Le poids de l’aide américaine sur la politique économique et financière de la France en 19481
p. 157-176
Texte intégral
1En 1947, deux ans après la victoire sur le nazisme, l’Europe n’a toujours pas retrouvé sa prospérité économique ; en France, une politique économique de rigueur a été proposée par P. Mendès-France en 1945 ; elle a été refusée par le général de Gaulle et R. Pleven. La France savoure alors sa victoire et croit à un retour facile à la prospérité. Bien vite il faut déchanter, les capitaux français fuient en Suisse, au Maroc ; la méfiance vis-à-vis de la monnaie entraîne l’inflation, nourrie par certaines facilités budgétaires, le rationnement persiste, la reconstruction piétine, l’investissement productif nouveau est limité par la pénurie de capitaux. Les gouvernements empruntent (ou consolident) en trois ans pour 3,6 milliards de dollars aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en Suisse, en Belgique, mais le crédit, énorme, n’est pas illimité. Les réparations allemandes se font attendre, la récupération des avoirs officiels en or auprès du Japon tardent, comme celle des avoirs privés en devises fortes aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne ; les quelques démontages d’usines allemandes sont insuffisants pour relancer l’économie française assommée par les destructions de la libération et le malthusianisme de l’occupation et de l’avant-guerre. Les besoins de la modernisation, parfaitement bien sentis par Jean Monnet, commissaire général au Plan, nécessitent des quantités considérables de capitaux. C’est pour obtenir ces crédits que L. Blum accepte de partir aux Etats-Unis en mars 1946 pour négocier un grand emprunt ; le succès est mitigé puiqu’il revient avec 650 millions de dollars sur les 2 milliards espérés. Comment financer le Plan de modernisation et d’équipement, recours suprême contre la lente dégradation économique du pays ? Après la cuisante défaite de 1940, l’humiliation de l’occupation, faudra-t-il subir aussi une insidieuse déroute économique ? Quel paradoxe, alors que la France vibre encore aux accents patriotiques de la Libération et qu’elle siège maintenant parmi les "grands".
2L’année 1947 est une année très dure pour la France : l’échec d’un emprunt auprès de la Banque mondiale (250 millions obtenus pour 500 demandés) montre le peu de crédit de la France auprès des organismes internationaux. La présence des communistes au gouvernement jusqu’en mai 1947 interdit de prêter à la France des sommes importantes. Par ailleurs, le pays connaît une mauvaise récolte de céréales et il devient urgent d’importer des quantités considérables de blé et de maïs américains, ce qui grève encore davantage la balance des paiements en dollars. La France ne risque-t-elle pas de connaître une crise frumentaire qui évoque des souvenirs qu’on croyait à jamais disparus ? Quelques mois plus tard, l’ambassadeur des Etats-Unis en France, Caffery, garde de cette période un tel souvenir qu’il surveille, dit-il, attentivement le thermomètre, angoissé à l’idée d’une nouvelle pénurie alimentaire. La situation est donc dramatique : pénurie d’aliments essentiels, pénurie de devises, retards de la modernisation du pays par manque de capitaux, inflation et épuisement des capitaux empruntés. Dans ce contexte, le discours du secrétaire d’Etat américain, le 5 juin 1947, annonçant une aide sans précédent des Etats-Unis à l’Europe, est vraiment le bienvenu en France. Mais du discours aux allocations, beaucoup de temps s’écoule. Les Américains demandent aux Européens de répondre à leurs offres : Soviétiques, Anglais et Français se réunissent à Paris à la fin du mois de juin 1947 pour étudier la réponse à apporter à l’offre américaine. Molotov refuse l’aide, il accuse les Américains d’impérialisme économique et entraîne dans le refus les Démocraties de l’Europe de l’Est. La France et la Grande-Bretagne acceptent et convoquent bientôt ceux des Européens qui veulent profiter de l’aide. L’Europe de l’Ouest naît ainsi face aux Etats du glacis soviétique, non sans hésitation et déchirement parfois. La coupure de l’Europe ne se fait pas facilement, les liens historiques et économiques sont puissants, il faut que de pressantes nécessités matérielles surviennent pour que la France ou les pays Scandinaves en particulier s’y résolvent.
3En août, les seize pays participant à l’aide (bientôt dix-neuf) dressent un programme d’importations urgents pour la reconstruction de l’Europe, qu’ils soumettent aux Américains ; c’est l’embryon de l’European Recovery Program (ERP). Le temps presse ; la France et l’Italie donnent des signes d’essouflement politique et économique inquiétants. A l’automne 1947, malgré la sérénité formelle des dépêches diplomatiques échangées entre le ministère des Affaires étrangères et l’ambassade de France à Washington, l’inquiétude monte, la crise s’accentue encore ; bientôt le gouvernement décide de ne plus délivrer de licences d’importation de produits de la zone dollar, sauf pour les produits les plus urgents : charbon, hydrocarbures et céréales. L’agitation sociale s’accroît ; les grèves, les mouvements sociaux apppuyés par une CGT et un PCF dans l’opposition depuis mai 1947 prennent un caractère insurrectionnel. Les Américains ne peuvent laisser la France tomber dans le camp soviétique et ils consentent alors un effort de première urgence : ils débloquent des dollars sous forme de dons en décembre 1947 ; c ’est l’aide intérimaire consentie à la France, à l’Italie et à l’Autriche. La France touche 284 millions de dollars. Le don est sanctionné par un accord bilatéral le 2 janvier 1948. Ainsi les importations essentielles sont assurées pour le premier trimestre 1948. La France ne tombera pas dans la misère, ni dans les bras des Soviétiques, estiment les Américains.
4Mais, si peu de secteurs de l’opinion française contestaient la nécessité d’une aide des Etats-Unis, beaucoup de journalistes, d’hommes politiques, de décideurs s’inquiétaient des conditions mises à l’aide. Personne ne doutait qu’il y eût des conditions, même si l’aide avait été généreusement accordée, d’autant moins que le président Truman avait déclaré que l’aide aux peuples en détresse correspondait à la tradtion du pays mais aussi à sa sécurité1. L’aide apparaissait comme une illustration de la doctrine Truman du containment2. Serait-elle uniquement un instrument de guerre froide ? La France, qui rêva entre 1945 et 1947 d’une Europe indépendante des deux grandes puissances, qui travailla à maintenir les liens politiques et économiques avec les Etats de l’Europe orientale dirigés par des communistes, s’aperçut bien vite de la vanité de telles positions. Il fallut se replier sur des projets beaucoup plus modestes : profiter au maximum de l’aide américaine, tout en évitant les inconvénients d’une dépendance économique et politique trop étroite vis-à-vis des Américains – un projet sans doute irréaliste –, promouvoir le développement d’une Europe plus unie pour tenter de survivre politiquement entre les deux Grands, investir dans de nouveaux moyens de production en France pour retrouver une place importante en Europe, maintenir l’Allemagne dans un état conforme aux intérêts de la France, à défaut de prétendre exercer à l’échelon mondial un rôle qu’en 1948 l’état de l’économie française interdisait de tenir.
