1Il est temps maintenant de dégager, sinon des conclusions du moins une impression d’ensemble sur la perception que les Français ont eue de la puissance de leur pays, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ces remarques ne se veulent en rien exhaustives et ne peuvent rendre compte de toute la richesse des rapports qui précèdent. Trois séries de questions peuvent être posées :

• Quels résultats donne la comparaison des évaluations de la puissance à deux époques différentes, autour de 1938 (objet du colloque de Sèvres de 1982 ; cf. La Puissance en Europe, 1938-1940, Publications de la Sorbonne, 1984) et autour de 1948 (objet du colloque d’Augsburg de 1984) ?
• Y a-t-il, dans les années de l’immédiat après-guerre, une évolution ? La position de la France est-elle appréciée de la même manière en 1945 et en 1949 ?
• Quelles sont les différences de perception en France et dans les trois autres pays étudiés, Grande-Bretagne, Allemagne de l’Ouest et Italie ?

1. A la veille de la guerre, il existait un tragique décalage entre l’image de la France et la réalité française, entre les conditions objectives de la puissance de ce pays et l’idée subjective que la population s’en faisait. Le désastre de 1940 déchira brusquement ce long voile d’illusions. Pour les contemporains, la question n’est plus alors de savoir si la France est encore au rang des grandes puissances, mais de chercher les voies et moyens de la sortir de l’impuissance.

2 Certes, dès 1938, les responsables étaient conscient du déclin, en particulier dans le domaine militaire, au point qu’ils décidaient d’aligner la diplomatie française à celle de la "gouvernante anglaise" et qu’ils acceptaient la politique britannique d’apaisement à l’égard de l’Allemagne hitlérienne. Cette défaillance des forces armées était perçue comme particulièrement grave, car, en cette période de tensions internationales, c’était le primat du militaire qui s’imposait dans l’évaluation de la puissance d’un pays. Mais ce déclin était le plus souvent entrevue comme un mouvement conjoncturel qui ne remettait pas vraiment en cause le statut de grande puissance de la France, tant cette position apparaissait comme un héritage indestructible de l’Histoire. Pour mettre fin à ce recul passager et reconstituer le potentiel militaire, Daladier comptait sur le redressement économique et les ressources de l’Empire. Son inquiétude face à l’infériorité franco-britannique en forces réelles instantanément mobilisables, s’était peu à peu estompée, car il ne doutait pas qu’en forces potentielles la supériorité ne fût du côté des alliés, ni que d’une guerre longue, totale, mondiale, la France et l’Angleterre ne sortissent victorieuses. La formule de 1940, "Nous vaincrons, parce que nous sommes les plus forts", n’était pas seulement un slogan de propagande ; c’était aussi une stratégie, mise en place dès 1938.

3En 1945-1949 au contraire, quelques années après le désastre, la puissance française n’apparaît plus comme la chose la plus naturelle du monde. Aux yeux des nouvelles élites arrivées au pouvoir, elle ne ressemble plus au dieu éternellement présent mais caché, prêt à ressurgir dès les premiers nuages dissipés. Même si l’espoir de redonner un rang à la France existe, on sait que la route sera longue et que le succès n’est pas garanti.

4Certes, tout n’est pas différent dans les perceptions de 1948 par rapport à celles de 1938. Les Français ne perçoivent pas tous les changements issus de la guerre, qui nous apparaissent évidents avec le recul historique. Ils continuent de tabler sur les atouts extérieurs susceptibles de régénérer la force de leur pays : après tout, ne comptent-ils pas parmi les vainqueurs de 1945 ? n’ont-ils pas obtenu un siège de membre permanent au Conseil de Sécurité et une zone d’occupation en Allemagne ? ne disposent-ils pas de ressources coloniales considérables et de l’appui étranger ? En particulier, ils s’accrochent désespérément, tous partis politiques confondus, aux atouts de l’Empire, transformé en Union française. De La piste du Sud en 1938 à L’escadron blanc en 1948, l’outre-mer hante leur cinéma autant à la veille qu’au lendemain de la guerre. Pour renforcer les liens coloniaux, la France mot à l’ordre du jour la modernisation et l’industrialisation des territoires qu’elle possède en Afrique. A l’évidence, les Français croient encore au rayonnement culturel et à la "mission civilisatrice" de leur pays. Les alliances aussi apparaissent comme vitales, et dans ce registre, les relations franco-américaines prennent une place croissante dans la diplomatie française, au point de ravir bientôt la vedette à l’alliance britannique.

