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La puissance française en question 1945-1949

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Robert Frank
, 
René Girault

II. La perception de la puissance économique

Modernisation au Maghreb et puissance française (1945-1948)

André Nouschi

Texte intégral

1Les rapports entre la France et les pays du Maghreb au lendemain de de la deuxième guerre mondiale présentent à l’observateur le moins attentif aux réalités maghrébines un noeud de contradictions. De celles- ci, il n’est pas toujours sûr que les dirigeants politiques français aient su mesurer les tenants et les aboutissants. On sait la transformation majeure des données politiques aussi bien en Algérie qu’en Tunisie et au Maroc provoquée par la deuxième guerre mondiale ; celles-ci aboutiront quelques années plus tard aux indépendances de chacun des trois pays. La revendication en avait été formulée vigoureusement, ici et là, et nul dirigeant français ne pouvait l’ignorer, durant les années 45-48.

2Or, précisément ces années sont celles où l’administration française propose différentes mesures sur le plan économique et social, à moyen ou long terme dont les perspectives s’accordaient mal avec celles de l’indépendance ou même lui tournaient le dos. Ces projets étaient nés de la deuxième guerre mondiale ; en effet, celle-ci avait interrompu totalement les relations entre la France et le Maghreb, alors que depuis juin 1940 celles-ci avaient été distendues. Cet état de fait avait accru les tensions de l’économie dans chacun des trois pays ; elle en avait également souligné les insuffisances et les retards. Mais dans l’ensemble impérial français, le Maghreb n’était pas une exception, et la conférence de Brazzaville n’avait pas manqué de "se prononcer en faveur d’une économie planifiée, c’est-à-dire d’une économie dans laquelle la mise en valeur des territoires s’effectuerait en fonction d’un plan élaboré à l’avance, après l’inventaire des possibilités de chaque territoire".

3 Derrière cette formule relative à toute l’Afrique, les participants déclarent :

  • 1 La Conférence de Brazzaville, (cf. bibliographie). Les majuscules le sont dans le texte.

"Le but de notre politique économique coloniale doit être le développement du potentiel de production et l’enrichissement des territoires d’outre-mer, EN VUE D’ASSURER AUX AFRICAINS, UNE VIE MEILLEURE PAR L’AUGMENTATION DE LEUR POUVOIR D’ACHAT ET L’ELEVATION DE LEUR STANDARD DE VIE"1

4Ces intentions solennellement affirmées par R. Pleven, Commissaire aux Colonies, définissaient ostensiblement une nouvelle politique économique pour les territoires coloniaux. Le Maghreb était-il inclus dans ces nouvelles perspectives ? Du fait que des fonctionnaires représentant les trois pays d’Afrique du Nord participaient à la conférence, on peut admettre que cette nouvelle politique les concernait. De tout manière, dans la mesure où Alger devient "la capitale de la France en guerre", où l’Afrique du Nord joue un rôle majeur dans le déroulement des opérations à partir de novembre 42, les responsables du C.F.L.N. et du G.P.R.F. prennent conscience que le Maghreb est incapable de répondre aux exigences de la guerre ; or, dans la guerre en Méditerranée, il occupe une situation privilégiée.

5Malgré ces constatations, aussi bien celles de Brazzaville que celles observées au Maghreb, l’historien est surpris par la place exigue des colonies dans le programme du C.N.R. :

"Une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales".

  • 2 “Nous savons également ce que sont notre terre, notre sous-sol, notre Empire, ce que nous valons, d (...)

Même si de Gaulle dans son discours du 12 septembre 1944 au Palais de Chaillot inclut au passage "l’Empire" dans les cartes que la France doit jouer pour remonter la pente2, celui-ci occupe en réalité le second plan, loin derrière la France : les Mémoires du Général ne laissent pas de doute sur ce point. La reconstruction du pays est une priorité affirmée aussi bien par le programme du C.N.R. que par les différents rapports soumis au Gouvernement provisoire.

6Et l’idée d’un "Plan arrêté par l’Etat après consultation des représentants de tous les éléments de cette production" est dans le programme de la Résistance. L’ensemble du programme économique de la Résistance ne mentionne jamais l’Empire ; or, après un an à peine, le premier Plan dit Plan Monnet est élaboré. Les propositions de Jean Monnet au Général de Gaulle sont envoyées le 5 décembre 1945 ; deux semaines plus tard, elles sont adoptées par le Conseil des Ministres et le 3 janvier 1946, un décret définit le "premier plan d’ensemble pour la modernisation et l’équipement économique de la Métropole et des Territoires d’Outre-Mer".

7 Le rapport sur le premier plan affirme :

  • 3 Rapport général sur le premier Plan de modernisation et d’équipement, Paris, novembre 1946.

"Le redressement de la France ne peut se concevoir sans une mise en valeur de tous les territoires d’outre-mer de l’Union Française. La nécessité de coordonner leur développement avec celui de la Métropole n’est pas moins évidente que celle d’assurer des conditions de vie décentes aux populations indigènes. Les objectifs à atteindre et les mesures à prendre tant dans la Métropole que dans les territoires d’outre-mer sont donc complémentaires et doivent être intégrées dans un ensemble cohérent"3

8Plus loin le document précise :

"Un plan pour la France métropolitaine qui ne serait pas conçu dans le cadre de l’Union Française et qui ne serait pas assorti de plans pour l’Afrique du Nord et pour les territoires d’outre-mer serait vicié à la base et incomplet".

Mais pour les Commissaires au Plan, l’Afrique du Nord a une place particulière dans l’Union Française :

"L’Afrique du Nord est de tous nos territoires d’outre-mer le plus étroitement lié au rythme de notre activité économique" ;

et ils diagnostiquent :

  • 4 Ibid..

