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La puissance française en question 1945-1949

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Robert Frank
, 
René Girault

V. La puissance française dans l’imaginaire

Introduction à l’ère du doute : la "puissance française" dans les représentations culturelles vers 1948

Pascal Ory

Texte intégral

1L’ "opinion publique" existe-t-elle ? Du moins existe-t-elle en soi, hors des vecteurs qui en portent l’expression ? Vaste problème, souvent débattu, en particulier parmi les historiens des relations internationales, et que nous ne prétendons pas – que nous n’avons d’ailleurs pas à – résoudre ici. Mais problème assez délicat pour nous conduire à ne pas présenter ce qui suit comme la traduction souveraine, unificatrice, l’éclaircissement définitif du "sentiment profond" de la société française sur la question de la puissance nationale vers 1918. Nous nous contenterons d’y trouver l’occasion d’une analyse, un peu plus fine que d’ordinaire, des régistres de discours. On peut postuler à l’avance que les traditions propres à la structure des médias les marqueront assez pour faire de chacun d’eux un objet peu assimilable aux autres. L’intention de ce travail collectif fut de voir si, au-delà – ou en deça –, ces voix aux tessitures variées finissaient par s’exprimer dans l’harmonie.

  • 1 Elisabeth THOMAS, La perception de la puissance française à travers les manuels scolaires parus en  (...)

2Avec toutes les réserves qu’impose toujours une typologie, notre objectif a été de pratiquer deux sondages dans ce qui nous a semblé être, pour une société démocratique contemporaine, les trois grands types de représentations collectives. Sous le vocable de "discours savant", nous avons rangé l’analyse des deux extrêmes de l’échelon scolaire français, quelques manuels d’histoire et de géographie de l’école primaire, à travers le mémoire de maîtrise d’E. Thomas, soutenue en juin 1982, à l’initiative du professeur Berstein1, dans la perspective du présent colloque, et divers cours de l’institut d’Etudes Politiques de Paris traitant, directement ou par un biais, de la situation de la France (communication de Pascal Ory). A l’autre extrêmité de l’éventail des valeurs culturelles – nous n’y mettons évidemment aucun jugement dépréciatif – se situe le "discours populaire", qu’il est possible d’appréhender à partir de formes d’expression artistiques aussi bien que ludiques. Ici ce sont les deux vecteurs les plus répandus à cette époque qui ont été retenus : le cinéma (communication de Rémy Pithon) et le sport (communication de Pierre Milza et Marianne Amar). Enfin, participant des deux en ce qu’il manifeste l’intention de communiquer au plus grand nombre, tout en revêtant un caractère normatif plus ou moins explicite, mais sans prétendre, comme le premier groupe, à aucun statut officiel, il nous est apparu possible de délimiter un troisième champ de représentations, pour lequel nous proposons le qualificatif de "discours engagé", avec d’autant moins de scrupule que le terme, on le sait, connaît à cette époque son apogée. Ici encore, on l’a saisi au travers de deux médiations sensiblement éloignées l’une de l’autre : celle de la presse nationale commentant les commémorations nationales des 8 mai et 14 juillet (communication de Claude Lévy et Dominique Veillon) et celle d’une revue de combat intellectuel, située dans la mouvance du parti gaulliste, Liberté de l’esprit (communication de Fred Kupferman).

Terres de la longue durée

  • 2 Op.cit., p. 9.
  • 3 Op.cit., p. 8.
  • 4 Op.cit., p. 57.

3On a, d’ailleurs, un bel exemple de cette autonomie relative des formes d’expression avec les manuels scolaires étudiés, qui, semblables à ces étoiles lointaines dont la lumière continue de briller à nos yeux quand le foyer en est déjà éteint, répètent imperturbablement à destination des plus jeunes, paradoxe aussi prévisible que troublant, les formules de l’avant-guerre, on pourrait presque dire du premier avant-guerre, puisque l’un d’entre eux n’est autre que l’édition, à peine mise à jour – mais pas refondue – du "Petit Lavisse (Ernest Lavisse, Histoire de France, Cours moyen, 1ère et 2ème année, Armand Colin, 1946). Ici règne encore l’image convenue, cristallisée par la République naissante, soixante-dix ans plus tôt : une France exemplaire, surmontant victorieusement toutes les épreuves, pour peu qu’elle sache conserver les valeurs d’ordre qui ont fait la supériorité des Romains ("ils marchaient mieux en rang, faisaient mieux l’exercice et obéissaient mieux à leurs chefs… ")2 sur les Gaulois ("Ils n’aimaient pas à être commandés. A cause de cela, ils furent souvent vaincus")3, des Rois sur les féodaux ("en obéissant au même roi, les Français ont commencé à comprendre qu’ils étaient un même peuple")4, en attendant Lazare Carnot ou Léon Gambetta.

