« De la prise de conscience de l’impuissance à la quête de l’influence »
p. 77-91
Texte intégral
1Au sortir de la guerre, la France a, en principe, recouvré son "rang". L’insistante fermeté du Général de Gaulle et la volonté britannique d’équilibrer, sur le continent, la puissance soviétique ont engendré un petit miracle diplomatique : officiellement, la France est le troisième Grand de l’Occident, pourvu d’un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’O.N.U. et d’un statut d’occupant dans l’ancien Reich allemand. Pourtant, ces nouveaux vêtements se révèlent, pour elle, trop grands. Très vite, elle doit "rentrer dans le rang".
2Non seulement, en effet, son état de délabrement lui interdit de consacrer à la reconstruction de sa puissance armée les fonds qu’elle requèrerait : le Général Delmas note que :
"Face aux réalités financières et économiques, les projets de réorganisation de l’armée française entre 1944 et 1946 s’apparentent à une peau de chagrin",
et que de Gaulle avait lui-même déclaré :
"Hier il n’y avait pas de devoir national qui l’emportât sur celui de produire".
Mais la restauration de l’économie va s’avérer impossible hors l’assistance des Etats-Unis. L’année 1947 est marquée, en effet, par l’émergence de terribles difficultés : d’abord, l’inflation connaît des sommets ; et surtout on doit utiliser l’aide américaine disponible non pas pour "reconstruire", ce à quoi elle eût normalement dû être employée, mais à importer des biens de première nécessité. Et à l’été, les dollars sont épuisés et il faut payer avec l’encaisse or de la Banque de France.
3C’est en 1947-1948 que la France fait réellement l’expérience de l’incompatibilité entre la faiblesse de ses moyens et l’élaboration d’une pôlitique de totale indépendance à l’égard soit du Kremlin soit des Américains. Certes, dès 1945, un premier prêt de ces derniers a persuadé le gouvernement français d’assouplir légèrement ses positions sur l’Allemagne. Pourtant, jusqu’à la conférence de Moscou, la France tient bon sur ses positions. Et en janvier 1947, Vincent Auriol qui vient d’être élu à la présidence de la République lui assigne encore le rôle de conciliateur entre Moscou et Washington. Mais à partir de 1947, elle est inexorablement entraînée dans une évolution que Jean Monnet, dès juillet, a prophétisée avec une rare lucidité :
"La France se trouve engagée dans une politique d’accord avec l’Amérique et l’Angleterre comme conséquence de la rupture dont les Soviets ont pris l’initiative et la responsabilité lors de la conférence de Paris"1.
En 1949, en tout cas, une page est tournée et l’Alliance avec les Américains considérée comme l’ "ultima ratio" de sa sécurité.
4Cette étude analyse deux questions. D’abord, quel a été le processus de cette évolution ? Ensuite, la France a-t-elle d’emblée renoncé à affirmer ses intérêts ou a-t-elle imaginé des moyens de malgré tout les préserver ? Dans quelle mesure, en particulier, a-t-elle cherché à construire une politique européenne destinée à redonner aux vieux pays quelque peu affaiblis ou démunis, un moyen de peser sinon face à la Russie, du moins dans le tête-à-tête désormais quotidien avec les Américains ?
1. La prise de conscience de l’impuissance
5En fait, dans ces années, la France semble moins prendre conscience de son impuissance que de ses conséquences. Impuissance économique, impuissance militaire2, l’évidence de ce constat s’impose à tous les responsables du gouvernement, de la classe politique, du Haut Commandement, comme de l’opinion. En attendant Sforza à Cannes, Jean Chauvel bavarde avec le maire de la ville qui se fait une raison :
Nous n’avons plus d’armée, nous n’avons plus de marine, nous n’avons plus de monnaie, mais nous pouvons encore être l’auberge de l’Europe".