"Comme la France, les trois pays d’Afrique du Nord ont subi, soit de lourdes destructions (Tunisie), soit un manque total d’investissement, d’entretien pendant six ans. Dans les pays en constante expansion démographique, ces trois facteurs devraient avoir des répercussions graves, accrues encore par des circonstances atmosphériques exceptionnellement défavorables"4.

9Et le plan recommande d’augmenter la production agricole et de développer l’industrie ; dans le détail, ceci signifie que l’Afrique du Nord doit pousser à la transformation des produits de son sol, de son sous-sol (minerais et phosphates), au développement des industries mécaniques, à la valorisation des produits agricoles. D’où un important effort d’investissement en faveur de l’équipement, et le souci de "favoriser et d’organiser la main d’oeuvre indigène de toute urgence, surtout berbère particulièrement apte aux emplois industriels et aux plus hautes qualifications".

10 Pour réaliser ce programme, le plan prévoit une somme de 250 milliards de francs en 1946 répartis ainsi :

Equipement agricole 38 MM/F
Production d’énergie 28 MM/F
Equipement minier 18 MM/F
Transports 42 MM/F
Equipement industriel 18 MM/F
Equipement social 58 MM/F
Reconstruction (Tunisie) 42 MM/F
TOTAL 244 MM/F
  • 5 On observera qu’engageant les deniers publics, le Plan n’est avalisé par aucun vote du Parlement, c (...)

11Comme l’ajoutent les auteurs du Rapport général, "ces chiffres donnent un ordre de grandeur de l’effort à accomplir" ; mais l’étude devra être faite sur place" avec le concours des intéressés pour mettre au point un véritable plan qui devra, bien entendu, être mis en harmonie avec ceux de la Métropole et des Territoires d’Outre-Mer". Autant dire que ce plan était d’abord riche de bonnes intentions5.

  • 6 Notes Documentaires et Etudes, n° 782 du 16 décembre 1947.

12En effet, au niveau des faits, aucune antenne ou délégation du Plan n’est installée en Afrique du Nord, pas plus en Algérie, ensemble de trois départements français jusqu’à nouvel ordre, qu’en Tunisie ou au Maroc, pays de protectorat, dans l’année 1946 ou 1947. Il faut attendre 1948 avant qu’un "Plan de modernisation et d’équipement" voie le jour. Ainsi, le rapport sur les résultats obtenus dans la réalisation du plan pour le premier semestre de 19476 note qu’il n’y a pas encore de véritables plans de modernisation et d’équipement "englobant dans le sens économique le plus large, les objectifs de production, les besoins d’investissements publics et privés, la modernisation des moyens et des méthodes, l’amélioration de la productivité", même si dans les trois pays existe un effort pour établir un programme de travaux publics sur cinq ans. Et le rapport pour le premier semestre 1947 définit les différentes orientations économiques pour les années à venir.

  • 7 N.E.D., n° 931 du 18 juin 1948.
  • 8 C’est moi qui souligne.

13Le rapport suivant rappelle encore qu’il n’y a pas de plan de modernisation et d’équipement englobant pour une assez longue période les principaux aspects du développement économique7. Toutefois, une série de réunions se tient au Commissariat au Plan durant la première moitié de 1947 avec des représentants des trois pays ; celles-ci ont pour but de "prendre une vue d’ensemble des problèmes communs et de préparer l’intégration ultérieure8 des plans des trois pays d’Afrique du Nord dans le plan de modernisation, d’équipement de la Métropole et des territoires de l’Union Française".

14 Dans ce rapport comme dans les précédents l’accent est mis sur le contraste entre la très rapide croissance de la population et l’exiguité des ressources qui reposent sur une production agricole très insuffisante et une médiocre industrialisation. Il faut donc attendre 1949 pour que le Maghreb soit intégré dans le Plan Monnet. En réalité, chacun des trois pays, avait dès l’immédiat après guerre, entrepris de se moderniser afin d’affronter les problèmes politiques et sociaux.

  • 9 Note concernant les dépenses à prévoir pour la réalisation d’un plan de réformes sociales et économ (...)

15Ainsi dès 1944, le G.P.R.F. avait créé une "Commission des réformes politiques, sociales et économiques en faveur des Musulmans français d’Algérie" qui avait défini un programme étalé sur quatre périodes quinquennales et touchait à tous les domaines : artisanat, enseignement, santé publique, habitat, équipement, recasement des agriculteurs musulmans ; les dépenses étalées sur vingt ans étaient évaluées à 20.656 MM/F courants9.

  • 10 Documents algériens, n° 9 du 25 avril 1946.

16La raison de ce plan de réformes était comme le soulignait le Général Catroux, "le problème démographique". Corollairement, un programme d’industrialisation est élaboré sous l’autorité du Gouverneur Yves Châtaigneau. Ce "Plan d’équipement industriel" décidé par la Commission des Réformes est, en 1946, en "voie de réalisation"10 ; il concerne un large champ d’activités. L’Algérie n’interviendra financièrement que si la production correspond à un besoin économique certain ; elle peut aussi fournir une garantie aux capitaux investis si la production de l’entreprise s’insère dans le plan d’industrialisation de l’Algérie.

17Au Maroc et en Tunisie, l’équipement et la modernisation s’inscrivent dans des programmes de travaux publics élaborés dès la fin de la guerre. Au Maroc, ils passent par la création en 1945 des secteurs de modernisation du paysanat . la formule assez souple permettait soit au S.M.P. de prendre à sa charge certains travaux demandés par les fellahs, soit de conclure des contrats d’associations, soit encore de fournir équipement et moniteurs. Ainsi, le résident E. Labonne veut donner une impulsion vigoureuse à la rénovation de l’économie marocaine quand il présente à la réunion du 22 juillet 1946 du Conseil de Gouvernement un programme d’industrialisation et de recherches minières.