5L’aide américaine pose le problème de l’indépendance à l’opinion française. Certains ont fait preuve très tôt d’un anti-américanisme virulent. Les communistes, stylés par le nouveau Kominform, agitaient le spectre de la colonisation américaine de l’économie et des esprits français. Dans Le Monde, H. Beuve-Mery craignait "les redoutables pactes bilatéraux". L’approbation réticente du vieux leader de la SFIO, Léon Blum, trahissait les craintes d’une mise en tutelle de l’économie française. Bien seul, J. Monnet parlait de coopération avec l’Amérique. Parmi les hauts fonctionnaires du ministère des Finances ou du Quai d’Orsay, les réactions aux conditions réelles ou supposées de l’aide étaient vives, même si, réserve oblige, elles étaient exprimées mezzo voce. H. Alphand, un des hommes clef dans la négociation, rapporteur du Comité de Coopération Economique Européenne (CCEE), créé en août 1947 par la Conférence des Seize, refusait encore expressément, à l’automne 1947, la possiblité de contrôles américains sur l’utilisation de l’aide. G. Bidault, ministre des Affaires étrangères, avait estimé en son temps inacceptable le texte du premier accord bilatéral de janvier 1948 réglant les modalités de l’aide intérimaire. G. Guindey, directeur des Finances extérieures, critiquait3 les conditions présentées par l’Economic coopération administration au moment de la négociation du deuxième accord bilatéral réglant la question de l’aide Marshall à la France, en juin 1948. Finalement, ces projets d’accord ont été acceptés par le gouvernement de R. Schuman au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Mais quel que soit le responsable français, la réaction première fut la réserve et l’appréhension.
6L’année 1948 fut décisive. Les responsables français furent amenés, malgré leurs réserves, à intégrer l’aide américaine dans leurs prévisions économiques ou financières. Après la phase de secours à l’économie française représentée par l’aide intérimaire, se profile une aide beaucoup plus importante sur quatre ans : 1948-1952, donc une intervention permanente des Etats-Unis dans les affaires domestiques de la France. La situation est nouvelle, elle perturbe les habitudes. Il convient de distinguer deux périodes dans l’année 1948 : avant et après les négociations de l’accord bilatéral du 28 juin 1948 faisant officiellement de la France un partenaire de l’aide américaine.
7Avant juin, le gouvernement Schuman-Mayer devait faire face aux problèmes du court terme : financement des importations essentielles, lutte contre l’inflation, état de pauvreté permanent de la trésorerie, difficultés graves du financement du plan Monnet. L’urgence d’une aide américaine est telle que les conditions de l’aide passent au second plan ; cependant les Français perçoivent immédiatement l’intérêt de la contre-valeur pour le financement du plan Monnet. Du côté américain, cette période est marquée encore par un débat sur les principes directeurs de l’aide : s’il y avait accord entre le Congrès et le gouvernement américains sur le dogme du libéralisme économique et sur la priorité d’une lutte intense contre l’inflation dans les pays assistés, le Congrès se montrait plus soucieux des intérêts du contribuable américain, plus ardent partisan de l’équilibre budgétaire dans les pays européens que l’Administration, apparemment plus sensible aux contraintes et aux espérances des pays aidés.
8A partir de la négociation de l’accord bilatéral de juin 1948, les choix se précisent et les contraintes se resserrent. La chute des gouvernements Schuman puis Marie au cours de l’été et l’accentuation de la crise financière ont révélé au grand jour les faiblesses de la politique française. Les pressions américaines, considérablement accrues, mais aussi la constatation des limites du redressement tenté par R. Mayer, amènent le gouvernement français à adopter une nouvelle rigueur. A la fin de 1948, la question de l’orientation des choix des investissements, et, plus grave, la remise en cause, par certains responsables, de la politique d’investissements à long terme posent avec acuité la question du rôle et de la nature des interventions américaines dans la politique économique et financière de la France.
A – De janvier à Juin 1948 : les urgences du court terme
9Les responsables français attendent avec impatience la suite de l’aide intérimaire, c’est-à-dire l’aide Marshall. Les mêmes urgences qu’en décembre subsistent, sur un fonds de difficultés financières pour l’Etat : les impôts ne suffisent plus aux dépenses, d’autant plus qu’il faut financer les investissements du plan Monnet.
101. Sauver le programme d’importation. – Au cours du premier trimestre, le financement du court terme du ravitaillement importé et des matières premières pour les usines mobilise, et angoisse toujours, les responsables de l’économie française. L’aide intérimaire, en décembre 1947, avait sauvé le programme d’importations essentielles du pays pour le premier trimestre 1948, mais rien n’était sûr pour le reste de l’année. Sans l’aide au-delà du 30 juin, le pays verrait diminuer la ration de charbon de 25 %, celle de carburant de 50 %, les disponibilités en non-ferreux passeraient à 65 %, la ration de sucre serait abaissée à 500 g mensuels au lieu de 700 g. Ce serait le chômage pour des milliers d’ouvriers, la multiplication des risques d’explosion sociale, l’exploitation des difficultés par les communistes et les gaullistes. Ces problèmes se résumaient en un chiffre sec et obsédant : 360 millions de dollars de déficit de la balance des paiements pour le deuxième trimestre4. Le gouvernement doit éviter l’effondrement économique du pays, l’aide s’avère urgente, elle doit être massive.
11Confronté à une telle situation, Washington est obligé de laisser le Congrès débattre longuement du principe et du montant de l’aide. Le cas de la France n’est pas dissocié de celui des autres pays européens. L’Amérique est soucieuse cependant de tout ce qui se passe en France et en Italie, parce que ces deux pays sont les champs clos de la guerre froide. Fin janvier, l’ambassade des Etats-Unis en France avait posé la question suivante au Quai d’Orsay : "Quelles répercussions aurait sur l’économie française un retard mis par le Congrès dans ses délibérations sur le plan Marshall ?" C’est la preuve de l’intérêt des Etats-Unis pour la France, mais les allocations-dollars ne viennent pas plus vite.
122. Le plan Mayer : le choix de la rigueur par le gouvernement de R. Schuman. – Que souhaite l’Administration américaine ? L’accord bilatéral du 2 janvier 1948 sur l’aide intérimaire fait ressortir l’idée fondamentale que la contre-valeur en monnaie nationale des dollars doit servir d’abord au remboursement de la dette de l’Etat et à la "stabilitation de la monnaie"5. Ce n’était pas nouveau. A la suite des négociations intereuropéennes de l’été 1947 sur les propositions Marshall, H. Alphand avait expliqué à R. Schuman combien l’Administration américaine avait la volonté d’obtenir des pays aidés un "programme d’assainissement et de stabilitation intérieure" et "une économie donnant plus de place à l’intiative privée"6. Etait-ce une menace contre les pays à économie semi-planifiée (France et Grande-Bretagne) ? H. Bonnet avait averti que le Congrès, à la différence de l’Administration, n’était pas bien disposé envers le Plan français7.