Toutefois, la France n’a pas renoncé à ses positions sur un certain nombre de questions et en particulier sur l’Allemagne. Lors de la libération, elle avait espéré jouer le rôle d’intermédiaire entre les deux puissants rivaux, et elle entretenait l’illusion de tenir la balance égale entre Moscou et Washington : en particulier, une identité d’intérêt géostratégique la rapprochait de l’Union soviétique. Après la conférence de Moscou, cette attitude est plus difficile. Comme le dit très finement F. Seydoux, "l’idée de nous éloigner d’eux ne nous sourit pas... Nous craignons de participer d’une manière irréversible à la division de l’Europe... Nos regards ne se détachent pas définitivement de l’URSS"3. En 1948, l’orientation de la politique française se modifie inexorablement. Auriol note le 9 avril :
"Je suis inquiet de voir que Bidault qui avait eu cette attitude impartiale se laisse aller à s’intégrer dans un de ces blocs".
Le 30 novembre, il dit à Vychinski ses quatre vérités :
"Il n’est pas douteux que nous avons cessé d’être amis. L’affection que la France avait pour la Russie n’existe plus, et même pour la grande majorité du pays, il existe une aversion à votre égard".
C’est donc entre le printemps 1947 et le printemps 1948 que tout change. Certes Paris négocie pied à pied les termes de l’assistance Marshall4. Mais le glissement est irréversible. L’illustration en est la politique allemande bien analysée par Mme de Cuttoli. Dès l’été 1947, les accords Robertson-Clay relevant la production d’acier outre-Rhin sont la première défaite des Français face aux Américains. Mais les conversations de Londres constituent un épisode autrement dramatique, qui divise profondément les décideurs français5.
6Le Directeur d’Europe (J.C. Paris), le sous-directeur d’Europe centrale (P. de Leusse), un rédacteur de cette sous-direction (Romain Gary) sont tout à fait hostiles aux solutions proposées par les Anglo-Saxons. Leurs arguments : il faut s’opposer à tout prix à la création d’un gouvernement de l’Allemagne occidentale, car ce serait provoquer une réaction soviétique et renforcer le danger allemand. En outre, ce serait faire le jeu de nos adversaires :
"L’Allemagne sera le pion principal des Etats-Unis sur l’échiquier européen".
Or ceux-ci ne donnent rien en échange. Leur solution : refuser d’unir la zone française à la bizone, même au prix de l’évacuation de la zone française, refuser de céder au chantage des Américains. Ce qui ne serait pas une politique anti-allemande, car les Allemands voient s’évanouir dans la trizone en formation leur rêve d’unité. Au contraire, il faut une politique de rapprochement franco-allemand.
7D’un autre côté, il y a le directeur général politique, M. Couve de Murville, dont la perplexité se reflète dans une note (10 mai 1948) qui présente jusque dans le détail les avantages et les inconvénients des thèses en présence. Il fait clairement apparaître les risques de l’abandon des positions françaises à l’égard de l’Allemagne : reconstruction prioritaire de l’Allemagne occidentale, reconstitution d’une Allemagne centralisée, réaction soviétique violente. D’un autre côté, le rejet des projets élaborés à Londres aurait de sérieuses répercussions sur les relations franco-américaines. Devant ces données contradictoires, il préconise une explication franche, solennelle et au sommet entre Washington, Londres et Paris. On sait que Washington s’y est refusé. De son côté, R. Massigli, ambassadeur de France à Londres, s’insurge contre l’éventualité d’une abstention française et prend position pour l’acceptation des accords de Londres. G. Bidault se laisse finalement convaincre. Comme il le rappelle brutalement au Conseil des Ministres du 26 mai 1948 :
"Il n’y a pas l’ombre d’une chance pour cumuler le bénéfice de l’aide Marshall et le refus d’une Allemagne qui serait quand même conforme à 50 % de nos vues"6.
