Le dilemme français : la modernisation sous influence ou l’indépendance dans la décadence
p. 137-156
Texte intégral
1En 1938, les Français avaient confusément conscience du déclin de leur pays. Mais leur perception était fondamentalement faussée par l’image persistante d’une France éternelle qui par nature ne pouvait pas ne pas être une grande puissance. Dans leur évaluation, les fondements économiques de la puissance sans être totalement négligés étaient malgré tout sous-estimés par rapport à d’autres notions comme le rayonnement culturel ou la mission civilisatrice de la France. Et lorsqu’à l’heure du danger et de la menace de guerre on fut bien obligé de prendre en compte les forces matérielles plutôt que spirituelles, les appréciations étaient moins faites en termes de production et de capacités industrielles qu’en termes de monnaie, d’encaisse-or et d’épargne. D’ailleurs le retour des capitaux en 1939 était perçu comme la preuve que la France était une puissance capable de redressement : c’est pourquoi les risques qu’on refusait de courir en 1938 furent désormais acceptés1. On connaît la suite. Quelques mois plus tard, ces illusions et ce système de valeurs s’écroulaient.
"Mon sentiment d’appartenir à un grand peuple (grand par l’idée qu’il se faisait du monde et de lui, et de lui dans le monde, selon un code de valeurs qui ne reposait ni sur le nombre, ni sur la force, ni sur l’argent) avait subi quelques entailles. J’ai vécu 1940 : inutile d’en dire davantage" (François Mitterrand)2.
2A n’en point douter, la défaite de 1940 constitue la grande cassure de l’image que les Français ont d’eux-mêmes. Cette brusque plongée dans la triste réalité n’écarte pas pour toujours le retour des illusions. En septembre 1944, dans l’euphorie de la Libération, 64 % des Français pensent, selon un sondage, que la France a retrouvé sa place de grande puissance (contre 30 %)3. Mais cette vague d’espoir ne dure pas et elle est vite submergée par la lame de fond : le doute surgi en 1940 reprend ses droits. Dès 1949, les réponses à la même question sont inversées : 37 % seulement s’accrochent à l’idée que la France est une grande puissance (contre 49 %)4. La persistance des difficultés de ravitaillement et la conscience de vivre aux crochets des Etats-Unis expliquent cette évolution. Mais il y a aussi autre chose. Le primat de l’économique remplace désormais celui du politique et du culturel dans le système d’évaluation de la puissance. C’est la grande différence entre les "codes de valeurs" d’avant et après 1940. Le mot clé au lendemain de la deuxième guerre mondiale est, on le sait, celui de modernisation. Celle-ci devient prioritaire : elle est présentée soit comme la condition absolue de la puissance future de la France, soit comme une fin en soi, un idéal de substitution. Il est possible d’appréhender les conditions, les effets et peut-être les limites de cette révolution mentale qui ne s’est pas faite sans révision déchirantes.
3Ce rapport de synthèse s’appuie essentiellement sur les recherches qui, effectuées dans le cadre d’un groupe de travail, ont donné lieu à quatre communications, publiées dans le présent volume, celles de Claire Andrieu, de Gérard Bossuat, de Michel Margairaz et de Philippe Mioche.
4Je me suis également inspiré des travaux d’un important colloque organisé par la Fondation nationale des Sciences Politiques (4-5 décembre 1981) : La France en voie de modernisation 1944-1952.
1. Modernisation ou décadence ?
5Les contraintes économiques sont telles dès la fin de la guerre qu’elles imposent de nouvelles priorités. Il faut relever le pays de ses ruines, relancer la production, s’attaquer au problème lancinant des pénuries et de l’inflation. Face aux drames économiques du quotidien, la population est impatiente. Le 25 mai 1945, quelques jours après la capitulation allemande, le général de Gaulle s’adresse aux Français en ces termes :
"... dès l’instant où les armées cessent d’être la raison ultime des nations, c’est la capacité de vivre, de travailler, de produire, qui devient aussitôt la condition la plus impérieuse de l’indépendance et de l’influence du pays... Hier il n’y avait pas de devoir national qui l’emportât sur celui de combattre. Aujourd’hui il n’y en a pas qui l’emporte sur celui de produire"5.
6Cet impératif de la production doit-il seulement favoriser un retour aux conditions de vie normale ? Non, car à l’évidence, une autre ambition perce : "l’indépendance et l’influence du pays". Il existe une certaine unanimité à ce sujet. Déjà le programme du Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944 parlait de "défendre l’indépendance politique et économique de la nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et sa mission universelle". Le relèvement économique doit aussi se mettre au service de la restauration de la puissance française et en constituer la pièce maîtresse. Mais, dès qu’il s’agit d’apprécier les priorités, des divergences apparaissent entre le général de Gaulle et une grande partie du monde politique. Personne ne doute qu’il faille diminuer les dépenses de Défense Nationale pour privilégier les investissements de reconstruction, pas même le Général. Mais, celui-ci entend maîtriser, canaliser cette diminution, afin de ne pas sacrifier la puissance militaire française ni priver des moyens nécessaires sa politique étrangère en Allemagne, au Levant et en Indochine.
7La célèbre querelle qui éclate à la fin de 1945 à l’Assemblée Constituante est connue : les socialistes estiment les crédits de Défense Nationale bien trop élevés et exigent qu’ils soient réduits de 20 %. Le général de Gaulle tient bon (l’amendement est retiré), mais trois semaines plus tard, il démissionne. D’autres causes, d’autres litiges expliquent ce départ. Néanmoins, l’enjeu du débat est fondamental. Il peut être résumé par deux citations qui opposent deux conceptions de la puissance française en 1945. Edmond Michelet, ministre des Armées, défend ainsi son budget devant la Commission des Finances :
"Nous devons veiller à ne pas devenir le Monténégro. Si nous baissons au-dessous de certaines limites, nous n’aurons qu’une armée de parade"6.
8Christian Pineau, socialiste, rapporteur général de la Commission des Finances, exprime un tout autre point de vue en séance plénière de l’Assemblée :
"Nous croyons à la grandeur de la France, et notre politique financière doit tendre tout entière à la restaurer. Mais la politique de la grandeur, ce n’est pas la politique de l’enflure ; ce n’est pas celle de la grenouille. Nous ne travaillons pas pour les images d’Epinal de l’avenir, mais pour le développement matériel et culturel d’un peuple qui a vu ses ressources détruites, et sa culture menacée. Et je me demande si vraiment ce peuple peut consentir à des sacrifices aussi lourds que ceux qui lui sont demandés pour l’entretien d’une armée dont nous savons fort bien que l’efficacité serait à la mesure du passé"7.
