pénétration cette mentalité suédoise, différente de la Suisse, car elle n’est pas juridique et ne dérive d’aucun règlement international. Elle a même cette caractéristique de ne pas être uniquement "volontaire", puisqu’elle a dû résister à un fort courant pro-allemand. On pourrait plutôt parler de la victoire dialectique de la paix contre la guerre.
14Et qui sait si une Suède qui aurait participé à la première guerre mondiale aurait pu rester neutre pendant la seconde ? Or, les "perfectionnements" atroces de la guerre font, plus que jamais de la Paix "le plus grand des biens", comme dit Pascal.
© Éditions de la Sorbonne, 1989