8Ensuite, et surtout, l’évolution de la question allemande accentue un autre glissement qui rendra toute politique totalement indépendante pour longtemps ardue : la division de l’Europe en deux et la militarisation de l’endiguement. Au départ, en effet, les Américains l’ont essentiellement conçu en termes financiers. Ce qu’ils ont voulu faire, c’est empêcher une désintégration économique et sociale, aux conséquences politiques imprévisibles, des pays d’Europe occidentale. C’est pour cela qu’ils ont proposé le Plan Marshall. Sans officiellement l’en écarter, ils ont cherché à dissuader l’U.R.S.S. d’y participer. Mais c’est là que tout a dérapé, sous le coup de deux facteurs qui se sont conjugués : d’abord, la réaction de Staline à une entreprise dans laquelle il a peut-être vu une "machine de guerre" contre son glacis de sécurité a été d’une violence inattendue. La constitution du Kominform éloigne la perspective, encore ouverte durant l’été, d’un retour des Ministres communistes au sein du gouvernement français. Le P. C. entre désormais en opposition ouverte contre un gouvernement "vendu" à Washington. Ensuite, très vite il est devenu clair que, la rupture désormais consommée, l’Allemagne devenait un enjeu qu’aucun des deux camps ne pouvait se permettre de perdre. Du coup, Washington n’a vu qu’un argument susceptible de contrer l’atout que la clé de la réunification constituerait pour Moscou : la reconstruction d’un gouvernement Ouest-allemand.
9C’est un coup terrible pour les Français. D’abord parce qu’en dépit des restrictions qu’ils feront apporter à sa souveraineté (Autorité internationale de la Ruhr, Office militaire de Sécurité chargée de veiller à ce que la démilitarisation soit scrupuleusement respectée, contrôle sur la Sarre, etc.), la perspective d’un nouvel Etat allemand paraît ressusciter un danger dont l’opinion aura du mal à s’accommoder : les "recommandations" de Londres ne seront approuvées, le 17 juin 1948, qu’à une infime majorité (297 voix contre 89). Et le gouvernement ne les a présentées qu’après avoir reçu des Etats-Unis un gage de leur solidarité : la résolution Vandenberg qui laisse présager la conclusion ultérieure d’un traité de Sécurité. S’adressant aux sénateurs dans le plus grand secret, le sous- secrétaire d’Etat Robert Lovett leur a, en effet, confié :
"L’accord vient de se faire à Londres. Mais il se pose une dernière question. Durant le stade final de la conférence, les Français ont retardé leur approbation parce qu’ils ont peur des actes ouverts que les Russes pourraient commettre à l’annonce du programme défini par la conférence et parce qu’ils ont un souci constant d’une nouvelle agression des Allemands"7.
10C’est cette double peur qui semble avoir convaincu certains des dirigeants français, dont Georges Bidault, de rechercher, de concert avec les Anglais, un engagement des Etats-Unis en matière de sécurité. Dès le Conseil des Ministres du 17 décembre 1947, Bidault a tiré les conséquences du gouffre béant qui sépare désormais les deux Géants comme de la création prévisible d’un gouvernement Ouest-allemand. La Russie, prophétise-t-il, va mettre au pas la Tchécoslovaquie, attaquer l’Autriche et déchaîner les troubles sociaux en France et en Italie. Un départ en Afrique ne servirait à rien puisque tout espoir d’y déplacer l’armée se révélerait vain. Une déclaration de neutralité servirait encore moins les intérêts français : parce que l’Amérique s’arcbouterait sur ses bases et qu’il serait difficile de l’entraîner dans un nouveau conflit. Pour éviter pareil danger, et être sûr de son appui, il recommande au conseil d’autoriser, sous le contrôle du Ministre des Affaires étrangères, c’est-à- dire de lui-même, l’ouverture de négociations sur la création d’un "corps militaire de sécurité" avec les Belges, les Américains et les Anglais8. Mais les Américains refusent en fait de bouger tant que les Européens n’auront pas démontré leur détermination à travailler, ensemble, à leur sécurité.