9De fait, le départ du général de Gaulle, le 20 janvier 1946, constitue un tournant important dans la mesure où les crédits militaires sont sensiblement révisés en baisse par le gouvernement Gouin. Priorité absolue est donc donnée à la reconstruction, c’est-à-dire à la restauration à moyen et à long terme d’une puissance économique, quitte à sacrifier à court terme les positions acquises de la puissance militaire : mieux vaut viser la puissance réelle dans le futur que s’accrocher à une puissance illusoire présente. Ce choix de 1946 est effectué à la lumière des erreurs commises qui ont abouti à 1940. L’inventaire Schuman, auquel F. Bloch-Lainé prend part, dénonce la mauvaise utilisation des crédits de Défense nationale qui ont pesé trop lourdement sur l’économie de l’entre-deux guerres et ont contribué à retarder l’équipement du pays sur lequel repose en dernière analyse son potentiel militaire8.
10C’est donc bien une nouvelle génération qui arrive au pouvoir et impose ses vues après 1945, une génération qui milite pour l’équipement, l’investissement, la croissance, la modernisation et qui réagit contre le malthusianisme d’avant-guerre. Elle veut "rompre avec la France de Méline"9, et introduire dans le vocabulaire économique les notions d’ "expansion" et de "production" à la place d’une conception anachronique, celle "des affaires"10. La reconstruction ne doit pas être une reconstruction "à l’identique".
11Jean Monnet exprime cette idée en la plaçant dans le cadre d’une réflexion sur la puissance – un mot, un concept qu’il ne néglige pas, même s’il ne l’emploie pas fréquemment –. En novembre 1946, il lance la fameuse alternative : "modernisation ou décadence" :
"Les Français qui naissent aujourd’hui et ceux qui naissaient au temps de notre puissance sont les mêmes... Mais au temps de notre puissance, nous étions les modernes de l’époque. Il ne tient qu’à nous de le redevenir. D’ailleurs nous n’avons pas le choix. La modernisation n’a d’autre alternative que la décadence"11.
12Un an plus tard, pour défendre son plan, il prévient René Mayer que sans la modernisation "nous deviendrions l’Espagne..."12.
13Ce productivisme entend également s’opposer à la vieille philosophie de l’orthodoxie libérale qui est considérée comme une des causes principales du déclin français d’avant 1940, par des hommes aussi différents que Pierre Mendès France, François Bloch-Lainé, Alfred Sauvy, Claude Gruson13. Ce dernier s’en prend nommément aux hommes qui ont dominé la Direction du Mouvement général des Fonds pendant les années 1930, W. Baumgartner, Jacques Rueff et M. Couve de Murville : leurs conceptions étroites d’équilibre budgétaire ont pu servir "d’anti-modèle" pour toute une génération14. Quant à François Bloch-Lainé, directeur du Trésor à partir de juin 1947, il est l’homme qui réussit à faire sortir le Ministère des Finances de son rôle traditionnel de frein et à lui faire accepter la nécessité de planification et de modernisation15. Pour Jean Monnet également il faut éviter les erreurs de l’entre-deux guerres où "l’on a sacrifié le développement d’avenir de l’économie à la stabilisation financière"16.
14Cette vision du vieux libéralisme comme source de l’impuissance française n’est pas nouvelle. En 1939 déjà, Christian Pineau, défendant le "Plan" préconisé par son syndicat, la C.G.T., écrivait :
"Le libéralisme... n’a assuré à ceux qui lui sont restés fidèles, ni la puissance ni la sécurité"17.
Après la défaite de 1940, les technocrates modernistes de Vichy ont lancé une démarche dirigiste et planificatrice18 et le programme du Conseil National de la Résistance de 1944 plaide pour "une organisation rationnelle de l’économie", "l’intensification à la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’Etat après consultation des représentants de tous les éléments de cette production"19. C’est donc, par delà des divisions politiques profondes une nouvelle idéologie dominante qui s’impose à tous les responsables après la guerre : la modernisation, et pour la promouvoir, l’intervention de l’Etat, avec à l’horizon, la reconquête de la puissance. Le général de Gaulle, même s’il ne se résigne pas à sacrifier les forces armées au profit des investissements civils, accepte tout à fait les nécessités de la modernisation et se laisse aisément convaincre par Jean Monnet pour qui il crée quelques jours avant sa propre démission le Commisariat général au Plan : son mépris pour les questions "d’intendance" ne doit pas être exagéré.
15Le consensus chez les dirigeants d’après 1945 s’exprime dans un autre domaine : il faut viser l’expansion mais aussi l’équilibre économique. Le "modernisme" de cette génération ne consiste pas à accepter les facilités de l’inflation ou à s’y abandonner. Là encore existe la volonté de maîtriser le phénomène dans le cadre d’une démarche planificatrice. La stabilisation doit être gobale, économique, et non seulement financière ; elle s’inscrit dans une conception tout à fait keynésienne qui tranche avec les vieilles attitudes des années 1930 : loin de s’opposer, "modernisation et stabilisation ne vont pas l’une sans l’autre... Une stabilité véritable doit jeter les bases d’une stabilité qui s’entretient elle-même et non étayer par des interventions incessantes une stabilité contrainte et précaire"20.
16Ce consensus dissimule évidemment des divergences. Pierre Mendès France souhaitait engager la lutte contre l’inflation dès 1944. Ses propositions de rigueur sont repoussées, la chose est bien connue, par le Général de Gaulle qui préfère la politique plus souple de René Pleven. Rétrospectivement, Jean Monnet considère en septembre 1947 que Pierre Mendès France avait tort de vouloir assurer dès la Libération la stabilisation des prix et de la monnaie, "car les ressources étaient vraiment trop réduites" et "l’écart entre la production et les besoins" était bien trop important21. A la fin de l’été 1947, en revanche, Monnet pense que le moment est venu. D’autres responsables comme Guillaume Guindey, Directeur des Finances Extérieures font pression dès le printemps, pour engager un plan de lutte contre l’inflation22. Entre Pierre Mendès France et la plupart des responsables, la querelle ne porte pas seulement sur une divergence d’opportunité ou de calendrier. Michel Margairaz a admirablement montré dans sa communication au colloque sur la France en voie de modernisation 1944-1952 les enjeux politiques du débat. Les propositions monétaires de Pierre Mendès France s’inscrivent dans une perspective dirigiste de planification ambitieuse, organisée par un grand Ministère de l’Economie nationale, fondée sur une très large politique de nationalisations et de réformes de structure23. Jean Monnet au contraire fait prévaloir en 1946 sa "méthode souple" non prisonnière des cadres ministériels et reposant sur la concertation, y compris avec les communistes qui, finalement moins dirigistes que les socialistes et les amis de Mendès France, préfèrent alors cette politique24. Dans ces conditions, la lutte contre l’inflation n’apparaît vraiment comme nécessaire que lorsque les circonstances l’imposent. Ces circonstances sont : la crise de 1947, l’accélération de l’inflation, qui risque de devenir "galopante" et de détruire en profondeur les mécanismes de crédit et d’épargne, la menace de rupture des approvisionnements de la France à l’étranger faute de moyens de paiement, et les nécessités de l’aide américaine.