  • 11 Projet de rapport à Mr le Commissaire Général Jean MONNET sur l’accroissement de la production agri (...)

18En Tunisie, un plan général de paysanat quadriennal est mis en place à partir de 1945 ; simultanément est lancé un programme de reconstruction ; il est destiné à relever les destructions et les méfaits de la guerre. En fait, les programmes agricoles ne semblent pas avoir entraîné de modification fondamentale, bien que les autorités eussent fondé sur eux certains espoirs. En effet, dans son rapport relatif à l’agriculture de l’Afrique du Nord et rédigé par l’agronome René Dumont en juin 1949 (c’est un document de 63 pages ronéotées)11, celui-ci analyse l’ensemble du problème agricole nord africain et propose un certain nombre de recommandations, après avoir noté ce qui n’allait pas. Cette agriculture conserve ses traits antérieurs : elle est peu moderne, sauf pour "la grande colonisation européenne" ; l’hydraulique est peu cohérente ; les sols s’érodent à une allure telle (ex : en Algérie) que l’homme ne peut plus s’y maintenir ; derrière ces données de fond se profilent ceux d’une propriété très morcelée, d’un encadrement médiocre, de cultures épuisantes et surtout ceux nés du déséquilibre entre une population de plus en plus nombreuse et une production agricole irrégulière, médiocre et incapable de dégager des excédents commerciaux et de lancer une trop lente et trop tardive industrialisation. La conclusion, pour R. Dumont, est la suivante :

"La modernisation de l’agriculture nord africaine est une nécessité absolue" ;
"C’est sur le terrain économique, sur le problème de la rapidité de la mise en valeur que se joue l’avenir de la présence française en Afrique du Nord, bien plus que sur l’épiphénomène politique" (les mots sont soulignés par R. Dumont).

19Le rapport est évidemment nourri de notations et de suggestions dans tous les domaines, mais il ne présente aucune proposition chiffrée. Le Plan pouvait-il prendre en considération toutes les recommandations de R. Dumont ? Celles-ci sont reprises presque mot pour mot dans le chapitre qu’il rédige pour le volume industrialisation de l’Afrique du Nord, publié par un groupe d’études dirigé par G. Leduc et qui présente les réflexions des différents participants dans le cours de l’année 1949-1950. Celles-ci concernent les multiples problèmes posés par l’industrialisation de l’Afrique du Nord, aussi bien sur le plan économique que social, juridique ou administratif, mais qui paraissent refléter certains courants d’idées de l’époque. A partir de 1949, les différents programmes de chaque pays maghrébins s’insèrent dans le Plan Monnet et donnent à la politique menée antérieurement d’autres dimensions.

  • 12 Annuaire statistique de l’Algérie, 1938-1947. Il faudrait assortir tous les chiffres d’un coefficie (...)

20En effet, l’analyse des budgets pour les années 1945-47 fournit certaines indications. Ainsi, pour l’Algérie, le budget distingue le budget extraordinaire consacré à l’équipement du budget ordinaire (fonctionnement)12. Ce budget extraordinaire connaît à partir de 1945 une remarquable croissance. De 1939 à 1944, il oscillait, pour les dépenses, entre 444 M/F courants (1940) et 814 M/F courants (1944) (moyenne / an : 667.8 M/F courants) ; il passe à 1.654 M/F courants en 1945, 4.875 M/F courants en 1946 et 10.437 M/F courants pour l’année suivante. L’équipement économique représente le plus clair de ces dépenses 1.384 M/F en 1945 (83,6 %) ; 3.527 M/F en 1946 (72,3 %) ; 6.495 M/F en 1947 (62,2 %) ; les dépenses d’intérêt culturel et social viennent loin derrière (13 % en 1945 ; 20 % en 1946 et 29,2 % en 1947). C’est donc un effort de 16.966 M/F courants dont 11.406 M/F pour l’équipement économique (67,2 %). Celui-ci comprend d’une part les moyens de communications (5.143 M/F), d’autre part la mise en valeur (6.236 M/F). Dans le premier poste, on compte les chemins de fer (2.857 M/F), les P.T.T., les routes et les chemins. Autant dire que grâce à ces crédits, on tente de compenser le retard provoqué par les années du guerre. En revanche, dans la Mise en valeur, les travaux hydrauliques et l’électrification reçoivent le plus gros ; une fois mis à part, les recherches minières et l’équipement industriel, il reste pour l’agriculture 1.248 M/F, dont 860 M/F pour les Secteurs d’Amélioration Rurale et la Défense et Restauration des Sols.

21L’investissement public important étalé sur trois ans souligne la volonté française de donner à l’Algérie les bases d’une économie moderne et facilite les développements des années 1948 et suivantes.

  • 13 Cf. A. AYACHE, "Les investissements de capitaux au Maroc de 1940 à 1951" in Cahiers Internationaux, (...)
  • 14 A. BELLAL, op.cit..