4Sur cette lancée puissante, il n’est guère de différence entre les générations de manuels, et une Histoire de France plus récente comme celle de Personne, Ballot, Marc (Cours élémentaire, Armand Colin, édition 1947) signe comme l’autre des appréciations du style :

  • 5 Op.cit., p. 72.

"Louis XVI a souhaité la victoire des ennemis de la France ; il a trahi son pays ; c’est pourquoi il est condamné à mort"5.

A ce stade, il n’est plus surprenant de retrouver cette même vision idéalisée de l’unité nationale au coeur même d’une description aussi "contemporaine", par fonction, que celle d’un manuel de géographie (R. Clozier, P. Fenelon, La France et la France d’outre-mer, Cours moyen et supérieur, Larousse, 1947) qui, faisant explicitement le lien avec le livre d’histoire, énonce que :

  • 6 Op.cit., p. 44.

"Depuis la Révolution de 1789, tous les Français sont soumis aux mêmes lois (...) l’unité morale de notre pays s’exprime dans la langue française que parlent tous les Français"6.

  • 7 Archives CNDP.

5Pourquoi en serait-il autrement en ces lieux considérés, à tort ou à raison, comme déterminant dans la constitution de l’esprit public, auxquels les institutions officielles de l’enseignement primaire pour 19467 donnent pour objectif une "leçon de morale, de civisme et de patriotisme" ? Du moins doit-on comprendre que dans ces conditions de larges pans de l’expression culturelle nationale ne seront guère enclins non seulement à l’auto-satisfaction mais même, tout simplement, à la relativisation.

6Notons tout de suite ici, comme une hypothèse qui demande vérification sur d’autres terrains que l’un des lieux les plus clairement utilisés pour administrer une image aussi continuiste de la puissance française semble bien avoir été l’ "outre-mer", qu’il n’est plus question d’appeler "colonies" mais qui flamboie encore, dans les médiats populaires de toutes les couleurs d’antan. C’est très sensible au cinéma, où l’année 1948 plutôt pauvre en claires représentations de la puissance française, n’offre au public pas moins de deux films "sahariens" : Le paradis des pilotes perdus, de Georges Lamin, et L’escadron blanc, d’après le classique colonial de Joseph Peyré, significativement déjà adapté en 1936... mais par les Italiens, qui n’avaient eu aucune peine à en transposer l’action en Libye. A les revoir, on chercherait vainement un bouton de guêtre, un froncement de sourcil de Jean Chevrier (vivant lien avec 1938, où il commençait sa carrière cinématographique avec Trois de Saint Cyr) qui en distinguât l’esthétique et l’éthique de celles des films d’"aventures coloniales" si populaires avant la guerre. Une seule réserve, cependant, et de taille : contrairement à plusieurs de ceux-ci (outre Trois de Saint Cyr, déjà cité, pensons, en 1938, à SOS Sahara ou à La Piste du Sud) il ne semble pas que ces deux titres aient enthousiasmé le public, non plus que la critique.

L’après-guerre comme fissure

7Car c’est dans ce changement de statut que tout se noue : dès que l’on quitte les quelques secteurs où la force de l’habitude, voire la loi du même semblent primer, dès qu’il s’agit de considérer les discours tenus par des "commentateurs" professionnels, on passe d’une conception statique à une vision problématique, ce que Charles Morazé, chargé à l’institut d’Etudes Politiques de l’un des cours principaux sur le sujet ("La France, étude économique et humaine") exprime très clairement en suggérant de passer de l’étude de la "personne France", dans la ligne de Michelet, à celle du "problème France".

8Cette perspective, confrontée à l’analyse de la presse nationale rendant compte des grandes célébrations nationales entre 1946 et 1948 révèle même un point de chronologie qui nous parait crucial : la fissure décisive – nous n’aurons garde de la qualifier de "définitive” – dans les certitudes françaises, telles que 1938 nous les avait brossé dans leurs couleurs naïves, se situe moins en 1940 ou en 1945, deux moments où le dynamisme national dispose encore de deux "recours" mythiques, qu’entre 1946 et 1948 – l’année 1947 n’épuisant pas à elle seule toutes les implications de cette nouvelle conjoncture, malgré sa richesse à cet égard

  • 8 L’Humanité, 12-13 mai 1946.
  • 9 L’Humanité, 16 juillet 1946.