17Ce contexte favorise un certain retour aux mécanismes libéraux. Le programme de René Mayer en janvier 1948 est un "plan" de rigueur budgétaire, de ponction monétaire (le prélèvement exceptionnel) et de libération de certains prix, le tout accompagné d’une dévaluation de 80 %. Ce "nouveau vent" économique et ce tournant libéral semblent donner une meilleure image de la France dans un pays comme la Suisse dont la presse, attachée à l’orthodoxie financière, avait tendance à réduire le mal français aux problèmes monétaires25. En fait, il ne s’agit en aucune façon d’un retour "à l’identique" aux pratiques des années 1930. Le plan Mayer s’impose plutôt comme un "retour aux réalités", selon l’expression de François Caron, après l’échec du "dirigisme inflationniste" qui a prévalu en 1945-194726. Quel que fût le poids des ruptures politiques de 1947, nationales et internationales, dans cette évolution – nous en discuterons plus loin –, il est évident que la politique "libérale" de R. Mayer s’inscrit aussi dans un projet global "moderniste" : rétablir la capacité d’autofinancement des entreprises, "mettre un terme aux profits anormaux de l’agriculture et du commerce", favoriser un "transfert des profits" pour orienter les investissements dans le "cycle industriel"27. L’Etat conserve un rôle : "faire faire" plutôt que faire28. Un mouvement est lancé. A partir de 1950, la part de l’investissement public décline au profit de l’investissement privé29, l’Etat conservant des moyens d’action et de contrôle qui lui évitent de multiplier les interventions directes. Les "libéraux" triomphent ; cependant ils sont également animés par la "mystique de l’investissement", même s’ils préfèrent le retour au financement privé. Il n’y a pas un projet de modernisation ; il en existe plusieurs, mais ils sont tous de modernisation. François Bloch-Lainé a raison de mettre en lumière ce consensus d’une génération par delà les divergences, tout à fait réelles mais complexes et qui ne se réduisent pas à une simple opposition entre partisans du secteur public et tenants du secteur privé30.
18Au fond, le discours sur la modernisation économique est aussi un discours sur la puissance. La querelle de la modernisation économique est donc peut-être une querelle sur la puissance.
2. Modernisation et puissance
19Il est bon de souligner le contraste entre la volonté de modernisation d’après 1945 et l’attitude quelque peu frileuse des responsables pendant les années 1930. Mais il convient aussi de comparer les ambitions françaises de puissance économique après chacune des deux guerres mondiales. Après la victoire de 1918, la France espérait profiter de la défaite allemande et des clauses économiques du traité de Versailles pour faire triompher son influence économique sur le continent européen. Cette politique de puissance, avec toutes les illustrons qu’elle a comportées, est-elle encore à l’ordre du jour après la "victoire" de 1945 ? Les réponses ne peuvent être que nuancées.
20En 1945-1947, la volonté de tirer parti de l’effondrement allemand est évidente. Pour assurer deux objectifs, la sécurité et la puissance de la France, il faut affaiblir l’Allemagne, politiquement, mais aussi économiquement. Le schéma de 1919 paraît reconstitué31, et une note du 24 juillet 1945 de la Direction économique du Ministère des Affaires étrangères l’atteste avec éloquence :
"Il est nécessaire de ramener le potentiel industriel allemand à un niveau suffisamment bas pour rendre impossible toute nouvelle agression ; il convient de mettre à profit cette action pour modifier la structure économique de notre pays et pour en faire une grande puissance industrielle"32.
21Le général Koenig, Commandant en Chef français en Allemagne, a également des ambitions très claires à propos de la Z.F.O. :
"... rendre au maximum l’économie de la zone tributaire de l’économie française appelée à devenir à la fois la principale cliente et le principal fournisseur des entreprises allemandes de notre zone"33.
22Dans le rapport du premier Plan de novembre 1946, une large place est faite aux réparations allemandes34. La sidérurgie est, on le devine, au centre des préoccupations : on compte sur le charbon et le coke allemands – d’où l’importance de la question de la Ruhr et de la Sarre dans la politique française –, mais on espère, un court moment, que la sidérurgie française pourra remplacer la sidérurgie allemande sur le marché européen35.
23En 1919, les ambitions françaises de puissance économique étaient aussi pétrolières36. Il en est de même à l’issue du second conflit mondial. Il s’agit d’abord de prendre des mesures conservatoires37. Le premier problème qui se pose est celui de l’approvisionnement en brut qui est compromis : pendant la guerre, la Compagnie Française des Pétroles a été écartée de l’Irak Petroleum Company et des "menaces d’origine américaine" pèsent sur la part française acquise après la victoire de 1919. En octobre 1947, l’affaire est réglée : la France maintient sa présence au Moyen-Orient38. D’autre part, l’industrie du raffinage qui se plaçait au deuxième rang mondial derrière la Grande-Bretagne en 1938, est quasiment détruite : la capacité qui atteignait alors 8 millions de tonnes est réduite à 1,5 million de tonnes en 1945. La question est de savoir si les filiales des sociétés internationales – les "majeures" – consentent à se réinstaller en France et à participer à la reconstruction. Elles finissent par accepter en 1946 non sans avoir "présenté certaines conditions et obtenu des garanties" : la certitude de pouvoir rapatrier leurs bénéfices en devises, des dégrèvements fiscaux, la diminution de la protecton douanière, la prolongation des autorisations de raffinage et enfin, l’engagement de ne pas nationaliser les intérêts privés français39. Le cadre défini par la loi de 1928 est donc maintenu au prix de ces concessions. La continuité est assurée.