22Au Maroc, les années 1945 et suivantes sont marquées par un essor de l’économie remarquable ; il semble lié à l’afflux des capitaux qui se sont réfugiés pendant la guerre. Le Directeur des Finances du Maroc les évalues à 40 MM/F courants de 1940 à 1945, dont 5 MM/F de capitaux privés13. Les deux phénomènes et surtout le premier ont des effets d’entraînement évidents qui constituent une assurance pour l’avenir. En effet, en 1945 et 1946, 1.241 sociétés (anonymes ou à responsabilité limitée) sont créées au Maroc avec un capital de 4.457,4 M/F courants ; 320 sociétés augmentent leur capital de 2.387,8 M/F courants ; en tout donc un investissement brut de 6.845,2 M/F courants. Même si l’on déduit les dissolutions de sociétés (61) et les réductions de capital de trois sociétés, il reste un investissement net de 6.806,5 M/F courants. A cela, il faut ajouter les investissements publics ou semi-publics qui s’élèvent, selon A. Bellal, à 79 milliards de F courants de 1945 à 1948 (1939-44 : 27 milliards de F courants)14 ; l’abondance des capitaux au Maroc est telle que tous les emprunts émis par le Maroc le sont sur le marché local.

  • 15 F. BLOCH LAINE et divers, "La zone franc", 1956.

23De 1947 à 1949, le montant des investissements publics s’élève, pour le Maghreb, à 69 milliards de F courants, tandis que pour la période 1949- 1953, ils s’élèvent à 592,7 milliards de F15. Pour ces derniers, l’Algérie se taille la part du lion (47,7 %) tandis que le Maroc avec 37,4 % et la Tunisie avec 14,7 % viennent loin derrière. Cette politique volontariste d’intervention étatique dans la cadre du Plan, que celui-ci existe sous la forme du plan d’équipement industriel algérien ou des programmes de travaux publics ou qu’il soit inclus dans le Plan Monnet, est étayée par deux autres séries de mesures. Les unes ressortissent à la volonté française d’obtenir son indépendance en matière énergétique ; les autres à la stratégie africaine définie par E. Labonne dès le lendemain de la guerre.

  • 16 Cf. A. NOUSCHI, "La France et le Pétrole", à paraître.

24Dans le domaine de l’énergie, le G.P.R.F. crée par l’ordonnance du 12 octobre 1945 le Bureau de Recherches des Pétroles (B.R.P.) ; les considérants soulignent que l’indépendance de la France passe par la production de pétrole en France et dans l’Empire : le B.R.P. est donc créé comme "un établissement public" qui recevra des subventions de l’Etat. Effectivement, le B.R.P. devient rapidement l’instrument de la nouvelle politique pétrolière française tant en France que dans ce qui devient l’Union Française ; mais il est lié étroitement à la modernisation et à l’équipement tels que le Plan Monnet les a explicités. De fait, le B.R.P. reçoit une part importante des crédits du Plan prévus pour l’énergie ; en 1946, 55,1 % ; en 1947, 44,9 % ; en 1948, 46,9 %, en tout 9,99 milliards de F courants (16). Un certain nombre de sociétés de prospection et d’exploitation pétrolières naissent dans les trois pays du Maghreb. En Tunisie, la Société d’Etudes et de Recherches Pétrolières en Tunisie (S.E.R.E.P.T.), la Compagnie des Pétroles de Tunisie (C.P.T.), la Société Nord Africaine des Pétroles ; en Algérie, la Société Nationale de Recherches Pétrolières en Algérie (S.N.R.E.P.A.L.) (nov. 1946). Dans toutes ces sociétés, le B.R.P. a une position financière prépondérante et déterminante. En effet, ses ingénieurs et sa direction technique ont une vision large des ensembles maghrébin, africain et français. Son indépendance par rapport au politique lui permet d’avoir une action continue et efficace. Dans les années de l’immédiat après guerre, celle-ci est concentrée sur les régions telliennes (Cap Bon en Tunisie, le Gharb au Maroc, la limite des Hautes Plaines en Algérie : Aumale) ; plus tard, les recherches se tournent vers les régions sahariennes ; les découvertes de 1954 et 1956 s’insèrent alors dans la politique du deuxième plan. Dans tous les cas, le B.R.P. très indépendant prépare avec détermination et patience l’avenir énergétique aussi bien au Maghreb qu’en Afrique.

  • 17 Pour tout cela voir A. SIMONOT, “L’industrialisation de l’Afrique du Nord dans le cadre d’une polit (...)
  • 18 Sur ce point, voir A. TRUCHET, L’armistice de 1940 et l’Afrique du Nord, Paris, 1955.

25C’est à une volonté similaire qu’il faut rattacher la création du Bureau d’Organisation des Ensembles industriels Africains en janvier 1952 (loi du 5 janvier, art. 17)17. Cette création est le fruit de la réflexion menée par Eirik Labonne, nommé en 1947 Conseiller diplomatique du Gouvernement français pour les études politiques et économiques de l’Union Française, après son départ de La Résidence Générale du Maroc. Bon connaisseur du Maghreb, nommé Secrétaire général du Protectorat de 1928 à 1932, puis Résident général en 1946, il a su prendre la mesure des problèmes économiques et sociaux du Maroc d’abord, du Maghreb ensuite. Il a également mis en route les premières mesures de rénovation économique et sociale (secteurs de Modernisation du Paysanat) ; libéré de la Résidence de Rabat, il préside la Commission d’Etudes économiques et politiques de l’Union Française ; celle-ci insère la question de l’industrialisation dans une perspective stratégique. En effet, la défaite de 1940 donnait au Maghreb une place éminente si l’on voulait poursuivre la lutte ; mais ceci supposait que l’on eût un minimum d’infrastructure industrielle ; faute de la posséder, le combat ne devenait-il pas hasardeux ?18 Le débarquement anglo-américain de novembre 1942 souligne davantage d’abord la valeur stratégique du Maghreb pour la guerre en Méditerranée, ensuite la médiocrité voire l’absence d’une armature industrielle susceptible d’aider les armées alliées pour la reconquête de l’Europe. Or, celle-ci se trouve à partir de 1945 largement occupée par les Soviétiques : la défense de l’Europe manque de profondeur ; et cette dernière ne se trouve qu’en Afrique. Le Maghreb constitue donc la première ligne de défense profonde de l’Europe. L’échec des conférences de Moscou et de Paris au printemps 1947, le refus soviétique des propositions de Marshall soulignent la fracture entre l’U.R.S.S. d’une part, la France et ses alliés d’autre part.