13En janvier 1948, R. Mayer, ministre des Finances, propose un programme de redressement financier hardi. Agit-il motu proprio, à cause de l’échec patent des politiques antérieures, en particulier la politique d’emprunts extérieurs ? Tient-il compte des exigences manifestées lors des négociations avec l’Export-Import Bank ou la Banque mondiale ? Agit-il à la demande des Américains ? Il semble bien que Mayer utilise un plan de redressement esquissé au printemps 1947 et adopté par le gouvernement au début de l’année 1948, alors que les affaires économiques et financières de la France allaient mal. Ce plan Schuman-Mayer se caractérise par un retour au réalisme économique et financier. Des efforts fiscaux sont demandés aux Français ; le plan rétablit la liberté du marché de l’or et décide une ponction sur la masse monétaire en circulation (démonétisation des billets de 5.000 F) ; le franc est dévalué de 80 %. Ce plan tranchait, dans le sens de la rigueur, la vieille querelle de 1945 entre Mendès et Pleven. N’a-t-il pas été favorisé par l’état de dépendance économique ? R. Mayer le met en oeuvre en janvier, quelques semaines après le début de l’aide intérimaire, au moment même des auditions au Congrès pour la loi d’aide à l’étranger. Ne fallait-il pas montrer au Congrès que la France prenait des mesures de stabilisation en même temps qu’elle faisait connaître son programme d’importation pour 1948, finançable par l’aide américaine ?
14Si le plan Mayer n’a pas été dicté par l’Administration américaine, il lui plaît beaucoup : le secrétaire d’Etat américain approuve la dévaluation du franc. Le sénateur Vandenberg loue la France de son "héroïque entreprise". Incontestablement, l’Administration s’en sert pour justifier les 6,3 milliards de dollars qu’elle réclame au Congrès pour la première année de l’aide. Le gouvernement français accroît ainsi son prestige aux Etats-Unis, déjà bien relevé par son comportement lors des grèves de novembre 1947. Le Département d’Etat "récompense" la France de ce plan de redressement en autorisant le déblocage d’un premier montant de contre-valeur pour les investissements productifs. C’est incontestablement une victoire pour les Français. La contre-valeur mise ainsi à la disposition de la France en avril 1948 évitait au Trésor de recourir à des moyens inflationnistes pour financer le plan Monnet, en l’absence de ressources fiscales bien établies ou suffisantes. Le gouvernement créait aussi, pour inspirer confiance aux Américains, le Fonds de Modernisation et d’Equipement (FME), le 7 janvier 1948, et la Caisse Autonome de la Reconstruction (CAR) le 21 mars. Ces deux organismes furent les lieux de transit des fonds de contre-valeur qui constituaient une part très importante de leurs ressources.
15Les attendus du premier déblocage d’avril (25 milliards de francs) sont conformes à l’esprit des grands principes américains : le gouvernement s’engage à réaliser la stabilisation économique et financière, à ne pas augmenter ses recours à la Banque de France au-delà de 200 milliards, à contrôler le crédit. Malgré la modicité relative de la somme en jeu, un précédent a été créé en faveur de l’affectation de la contre-valeur aux dépenses de reconstruction et aux investissements productifs, en attendant, espère-t-on, que l’épargne nationale puisse prendre le relais.
16Pourtant les difficultés du Trésor n’ont pas été fondamentalement éliminées. La dévaluation du franc en janvier porte le dollar de 119 F à 214 F. Elle aurait dû entraîner une hausse des prix des produits importés vendus sur le marché national, en particulier une hausse du prix du charbon. Mais tout à son souci de maintenir la stabilité des prix intérieurs pour éviter la relance inflationniste et l’agitation sociale après la tourmente de l’année 1947, le gouvernement n’en augmente pas le prix. La contre-valeur accumulée réellement n’atteint pas 37 miliards de francs, alors qu’au nouveau taux de change elle devrait se monter à 63 milliards. Le gouvernement est contraint de négocier une dérogation au taux de change. L’Administration américaine accepte très difficilement de subventionner de fait les consommateurs français. En effet, maintenir l’ancien taux de change c’était conférer au franc une valeur qu’il n’avait plus, c’était éviter une augmentation des prix intérieurs conforme à la situation réelle du marché financier et de l’économie, c’était faire un cadeau aux consommateurs français, en plus du don que représentait le charbon ; n’était-ce pas une subvention ?
173. Les discussions sur l’aide traînent au Congrès, l’impatience française. – La gestion du court terme reste bien la préoccupation permanente de R. Mayer au cours du premier semestre de 1948. Quand la France pourra-t-elle disposer de toute l’aide intérimaire ? Disposera-t-elle de l’aide Marshall ? Quel en sera le montant ? Les Américains fourniront-ils les produits dont l’économie manque, charbon et coton ? Le Trésor pourra-t-il financer les investissements nouveaux prévus au Plan ? Ils sont la condition nécessaire du renouveau de la France et du rétablissement de sa souveraineté mise à mal par sa situation d’assistée et sa faiblesse économique. A quelles conditions pourra-t-on débloquer le restant de la contre-valeur ?
18La complexité du mécanisme institutionnel américain rend difficile l’affectation immédiate à chaque pays de l’aide promise ; les rivalités entre l’ECA et le Département d’Etat retardent les décisions ; les discussions au Congrès, la nouveauté du système d’aide, les nombreux documents à fournir par les pays aidés, les indécisions sur le rôle de l’OECE dans le processus de l’aide ralentissent l’attribution ds allocations de dollars si nécesaires à l’économie. La situation française est tellement grave que G. Bidault presse H. Bonnet, en février, de négocier des emprunts auprès de l’Export-Import Bank pour parer au retard du vote de l’aide. Ce ne sera pas possible. Mais le climat politique se dégrade ; le retard américain fait douter de la bonne foi des Américains et alimente la propagande des ennemis du plan Marshall. Des avances seront finalement consenties à la France avant la sitnature d’un accord franco-américain en bonne et due forme. Les événements de Prague ont accéléré sans doute cette décision. En effet, le mois de février 1948 est le mois de la grande peur. Le mécontentement populaire en France, dû aux difficultés de ravitaillement et à un éventuel ralentissement de l’activité économique en l’absence d’aide, pourrait conduire à un "coup de Paris" après le coup de Prague.
B. Les limites de l’indépendance économique française après l’accord du 28 juin 1948
19Les négociations du printemps 1948, après la signature par le président des Etats-Unis de la loi d’aide économique 1948-1949 sur les conditions concrètes de l’aide américaine à la France et à l’Europe, réservent aux responsables français quelques surprises.