24De fait, dans les milieux pétroliers français, ce sont les importateurs et distributeurs de produits raffinés qui manifestent le plus d’ambitions à l’égard de l’Allemagne vaincue. Ce "petit patronat" pétrolier souhaite pénétrer en force sur le marché allemand et sarrois, s’emparer de brevets allemands, et gérer les sociétés de distribution dans la zone française d’occupation. Il fait pression sur les pouvoirs publics et utilise des arguments diplomatiques tout à fait dans la ligne de l’impérialisme français des années 1920 : la perte de certains intérêts en Europe de l’Est doivent être compensés en Allemagne. Mais ces demandes n’aboutissent pas, tant les oppositions sont grandes : les "majeures", les Alliés, les raffîneurs français et le Ministère40.
25Au fond, ces "ambitions conquérantes"41 dans le domaine sidérurgique ou pétrolier procèdent de "l’impérialisme du pauvre", au sens où l’entend Georges Soutou lorsqu’il analyse l’expansion économique et financière de la France en Europe centrale pendant les années 192042 : faire dépendre l’influence économique à l’extérieur non pas de la puissance industrielle propre de la France mais de l’affaiblissement de l’Allemagne et des atouts politiques d’un pays vainqueur.
26En 1945, cette tendance existe donc, mais elle n’est pas, semble-t-il, dominante. La principale ambition des "modernisateurs", libéraux ou dirigistes, est précisément d’inverser la problématique et de rendre la France forte par elle-même. Une modernisation, c’est le renforcement et la transformation du potentiel français intérieur plutôt qu’une volonté d’expansion à l’extérieur. Cette démarche, contraire à celle des années 1920, est celle de la plupart des planificateurs. L’objectif n’est pas seulement le retour à la prospérité, c’est aussi la restauration de la puissance, mais la puissance par d’autres moyens : "Une France prospère... mais aussi une France forte", écrit Jean Monnet dans le rapport du Commissariat au Plan de mars 194643. Face à ce projet, les réactions patronales sont variables. Nous avons vu que les "petits" de l’industrie du pétrole ne s’inscrivent pas dans cette logique. Au contaire, les grands raffîneurs français et la Direction des Carburants animé par Pierre Guillaumat adhèrent tout à fait au plan Monnet. Leur ambition de modernisation dépasse même le cadre imparti initialement. "Ils ont été plus modernisateurs que Jean Monnet lui-même"44 : leur dynamisme impose en 1948 le pétrole comme septième secteur de base de la modernisation (à côté du charbon, de l’électricité, des matériaux de construction, de la sidérurgie et du machinisme agricole qui avaient été retenus dès 1946). Mais leur perception de la puissance française n’est pas celle d’une France dominatrice en Europe44. Les raffîneurs n’envisagent pas vraiment de conquérir une place nouvelle sur les marchés extérieurs ; ils préfèrent s’assurer une position dominante dans le bilan énergétique intérieur aux dépens du charbon45. Modernisation et meilleurs rendements de l’énergie vont de pair dans le sens d’une nouvelle vision de la puissance française plus intériorisée.
27Dans le domaine de la sidérurgie, l’influence des modernistes est moins évidente. Prise dans son ensemble cette industrie n’a pas réussi "à assurer la modernisation technologique voulue par le Plan Monnet"46. Sauf sur un point : l’implantation d’un laminoir à train continu dans le Nord, décidée par le ministère de la Production industrielle et mise en oeuvre par les autorités du Plan. Ce choix de 1946 est significatif aussi d’une nouvelle conception de la puissance : le Nord a été retenu avant la Lorraine jugée trop dépendante du coke allemand ; de plus, l’accent mis sur la production de tôles minces a pour but de satisfaire les besoins des industries de consommation comme l’automobile. Ceux qui se montrent le moins favorables à la construction de laminoirs préfèrent donner la priorité aux produits semi-finis destinés à l’exportation46.
28D’une façon générale, cette tendance à l’intériorisation de la puissance économique française au lendemain de la guerre est illustrée par le spectaculaire effort d’investissement dans le territoire français. La part de la formation brute de capital fixe dans le revenu national, qui était de 13 % en 1938, atteint 20 % en 1949-1951. Et la part de la formation nette de capital fixe dans l’investissement total passe de 13 % à 40 % entre ces deux dates, celle de l’amortissement diminuant donc de 87 % à 60 %47. A l’aube des années cinquante, après 21 ans de déclin, la France retrouve ses niveaux de production de 1929 mais son économie n’est plus la même.
29La priorité à la modernisation interne du potentiel économique signifie-telle pour autant la fin de l’impérialisme français ? On peut pencher pour une réponse affirmative dans la mesure où les illusions d’expansion économique en Europe ont été vite dissipées. Il reste pourtant l’exutoire colonial. Le "repli impérial" commencé dans les années 1930 continue et s’affirme : les exportations vers l’Union française représente 27 % du total en 1938 et 36 % en 195047. Cet impérialisme colonial qui a lui aussi des ambitions de rénovation économique semble constituer le dernier rempart de la puissance française à l’extérieur. Cela dit, il n’est pas incompatible avec les objectifs principaux qui sont ceux de la restructuration intérieure.
30Ce "recueillement" de la puissance française ne signifie pas pour autant fermeture sur le monde. Bien au contraire, Jean Monnet envisage tout son programme de modernisation en fonction d’une ouverture de l’économie française sur l’extérieur. Mais il s’agit moins désormais de chercher à dominer les marchés par des moyens artificiels que de construire une économie française capable de soutenir la libre concurrence industrielle. C’est un nouveau pari sur la puissance contre les habitudes protectionnistes que Monnet exprime dès ses premières "Propositions au sujet du Plan de modernisation et d’équipement" en décembre 1945.
"... Les intérêts de toute nature demanderont non pas qu’on transforme l’instrument de production dont ils se servent, mais qu’on le protège, ce qui rendrait impossible tout progrès et toute augmentation du niveau de vie, et réduirait la France au rang de puissance de deuxième ordre"48.
31Jean Monnet choisit-il ces derniers mots pour convaincre le général de Gaulle à qui est adressé ce texte ? En fait, ce vocabulaire correspond bien à ses conceptions telles qu’il les développe au long de ces années.
32Le discours sur la modernisation est bien un discours sur la puissance, mais une puissance d’un autre type, fondée sur une économie intrinsèquement plus forte, extérieurement plus ouverte et moins dominatrice sauf dans l’aire coloniale. Mais la condition suprême du succès de toutes ces entreprises, on le comprit très vite, est l’aide américaine. D’où la question, la modernisation française peut-elle s’effectuer sans sacrifier l’indépendance de la France ?