9La presse, de gauche comme de droite, même si cette dernière y met plus de modération, exprime encore en 1946 un optimisme à toute épreuve envers l’efficacité du redressement français. Pour l’Humanité le peuple de France, qui, selon son directeur, Georges Cogniot, "a le plus fait pour disputer la patrie au tombeau"8 a une grande partie à jouer. Rendant compte de la manifestation populaire du 14 juillet, le journal insiste sur l’imposant cortège de chars, symbole de la mobilisation nouvelle, d’ordre économique, cette fois, où l’on peut voir, acclamés par la foule, "des garçons à l’établi ou à l’enclume, des jeunes filles au travail, dactylos, tourneuses, infirmières, couturières, ..."9. Au-delà de cette perspective productiviste, de larges secteurs de l’opinion sont les premiers à trouver dans l’ampleur même de la crise française de 39-44 les meilleures raisons d’espérer des "vertus de notre race" – comme l’écrit, le 14 mai 1946, Le Parisien Libéré, sans se préoccuper beaucoup, apparemment, des connotations nouvelles données à ce mot depuis l’époque de l’avant-guerre où, en revanche, il figurait en bonne place dans le vocable de la plupart des hommes politiques et des commentateurs –. Puisqu’aussi bien, pourrait-on dire, tout est bien qui finit bien.

  • 10 IEP, 1947-1948, polycopié des Cours de droit, 1948 in chapitre intitulé "Position générale de la Fr (...)

10Tout bascule dans les mois qui viennent. La presse, vecteur de l’immédiat, en rend compte implicitement, par le ton désormais désabusé, voire alarmiste, qu’elle adopte à l’heure des bilans nationaux ; mais un observateur de haut vol comme Morazé est d’une grande précision, quand il avance, en 1948 qu’une "série d’événements, d’incidents, se succédant à un rythme assez rapide dans le courant des années 1944-45" ont manifesté aux yeux de tous ce qu’il n’hésite plus à appeler dès lors "la décadence de la France sur le plan international" – et de citer "les grandes conférences internationales" de la fin de la guerre, Yalta en tête" -10. Tout culmine avec ce constat brutal, destiné à un public qualifié d’emblée par le professeur d’"élite" future de la nation : la France arrive aujourd’hui "sur le même plan que la Chine", situation, précise-t-il, "qui aurait plongé dans la stupeur les hommes politiques de 1924" (on peut gloser sur la date de référence choisie). En d’autres termes, ceux-là mêmes que Morazé emprunte à Georges Bidault, notre pays est devenu "la première des secondes puissances".

11Du moins, on le voit, resterait-elle, dans sa partie la première ! Et c’est à concilier les deux éléments de cette phrase – j’allais dire de ce classement – que s’attacheront dès lors la plupart des observateurs, dans une volonté ambigüe de décrypter le déclin, tout en ne désespérant pas d’une revanche.

Facteurs et signes du déclin

  • 11 Combat, 14 mai 1946.
  • 12 Institut des Sciences Politiques (sic), 1945-1946, La France, étude économique et humaine, Paris, C (...)
  • 13 Op.cit., p. 545.

12A rassembler les origines et les manifestations répétées du grand repli, on obtient aisément un tableau complet et cohérent des maux, matériels et spirituels, dont souffrirait le pays. Mais si l’analyse ne prend plus en compte que les différents lieux d’émission, on se convainc assez vite que chaque idéologie, chaque secteur, chaque médiation ne voit guère ladite crise que par son bout de lorgnette. Les discours les plus intellectuels tendront à replacer le problème dans le cadre plus vaste d’un déclin européen – c’est le choix de l’historien Pierre Renouvin, dans son nouveau cours de la Rue Saint Guillaume sur "Les Relations Internationales", désormais étendu jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale – et, plus large encore, dans celui de l’émergence d’états-continents, pour prendre la formule du journal Combat, qui se pose à l’époque en conscience philosophique de la presse quotidienne. Sûrs d’eux-mêmes et dominateurs, ces super-Grands ne laissent plus subsister à leurs côtés que "des petits et des demi-grands"11. Tout juste, à ce stade, la France a-t-elle l’amère consolation de se trouver rejointe dans cette médiocrité par le Royaume-Uni, son vieux frère-ennemi, promis à la "plus grave crise de son histoire"12. Le Morazé de 1945-46 était plus explicite encore, qui voyait dans la victoire "des pays prolétaires, des pays neufs, des pays jeunes", au premier rang desquels la "Russie" (sic) et "l’Amérique", l’annonce d’un monde bipolaire, pas encore partagé mais déjà doublement axé, aux deux extrêmes, sur une "civilisation océanienne", et une "civilisation continentale", cette dernière uniforme, lecture lucide pour la date, "de l’Elbe jusqu’à l’Oural"13.