11Entamée dès janvier, la négociation du pacte de Bruxelles a été à la fois précipitée et modifiée par l’émotion profonde que le "coup de Prague" a créée. Au passage, la politique extérieure française prend une orientation nettement anti-soviétique. Le 12 mars, l’ambasseur Dejean télégraphie de Tchécoslovaquie. Il stigmatise la realpolitik de l’Union soviétique. "D’un allié sûr, elle a voulu faire un vassal soumis". Il déplore la faiblesse de l’Europe occidentale et la "situation extrêmement inquiétante de la France" en l’absence de toute "défense commune" avec les Etats-Unis. Contre la menace soviétique, il faut faire "un rempart non seulement de crédits ou de documents diplomatiques, mais aussi d’hommes et d’acier". Il préconise de "renverser les termes du plan Marshall" et de renforcer d’urgence la position militaire des puissances d’Europe occidentale9. Six jours plus tard, Chauvel écrit à Bonnet que :
"Le temps des manifestations spectaculaires nous paraît passé alors qu’est venu celui des mesures de défense effectives".
Et il parle d’une "organisation de sécurité de l’Europe occidentale articulée sur les Etats-Unis". Pour lui aussi, les priorités doivent être redéfinies :
"Il faut non seulement restaurer nos économies mais reconstituer l’effort militaire"10.
12Le 15 avril, le secrétaire général du Quai recourra à un ton encore plus alarmiste :
"Couve est de retour de Berlin, très pessimiste... Que faire ? S’en aller ou faire usage de la force pour se maintenir à Berlin ?"11.
"... L’idée d’une guerre, croit pouvoir constater Vincent Auriol, a fait depuis l’été dernier de singuliers progrès dans l’esprit des maîtres du Kremlin et... sans désirer un conflit, ils sont prêts à en accepter l’éventualité et les risques. C’est sans doute aussi parce que le stade est dépassé où l’on pouvait les tenir en échec par une politique d’intimidation qui se bornerait à des mesures d’ordre financier, économique ou même politique, sans se traduire par une modification radicale des rapports des forces actuellement en présence sur le continent européen"12.
13C’est dans ces conditions que par trois fois en six semaines les Français font appel aux Américains. Le 4 mars, de son côté, Bidault fait adresser à Marshall une lettre dans laquelle il l’adjure de "resserrer sur le terrain politique et, le plus vite qu’il se pourra, sur le terrain militaire, la collaboration de l’ancien et du nouveau monde, si étroitement solidaires dans leur attachement à la seule civilisation qui vaille..."13. L’appel est renouvelé deux semaines plus tard par Bidault et Bevin et le 14 avril.
14C’est donc une double expérience que les Français font de leur impuissance. Non seulement, ils ont dû renoncer à leur volonté de tenir l’Allemagne sinon démembrée, du moins extrêmement décentralisée, mais le péril qu’il pourrait en résulter souligne leur extrême faiblesse militaire. Dès l’été 1947, le Général Humbert, envisageant le cas d’une conflagration mondiale, soulignait que, jusqu’à présent :
"La situation de notre potentiel militaire, faute de réserve en matériels, interdisait à la France toute mobilisation et ne lui permettait de participer à un tel conflit qu’avec l’aide d’une puissance étrangère"14.
15Au printemps 1948, il est clair que seule l’Amérique pourrait apporter l’alliance nécessaire. Car très vite, l’accord s’est fait pour concéder que, hors du concours des Etats-Unis, le pacte de Bruxelles est incapable d’assurer la sécurité de ceux qui l’ont imaginé. L’affaire donne une idée de la rapidité avec laquelle la situation a évolué. En 1948, l’Etat – Major de l’Armée de l’air reprochait au généra Juin d’envisager de s’en remettre à la couverture aérienne alliée. En 1948, il est obligé de reconnaître que l’Alliance est une nécessité15. En février 1948, un article du Général Léchères affirmait encore dans la revue Défense Nationale :
"Il n’y a qu’une minorité pour proclamer la nécessité immédiate d’étroites alliance occidentales"16.
Un mois après, le pacte de Bruxelles a été signé et un retentissant appel aux Américains lancé. En janvier 1947, la France espérait jouer le rôle de "pont" entre Moscou et Washington. Au printemps 1948, elle n’aspire plus qu’à être une "puissance charnière" entre un front Nord et un front Sud17.