3. Modernisation et dépendance
33Dès 1945, la question de l’indépendance économique est posée. La France ne dispose que de 94 milliards de francs de réserves d’or et de devises, c’est-à-dire de quoi financer seulement 6 mois et demi d’importations. Après la fin du lend-lease (août 1945), un premier prêt américain de 550 millions de dollars est accordé en décembre puis un second de 650 millions au printemps 1946 dans le cadre des accords Blum-Byrnes. En contrepartie d’un crédit accordé à la Grande-Bretagne, les Etats-Unis avaient imposé des conditions relativement dures : retour rapide aux libertés de transactions monétaires et commerciales. L’insistance américaine auprès de la France semble la même, mais contrairement aux Anglais, les Français ne prennent aucun engagement précis à ce sujet49. Un certain degré de dépendance est néanmoins accepté d’emblée. En décembre 1945, lors du débat de ratification des accords de Bretton-Woods à l’Assemblée Constituante – le texte est adopté à l’unanimité –, le ministre des Finances, René Pleven ne dissimule pas l’enjeu : en adhérant au F.M.I. et en entrant dans le circuit international, la France perd une partie de sa souveraineté monétaire. D’une façon plus générale, il y a un choix à faire : ou bien la France se relève seule "au prix de sacrifices inouïs", ou bien elle se relève plus rapidement grâce à "la coopération internationale" mais "avec toutes les obligations que celle-ci comporte"50. Bien évidemment un consensus relatif s’établit sur la deuxième solution. Consensus relatif seulement, car les communistes même s’ils ne refusent pas la "manne" de l’aide américaine51, privilégient la voie nationale, la reconstruction de la France par ses propres forces grâce à une "bataille de la production" qui assurerait son indépendance52. Ce clivage s’élargit évidemment à partir des ruptures nationales et internationales de 1947.
34Pour Jean Monnet la question est claire : à partir du moment où l’on préfère la "modernisation" à la "décadence" il faut accepter une "dépendance conjoncturelle" ; la restauration de la puissance est à ce prix53. Lorsque s’engagent les négociations pour l’aide Marshall, il plaide pour "une collaboration constante" avec les Etats-Unis, pour une "coopération naturelle" qui consiste à fournir à l’Administration américaine tous les renseignements économiques, financiers et les projets de la Trésorerie française. A ses yeux cette dépendance est toute temporaire, elle est "promesse d’indépendance future"54. La France, contrairement à l’U.R.S.S., dont il comprend très vite qu’elle ne pourra que repousser le caractère "atlantique" de cette étroite coopération, n’est pas capable d’assurer sa reconstruction "sur ses propres bases54. L’ambition de puissance et d’indépendance n’est pas abandonnée pour autant : le mariage entre la modernisation française et l’aide américaine a pour objectif d’établir un équilibre de la balance des paiements. Cette échéance est d’abord prévue pour 1950 par les accords Blum-Byrnes puis elle est repoussée à 1952 lors de l’élaboration en 1948 du plan Marshall55.
35A s’en tenir aux discours, la grandeur de la France reste sauve ; mais qu’en est-il dans la pratique ? Au fil des mois, après les illusions et les espérances de 1944-1945, la conscience de l’ampleur de la dépendance française grandit. En 1947-1948, les pénuries continuent, les réparations allemandes se font attendre, les capitaux continuent de fuir à l’étranger, en Suisse en particulier, et les exigences américaines se font plus pressantes. "Bien vite il faut déchanter"56.
36L’évolution des relations franco-suisses illustre bien ce changement de situation et d’état d’esprit. Claire Andrieu montre comment un petit pays, la Suisse, dans ses rapports avec la France, constitue à merveille l’étalon de mesure, le miroir de la puissance et de l’impuissance française. Le paradoxe veut qu’au plus fort moment de son endettement vis-à-vis de la Suisse la France agisse à son égard comme une grande puissance, ne cédant à aucune des objurgations de son créancier et refusant d’honorer les échéances "avec la sérénité d’un débiteur de toute façon insolvable"57. Au fond, les responsables français restent persuadés que cette situation délicate ne durera pas et que la France retrouvera sa puissance58. En 1948-1949 au contraire, alors que l’endettement français diminue et peut-être parce qu’un relèvement s’amorce, la Suisse réussit par deux fois, dans un climat de crise, à imposer sa volonté. En mars 1948, elle fait abandonner par le gouvernement français la dualité du taux de change commercial à l’importation et à l’exportation pour le franc suisse, système institué deux mois plus tôt à l’occasion de la réforme monétaire de René Mayer59. En avril 1949, la France, dans l’impossibilité de rembourser un crédit "swap" consenti un an plus tôt, se voit obligée par la Suisse, à défaut d’un paiement en or ou en devises, de verser quelques milliers de tonnes d’acier. En ce temps de difficile reconstruction, c’est une "livre de sa chair" qui est ainsi exigée d’elle60.
371948-1949 constituent assurément les années terribles de la dépendance et de l’impuissance française. Tant qu’on a "cru" à un relèvement rapide de l’économie française, la France a disposé d’un "crédit" dont elle ne dispose plus quand les yeux s’ouvrent sur la réalité. Pour le restaurer, il faut faire du franc une "monnaie réelle"61 et pour rétablir la "confiance" il faut se montrer plus concilliant avec les créanciers, telle est la politique inaugurée par René Mayer en 1948. Là encore on accepte la dépendance au nom d’une puissance différée dans le futur.
38Les pressions américaines ont évidemment une autre envergure, une autre portée. A l’automne 1947, alors que le ravitaillement des Français est menacé faute de moyens de paiement et qu’un violent mouvement de grèves se développe, les Etats-Unis, logiques avec leur politique de "containment", débloquent des dollars avant même la mise en place officielle du plan Marshall. Dans le cadre de cette "aide intérimaire" de décembre 1947, entérinée par l’accord bilatéral du 2 janvier 1948, la France touche 284 millions de dollars. Puis vient l’aide Marshall proprement dite, sanctionnée en ce qui concerne la France par l’accord bilatéral du 28 juin 1948. L’influence américaine sur les décisions françaises devient dès lors évidente et pesante. A. Lacroix, dans sa communication publiée dans le présent volume, relève les cas de "chantage" à la suspension de l’aide : pour presser la ratification de l’accord du 28 juin par le Parlement, pour imposer l’achat en Amérique de produits d’une priorité douteuse, cigarettes, fruits secs, chewing-gum62.