201. Les Etats-Unis renforcent leurs exigences : l’accord bilatéral. – Jusque-là l’aide paraissait peu contraignante. Le gouvernement français avait pu défendre avec succès sa politique économique dans les instances internationales. Il s’était opposé à l’exclusion de la Tchécoslovaquie des Accords internationaux sur le Commerce et les Tarifs douaniers (GATT). Il avait pu s’opposer, malgré les fortes pressions du Congrès des Etats-Unis à l’entrée de l’Espagne franquiste dans le plan Marshall. Il a pu, avec d’autres Européens, éviter que l’OECE, créée par les Seize en avril, ne se transforme en une organisation supranationale, malgré les voeux les plus pressants des Américains. Les Etats-Unis d’Europe ne sont pas à l’ordre du jour du gouvernement français.
21Mais les responsables mesurent mieux les conséquences de l’assistance quand ils négocient les termes de l’accord bilatéral franco-américain établissant la France comme participante de l’aide Marshall. L’insistance mise à demander aux Français des engagements sur l’équilibre budgétaire, sur les restrictions de crédits à l’économie, pour lutter contre l’inflation, sur l’attribution de la clause de la nation la plus favorisée à l’Allemagne et au Japon, la prétention d’exercer un droit de regard sur le taux de change des dollars de l’aide, la volonté des Américains de se fournir en matières stratégiques dans les territoires d’outre-mer des pays assistés indisposent fortement le Quai d’Orsay, le ministère des Finances et le gouvernement8. Tous se rendent compte que le Département d’Etat, plus que l’ECA, ne se satisfera pas des engagements généraux, moins contraignants, que les Européens, en effet, se sont engagés mutuellement et vis-à-vis des Américains à respecter les grands principes de saine gestion économique présents dans la loi américaine d’aide économique du 3 avril. Les Américains, sans qu’ils le disent ouvertement, trouvent ces promesses vaines et peu crédibles. Elles cacheraient la volonté des Européens d’éviter un véritable contrôle américain sur l’utilisation de l’aide. Les Américains ne se laissent pas contourner et un haut fonctionnaire français peut dire que le projet américain d’accord bilatéral "subordonne la coopération européenne à la politique américaine"9.
22Le gouvernement et le président V. Auriol trouvent le projet détestable. Une âpre négociation s’engage à Washington, en juin, entre quatre membres de l’OECE, mandatés officieusement pour tenter d’amoindrir les interventions américaines dans la gestion future de l’aide. L’unité européenne se révèle d’ailleurs à cette occasion très fragile. Le Département d’Etat donnera sur quelques points satisfaction, mais il faut passer par les accords bilatéraux pour accéder à cette précieuse aide. Certes, la France est considérée de la même façon que les autres pays européens ; l’accord se caractérise par la minutie des engagements bilatéraux au profit surtout de la partie américaine. Cependant il faut tempérer un jugement abrupt ou hâtif ; certaines clauses sont ainsi rédigées qu’un échappatoire est possible ; la clause sur le droit donné aux Etats-Unis à se fournir en matières stratégiques dans les territoires d’outre-mer prévoit, par exemple, l’accord du gouvernement français et des négociations. R. Mayer affirme en conseil des ministres que l’aide est nécessaire au ravitaillement de l’Union française. Il constate la situation de faiblesse de la France qui a besoin de dollars pour ses investissements, ses importations, et de contre-valeur pour le plan Monnet. Par ailleurs, à la même époque, la France demande l’aide militaire des Etats-Unis pour les Cinq du pacte de Bruxelles. Il paraît difficile de refuser l’accord économique alors que la France attend une aide militaire. L’accord est signé le 28 juin et ratifié par le Parlement début juillet.
232. P. Reynaud : "Le maintien de l’aide américaine exige l’assainissement des finances publiques ".– La chute en juillet du gouvernement de R. Schuman amène au pouvoir pour quelques semaines A. Marie, nouveau président du Conseil, et P. Reynaud, ministre des Finances et des Affaires économiques. Le "nouveau Poincaré", comme l’appelle le New York Times, s’attelle à la tâche où s’épuisait son prédécesseur : résoudre les déficits de trésorerie. Le plan Schuman-Mayer n’avait pas suffi à restaurer l’équilibre des comptes publics, l’inflation rendait caducs les efforts fiscaux des Français. La modernisation du pays devient dans ces conditions de plus en plus difficile à financer. Le problème est très simple, à court terme le Trésor risque d’être en état de cessation de paiement. Il convient donc de trouver le plus rapidement possible des crédits pour éviter la banqueroute ; ils existent, sans être suffisants toutefois : ce sont les francs de la contre-valeur. R. Mayer avait tenté sans succès, dans l’euphorie qui avait suivi la ratification de l’accord bilatéral, d’obtenir un nouveau déblocage de contre-valeur. Mais l’ECA désirait des garanties qu’un gouvernement moribond ne pouvait lui donner. Elle avait bien senti, en pleine instabilité politique française, l’usage qu’elle pouvait faire du processus de déblocage de la contrevaleur. Il était devenu "un moyen d’action sur la politique économique de la France plus direct et plus efficace que la surveillance exercée sur l’emploi des devises elles-mêmes", écrit F. Bloch-Lainé ; il ajoute que l’ECA ne débloquera "qu’après un examen approfondi de la situation financière française et des décisions prises par le Gouvernement pour couvrir l’ensemble des dépenses publiques sans recourir à des procédés de financement inflationnistes"10.
24Ce n’est pas nouveau, mais c’est très clair, le ton a changé. La détermination américaine s’est affirmée en même temps que durait la crise économique et politique française. Les responsables américains veulent un gouvernement qui ne gâche ni les dollars ni les francs de contre-valeur. H. Bonnet, par ses télégrammes, avertit le gouvernement de la profonde inquiétude de l’opinion et des dirigeants américains. Pendant ce temps, la précarité de la situation du Trésor se confirme : les réserves budgétaires seront consommées entièrement en octobre11. P. Reynaud, en conseil des ministres, peut affirmer sans être démenti que le "maintien de l’aide américaine exige l’assainissement des finances publiques"12. Il s’agit donc de proposer un nouveau programme de redressement. D.K. Bruce, le chef de la Mission américaine en France, craint l’effet sur l’opinion américaine et sur le Congrès d’un recours à de nouvelles avances de la Banque de France13. Devant les Européens, A. Harriman, l’ambassadeur américain auprès de l’OECE, juge que la France est un boulet pour l’Europe tellement elle est lente à résoudre sa crise économique et politique.
25Le cabinet Marie-Reynaud envisage de couvrir le déficit par des emprunts (150 à 200 milliards), mais c’est un rêve puisque les émissions publiques et privées en 1947 n’avaient atteint que 100 milliards. Il envisage alors de recourir à l’impôt direct pour le financement du déficit des entreprises publiques, et même pour la reconstruction ; on imagine des solutions plus scabreuses pour mobiliser, malgré les Américains, la contre-valeur encore bloquée : la Banque de France ne pourrait-elle pas avancer au Trésor des crédits gagés sur la contre-valeur en compte bloqué ? Reynaud échoue. Les hésitations gouvernementales montrent que l’on n’ose pas ouvrir des négociations avec l’ECA, craignant des "exigences nouvelles et plus rigoureuses encore quant à la définition de l’équilibre non inflationniste"14.