16Pourtant, toute l’ironie est que même une garantie des Etats-Unis ne paraît pas en mesure d’assurer immédiatement la sécurité des vieux pays. Au conseil des Ministres du 21 avril, Auriol rappelle que Bidault a concédé qu’il faudra deux ans avant que les Etats-Unis soient prêts (évaluation qui est confirmée, de Washington, par l’ambassadeur Henri Bonnet)18. Aussi le gouvernement français se demande-t-il si les conséquences de la dépendance qu’il est en train de tirer ne doivent pas être renversées. Puisque la France est incapable d’assurer sa sécurité armée d’un côté et que de l’autre, les Américains ne paraissent pas en mesure pour le moment de la protéger, la sagesse conseillerait peut-être de ne rien précipiter, de négocier en attendant que, militairement, la France se trouve renforcée. C’est un point de vue que, dès le Conseil du 14, Auriol et Moch ont avancé : "si vous gagnez du temps, vous pourrez être prêts : alors l’Europe sera forte" a déclaré le premier.
17Bidault finira par l’emporter parce qu’en dernière analyse, obtenir une garantie est alors la priorité et qu’il est de plus en plus difficile de louvoyer alors que les tensions internationales ont tendance à se radicaliser. Mais la France entre dans le camp occidental moins parce qu’elle l’a délibérément choisi que parce qu’elle ne peut plus éviter un choix déchirant entre l’Alliance avec les Etats-Unis et son souhait de maintenir un contact étroit avec la Russie.
18Du moins, les hésitations de certains de ses collègues et du Président français comme les mises en garde de hauts responsables du Quai19 seront, pour lui, un atout dont il usera pour persuader les Américains de faire un geste de leur côté. Comme il l’expliquera à l’ambassadeur Caffery, la France ne peut prendre les risques diplomatiques que lui demandent les Etats-Unis sans que ceux-ci lui accordent une garantie. La résolution Vandenberg tiendra lieu de celle-ci d’autant plus que quelques jours après, les Américains offriront à leurs Alliés l’ouverture immédiate de pourparlers ultra-secrets sur un traité de sécurité. Après avoir paru un temps confirmer les craintes de ceux qui redoutaient un durcissement du camp opposé, le blocus de Berlin va, si besoin était, précipiter les Européens dans les bras des Américains. Neuf mois plus tard, le pacte atlantique sera signé (4 avril 1949).
19Un fait essentiel doit cependant être noté. Le dérapage de la solution initialement envisagée a d’importantes conséquences quant à la signification de l’impuissance de la France. Sa dépendance économique n’était pas trop critique. Car son objectif était précisément la reconstruction de sa puissance et, donc, à terme, le recouvrement de son indépendance. Il en va tout autrement en matière stratégique. L’accent mis en moins d’une année sur les questions de sécurité n’a pas seulement souligné les défaillances de son dispositif armé. Il l’a conduite à précipiter la conclusion d’une alliance militaire où sa dépendance est destinée à durer. Pour des raisons qu’il serait trop long de préciser, les Américains ont rejeté, en effet, l’idée d’une association entre eux-mêmes et l’organisation de Bruxelles récemment créée. Plutôt que d’élargir celui-ci et de diluer une solidarité que certains d’entre eux espèrent cristalliser, les Européens ont préféré conclure un pacte directement avec les Etats- Unis. Mais ce faisant, ils ont condamné à l’impuissance et au dépérissement l’organisation de Bruxelles qui eût pu, sur le plan militaire, être le perdant de ce qu’ils cherchaient à faire sur le plan économique ou monétaire.
20Deux illusions se sont donc envolées. En décembre 1944, 64 % des Français estimaient que la France était redevenue une grande puissance ; ils ne sont plus que 37 % à le penser quatre ans après (49 % estimant au contraire que ce n’est plus un titre qu’elle peut revendiquer)20. Toute idée d’Europe troisième force a disparu au fur et à mesure que les relations Est-Ouest se sont faites plus tendues. Le 9 avril 1948 Vincent Auriol pouvait encore noter :
"Evidemment, il en est, en France, qui veulent délibérément faire deux blocs et se ranger dans le bloc américain. Je crois que ce n’est pas la sagesse. Je ne crois pas non plus qu’il faille rester neutre. Il faut organiser l’Europe occidentale puisque l’autre est faite. Mais cette Europe occidentale doit, tout en devenant économiquement, politiquement et militairement forte, offrir aux deux antagonistes des positions de paix sur tous les problèmes"21.