  • 19 Industrialisation de l’Afrique du Nord, Discours d’E. LABONNE (juin 1948) devant les élèves de l’E. (...)

26Parce que la France a la responsabilité politique et économique du Maghreb l’industrialisation de celui-ci devient désormais une exigence impérieuse. La commission présidée par Labonne recommande de concentrer les moyens sur quelques zones dites Zones d’Organisation industrielle Africaine (Z.O.I.A.) ; celles-ci sont au nombre de quatre, dont deux au Maghreb : la première sur les confins algéro-marocains, la seconde aux frontières algéro-tunisiennes. La première aurait comme points d’appui stratégiques Mers el Kébir, Oran, Casablanca, Port Lyautey, Agadir, Meknès, Colomb Béchar ; la seconde, Bizerte, Tunis et Ajaccio. Dans la première, le charbon de Kenadsa-Colomb Béchar et de Djerada fournirait l’énergie ; dans la seconde, le fer de l’Ouenza-Djerissa alimenteront une industrie sidérurgique implantée à Bône, grâce à l’importation de charbon anglais. Le programme de la commission Labonne prévoit toute une série d’implantations industrielles destinées à alimenter une armée importante ; il envisage aussi d’exploiter l’énergie solaire susceptible d’opérer les fusions et les synthèses les plus délicates. Visionnaire, Labonne décrit à larges traits les différents aspects de cette industrialisation échelonnée en profondeur et susceptible de répondre aux besoins aussi bien "de l’armée de l’Union Française" que des populations civiles. A cette construction, l’armée apportera un concours total ; elle possède les hommes, le matériel, elle est "présentement la seule "entreprise d’Etat" immédiatement disponible, assez encadrée, disciplinée, assez cohérente, assez équipée moralement et matériellement pour prendre une part décisive à cette oeuvre qui est, en somme, sa propre modernisation, son propre renouveau, sa propre chance d’accomplir avec son destin, ce que la patrie attend d’elle"19.

  • 20 Id., étude de J. LUCIUS ; ces chiffres diffèrent de ceux de BLOCH- LAINE qui donne pour les deux an (...)

27Cette industrialisation obéissant à des nécessités stratégiques concordait parfaitement avec les exigences de la modernisation et de l’équipement du Plan Monnet, et celles définies en matière d’hydrocarbures par l’ordonnance d’octobre 1945. La situation antérieure de l’économie nord africaine devait donc être modifiée radicalement. De fait, et sans que le Parlement ait eu son mot à dire, sinon sur le seul principe et tardivement, le Gouvernement avait créé le B.R.P., le Commissariat au Plan et il avait confié à E. Labonne le soin de préparer le plus vaste programme d’industrialisation à finalités stratégiques jamais envisagé en France. Pour réaliser ces tâches, plusieurs organismes financiers publics sont mis sur pied : le Fonds de Modernisation et d’Equipement, le Fonds de Construction, d’Equipement rural et d’Expansion économique, le Fonds de Développement Economique et Social, le Fonds de Progrès Social. C’est par eux que transitent les subventions et investissements publics. En 1947 et 1948 les investissements du secteur public et semi-public s’élèvent à 15.550 M/F courants pour l’ensemble du Maghreb, dont 6.000 pour l’Algérie et 9.550 pour la Tunisie20.

  • 21 Pour cela, voir in Industrialisation de l’Afrique du Nord, l’étude de M. RIEUL-PLAISANT, “Les probl (...)

28 Dans l’esprit des responsables des programmes d’équipement, l’intervention financière de l’Etat ne saurait se substituer à l’initiative privée ; de plus, celle-ci dispose de moyens financiers traditionnels dispensés par les banques et organismes de crédit. Le bilan financier de la modernisation et de l’équipement pour les années 1945-49 doit évidemment tenir compte de ces multiples données ; faut-il dire que sur ce point précis, les informations sont dispersées et trop souvent difficiles à réunir ? De plus, la formule de la "modernisation et de l’équipement" voire de l’industrialisation recouvre de multiples aspects : ceux liés à l’augmentation des ressources énergétiques, à l’aménagement et à l’utilisation des possibilités hydrauliques, à l’équipement agricole, à la modernisation des techniques rurales, à la défense et à la restauration des sols, aux moyens de transport (aérodromes, ports, routes, gares, voies ferrées, camions, bus, etc...), aux télécommunications, aux recherches minières en tout genre. Il s’agit en fait d’augmenter le potentiel économique des trois pays pour faire face à la croissance démographique. Dans la mesure où des entreprises investissent dans telle ou telle production, il est légitime que les entrepreneurs écoulent cette dernière à l’abri d’une certaine protection douanière ; celle-ci devant faciliter le démarrage. Mais la France est liée au Maroc par la convention d’Algésiras ; il est hors de question que le régime douanier puisse être modifié en dehors des grandes puissances signataires. De plus, l’Algérie est liée à la France par une quasi-union douanière, alors que la Tunisie l’est partiellement21. Si l’on ajoute à ces handicaps le monopole du pavillon pour l’Algérie, les prix plus élevés de l’énergie et du transport, la modernisation et l’équipement voire l’industrialisation de l’Afrique du Nord risquent de coûter fort cher au départ. L’effort financier de l’Etat français croîtrait donc en proportion de ces surprix de revient, même si la main d’oeuvre locale était moins payée qu’en Europe ; encore que sur ce point, les cadres seront rémunérés davantage qu’en France. Le démarrage des programmes élaborés pour les années 1946-49 est-il responsable de la reprise économique au Maghreb ou n’est-ce pas plutôt le retour à une situation de paix et de reprise des relations avec le reste du monde ?