13Mais l’essentiel du diagnostic, ici comme, a fortiori, ailleurs, reste franco-français. Les analyses les plus traditionnelles, à l’institut d’Etudes Politiques par exemple, excipent encore parfois de la démographie mais, face aux chiffres du "baby-boom", confirmés d’année en année, l’argument ne fait plus recette. Celui de la "débilité physique" de la population, fondé sur les témoignages du même avant-guerre, continue, en revanche, de jouer dans les milieux sportifs, où les bons résultats français aux Jeux Olympiques de 1948 tenus à Londres, ainsi que dans divers championnats, sont interprétés avec une prudence très fair play :

  • 14 Jacques GODDET, L’Equipe, 3 février 1947.

"Soyons donc heureux ! Mais ne le soyons pas trop (…) Villemain devra considérer qu’il n’est présentement champion que d’une Europe secouée et fatiguée..."14.

Même sur ce terrain, l’analyse monte d’un cran quand intervient, au titre des facteurs explicatifs, la variante locale du thème lavissien de l’imprévoyance, du manque de rigueur, de sens de l’ordre de la nation. L’argument avait beaucoup servi sous Vichy pour expliquer la défaite française face aux Allemands ; il est repris tel quel sur une question beaucoup plus restreinte, mais dans le même esprit.

  • 15 La France, étude..., op.cit., p. 5.

14Le registre le plus riche reste cependant celui qui, répondant là aussi au mythe positif des manuels scolaires, avance, à la limite de l’explication et du constat, la rupture de l’unité nationale comme trait dominant de la période. "La France ne paraît plus former une unité, mais se fendille"15 : c’est le jugement, abrupt, d’un penseur aussi indépendant que Morazé, mais sa déploration est au diapason de la presse, rendant compte des affrontements entre "force de l’ordre" et "séparatistes" qui, à l’occasion des cérémonies du 18 juin, remplacent désormais l’unanimité de la Libération. Et un intellectuel gaulliste comme Pierre de Boisdeffre de constater tristement dans Liberté de l’Esprit :

  • 16 Liberté de l’Esprit, 1949.

"Hier, on pouvait causer entre adversaires politiques. Barrés et Jaurès s’entretenaient à la bibliothèque de la Chambre. Aujourd’hui Aron et Sartre, qui étaient amis, camarades de promotion, qui ont fondé ensemble Les Temps Modernes ne se parlent plus, sous prétexte que Aron est pour le pacte atlantique"16.

  • 17 Le Franc Tireur, 20 août 1948.

Aux accusations de la droite dénonçant le péril rouge, la gauche, y compris nombre de sympathisants socialistes, n’est pas en reste pour dénoncer de son côté, le repli des ambitions et des promesses de la "république sociale" rêvée et préparée par "tant des nôtres qui ne sont plus"17.

La nouvelle bipolarité

  • 18 Le Parisien Libéré, 11-12 mai 1947.
  • 19 Jacques CHAPSAL, Allocution à la proclamation des résultats du diplôme, 9 juillet 1948 p. XII.
  • 20 La France, étude..., pp.558-559.

15Ce sentiment de fracture et de précarité suscite d’autant plus l’angoisse qu’il est, d’emblée, transposé au stade international. Pour le 11 novembre 1947 un quotidien populaire comme Le Parisien Libéré n’hésite plus à parler en termes d’"amertume" : en deux ans "le monde n’a rien su faire de la victoire", les hommes ne sont pas parvenu à vaincre la peur "qui envenime les rapports entre les nations" et accroît l’angoisse de la mère "qui redoute la fin de ses enfants"18. L’une des originalités françaises tient d’ailleurs au rôle de passerelle entre la crise nationale et son enjeu mondial que joue alors la question de l’outre-mer. Les nouveaux programmes de l’IEP y font maintenant large place, et en donnant la parole à des universitaires plutôt non-conformistes (Henri Brunscwig, Hubert Deschamps, Charles-André Julien), sur des questions dont, au témoignage même du directeur, Jacques Chapsal, "l’évolution difficile heurte souvent nos ignorances et nos routines intellectuelles"19. Avec moins de diplomatie, L’Humanité et Franc Tireur font de la politique coloniale une pierre d’achoppement de la capacité nationale à relever les défis modernes : le pays qui avait donné au monde : "tant de preuves de son humanité et de sa raison" en est réduit "à chipoter aux peuples de couleur les droits élémentaires de la dignité et à prêcher la patience aux salariés"20.