39Il y a plus grave que cet impérialisme de chewing-gum : les ingérences américaines dans la politique économique française semblent se multiplier. Outre les communistes, des journalistes comme H. Beuve-Méry (Le Monde), des hauts fonctionnaires comme H. Alphand, rapporteur du Comité de Coopération Economique Européenne, G. Guindey, Directeur des Finances Extérieures, ou des hommes politiques comme G. Bidault, Vincent Auriol, s’en inquiètent63. L’administration américaine, dès les premières négociations de l’été 1947 sur l’aide Marshall, veut obtenir des pays européens en général et de la France en particulier ce qu’elle demande depuis la fin de la guerre : un "programme d’assainissement et de stabilisation intérieure" et "une économie donnant plus de place à l’initiative privée"64. Or la "libéralisation" de l’économie française, le relais de l’investissement public par l’investissement privé coïncident avec les débuts du Plan Marshall. Dans le domaine financier, le gouvernement paraît céder aux voeux américains de stabilisation et d’effort fiscal. Chaque déblocage d’une partie de l’aide est précédé ou accompagné d’un plan français de redressement. Le Plan Mayer paraît au moment de la signature du premier accord bilatéral (sur l’aide intérimaire) en janvier 1948. Après la signature de l’accord de juin, et avant le déblocage de la contre-valeur en francs, l’éphémère gouvernement de Paul Reynaud est pressé de combler les déficits. Le déblocage est finalement concédé en septembre, un jour après le vote par le Parlement de la loi fiscale du nouveau gouvernement Queuille. Les contraintes américaines se renforcent à l’automne quand les difficultés financières persistent et que de nouvelles grèves éclatent :
"La France mendie... Il faut que les Américains s’immiscent dans les affaires du pays et lui apprennent à gérer ses affaires jusqu’au moindre sou" (Ch. H. Kline, U.S. News and World report, 8 octobre 1948)65.
De fait, Harriman, l’ambassadeur américain auprès de l’O.E.C.E., Bruce, le chef de la mission de l’E.C.A. en France et son adjoint Tomlinson vont jusqu’à proposer chacun de leur côté des mesures précises pour un plan de redressement66. La loi de finances pour 1949 et la "loi des maxima" vont dans le sens de l’anti-inflationnisme souhaité outre- atlantique. Enfin, the last but not the least, l’année 1948 est, à propos de la question allemande, l’année de l’alignement de la France sur la politique américaine67. Au total, la France s’intégre politiquement dans le bloc occidental et adhère économiquement à la voie du libéralisme économique international.
40Ce noir tableau de la dépendance française doit pourtant être fortement nuancé. Si les exigences américaines montrent en quoi la générosité de l’aide Marshall est en même temps une arme dans la guerre froide, elles procèdent aussi des considérations de politique intérieure : le gouvernement de Washington doit rendre des comptes sur l’utilisation des dépenses au Congrès, aux contribuables et à l’opinion publique. Or celle-ci n’a pas une haute idée des capacités de la gestion française et craint de voir les dollars s’engloutir "dans les sables de l’inflation". Quant aux pressions des Etats-Unis visant à modifier l’orientation de la politique financière, même si elles irritent considérablement certains responsables français, des hommes comme R. Mayer, P. Reynaud ou H. Queuille n’en eurent pas besoin pour s’en convaincre mais plutôt pour persuader le Parlement ou leurs collègues du gouvernement du bien-fondé de leurs programmes. Le Plan Mayer fut même semble-t-il issu d’un programme de redressement esquissé au printemps 1947, avant le Plan Marshall, par G. Guindey68. Dès l’été de cette année, Jean Monnet, pressentant que les Etats-Unis demanderaient la stabilisation financière, suggère de "prendre les devants" afin que l’assainissement "n’apparaisse pas comme une ingérence américaine dans nos affaires intérieures et ne semble pas nous être imposé"69. Le développement de ces réflexions au Commissariat au Plan et à la Commission du Bilan aboutissent aux mesures du Plan Mayer69. Les contraintes américaines existent, mais comme l’écrit Michel Margairaz : "la dépendance s’efface derrière la convergence"69.
41Cette communauté d’idées entre les Américains et Monnet donne à ce dernier, dans la conjoncture de l’époque, une position de force à la fois en France et aux Etats-Unis. Il la met à profit pour gagner une bataille qu’il considère comme essentielle dans la conquête de l’indépendance future : la bataille de la contre-valeur. Celle-ci désigne les francs versés par les importateurs français en échange des produits acquis dans le cadre de l’aide Marshall. Les Américains, logiques avec eux-mêmes, entendent qu’elle serve au remboursement de la dette intérieure ou à une diminution de la circulation monétaire. Jean Monnet dès la fin 1947 suggère d’affecter la contre-valeur de l’aide intérimaire au Fonds de modernisation et d’Equipement et à la Caisse autonome de la Reconstruction dont il propose en même temps la création70. L’accord bilatéral du 2 janvier 1948 donne plutôt satisfaction à la proposition déflationniste américaine. Jean Monnet ne perd pas courage : il rappelle les mesures du Plan Mayer et fait remarquer que le financement de la modernisation et des dépenses productives est indispensable pour le succès même de la lutte contre l’inflation. Mais il ne remporte sa première victoire que lorsque le gouvernement, sur sa propre suggestion, s’engage solennellement à réaliser la stabilisation monétaire et à ne plus recourir aux avances de la Banque de France : dès lors les Américains acceptent qu’un premier déblocage de la contre-valeur en avril 1948, 25 milliards de francs (Monnet en espérait 45), soit affecté aux dépenses de reconstruction et de modernisation. Un précédent est ainsi créé. En effet, l’accord bilatéral du 28 juin, dont certaines clauses sont par ailleurs très dures (droit de regard sur le taux de change des dollars de l’aide Marshall, possibilité pour eux de se fournir en produits stratégiques dans les territoires d’outre-mer), prévoit explicitement l’utilisation de la contre-valeur pour le financement de dépenses productives71. Et, rassurés sur les projets financiers du gouvernement Queuille, les Américains accordent un deuxième déblocage de 45 millards de francs de contre-valeur pour le F.M.E. et la reconstruction de la flotte de commerce72. Ainsi l’aide Marshall a pu financer directement 70 % des investissements sur fonds publics en 1948 et 90 % en 194973.
42J. Monnet doit se battre sur deux fronts, de part et d’autre de l’Atlantique. Du côté américain, les critiques viennent de certains milieux industriels, inquiets de cette modernisation et d’une éventuelle concurrence européenne. Mais l’E.C.A. et Harriman soutiennent Monnet car ils comprennent l’enjeu de l’utilisation de la contre-valeur. Du côté français il doit triompher de plusieurs obstacles : de René Mayer d’abord, qui envisage un moment en juin 1948 de réduire les investissements, tant le déblocage de la contre-valeur reste alors hypothétique, puis, à la fin de 1948, de Queuille et de Petsche qui, non sans arrière-pensées électoralistes, par peur d’avoir à proposer un nouvel effort fiscal, réussissent à imposer quelques révisions en baisse sur le programme mais échouent dans leur tentative de privilégier la reconstruction (politiquement plus rentable) aux dépens de la modernisation ; enfin de G. Guindey, qui, tout en soutenant la politique d’investissement, critique l’utilisation de la contre-valeur ("une formule de facilité") et recommande une austérité plus grande, à l’anglaise74.