26Les mesures proposées par P. Reynaud visaient d’abord à rassurer les Américains pour obtenir la contre-valeur et les allocations-dollars. L’instabilité gouvernementale, les hésitations de la classe politique française sur les mesures à prendre, la personnalité contestée de Reynaud ont fait capoter ce "plan". Washingon n’autorise toujours pas le déblocage de la contre-valeur. V. Auriol et P. Mendès-France conviennent qu’il faut "une politique sévère et énergique", sinon c’est la banqueroute ou l’inflation. Bonnet indique que l’ECA envisage de réduire la part française de l’aide au profit de l’Allemagne. Mais le gouvernement américain peut-il, alors que Berlin est en état de blocus, se permettre d’affaiblir un allié, même incommode ?
273. Un deuxième effort français, une rigueur accrue, récompensée par Washington. – Le gouvernement Queuille est enfin constitué le 13 septembre. L’urgence économique et financière est telle que des négociations sont ouvertes avec Bruce le jour de l’investiture à la Chambre15. Queuille arrive avec un programme d’effort fiscal : augmentation des impôts de 80 milliards, hausse des tarifs publics qui rapportera 40 milliards, économies de 20 milliards sur le budget de l’armée, limitation du crédit, révision des programmes d’investissements dans les entreprises nationalisées. Il rappelle la décision prise antérieurement de supprimer 135.000 emplois de fonctionnaires et demande le déblocage de la contre-valeur. Bruce soutient immédiatement ce plan ; son télégramme du 14 septembre à P. Hoffman, le patron de l’ECA à Washington, décrit la situation politique et économique delà France sous un jour très sombre et approuve le programme Queuille "most courageous and satisfactory". Il recommande le déblocage, sinon, dit-il, la France risque de connaître le chaos politique, social et économique16. Il est soutenu par l’ambassadeur américain en France, Caffery, et l’ambassadeur du plan Marshall en Europe, Harriman. R. Schuman, ministre des Affaires étrangères, écrit à Bonnet que "de la réponse de M. Hoffman dépend le succès même des efforts du Gouvernement". La réponse, positive, arrive le 16. V. Auriol laisse percer sa satisfaction17.
28Schuman fait exprimer sa gratitude personnelle et celle du gouvernement aux Américains. Les Américains ont cédé, d’une part, parce qu’il y a eu un réel effort fiscal approuvé par le gouvernement et le Parlement, après un mois de tergiversations ; d’autre part, parce que le Département d’Etat a considéré que la situation en France pouvait devenir dangereuse pour le monde occidental. La presse américaine considère que c’est un déblocage politique. On pressentait un automne chaud, des grèves avaient commencé dans la métallurgie parisienne et l’aéronautique. Le 25 septembre, un jour après le vote par le Parlement de la loi fiscale, l’échange officiel de lettres Queuille-Hoffman rend opératoire le déblocage de 45 milliards pour le FME et la reconstruction de la flotte de commerce18.
294. La crainte d’un effrondrement français à l’automne. – Les injections de contre-valeur n’ont pas suffi à redresser la situation du Trésor, compromise un peu plus encore par les grèves d’octobre. La méfiance américaine est de nouveau excitée. Bruce et Tomlinson, son adjoint financier, interviennent et invitent le gouvernement français à faire un troisième effort fiscal. L’opinion américaine s’affole devant les grèves et la permanence des difficultés financières, "la France mendie", "il faut que les Américains s’immiscent dans les affaires du pays et lui apprennent à gérer ses affaires jusqu’au moindre sou"19. Foster Dulles, devant le Congrès, fait appel au redressement français. V. Auriol se lamente ; J. Monnet est pessimiste : "personne ne veut d’effort". Un lamento croissant monte du sérail. Le gouvernement, sommé d’aggraver les mesures fiscales, hésite. N’est-ce pas demander trop aux Français ?
30Harriman, Bruce et Tomlinson, chacun à sa façon, balisent la voie d’un futur plan de redressement : équilibre budgétaire, restriction des crédits, justice fiscale (les Etats-Unis considèrent que le niveau de vie français s’élève très inégalement au profit des classes sociales aisées). Harriman propose 200 milliards d’impôts nouveaux20 ; des rumeurs faisaient état de 800 milliards. Ces interventions officieuses, mais que tout le monde connaît, indisposent Queuille et V. Auriol qui parlent de "montrer les dents". Le gouvernement ne croit pas à la détermination des Américains. Chauvel, le secrétaire général du Quai d’Orsay, partisan d’un gros effort fiscal, demande à H. Bonnet de venir en France "convaincre nos gens"21. Si rien n’est bientôt fait, apprend-on, la France pourrait perdre l’usage de la contre-valeur mais, plus grave, l’aide serait réduite ou bien subordonnée à "des conditions telles qu’elles risqueraient d’être politiquement impossibles à accepter". C’est l’avertissement autorisé d’un fonctionnaire, en rapport permanent avec les Américains de la mission ECA de Paris, P.P. Schweitzer, le responsable du SGC122. Le risque est grand que l’ECA réduise massivement l’aide à la France et privilégie l’Allemagne qui deviendrait alors "la pierre angulaire de tout le système de reconstruction européenne", écrit Chauvel.
31Queuille et Petsche répondent par la préparation d’une loi de finances pour 1949 où toutes les dépenses d’investissements et de reconstruction sont couvertes par des recettes non inflationnistes et par la contre-valeur de l’aide américaine ; c’est la loi des Maxima, votée le 31 décembre.
325. L’équilibre budgétaire est-il compatible avec une grande politique d’investissements ? – L’ECA, par ses interventions, amène le gouvernement à débattre des priorités budgétaires. Ne faut-il pas revoir encore à la baisse le plan de modernisation ? On éviterait un trop grand effort fiscal. Le gouvernement français, jusqu’alors, s’était toujours soucié de financer le plan. L’accord d’avril pour affecter la contre-valeur de l’aide intérimaire aux investissements productifs et à la reconstruction avait été salué comme une victoire de la modernisation sur le destin funeste qui conduisait la France au déclin.