  • 21 L’Humanité, 12 novembre 1947.

16Le comble du malaise est atteint quand l’observateur constate l’inclusion de la France dans le nouveau système mondial bipolaire, puisqu’aussi bien ce facteur de division interne est, en même temps, la preuve tangible de la dépendance nationale – celle-là que la presse communiste, à l’occasion du onze novembre 1947, dénonce à travers le "plan d’asservissement baptisé du nom de Marshall"21 et que les syndicalistes CGT du cinéma voient dans toute sa logique aliénante à travers les accords Blum-Byrnes de 1946, destructeurs, à leurs yeux, de la production filmique française.

  • 22 Cf. le livre de Francis COURTADE, Les malédictions du cinéma français, Paris, Alain MOREAU, 1978, o (...)

17On a déjà beaucoup discuté22 sur l’étendue des pertes françaises en la matière, limitée par l’institution, en 1948 de la première loi d’aide financière au cinéma. Ce dont témoigne bien, en tous les cas, le contenu proprement dit de cette production, c’est de l’éloignement rapide des enthousiasmes, transformés en illusions, de la Libération. La vogue dominante, en matière de films "sérieux" est au pessimisme façon Quai des brumes. L’entraîneuse de Dédée d’Anvers, le jeune criminel d’Une si jolie petite plage, la famille déchirée par un secret inavouable des Eaux troubles pourraient figurer dans un film de Carné daté de 1939. Là où le cinéma italien utilise la situation déplorable du moment pour créer un mode d’expression relativement neuf, baptisé "néo-réalisme", le film français continue à jouer la carte du désespoir littéraire. Que le film 1948 de René Clément, l’auteur de la néo-réaliste Bataille du rail, Au-delà des grilles, appartienne à cette veine est des plus significatifs du poids des genres au sein d’une culture nationale. Que la courbe des films en rapport direct avec la guerre connaisse en 1947 et 1948 un fléchissement sensible ne l’est pas moins du trouble qui saisit l’esprit public. Sans doute ce repli est-il provisoire, mais la tonalité tragique ou désenchantée du film à sketches Retour à la Vie est là pour conforter l’hypothèse d’une prompte dégradation de la légende dorée et annonce les visions plus grinçantes de Jeux interdits, Marie-Octobre ou La Traversée de Paris, pour ne citer que les oeuvres à succès : un déporté retrouve son ancien tortionnaire et, à contre-courant, décide de se faire justice lui-même, une rescapée de Dachau dérange, par sa survie imprévue, sa famille qui avait déjà diposé de l’héritage, un jeune prisonnier ramène au village l’Allemande qu’il aime, mais que l’hostilité générale contraindra au suicide... Bref, pour reprendre les termes d’une enquête lancée le 12 mai 1948 par le Parisien Libéré, organe populaire toujours attentif aux fluctuations des sentiments majoritaires, "ça ne tourne pas rond" en France, moins de trois ans après la fin du conflit, en cette "première année pleine de la guerre froide" (Fred Kupferman).

L’increvable supériorité française

18Reconnaissons le : l’observateur de 1984 – millésime qui, on le sait, a été choisi par George Orwell parce qu’il renversait la décimale de 1948 – s’attendait à un tel discours. Il s’attendait à cet écart vertigineux d’avec le discours établi en 1938. Ce qui reste surprenant c’est la résistibilité du phénomène : le caractère relativement tardif de sa mise en place et, plus encore, la récurrence, en son sein même, de l’étalage des "raisons d’espérer".

19Certaines s’apparentent plutôt à une fuite en arrière ou à une dérobade. Ainsi peut sans doute s’interprèter le poids quantitatif, dans la production filmique de cette année-là, du divertissement comique (45 % des titres) et de la solide présence qualitative du genre noble de la "biographie filmée", apte à donner au public français l’image de valeurs sûres, garantes dans le passé de la vitalité nationale : Du Guesclin, le Curé d’Ars, le père de Foucauld, Talleyrand, Laennec et quelques autres.