43Malgré les concessions faites aux uns et aux autres, J. Monnet sauve l’essentiel : le plan de modernisation remanié devient réalisable sans drame, grâce à l’aide Marshall et à la contre-valeur, dans une France désormais ravitaillée et moins agitée socialement. Mais surtout, comme l’écrit G. Bossuat : "Les Français restent maîtres des choix de planification"74.
44En effet, dans le cadre de l’O.E.C.E., J. Monnet choisit de ne pas sacrifier les ambitions du plan national à la coordination des économies européennes :
"La coopération est certes nécessaire, mais elle viendra ensuite, prenant appui sur les efforts nationaux qui le précèdent et le préparent"75.
Les Américains doivent renoncer à obtenir un programme intégré. A l’évidence, en 1948, en matière de projets européens, on est au milieu du gué. La conscience de voir reculer sans cesse, à cause des difficultés économiques, l’horizon de l’indépendance peut pousser vers l’Europe. Mais les divergences économiques avec la Grande-Bretagne au sein de l’O.E.C.E. grandissent ; et si les Français ne rêvent plus d’asseoir la puissance de la France sur l’affaiblissement de l’Allemagne76, ils n’en sont pas encore à souhaiter une étroite coopération économique avec elle. La construction économique de l’Europe n’est pas encore à l’ordre du jour. Pour retrouver la puissance, la France doit compter sur l’effort national et accepter l’alignement sur les Etats-Unis en l’espérant provisoire. En réalité, les développements de la guerre froide et le nouveau réarmement à partir de 1950 ne feront qu’aggraver son état de dépendance.
***
45Entre la "modernisation" et la "décadence", la France a résolument choisi la première voie.
46L’humiliation de 1940 et les espérances de 1944 ont même placé cette ambition économique au centre de ce qui a constitué le nouveau mais précaire consensus national. La perception de la puissance à la Libération intègre davantage par rapport à l’avant-guerre, une réflexion sur la transformation de l’économie, et certains choix effectués s’opposent totalement à ceux qui avaient été faits après la victoire de 1918. La reconstitution de la puissance militaire, par exemple, jugée illusoire si elle ne repose pas sur un appareil de production rénové, est différée. Dans cette mesure, le départ du général de Gaulle en janvier 1946 est un premier tournant : non qu’il tourne le dos à la modernisation – il signe le décret créant le Commissariat au Plan – mais il ne se résout pas à sacrifier totalement l’outil militaire. Peu à peu, et non sans résistances ici ou là, la France renonce aux pratiques de l’ancien impérialisme financier et industriel en Europe, accentuant sans doute son repli sur ses positions coloniales, mais privilégiant la restructuration intérieure de sa puissance économique.
47La modernisation implique, personne n’en doute, une aide extérieure, celle des Etats-Unis. Les débats portent moins sur sa nécessité que sur ses conséquences. La reconquête de la puissance française comporte donc paradoxalement le risque de construire une France "sous influence". A court terme le choix héroïque de l’indépendance totale est rejeté car il paraît sacrifier l’accroissement de la misère, voire une décadence irréversible. Reste l’espoir qu’avec le temps la modernisation fera précisément disparaître la dépendance dont elle doit se nourrir au départ. Mais en 1947-1948 – et c’est un autre tournant qui correspond aux grandes ruptures politiques –, une réalité s’impose : la transformation de l’économie française a besoin d’une aide américaine durable. C’est pourquoi la problématique de la puissance se transforme : le mot lui- même, tant invoqué en 1944-1945, est moins utilisé en 1948, et le relais est pris, plus dans la presse et les milieux politiques que chez les décideurs économiques, par un autre débat portant sur l’indépendance de la France ou sur les limites qu’il fait assigner à sa dépendance économique. Ce thème est nouveau par rapport à la période de l’avant- guerre, ce qui semble montrer non seulement que la France n’est plus en 1948 une grande puissance, mais qu’elle en a pris conscience.
48De tout cela, il reste les effets spectaculaires de la modernisation économique qui ont permis au pays, dans un monde dominé par les Super-Grands, de s’imposer comme une des principales puissances moyennes. Le résultat n’est pas mince. Mais qui eût cru en 1945 que le choix n’était pas tant entre la grandeur et la médiocrité, au sens étymologique du terme, qu’entre la médiocrité et le ravalement au rang des petites puissances ?
Notes de bas de page
1 La puissance en Europe 1938-1940, sous la direction de R. Girault et R. Frank, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, pp. 182-183,301,390.
2 François Mitterrand, L’Abeille et l’Architecte, cité par l’Express, 27 janvier – 2 février 1984, enquête : "La France est-elle encore une grande puissance ?’’.
3 Sondages de l’opinion publique française n° 7, 1er janvier 1945, Services de Sondages et Statistiques.
4 Sondages de l’opinion publique française n° 48, juin – juillet 1949, Services de Sondages et Statistiques. Aujourd’hui 23 % des Français pensent que la France est une grande puissance, 64 % la considèrent comme une puissance moyenne et 12 % la rejettent au rang de petite puissance (l’Express, enquête citée).
5 Discours radiodiffusé du 25 mai 1945, cité par J. DELMAS : "De Gaulle, la Défense nationale et les forces armées, projets et réalités (1944 – janvier 1946)", Revue d’Histoire de la deuxième guerre mondiale, n° 110, avril 1978, p. 19.
6 Assemblée Constituante, Commission des Finances, 2èpme séance, 30 décembre 1945. Voir Robert FRANK : "Les crédits militaires : contraintes budgétaires et choix politiques, mai 1945 – janvier 1946", in De Gaulle et la nation face aux problèmes de défense, Paris, Plon, 1983, p. 181.
7 Assemblée Cosntituante, 2ème séance plénière, 30 décembre 1945, ibidem, p. 181.
8 Inventaire Schuman, 1946,annexe, pp.318-319.
9 "L’investissement de 1947 à 1952”, commentaire de F. BLOCH- LAINE, in La France en voie de modernisation, colloque de la Fondation nationale des Sciences Politiques (rapports multigraphiés). Lire aussi : J. BOUVIER, F. BLOCH-LAINE : La France restaurée, 1944- 1954, dialogue sur les choix d’une modernisation, Paris, Fayard, 1986.