33Pendant l’été 1948, alors qu’il peut paraître héroïque de financer les investissements tant la situation du Trésor reste délicate, que le déblocage de la contre-valeur est hypothétique, la Commission des investissements (qui vient de naître) défend âprement le montant prévu des investissements du second semestre 1948, même en l’absence de contre-valeur. Cet avis n’est pas celui de J. Moch qui, en Conseil des ministres, le 30 juin, estime le plan Monnet trop ambitieux. R. Mayer envisage aussi de demander au plan une réduction des dépenses d’investissements23. Les réalistes vont-ils triompher ? Il n’en est rien, puisque au plus fort de la crise de l’été, P. Reynaud et R. Lacoste signent l’acte de naissance d’une nouvelle unité sidérurgique en Lorraine (l’usine de la SOLLAC). P. Reynaud n’envisage plus de réduire le niveau des équipements à celui des capitaux épargnés disponibles.
34Du côté des Américains, la critique des investissements vient plutôt de certains milieux industriels – dans le Wall Street Journal – attachés à l’équilibre budgétaire et monétaire des pays européens et inquiets d’une éventuelle concurrence européenne. L’ECA, tout en insistant sur l’orthodoxie budgétaire, demande que les Français importent davantage de biens d’équipement. Elle rappelle que l’ERP n’est pas un plan de mesures d’urgence24 ; Harriman a certainement joué un grand rôle à ce sujet. Il approuvait le plan Monnet, il soutenait que la France, à ce point de vue, était en avance sur ses voisins et qu’elle avait pris le bon chemin. L’ECA avait accepté que la contre-valeur finance le FME et la CAR, instruments de la reconstruction et du rééquipement du pays. Harriman fait partie de ces Américains qui ont compris que la modernisation delà France contribuerait à long terme au succès politique et économique du plan Marshall, par opposition aux fonctionnaires américains de Washington, étroitement soucieux de l’équilibre budgétaire et sous la coupe des commissions du Congrès. Le plan Monnet, à partir du moment où les Américains en acceptaient les fins, était pour eux une garantie de bonne utilisation de l’aide en dollars et en contre-valeur. Mais la pratique américaine est ambiguë. Soucieuse de faire réussir le plan de modernisation, l’ECA empêche cependant, en retenant la contre-valeur pour des raisons de doctrine financière, le financement régulier des investissements, au moins au printemps et dans l’été 1948.
35Queuille et Petsche menacent de réduire considérablement les investissements pour 1949. Ils attendent 250 milliards de contre-valeur pour 510 miliards d’équipement et de reconstruction. Comment financer la différence ? L’appel à la seule épargne est impossible, aussi Queuille propose-t-il la réduction des investissements, pour la raison spécieuse qu’ils ne contribueraient pas assez à l’équilibre de la balance des paiements en 1952, terme du plan Marshall25. Il s’oppose très vigoureusement à J. Monnet, pour qui il est nécessaire d’investir comme prévu mais aussi d’exporter. Queuille a une réaction électoraliste. Ne sent-il pas les conflits que fera renaître un nouveau plan de stabilisation ? La survie du gouvernement n’est-elle pas au prix d’un certain laxisme ?
36Cependant, quelque chose a changé à l’automne 1948 : tous les décideurs acceptent l’idée de ne plus recourir à l’inflation pour financer la reconstruction et les investissements productifs. Belle victoire américaine ! Belle victoire aussi de ceux qui souhaitent préparer la France à la compétition européenne.
376. L’ECA soutient les investisseurs publics français. – Un autre débat s’ouvre à cause de la pénurie de capitaux : faut-il privilégier la reconstruction ou la création de nouveaux moyens de production ?26 Un groupe de responsables politiques et économiques sont favroables à des investissements politiquement rentables à court terme. L’ECA n’en est pas satisfaite. J. Monnet cherche à obtenir de la Commission des Investissements que toute la contre-valeur soit affectée à des équipements neufs et estime que le déblocage en sera facilité. Effectivement, l’ECA fait savoir à Petsche, officeusement, que 250 milliards d’investissements nouveaux seraient un "minimum absolu"27. Le renfort est de poids pour J. Monnet. L’a-t-il suscité ? C’est probable. En tout cas l’attitude de l’ECA est conforme à l’un des buts de l’aide : augmenter la production pour pouvoir se passer d’assistance en 1952.
38A l’automne 1948, on peut distinguer les partisans d’un effort fiscal intense : P. Mendès-France. V. Auriol, G. Guindey28, J. Monnet, les Américains de l’ECA, la Commission des Investissements (Bloch-Lainé), et ceux qui hésitent sur le niveau de l’effort, les prudents, les politiques : Queuille, le président du Conseil et Petsche, le ministre des Finances. Mais à quoi doit servir cet effort : reconstruire les maisons et les usines détruites par la guerre, investir dans des usines nouvelles, résorber la dette publique ? Si les Américains ont bien insisté sur les investissements nouveaux, une incertitude plane encore sur les intentions du gouvernement français.
397. Les Français restent maîtres des choix de planification. – La France s’était engagée avec les autres pays de l’OECE à rédiger un plan de développement à long terme pour les quatre ans de l’aide Marshall. Son but était d’augmenter la production et les exportations et d’atteindre en 1952 l’équilibre de la balance des paiements, avec la zone dollar surtout. La France compte adapter le plan Monnet pour répondre aux sollicitations de l’ECA et de l’OECE. Deux solutions s’offraient aux services chargés de préparer le plan de quatre ans : viser au développement cohérent de l’ensemble des dix-neuf pays du plan Marshall, au risque certain de sacrifier certaines ambitions nationales, ou penser un plan strictement national, coordonné ultérieurement avec les autres plans. La France, à n’en point douter, a choisi de développer ses priorités nationales, de l’aveu de J. Monnet : "La coopération est certes nécessaire, mais elle viendra ensuite, prenant appui sur les efforts nationaux qui la précèdent et la préparent"29. Cette politique fut celle des gouvernements successifs, malgré les professions de foi européennes et malgré les tentatives d’organisation de l’Europe économique.
40L’OECE avait demandé les plans à long terme pour la mi-novembre. Le plan français est étudié le 5 octobre par le Comité économique interministériel dirigé par G. Cusin, réveillé pour la circonstance, sous la présidence effective de Queuille. Les territoires d’outre-mer tiennent une place nouvelle dans ce projet. L’intérêt des Américains pour les matières stratégiques, leur volonté de constituer des stocks incitent le Département d’Etat à demander la mise en oeuvre des clauses prévues dans les accords bilatéraux qui permettent aux sociétés américaines d’accéder plus facilement aux richesses naturelles des TOM. Des solutions sont imaginées par le ministre de la France d’outre-mer, Coste-Floret, pour éviter la mainmise de ces sociétés sur ces richesses. L’autorisation de prospecter et d’exploiter sera accordée à des sociétés à capitaux mixtes, dans le cadre du nouveau plan de développement des TOM. Les Américains se montrent vigilants, en tout cas, sur l’affectation aux TOM de l’argent américain. W. Tomlinson, de la mission Bruce à Paris, fait réserver en novembre 10 milliards de francs de contre-valeur (sur 140 disponibles) aux TOM contre la volonté initiale des Français, soucieux d’abord des industries de base en France.