5 Malgré tout, il existe une différence essentielle entre les deux grilles d’évaluation de la puissance, différence peut-être plus visible chez les décideurs que dans le grand public : en 1945-1948, le primat de l’économique l’emporte désormais sur celui du politico-militaire ou celui du culturel. Les forces industrielles ne sont pas simplement considérées comme une condition de la force armée ; elles se situent maintenant au coeur de tout le nouveau système de valeurs et constituent le socle même de la puissance. La brutale prise de conscience des faiblesses françaises dans ce domaine assignent comme priorité absolue la modernisation de l’économie. La défaite semble avoir démontré que la vraie puissance ne doit pas seulement reposer sur la somme des influences culturelles, politiques, voire financières, acquises à l’extérieur, mais sur une infrastructure solide et matérielle qu’il faut avant tout créer de toutes pièces à l’intérieur du pays. Dans cette oeuvre de redressement économique, de redéploiement et d’intériorisation des moyens de la puissance, l’Etat doit jouer un rôle essentiel, presque tous les partis s’accordent sur ce point.

6Cruciale, l’aide américaine l’est aussi aux yeux de tous les experts économiques et responsables politiques, au point qu’il en résulte un changement fondamental dans la perception française – et européenne des relations internationales. Avant la guerre, lorsqu’il existait entre deux grandes puissances alliées d’Europe une relation de dépendance, celle-ci avait un caractère de réciprocité : il faudrait parler dans ce cas d’interdépendance, qui ne remettait pas vitalement en cause l’indépendance d’un des deux pays, même s’il se trouvait moins "puissant" que l’autre. En 1938, la France dépendait de la Grande-Bretagne sur le plan économique, financier et naval, mais, inversement, les Britanniques pensaient que leur sécurité dépendait de la puissance militaire française. Après la guerre au contraire, dans ce monde dominé par deux superpuissances – la notion est nouvelle –, la relation de dépendance d’un pays comme la France par rapport aux Etats-Unis est unilatérale et absolue. Du coup, le mot "indépendance", rarement employé avant le conflit à une époque où l’on n’avait rien à craindre pour la réalité qu’il recouvrait, apparaît souvent, et comme une sorte d’incantation dans la bouche ou sous la plume des hommes de 1948. Aussi, inquiets face à cette dépendance perdue, les Français se mettent-ils à rêver de la construction d’une Europe capable d’équilibrer la puissance des deux géants, l’américain et le soviétique, une Europe au sein de laquelle leur pays pourrait retrouver son rang.

7Dans la nouvelle grille d’appréciation des années 1940, des valeurs différentes coexistent, les unes anciennes, les autres nouvelles – "l’Union française, la volonté de modernisation, la perception de la dépendance, l’Europe. Elles n’ont pas toutes en même temps la même force. Car, entre 1945 et 1949, le temps a accompli son oeuvre.

2. Tout se passe comme s’il a fallu quelques années pour que les Français réussissent – plus ou moins – à adapter leur vue aux nouvelles réalités. Les sondages montrent l’évolution spectaculaire de leur perception entre 1944-1945 et 1949 : à la Libération, en majorité, ils considèrent toujours leur pays comme une grande puissance, ou du moins ils sont sûrs qu’après l’éclipse il retrouvera son rang ; au début de la guerre froide au contraire, la foi est perdue, seule une minorité croit encore à la puissance française. Le tournant se situe vers 1947- 1948. La persistance des restrictions, l’inflation, l’insurrection malgache, le début de la guerre d’Indochine, l’institutionnalisation de l’assistance américaine, l’abandon des positions françaises sur la question allemande, l’alignement diplomatique sur les Etats-Unis, tous ces facteurs ont joué pour transformer l’optimisme en pessimisme. Le baume fragile de la victoire de 1945 a fondu, laissant béante la plaie d’un souvenir cruel, celui du traumatisme de 1940.