29Dans le domaine agricole, la production des céréales retrouve en trois ans ses niveaux de l’avant guerre alors que le cheptel régresse ou stagne ; en revanche, la production minière augmente sensiblement et rapidement ; simultanément un certain nombre d’entreprises industrielles et commerciales s’implantent ici et là ; les trois années de l’immédiat après-guerre ont donc marqué profondément les trois pays du Maghreb, moins par la reprise économique évidente, – mais peut-on mettre en parallèle cet après guerre et les difficiles années de la guerre ? –, que par la mise en place de quelques bases solides pour le développement ultérieur d’une industrie. A partir de 1949, les programes individualisés fusionnent dans le premier plan ; l’effort budgétaire consenti par la France d’abord et chacun des trois pays ensuite donne une autre dimension aux premiers efforts réalisés. Ceux-ci peuvent être classés sous différentes rubriques :

30 1. Dans le domaine agricole, l’administration crée en Algérie en 1945 les Secteurs d’Amélioration Rurale (S.A.R.), au Maroc la même année les S.M.P. et réorganise en Tunisie également la même année les Sociétés Tunisiennes de Prévoyance. Toutes ces créations ont le même objectif : aider les fellahs les plus démunis afin que le rendement de leurs productions augmente et les rende moins vulnérables. La Défense et Restauration des Sols créée en 1941 en Algérie l’est également en Tunisie et au Maroc en 1949.

  • 22 Du 1er janvier 1939 au 1er janvier 1949, selon A. AYACHE, op.cit., le montant des dépôts en banque (...)
  • 23 Cf. Statistique générale de la Tunisie ; Statistique générale du Maroc.

312. Dans le secteur secondaire, les seules industries créées sont de transformation ; le Maroc semble de loin le mieux placé ; les capitaux y sont abondants et la législation donne plus de facilités que dans les deux autres pays22. Mais l’industrie lourde est pratiquement absente, même si le programme algérien prévoit l’installation d’un four Martin (production : 40.000 T). En Tunisie, les investissements semblent se concentrer sur le secteur minier (recherches d’hydrocarbures et phosphates ou fer) et surtout commercial23. Au total, l’effort consenti est loin d’être négligeable même s’il a été financé par la France. Est-il cependant susceptible de résoudre les problèmes privilégiés par les autorités en 1944 et 1945, c’est-à-dire celui de la croissance démographique avant tout ?

32Cette injection de capitaux est-elle totalement dirigée vers les secteurs les plus démunis et surtout celui de l’agriculture traditionnelle ? La réponse est évidemment négative : celle-ci ne reçoit qu’une part somme toute modeste des crédits publics, semi-publics ou privés. En vérité, les investissements ont lieu surtout dans le commerce, l’équipement général d’abord, dans le secteur secondaire ensuite ; il y a des fortes chances pour qu’ils consolident et confortent certaines positions antérieures bien assises économiquement. Il n’est donc pas étonnant que les problèmes de fond, et surtout ceux de l’agriculture traditionnelle, demeurent pratiquement sans changement notable jusqu’à l’indépendance.

33L’autre question liée à cet effort réel de modernisation et d’équipement est d’ordre politique. En effet, la France prend conscience d’abord que sa renaissance comme grande puissance passe par la modernisation et l’équipement à la fois de la France et des territoires d’outre-mer (le Plan Monnet le dit expressément) ; ensuite que la libération du territoire est venue, certes de la Résistance, mais aussi d’un effort militaire évident issu des territoires coloniaux (Maghreb et Afrique Noire) ; enfin, que les revendications d’indépendance ou de quasi- indépendance politique se multiplient d’un territoire à l’autre et surtout en Indochine, à Madagascar et bien sûr au Maghreb. N’y a-t-il pas contradiction entre le souci de moderniser, d’équiper et d’industrialiser les différents territoires coloniaux, voulu et réalisé par Paris aux frais du contribuable français et la politique française à l’égard des colonies ? Deux exemples au Maghreb semblent significatifs : le premier concerne le Maroc, le second l’Algérie. Le Maroc d’abord avec l’affaire du discours de Tanger, prononcé par le sultan Mohammed en présence du Résident général E. Labonne ; le Sultan néglige de prendre à son compte la phrase du Résident qui voulait équilibrer l’appel du souverain à la solidarité du Maroc avec le monde arabe et l’Islam. Or, Labonne était le promoteur le plus ardent de l’industrialisation, de la modernisation voire de la libéralisation politique du Maroc. Cette politique n’avait-elle pas renforcé chez le Sultan la volonté de s’affirmer politiquement face à la France ? Il est vrai que Mohammed avait déjà rencontré le Président Roosevelt, hors la présence du Général Noguès. De toute manière, au discours de Tanger répond le rappel de Labonne et la nomination de Juin comme Résident général.

34Simultanément, le Parlement français vote en 1947 le statut de l’Algérie qui crée une Assemblée algérienne élue au suffrage universel et qui donne à l’Algérie son autonomie financière par rapport au budget français. Y avait-il contradiction dans l’esprit des dirigeants français ? Rien n’est moins certain. En effet, dans le cas du Maroc la nomination de Juin peut être interprétée comme une affirmation de la présence et de la prépondérance française, même si Juin se défend d’être le héraut du refus français. Dans le cas de l’Algérie, le statut de 1947 n’est qu’un cadre législatif à compléter par des décrets d’application ; et la nomination de Naegelen a un peu le même sens que celle de Juin au Maroc : s’il y a libéralisme, il sera rigoureusement encadré et contrôlé, voire freiné.