41Pour entamer la réalisation des engagements intereuropéens pris le 16 avril 1948 au moment de la création de l’OECE, le projet français de plan à long terme prévoit le développement de la production agricole pour l’exportation, en plus de la satisfaction des besoins intérieurs30, ce qui est nouveau par rapport au plan Monnet. Rien d’autre n’a été profondément modifié dans les objectifs de développement des industries de base31. L’intervention de l’ECA consiste à recommander, parmi les investissements arrêtés par le Parlement, la réalisation de ceux qu’elle estime les plus importants ou les plus avantageux pour le donateur. Les Français gardent la maîtrise de leur plan de développement.
42Cependant les Européens conservent des doutes sur le financement non inflationniste du plan français. Stafford Cripps, chancelier de l’Echiquier, exprime fort diplomatiquement ses doutes dans une lettre fameuse à Queuille du 27 novembre. L’ECA partage ces réserves, et tous désirent que le gouvernement français prenne des mesures fiscales énergiques. La France, à cette époque, jouissait de la réputation de vivre au-dessus de ses moyens. La France répond en critiquant le plan britannique... Si pertinentes que soient les critiques françaises du plan britannique, il est clair que les Européens et les Américains sont impatients de voir rétablis en France les grands équilibres budgétaires. L’aide américaine est à ce prix, la coopération européenne aussi.
***
43L’année 1948 se terminait par le vote de mesures fiscales nouvelles répondant aux souhaits de l’ECA et de l’OECE, mais aussi à ceux de nombreux décideurs français. Le budget extraordinaire pour 1949, présenté par les services (plan, reconstruction, flotte de commerce, SNCF) à hauteur de 865,5 milliards, était réduit, conformément à la volonté de Queuille, à 615 milliards32. En recettes étaient prévus 280 milliards d’emprunts, auxquels s’ajoutaient des recettes de "poche". Monnet sauve son budget, déjà réduit par rapport à ses souhaits, avec l’appui des Américains et de V. Auriol ; le 11 décembre, Petsche lui demandait encore de réduire les investissements, sans succès. L’ECA est satisfaite, l’opinion américaine, le Congrès le seront, car le gouvernement a imposé un troisième effort fiscal, les investissements seront financés sans inflation. H. Bonnet estime que le gouvernement américain a débloqué plus facilement l’allocation trimestrielle de l’aide Marshall et a modifié favorablement aux thèses françaises sa position sur le contrôle de la Ruhr, à cause de l’effort Queuille33. Il est bien probable aussi que la crédibilité du gouvernement Queuille auprès des Américains se fonde sur la capacité de résistance qu’il a montrée pendant les grèves de l’automne 1948.
44Les débats préliminaires à la loi des maxima du 31 décembre montrent que l’ECA était d’abord attachée à un financement sain des investissements prévus par le plan. En 1948, l’ECA n’est pas intervenue beaucoup sur les objectifs élaborés souverainement par le gouvernement et le Parlement. Les Etats-Unis ont cependant infléchi la politique économique et financière de la France en s’attachant à promouvoir des investissements permettant l’accès aux matières premières et l’augmentation de la productivité industrielle et agricole. Les réactions des hauts fonctionnaires, comme celles de H. Alphand ou de G. Guindey, prouvent amplement leur souci de conserver la plus grande autonomie par rapport aux souhaits amériains. Mais, partisans d’un effort fiscal pour le relèvement de l’économie, ils n’ont pas eu à se battre contre des positions américaines qu’ils approuvaient. Cependant, eux comme d’autres en Europe, ont pu mesurer le prix à payer pour l’aide. Rien n’est plus comme avant. La France est dépendante. Mais l’aide ou la contre-valeur a été perçue comme une chance insigne de réaliser le plan et de se procurer les équipements modernes qui feraient un jour de la France une puissance qui compte. Il est sûr que la politique de stabilisation financière était une condition explicite de l’aide, parce que le Congrès ne voulait pas que se perdent dans les sables de l’inflation les dollars du taxpayer américain. Il y a une relation de cause à effet entre l’aide et la rigueur fiscale de l’automne 1948, on ne peut nier les interventions obsédantes des Américains en décembre pour que le gouvernement français prenne des mesures. L’insistance américaine a facilité le passage d’une politique "dirigiste inflationniste"34 à une politique plus soucieuse des autres économies européennes et plus conforme aux exigences de l’équilibre budgétaire.
45En 1948 les responsables politiques ou économiques ont réellement pris conscience de l’interdépendance des économies européennes aidées par les Etats-Unis. Cette maturation provient sans doute du choix de l’économie libérale des principaux hauts fonctionnaires et hommes politiques du moment. Ne provient-elle pas aussi de la constatation de l’échec économique de l’après-guerre ? Cette maturation a été accélérée par l’intervention américaine : sans l’aide, on peut douter de l’organisation des accords de paiements intereuropéens du 16 octobre. Seul des pays aidés, le Royaume-Uni peut espérer retrouver un jour une complète autonomie économique grâce au Commonwealth, les décideurs français n’ont pas le même espoir. Ils souhaitent l’interdépendance européenne. Ils veulent tenir compte de plus en plus de l’Allemagne même s’ils craignent son renouveau, même si le discours politique français ne s’y prête guère encore.
46L’assistance américaine a-t-elle représenté un pas vers la satellisation économique et politique de la France ? Fin 1948, il était encore un peu tôt pour juger des conséquences à long terme de l’aide. Des courants d’échanges nouveaux et artificiels naissaient du fait de l’aide. Etait-ce le vieux monde à l’agonie ? L’aide permettait d’entrevoir la réalisation à court terme du Plan, sans drame financier, sans inflation, grâce à la contre-valeur. Elle ouvrait des perspectives beaucoup plus positives que celles de la fin de l’année 1947. Malgré les énormes contraintes qui pesaient sur le pays, du fait des contrôles américains, la renaissance économique trouvait des bases sûres puisque les Américains acceptaient le Plan. Le prix politique était certainement plus d’interdépendance avec l’Amérique et l’Europe de l’OECE. Mais l’alignement sur les Etats-Unis paraissait provisoire, moins lourd d’incertitudes que l’anémie de l’économie française en 1947 qui sûrement conduisait vers tous les abandons et toutes les aventures : l’aide suscitait l’espoir d’une reconquête progressive et moderne de l’indépendance.