10 A. SAUVY : De Paul Reynaud à Charles de Gaulles, un économiste face aux hommes politiques 1934-1967, Paris, 1972,p. 50.
11 Rapport de synthèse du Plan (novembre 1946), cité dans J. Monnet, Paris, Fayard, 1976, p. 306.
12 Cité par Michel MARGAIRAZ dans sa communication.
13 Cf. l’intéressant montage d’entretiens et de témoignages écrits, effectué par François FOURQUET : Les comptes de la puissance. Histoire de la comptabilité nationale et du Plan, Paris, éditions Recherches, 1980.
14 Cité par F. FOURQUET, op.cit., p. 25.
15 François BLOCH-LAINE : Profession . Fonctionnaire, Paris, 1976, pp.103-107.
16 Cité par Michel MARGAIRAZ.
17 Cf. La puissance en Europe 1938-1940, op.cit., p. 179.
18 R. F. KUISEL : Le Capitalisme et l’Etat en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle, Paris, Gallimard, 1984. ; Ph. MIOCHE : "Aux origines du Plan Monnet : les discours et les contenus dans les premiers plans français (1941-1947)", Revue Historique, n° 538, avril-juin 1981 ; Henry ROUSSO : "L’organisation industrielle de Vichy", Revue d’Histoire de la deuxième guerre mondiale, n° 116, octobre 1979 ; voir aussi Ph. MIOCHE : Le Plan Monnet. Genèse et élaboration 1941-1947, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987.
19 Le programme du C.N.R. est cité par H. MICHEL et B. MIRKINE- GUETZEVITCH : Les idées politiques et sociales de la Résistance, P.U.F., 1954.
20 Communication de M. MARGAIRAZ.
21 Ibidem.
22 Communication de Gérard BOSSUAT ; voir aussi l’intervention de G. Guindey au colloque La France en voie de modernisation....
23 M. MARGAIRAZ : “La mise en place de l’appareil de direction économique (1944-1947) : des objectifs lointains aux choix du moment", (La France en voie de modernisation 1944-1952…). Voir aussi l’article cité de Ph. MIOCHE, Revue Historique, n° 538.
24 M. MARGAIRAZ : "La mise en place de l’appareil...".
25 Communication de Claire ANDRIEU.
26 F. CARON : "Le Plan Mayer ; un retour aux réalités", La France en voie de modernisation 1944-1952....
27 Ibidem.
28 F. BLOCH-LAINE, communication au colloque La France en voie de modernisation, p. 15.
29 Jean BOUVIER : "Sur l’investissement de reconstruction- modernisation au temps du Plan Monnet", La France en voie de modernisation....
30 F. BLOCH-LAINE, in La France en voie de modernisation.
31 J. BARIETY : Les relations franco-allemandes 1918-1924, Paris, 1977.
32 Note citée par Catherine de CUTTOLLI-UHEL dans sa communication.
33 Dépêche de Koenig, 30 décembre 1946, citée par C. de CUTTOLL UHEL.
34 Communication de M. MARGAIRAZ.
35 Communication de C. de CUTTOLI-UHEL ; M. MARGAIRAZ et Ph. MIOCHE : "Les plans et la sidérurgie : du soutien nécessaire à l’effacement possible (1946-1960)", in "Enjeux politiques et objectifs économiques dans le cadre des quatre premiers plans (1946-1965)", Table ronde à l’institut de L’Histoire du Temps Présent, 24 – 25juin 1983.
36 Voir les travaux d’André NOUSCHI sur la question, dont : Luttes pétrolières au Proche-Orient, Paris, 1970.
37 Tout le développement qui suit repose entièrement sur la communication de Ph. MIOCHE.
38 Communication de Ph. MIOCHE.
39 Ibidem.
40 Ibidem.
41 J’emprunte l’expression à Ph. MIOCHE.
42 G. SOUTOU : "L’impérialisme du pauvre : la politique économique du gouvernement français en Europe centrale et orientale de 1918 à 1929”, Relation internationales, n° 7, automne 1976.
43 Cité par F. FOURQUET, op.cit., p. 62.
44 Communication de Ph. MIOCHE.
45 Communication de Ph. MIOCHE.
46 M. MARGAIRAZ et Ph. MIOCHE, "Les plans et la sidérurgie...".
47 J. WOLFF : "Données matérielles et économiques 1944-1950", La France en voie de modernisation 1944-1952.
48 Cité dans Jean MONNET, Mémoires, Fayard, 1976, p. 281.
49 M. MARGAIRAZ : “La mise en place de l’appareil...".
50 R. FRANK : "Les crédits militaires : contraintes budgétaires et choix politiques, mai 1945 – janvier 1946", p. 176-177.
51 F. BLOCH-LAINE, “L’investissement de 1947 à 1952", La France en voie de modernisation, p. 25.
52 Communication de Annie LACROIX-RIZ. Voir aussi René GIRAULT : "La France et les autres : les enjeux de la modernisation”, La France en voie de modernisation...
53 Communication de Ph. MIOCHE.
54 Communication de M. MARGAIRAZ.
55 Communication de M. MARGAIRAZ.
56 Communication de Gérard BOSSU AT.
57 Communication de Claire ANDRIEU.
58 Communication de Claire ANDRIEU.
59 Communication de Claire ANDRIEU. Voir aussi les protestations de la Grande-Bretagne et du F.M.I. dans François CARON : "Le Plan Mayer : un retour aux réalités" La France en voie de modernisation....
60 Communication de Claire ANDRIEU.
61 F. CARON, "Le Plan Mayer...".
62 Communication de A. LACROIX-RIZ : "Puissance ou dépendance française ?...".
63 Communication de G. BOSSU AT.
64 Communication de G. BOSSU AT.
65 Communication de G. BOSSUAT.
66 Communication de G. BOSSUAT.
67 Voir les communications de C. de CUTTOLI-UHEL et d’A. LACROIX-RIZ.
68 Communication de G. BOSSUAT.
69 Mémorandum à G. BIDAULT, 24 juillet 1947, cité par M. MARGAIRAZ.
70 Communications de G. BOSSUAT et de M. MARGAIRAZ.
71 Communications de G. BOSSUAT et de M. MARGAIRAZ.
72 Communication de G. BOSSUAT.
73 Communication de M. MARGAIRAZ.
74 Communications de G. BOSSUAT et de M. MARGAIRAZ.
75 Lettre de J. MONNET au Président du Conseil, 13 juillet 1948, citée par G. BOSSUAT et par M. MARGAIRAZ.
76 Communication de C. de CUTTOLI-UHEL.
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