35En fait, la modernisation et l’équipement peuvent être interprétés à différents niveaux. Sur le plan économique, ils signifient que la France veut inaugurer une politique radicalement différente du Pacte colonial antérieur et désire résoudre le problème posé par la montée rapide de la démographie. Sur le plan politique, ils sont riches d’ambiguités : d’abord la mise en valeur des pays du Maghreb doit participer à la renaissance de la puissance économique de la France ; ensuite, elle donne plus de moyens aux Maghrébins pour résoudre leurs problèmes ; ceci irait donc dans le sens de leurs revendications politiques. Mais on peut se demander si la modernisation n’a pas aussi pour but de créer une sorte de "classe moyenne" locale, ouverte et de style moderniste susceptible de prendre en charge ultérieurement les destinées de chacun des trois pays. Dans cette hypothèse, ne faisait-on pas bon marché des forces politiques et économiques, aussi bien françaises que maghrébines, hostiles à toute politique d’ouverture ? Cette dernière étant dans le courant d’idées de la Libération. Dès lors, ne risquait-on pas de voir s’élargir le fossé entre la modernisation et l’équipement d’une part avec tout ce que cela impliquait de modernité et d’autre part la revendication d’indépendance politique des Maghrébins dont la contrepartie était le raidissement français ?

36La dégradation du climat politique n’avait-elle pas pour résultat de remettre en cause la finalité stratégique de l’industrialisation définie par Labonne ? Or, cette importance stratégique avait encore une place plus grande du fait que le Maghreb était intégré dans l’O.T.A.N. à partir de 1948. Dès lors, la hiérarchie des exigences n’impliquait-elle pas qu’une solution devait être trouvée au problème politique ? Pouvait-on croire qu’en modernisant et en équipant l’économie du Maghreb on réduirait les raisons de la revendication politique ? Cette volonté d’améliorer les conditions de vie des Maghrébins, ou d’étendre par exemple la scolarisation, n’était-elle pas trop tardive au regard des problèmes multiples que la guerre a rendus plus aigus ? Ne constituait-elle pas la plus évidente des accusations lancées contre l’impéritie administrative ou économique de la France qui n’avait pas su faire entrer dans les faits la "mission civilisatrice" que ses dirigeants avaient proclamée et proclamaient toujours ? Cela ne justifiait-il pas dans un certain sens la revendication des Maghrébins de prendre en mains leurs destins respectifs ?

37Derrière tous ces discours et ces hypothèses, il reste à l’historien deux certitudes : la première, celle des revendications politiques qui tendent à réduire la place de la France dans l’administration directe du Maghreb ; la seconde, celle de l’effort financier sans précédent consenti par les Français en faveur du Maghreb pour s’équiper, se moderniser et se développer. Celui-ci avait ostensiblement pour finalité de faire participer le Maghreb au redressement de la France ; peut-être aussi de mieux attacher les Maghrébins à la France ? Dans ce cas, ne risquait-on pas de voir se répéter une fable que les Français connaissaient bien, celle du chien et du loup ? Mais qui, à cette époque, dans l’opinion française pouvait imaginer que le temps des libertés pour les peuples coloniaux était venu ? Pour ma part, je présenterais l’hypothèse suivante : derrière cette contradiction soulignée entre la revendication politique des Maghrébins et la modernisation élaborée par la France, pourrait être esquissée une ligne politique : la modernisation et l’industrialisation du Maghreb prendraient un certain délai ; associés à une politique de réformes politiques prudentes et limitées, elles signifieraient d’abord que le régime économique antérieur n’a plus cours et que la France, comme le dit à l’époque de Gaulle, "épouse son temps" ; ensuite que la vie politique sera transformée. On ne touche pas immédiatement aux bases de la prédondérance politique française ; on l’aménage, mais rien n’interdit dans l’avenir des modifications fondamentales et plus profondes. Il existait en fait une cohérence profonde entre les deux séries de décisions : sans l’Afrique du Nord la puissance française en Europe était plus que problématique (la construction européenne n’existe pas encore) ; il était donc impossible de donner satisfaction aux revendications politiques des dirigeants maghrébins en faveur de l’indépendance ; d’où ces dialogues de sourds et ces affrontements parfois dramatiques au sein des assemblées constituantes de 1946. Mais la modernisation de la puissance de la France n’avait de sens et de réalité qu’à une condition : elle devait englober l’Afrique du Nord. Une telle cohérence avait en réalité le souci de régler ultérieurement les problèmes politiques ; mais la vitesse d’évolution prise par ces derniers devait reléguer au second plan les efforts évidents de modernisation. Les leaders maghrébins parlaient d’indépendance tandis que les dirigeants français étaient sensibles à la croissance et au développement. Un hiatus de plus en plus important séparait les uns des autres dès 1945-1947 ; mais qui, en France, pouvait en prendre conscience ? En vérité, les injections de capitaux en Afrique du Nord durant ces années devaient constituer un véritable euphorisant et endormir les inquiétudes que les clameurs de la revendication auraient dû normalement susciter. Derrière tout cela faut-il invoquer l’ignorance des réalités coloniales ou simplement l’idée que dans ces années-clés de l’immédiat après guerre, pour le Français, la première tâche et la plus urgente était de remettre de l’ordre dans la maison France, et qu’ensuite pour les dépendances, on verrait... De toute manière, le Maghreb était associé à cette reconstruction ; on ne voulait pas voir la nature et la force du feu qui couvait et qui brûlait...