Annexe
Note annexe
La contre-valeur en francs de l’aide américaine
Une fois le montant de l’aide décidé par le Congrès (lois des appropriations), l’ECA, chargée de gérer cette aide, procède à des allocations de dollars au profit de chaque pays aidé. Cette aide est essentiellement constituée de dons. Ces dollars servent à acheter aux Etats-Unis ou hors des Etats-Unis, offshore, (plus rarement) des marchandises ou des services dont la liste a été dressée par le pays aidé en accord avec la mission Marshall locale (mission ECA). Pour la France, l’Agent qui a la confiance des Etats-Unis et du gouvernement français est le Crédit National. Cette banque est amenée à instruire, en liaison avec les ministères français et les Américains, les dossiers déposés par les importateurs de marchandises "Marshall". Le Trésor ou l’ECA procèdent aux achats de marchandises avec les dollars de l’aide. Ces produits sont alors rachetés en francs français par les utilisateurs français. Ces francs sont déposés à un compte spécial du Crédit National à la Banque de France : ce sont les francs de la contre-valeur. Personne ne peut y toucher tant que le gouvernement américain n’a pas donné son accord pour les débloquer. Ce déblocage fait l’objet d’une négociation permanente entre la France et l’ECA. Les Américains préfèrent certaines affectations. Par ailleurs, l’accord bilatéral du 28 juin à prévu que 5 % de cette contre-valeur iraient automatiquement à la mission américaine en France pour ses dépenses en francs. Après déblocage, les 95 % restants servent à financer les dépenses inscrites sur la liste d’éligiblité, acceptées d’un commun accord. Le Fonds de Modernisation et d’Equipement, la Caisse autonome de la Reconstruction, la SNCF, la flotte de commerce et les HLM se partagent la contre-valeur. L’essentiel de ces crédits va au FME, instrument de financement du plan Monnet, créé en janvier 1948 pour rassurer les Américains sur la bonne utilisation des fonds de contre-valeur. L’affectation de ceux-ci au FME n’allait pas de soi pour les Américains, elle a été acquise en septembre 1948.
Notes de bas de page
1 H. S. TRUMAN, Mémoires d’épreuves et d’espérances, l’Alliance atlantique 1946-1950, Paris, Plon, 1951, p. 130.
2 On trouvera des développements sur cette question dans D. YERGIN, La paix saccagée, Balland, 1980, et P. MELANDRI, Les Etats-Unis face à l’unification de l’Europe 1945- 1954, Pédone, 1980. A. GROSSER, Les Occidentaux, Fayard, 1978. J. MONNET, Mémoires, Fayard, 1976, Livre de Poche, t. I et II.
3 F. 60 ter 389, Note de G. Guindey pour le ministre, 4 juin 1948.
4 F 60 ter, Réponses françaises aux questionnaires remis par l’ambassade des Etats-Unis en France, 26 janvier 1948 : "Analyse de la situation financière et économique de la France si les ressources de l’aide américaine à l’Europe n’étaient pas disponibles d’ici le 1er juillet 1948".
5 F. 60 ter 513, Note de Bloch-Lainé au président du Conseil, président de la République et L. Blum, 29 juillet 1948.
6 Archives Bidault, Note pour le président, H. Alphand, 2 août 1947.
7 Entretien avec G. Guindey, document dactylographié, Paris X-Nanterre, 1er novembre 1980.
8 F 60 ter 389, Note de G. Guindey au ministre du 4 juin 1948.
9 F 60 ter 389, Note non signée [G. Guindey ou le Service de coopération économique du Quai d’Orsay] : "examen du projet d’accord bilatéral”. Voir aussi A. GROSSER, La iVe République et sa politique extérieure. A. Colin, 3e édition 1972, pp.220-221.
10 F 60 ter 513, Note sur les perspectives d’utilisation de la contre-valeur en francs de l’aide américaine, Bloch-Lainé, 29 juillet 1948.
11 B 33507, Huet, Note sur la situation budgétaire et de trésorerie, 7 août 1948.
12 V. AURIOL, Journal du Septennat, t. II, 1948, A. Colin, 1974,5 août 1948.
13 I A 405 ex F 304155, Schéma général, sans date, papiers Reynaud, 11 pages dactylographiées.
14 IA 405, Note pour le ministre, 11 août 1948.
15 F 60 ter 380, Note pour le président en vue des conversations Queuille-Bruce, 13 septembre 1948.
16 FRUS, III, 1948, Western Europe France, p. 592 et seq.
17 V. AURIOL, op.cit., 16 septembre 1948 : "Les Américains vont donc débloquer la contrevaleur en francs de l’aide américaine, ce qui sauve la trésorerie et rétablit un climat de confiance avec les économies et les impôts".
18 B 188220, Lettre de Queuille à Hoffman, 25 septembre 1948, et réponse du 27 septembre.
19 Ch. H. KLINE, in US News and World report, 8 octobre 1948.
20 F 60 ter 378, Note de P.P. Schweitzer au ministre, 3 décembre 1948.
21 MAE, Correspondance particulière d’H. Bonnet, lettre à J. Chauvel, 7 décembre 1948, et de Chauvel à Bonnet, 17 décembre 1948.
22 Secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de Coopération économique européenne. Créé par décret en juin 1948 il est chargé de suivre l’application du plan Marshall en France, d’entretenir des rapports en liaison avec la mission de l’ECA et de préparer les dossiers de la délégation française de l’OECE.
23 V. AURIOL, op.cit., 30 juin 1948.
24 F 60 ter 386, Tél. Bonnet, 6 septembre 1948,263 DET.
25 IA 4 05 C.R. séance du Comité interministériel (Cusin) du 5 octobre 1948, sous la présidence effective de Queuille.
26 B42268,1er octobre 1948, Commission des Investissements.
27 AMF 14/5/18 bis, Note Baraduc du 1er décembre 1948 sur les conversations Bruce-Petsche du 31 novembre ; d’après les notes Schweitzer (in F 60 bis 378), Bruce souhaite 400 à 500 milliards d’investissements productifs pour 1949.
28 F 60 ter 378, Note pour le ministre, 16 janvier 1949. G. Guindey estime nécessaire un puissant effort fiscal pour éviter la dépendance totale à l’égard des Américains et des Européens. Il propose le retour au pur libéralisme, la stérilisation de la contre-valeur, la couverture des dépenses publiques par l’impôt et par l’emprunt.
29 F 60 bis 389, Lettre de J. Monnet au président du Conseil, 13 juillet 1948.
30 IA 405, C.R. de la séance du Comité économique interministériel du 5 octobre 1948.
31 B 33507, Doc. de la Commission des Investissements dans un mémorandum du 18 décembre 1948 sur le plan de modernisation et d’équipement.
32 B 33507, Commission des Investissements, projet de budget 1949 et F 60 bis 380, dossier 12621. La loi des Maxima pour 1949 fixera les dépenses et la modernisation des activités de base, 38 pour la SNCF, 43 pour la flotte et 270 pour le CAR.
33 F 60 ter 378,Télég. H. Bonnet, 16 décembre 1948, 420 DET, et V. AURIOL, op.cit., 8 décembre 1948,p. 566.
34 F. CARON, "Le Plan Mayer, un retour aux réalités", Colloque La France en voie de modernisation, FNSP, 4-5 décembre 1981 non publié.
Notes de fin
1 La même version de ce texte est parue dans la revue Relations Internationales, n° 37, printemps 1984, pp. 17-36.
Auteur
Institut Pierre-Renouvin, Paris
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