20Mais il est des perspectives moins nostalgiques, plus clairement mobilisatrices, fondées sur des observations contemporaines. Pour qui a connu les "classes creuses" de l’entre-deux guerres, le renversement confirmé de la courbe démographique est certainement l’une des plus réconfortantes, et si la version 1948 du cours de Morazé est encore prudente sur le sujet, celle de 1951 en fait la base de sa conclusion. Sans attendre l’effet sur le long terme de cette sorte de capitalisation biologique, il est d’ailleurs, en l’année même, des signes euphorisants de cette renaissance physique sur laquelle la plupart des commentateurs sont bien d’accord pour fonder tout redressement spirituel. Moins, on l’a vu, les ambigus Jeux Olympiques que la brillante victoire de Marcel Cerdan, en septembre, au championnat du monde de boxe, restée à jamais comme l’une des grandes dates du "cocorico" sportif français. Plus encore qu’une revanche sur la défaite fameuse, prototypique, de Carpentier, ce surclassment d’un Américain par un Français n’est pas loin d’opérer chez "nous" comme la preuve tangible, immédiatement compréhensible, que tout n’est pas perdu, si l’on passe du terrain du massif, où nous serons toujours éclipsé désormais, à celui de la personnalité (le cinéma de ces années n’est-il pas connu aujourd’hui, non sans quelque ironie, sous le nom de "qualité-française" ?). Pierre de Gaulle, qui se trouve aux Etats-Unis au moment de la victoire de Cerdan, n’y va par quatre chemins :

  • 23 Cité par R. DUNAN, France Soir, 25 septembre 1948. Pierre de GAULLE, frère du Général, est alors le (...)

"Vous avez fait à la France la meilleure propagande. Nous avons besoin d’hommes comme vous"23,

et la presse populaire de citer complaisemment ses confrères d’outre-Atlantique, tous prêts à retrouver dans le vainqueur de Jersey City le type du "french hero" des mythologies :

"Il se bat comme un maquisard rencontrant un nazi dans l’arrière-boutique d’un bistrot",

  • 24 Citations de la presse américaine, dans L’Equipe des 7 décembre 1946 et 31 mars 1947.

"Marcel, voilà un combattant avec les qualités qui ont fait de la France cette vieille chère terre historique... Cerdan, c’est le La Fayette du noble art", etc.24.

21Nous voici revenus en terres de connaissance, celles du primat culturel français. Rien d’étonnant à ce que le Lavisse, parlant des écrivains du XVIIIème siècle, conclue que :

  • 25 Op.cit., p. 132.

"La France, depuis ce temps là, représente dans le monde les idées de liberté, de justice, d’humanité"25.

A peine moins qu’un manuel de géographie montre la métropole faisant

  • 26 R. CLOZIER, op.cit., p. 19.

"rayonner sur tous les continents son influence économique et son prestige intellectuel ; partout on apprécie les articles de luxe que vendent ses grands magasins, les oeuvres d’art que produisent ses peintres et ses sculpteurs, et les ouvrages littéraires de ses écrivains"26.

On demeure cependant frappé par l’écart existant entre la vision singulièrement nuancée de l’ "impérialisme colonial" français dans les cours de Charles-André Julien rue Saint Guillaume et, par exemple, la peinture que donne au même moment un autre manuel de géographie de la conquête africaine :

  • 27 BARON, Géographie, Cours élémentaire, Paris, Magnard, 1947, pp.69-118.

"Les nomades du Sahara ont été longtemps des pillards (...). Les Français, en occupant le Sahara, ont rétabli l’ordre (...). Les habitants (des colonies), que nous appelions des indigènes, n’étaient pas aussi civilisés que les Français (...). La France leur a apporté la paix, a aboli l’esclavage, a amené des médecins", etc27.

Qu’on n’ait pas affaire ici à un simple discours-fossile est confirmé par le repérage du même thème dans les lieux les plus éloignés, idéologiquement ou techniquement parlant. Le jeune Michel Droit profite d’un événement sportif pour théoriser :

  • 28 Le Monde, 19 août 1948.

"A la puissance américaine nous opposerons volontiers la patience française. Elle semble plus en rapport avec les qualités fondamentales de notre race. Elle nous permet de briller dans des sports où la technique exige un long apprentissage, une méthode réfléchie dans l’exercice, une précision dans le geste, un raffinement dans le détail, un labeur parfois ingrat et rebutant. Dans ces sports le succès est fonction de l’intelligence"28.

Dieu merci, nous n’avons pas besoin de Plan Marshall pour rester imbattables en matière (première) d’intelligence... Mais Morazé est-il si éloigné de telles considérations, lui qui, en 1946, donnait aux Français le rôle d’être "les techniciens de l’Europe", afin que revienne promptement :

  • 29 Franc Tireur, 24-25 août 1947.

"le jour où, de nouveau, les esprits éclairés se tourneront vers la France pour attendre d’elle les idées qui leur serviront de guide dans leur progrès commercial, industriel, humain"29.