NOTES DOCUMENTAIRES ET ETUDES, N° 1802, du 6 novembre 1953. Bilan du premier plan de modernisation et d’équipement.

Objectifs généraux.

Modernisation et Equipement de la France.

(…) Outre-Mer.

"Les responsabilités comme l’intérêt bien compris de la méthode l’ont conduite à accroître de plus en plus largement sa contribution au développement des Territoires d’Outre-Mer de l’Union Française. Une extension rapide de leur infrastructure économique commande la mise en valeur de leurs ressources et le relèvement de leur niveau de vie. L’augmentation du pouvoir d’achat qui en résulte pour les populations indigènes assure à une production métropolitaine accrue les possibilités de placement dont a déjà témoigné le développement des exportations vers ces territoires. Simultanément, ceux-ci seront mis en demeure de jouer un rôle primordial dans le rééquilibre de la balance des comptes de la zone Franc, grâce à leur richesse encore sous-exploitée en matière premières capables d’aider à l’approvisionnement de la métropole et de trouver de larges débouchés à l’étranger".

"L’objectif majeur du plan en Algérie, Tunisie et au Maroc était d’atténuer le déséquilibre qui, malgré 1’"importance de l’oeuvre réalisée par la France dans le passé s’aggravait encore au lendemain de la guerre entre le développement économique et social de chacun des trois pays et leur progression démographique".

"Ce déséquilibre tenait essentiellement à l’insuffisance des investissements consacrés à la mise en valeur des richesses naturelles de ces pays. Un effort exceptionnel rendu plus urgent encore par la destruction et l’usure intensive des équipements publics à la suite des hostilités s’imposait pour y remédier. Il a commencé à être entrepris de 1946 à 1948 dans le cadre de programme des grands travaux" ; mais ces travaux "n’étaient pas toujours inspirés par le souci de promouvoir l’expansion proprement économique".

D’où la difficulté pour concentrer sur des secteurs qui, du point de vue économique auraient dû être prioritaires, tout l’effort d’investissement qu’une aide financière très importante de la métropole rendait désormais possible. De plus, sur le plan local, les budgets d’investissement ont trop peu marqué les priorités essentielles ; de là "chaque année des aménagements trop limités dans la structure des budgets d’investissement en vue de leur orientation plus rationnelle".

Notes

1 La Conférence de Brazzaville, (cf. bibliographie). Les majuscules le sont dans le texte.

2 “Nous savons également ce que sont notre terre, notre sous-sol, notre Empire, ce que nous valons, déclare de Gaulle, quand nous voulons bien, comme agriculteurs, ouvriers, commerçants, techniciens, patrons, inventeurs, penseurs, pour peu que nous marchions ensemble, serrés en rangs fraternels, dans la discipline consentie d’un peuple fort" (Mémoire, T. 3).

3 Rapport général sur le premier Plan de modernisation et d’équipement, Paris, novembre 1946.

4 Ibid..

5 On observera qu’engageant les deniers publics, le Plan n’est avalisé par aucun vote du Parlement, ce qui est tout de même exorbitant au regard de la tradition française.

6 Notes Documentaires et Etudes, n° 782 du 16 décembre 1947.

7 N.E.D., n° 931 du 18 juin 1948.

8 C’est moi qui souligne.

9 Note concernant les dépenses à prévoir pour la réalisation d’un plan de réformes sociales et économiques en faveur des Musulmans algériens et considérations sur son financement, Alger, 1944.

10 Documents algériens, n° 9 du 25 avril 1946.

11 Projet de rapport à Mr le Commissaire Général Jean MONNET sur l’accroissement de la production agricole en Afrique du Nord. Il comprend 8 chapitres.

12 Annuaire statistique de l’Algérie, 1938-1947. Il faudrait assortir tous les chiffres d’un coefficient de dévaluation du franc provoquée par l’inflation monétaire.

13 Cf. A. AYACHE, "Les investissements de capitaux au Maroc de 1940 à 1951" in Cahiers Internationaux, n° 50, novembre 1953 , du même, "Le Maroc, Bilan d’une colonisation”, p. 195. Cf. aussi A. BELLAL, "L’investissement au Maroc (1912-1964) et ses enseignements en matière de développement économique", Paris 1968.

14 A. BELLAL, op.cit..

15 F. BLOCH LAINE et divers, "La zone franc", 1956.

16 Cf. A. NOUSCHI, "La France et le Pétrole", à paraître.

17 Pour tout cela voir A. SIMONOT, “L’industrialisation de l’Afrique du Nord dans le cadre d’une politique de défense de l’Union française" in Industrialisation de l’Afrique du Nord, 1952.

18 Sur ce point, voir A. TRUCHET, L’armistice de 1940 et l’Afrique du Nord, Paris, 1955.

19 Industrialisation de l’Afrique du Nord, Discours d’E. LABONNE (juin 1948) devant les élèves de l’E.N.A. in A. SIMONOT, étude citée.

20 Id., étude de J. LUCIUS ; ces chiffres diffèrent de ceux de BLOCH- LAINE qui donne pour les deux années 28.200 M/F.

21 Pour cela, voir in Industrialisation de l’Afrique du Nord, l’étude de M. RIEUL-PLAISANT, “Les problèmes des débouchés".

22 Du 1er janvier 1939 au 1er janvier 1949, selon A. AYACHE, op.cit., le montant des dépôts en banque est passé de 831 M/F courants à 10.000 M/F courants, et la circulation fiduciaire de 638 M à 13.000 M/F.

23 Cf. Statistique générale de la Tunisie ; Statistique générale du Maroc.

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