8Le mythe de la puissance par l’Empire, si fort à la Libération, commence à décliner dès 1947, au moment où commence à être ressenti le "malaise colonial". Dans le domaine industriel, on attend encore tout de la modernisation du pays, mais si en 1945 on espérait de courte durée la dépendance financière qu’elle impliquait, en 1948 on découvre avec les débuts du plan Marshall qu’elle sera un phénomène durable. Encore peut-on concevoir que la croissance, à la longue, finira par rendre un pour l’indépendance économique. Cet espoir n’existe même pas dans le domaine militaire, tant les nécessités de l’assistance américaine apparaissent comme permanentes. Mêmes si, dans leur grille d’évaluation, les décideurs accordent désormais plus d’importance à la recherche scientifique pour apprécier la force militaire, la bombe atomique semble hors de portée pour la France. Elle est d’ailleurs passablement absente des analyses de l’époque. En juin 1948 à la veille de la crise de Berlin, Robert Schuman estime qu’en cas d’attaque la France ne pourrait résister plus de 15- 20 jours. Jamais la perception de la "non-puissance" et de la dépendance françaises n’avait été aussi aiguë. C’est précisément dans ce contexte de pessimisme complet que l’Europe apparaît comme le salut. Même pour un parti comme le M.R.P., il faut attendre 1947 pour qu’il tisse sa fibre européenne. Dans ce domaine aussi les illusions se dissipent rapidement. La guerre froide balaie tous les espoirs d’une Europe "troisième force" entre l’Est et l’Ouest et met à l’ordre du jour pour la France une Europe atlantiste. La voie est-elle pour autant ouverte en 1948 à la construction européenne ? Non, car les responsables, même des hommes comme Monnet, ne sont pas alors prêts à tout sacrifier à l’Europe ; la voie nationale est encore prioritaire, le temps que la modernisation fasse sentir ses effets, afin que le pays puisse affronter la concurrence.

9Peu à peu, entre 1944 et 1949, les Français acceptent des révisions déchirantes sur l’idée qu’ils se font de la puissance. L’évolution est probablement plus rapide qu’en Grande-Bretagne, mais plus lente qu’en Italie et en Allemagne.

3. La France a des points communs avec chacun des trois autres grands pays d’Europe occidentale.

10Dans l’Europe de l’immédiat après-guerre, l’Angleterre est pour les Français le grand point de référence, le troisième Grand de Yalta et de Potsdam, qu’il faut essayer d’égaler. Comme la Grande-Bretagne, la France est classée parmi les vainqueurs et dispose d’une force militaire. Avec l’Angleterre, elle partage aussi le destin de puissance impériale, alors que l’Allemagne et l’Italie ont perdu leurs colonies, l’une en 1918, l’autre à l’issue de la seconde guerre mondiale. Bref, Français et Britanniques croient encore avoir quelques atouts pour développer "une politique de puissance", à la différence des Allemands et Italiens décontenancés par la perception vertigieuse de l’impuissance de leurs pays respectifs.

11Mais, dans de nombreux domaines, la France connaît une situation différente de celle de la Grande-Bretagne. Elle a de commun avec l’Allemagne et l’Italie d’avoir subi une sévère défaite qui la pousse à envisager les nécessaires remises en question.

12Comme les Italiens, les Français ne se contentent pas de reconstruire. Ils donnent priorité à la modernisation et à l’industrialisation, alors que la Grande-Bretagne préfère utiliser l’aide américaine à la reconstitution de sa position financière et commerciale dans le monde, plutôt qu’à la restructuration de son économie, pourtant marquée d’archaïsme. L’Allemagne n’est pas placée devant ce choix, son problème étant davantage de faire admettre par les autres la reconstruction d’un potentiel déjà moderne et d’une industrie déjà compétitive.

13Allemands et Italiens sont plus conscients de l’impuissance de leur pays. Sortant de la longue nuit du fascisme, ils rejettent plus résolument toute politique de puissance qui leur rappelle le cauchemar qu’ils viennent de vivre. Ils optent plus volontiers pour une Europe supranationale, condition de leur redressement et de leur réinsertion dans le concert des peuples. La Grande-Bretagne, au contraire, après avoir obtenu en 1948-1949 ce qu’elle voulait des Américains, à savoir leur présence économique et militaire sur le vieux continent, choisit "le grand large", c’est-à-dire des relations privilégiées avec le Commonwealth et avec les Etats-Unis. Là encore, la France se trouve en position intermédiaire entre anciens vainqueurs et anciens vaincus. Elle refuse de choisir entre son héritage colonial et ses perspectives européennes, voulant jouer de tous ses atouts à la fois.

14Dans sa conclusion générale au colloque d’Augsburg (voir Josef Becker et Franz Knipping, op.cit., pp.539-553), Bernd-Jürgen Wendt se demande dans quelle mesure les fautes d’appréciation et la difficulté éprouvée par la Grande-Bretagne et la France à s’adapter à leur déclin n’a pas retardé la construction européenne. Faut-il attendre la décolonisation et la catastrophe politique de Suez en 1956 pour que les deux pays prennent suffisamment conscience de leur impuissance réelle et pour que les choses changent en Europe ? Cette question importante a été débattue au colloque de Florence de 1987, colloque dont les actes seront publiés prochainement.