  • 30 Textede 1947-1948,p. 11.

Deux années plus tard, il fait toujours de son pays une sorte de prestataire de service philosophique, même si les termes semblent devenus plus vagues : une nation "appelée à apporter aux civilisations neuves de la Russie et de l’Amérique toute une série d’expériences sur l’homme, toute une culture", "toute cette connaissance de la vie" qui serait donc une de nos exclusivités ataviques30.

  • 31 Cf. notre étude sur "Vaillant" en 1951, parue dans Staline à Paris, Paris, Ramsay, 1982, et le mémo (...)
  • 32 L’Humanité, 14 juillet 1948.

22A l’époque de l’unanimité tripartite, L’Humanité ou Franc Tireur n’étaient pas les derniers à parler, eux aussi, de la "culture" française comme d’un modèle rayonnant, "une idée en marche". La rupture de 1947 ne remise pas l’argument au magasin des accessoires : contrairement à ce qui s’est passé entre 1939 et 1941, le parti communiste ne retourne pas à un discours pur et dur de lutte classiste. Bien au contraire, comme l’illustre alors toute sa production littéraire, à commencer par la presse enfantine31, il fait servir la conception du monde patrimoniale, voire nationaliste, acquise à l’époque du Front Populaire et confirmée dans la lutte contre l’occupant, au combat nouveau de la guerre froide. C’est précisément le sens des défilés des "Combattants de la liberté" prévus pour le 14 juillet 1948 et visant à réclamer pour la France une indépendance "pleine et entière", le droit "de ne pas être livrée aux puissances financières nationales et internationales qui convoitaient ses biens"32.

23On voit bien que c’est ici que le bât blesse, au stade des moyens concrets à mettre en oeuvre pour préserver et renforcer ce que l’extrême- gauche serait d’ailleurs toute prête à qualifier, elle aussi, de "liberté de l’esprit". Je serais tenté de mesurer l’étendue réelle du malaise national vers 1948 au décalage existant entre la vigueur de la certitude des supériorités françaises et le flou des méthodes avancées pour la confirmer. Raymond Aron avait eu, dans Combat, de fortes paroles pour plaider la cause du volontarisme :

  • 33 Combat, 14 mai 1946.

"Une nation résolue trouve finalement le chemin de la vie. En 1940, nous nous répétions : est esclave non celui qui est vaincu, mais celui qui accepte moralement de l’être. Aujourd’hui comme hier, une seule faute serait mortelle : la résignation au destin qui consacrerait l’abdication"33.

Dans le même ordre d’idée l’extrême-gauche serait toute prête à trouver dans le renforcement de la puissance publique le remède à tous nos maux, observation renforcée, cette année-là, sur le terrain limité du cinéma, par la mise en place de la procédure d’aide. Mais il devient clair à la plupart des commentateurs que le pays ne saurait plus se sauver seul. 1948 est pour l’institut d’Etudes Politiques l’année de la modernisation et du renforcement de son enseignement des langues vivantes ; elle est, plus encore, celle de la création d’une quatrième et dernière section, vouée précisément aux "Relations Internationales".

24A cette date, et c’est le dernier point qui nous a paru digne d’être souligné, la forme que peut prendre cette solidarité nouvelle est beaucoup moins européenne qu’atlantiste. A l’IEP "l’idée d’Europe" ou, plus précis, "le mouvement pour l’Europe unie" ne sont pas encore des thèmes d’enseignement, seulement ceux de deux conférences tenues, de surcroît, hors de l’Ecole, dans le cadre de la Société des Elèves et Anciens Elèves, respectivement par deux hommes de droite, Raymond Aron, alors dans sa phase de proximité gaulliste, via Liberté de l’Esprit, et René Courtin, professeur de droit proche du MRP, connu seulement aujourd’hui par ses prises de position atlantistes dans Le Monde, en opposition croissante avec la ligne proposée par Hubert Beuve-Mery.

Le salut par l’Occident ?

25Là se situe en effet l’ambiguïté, en ces années de préhistoire européiste, du thème unitaire, tel du moins qu’il ressort de nos sources : d’être d’emblée assimilé, par ses adversaires mais aussi par ses partisans, à celui de l’Occident dans son ensemble, faisant indistinctement bloc contre une menace plus ou moins clairement définie mais aisément traduisible, et si le 8 mai 1948 Le Figaro se réjouit de voir que l’ "Europe a pris conscience de la nécessité où elle se trouvait de s’unir, d’organiser en commun son équipement économique, sa production, sa défense militaire", un autre quotidien de droite, Ce Matin Le Pays, plus militant, va plus loin encore, en rappelant avec une satisfaction non feinte que le troisième anniversaire du Jour V voit l’Occident organiser sa défense :

"L’Occident compte les avions, les canons et les hommes qu’il va rassembler, de toute urgence, pour s’en faire un rempart".

Si cette union, conclut-il, s’était faite dix ans plus tôt, elle aurait peut- être fait reculer la guerre. Ou comment 1948 apporte une réponse à l’énigme de 1938.

26Reste que la solution nouvelle, à son tour, n’est pas sans obscurité. Faut-il, par exemple, voir une métaphore de l’alliance nouvelle dans l’étrange 31ème et dernière leçon du cours consacré en 1948 par le grand patriarche de "Sciences Po", André Siegfried, à la question des "Echanges internationaux" ? J’en livre la teneur sans autre commentaire :

  • 34 IEP, 1948-1949, Echanges internationaux, Paris, CDU, 1949.

"III. Salubrité et civilisation. 1. La salubrité est une construction, qu’il faut maintenir – a) elle est l’oeuvre de la civilisation occidentale ; – b) elle péricliterait avec elle. 2. Les retours offensifs peuvent être rapides – a) Valéry a écrit : Nous autres civilisations ; – b) nous avons appris que nous ne sommes pas immortelles. 3. Conclusion : il faut une organisation internationale – a) elle doit être conçue, dirigée, administrée ; – b) par l’Occident"34.

27Quittons sur cette péroraison imprévisible les paroles, décidément bien troublées, de la puissance française modèle 1948. Culture de transition, de toute évidence, témoignant d’une entrée à reculons dans l’ère du déclassement, mais qui demeure portée par des interprètes du changement social formés au temps des illusions. D’où ce paradoxe : une puissance réelle sans doute plus affermie aujourd’hui qu’il y a trente six ans mais qui secrète alors une représentation d’elle-même singulièrement plus pugnace. Mais c’est qu’il faut bien une génération pour convaincre un peuple de son déclin.

Notes

1 Elisabeth THOMAS, La perception de la puissance française à travers les manuels scolaires parus en 1947, Paris X.juin 1982.

2 Op.cit., p. 9.

3 Op.cit., p. 8.

4 Op.cit., p. 57.

5 Op.cit., p. 72.

6 Op.cit., p. 44.

7 Archives CNDP.

8 L’Humanité, 12-13 mai 1946.

9 L’Humanité, 16 juillet 1946.

10 IEP, 1947-1948, polycopié des Cours de droit, 1948 in chapitre intitulé "Position générale de la France dans le monde".

11 Combat, 14 mai 1946.

12 Institut des Sciences Politiques (sic), 1945-1946, La France, étude économique et humaine, Paris, CDU, 1946.

13 Op.cit., p. 545.

14 Jacques GODDET, L’Equipe, 3 février 1947.

15 La France, étude..., op.cit., p. 5.

16 Liberté de l’Esprit, 1949.

17 Le Franc Tireur, 20 août 1948.

18 Le Parisien Libéré, 11-12 mai 1947.

19 Jacques CHAPSAL, Allocution à la proclamation des résultats du diplôme, 9 juillet 1948 p. XII.

20 La France, étude..., pp.558-559.

21 L’Humanité, 12 novembre 1947.

22 Cf. le livre de Francis COURTADE, Les malédictions du cinéma français, Paris, Alain MOREAU, 1978, ou la thèse de 3ème cycle de Patricia LACOMBE sur La guerre froide et le cinéma français (Paris, FNSP, 1981).

23 Cité par R. DUNAN, France Soir, 25 septembre 1948. Pierre de GAULLE, frère du Général, est alors le leader du conseil municipal de Paris, à dominante RPF.

24 Citations de la presse américaine, dans L’Equipe des 7 décembre 1946 et 31 mars 1947.

25 Op.cit., p. 132.

26 R. CLOZIER, op.cit., p. 19.

27 BARON, Géographie, Cours élémentaire, Paris, Magnard, 1947, pp.69-118.

28 Le Monde, 19 août 1948.

29 Franc Tireur, 24-25 août 1947.

30 Textede 1947-1948,p. 11.

31 Cf. notre étude sur "Vaillant" en 1951, parue dans Staline à Paris, Paris, Ramsay, 1982, et le mémoire de DEA de Bruno ROSSIGNOL, Paris, IEP, 1982.

32 L’Humanité, 14 juillet 1948.

33 Combat, 14 mai 1946.

34 IEP, 1948-1949, Echanges internationaux, Paris, CDU, 1949.

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