Deux mois après, le Général de Lattre note de son côté que si le salut est pour la France dans l’Alliance avec les Américains, croire qu’il réside dans la "vassalité" serait vain :
"Le jeu serait plus souple, s’empresse-t-il de préciser, avec l’Europe occidentale qui chercherait au moins une apparente indépendance, mais alors c’est toute la politique ’Allemagne’ qu’il faudrait reprendre"22.
21C’est là l’un des principaux dilemmes auxquels se heurtera le gouvernement français dans ses efforts pour préserver un minimum d’influence tout au long de ces années.
2. La quête de l’influence
22Un premier élément ne doit jamais être perdu de vue, son impuissance peut s’avérer une source d’influence pour la France : dans la mesure où elle sait que les Etats-Unis ne peuvent la laisser aller à la dérive, car cela entraînerait des conséquences imprévisibles. Les gouvernements français excelleront dans l’utilisation de cette première forme de dissuasion du faible au fort à l’endroit de Washington. Dès 1946, par exemple, Blum avait remarqué, alors qu’il séjournait dans la capitale fédérale à la recherche d’un concours financier :
"Si nous nous trouvions hors d’état de couvrir les importations que je viens de qualifier de vitales, il faut que vous compreniez que la France serait alors placée, par sa misère matérielle et par un sentiment d’abandon moral, dans un de ces états sur l’évolution desquels on ne peut formuler de pronostic raisonnable"23.
23De même, Bidault ne cessera d’évoquer l’inévitable chute de tout gouvernement qui serait contraint de défendre des vues par trop "démoralisantes" sur le problème allemand.
24Il est encore plus intéressant de noter que cette "faiblesse" servira à arracher des concessions névralgiques lors de la négociation sur le pacte atlantique. Certes, les Français devront se contenter d’un compromis sur un point critique. Quoique Bonnet ait probablement reçu pour instruction de chercher à arracher un engagement automatique, il ne pourra obtenir l’insertion, dans le fameux article 5, d’une clause aussi contraire à la Constitution de l’Amérique. La France ne restera pourtant pas bredouille dans ses négociations avec les Américains. Elle a obtenu que l’Italie soit incluse, ce qui la place au centre du dispositif allié. Elle a aussi pu se faire concéder l’admission de ses territoires d’Algérie dans le Traité. Mais, plus encore, elle s’y est assurée une place privilégiée.
25Pour elle, en effet, les négociations ont constitué une occasion de se tailler un nouvel "habit" de troisième Grand à l’intérieur de l’Occident, et ce faisant de renforcer, pour l’avenir, la distance qui la sépare des Italiens et des Allemands. Dans ces années, l’ambition de Paris est, il est vrai, d’être élevé au rang du Royaume-Uni et son obsession d’être ravalé à celui de l’Italie. Aussi, le 29 juin 1948, Bidault a-t-il fait demander par l’ambassadeur Caffery l’inclusion de la France dans la commission militaire anglo-américaine qui siège à Washington depuis la guerre24. Surtout, lors des discussions sur la future organisation du pacte, le quai d’Orsay se fait plus précis. Le 3 janvier 1949, Bonnet rencontre Bohlen : il a informé son gouvernement, lui explique-t-il, que les Etats-Unis seraient favorables à la création d’un Conseil de défense restreint à l’intérieur de l’Alliance. Néanmoins, ajoute l’ambassadeur français, Paris a l’impression qu’aux yeux de Washington, cet organe devrait comprendre le Comité militaire du pacte de Bruxelles, le Canada et les Etats-Unis. Or, son gouvernement tient à faire connaître sa préférence pour un Conseil où les Cinq de l’Union occidentale seraient représentés par Londres et par Paris25.
26Dans cette affaire, les Français font preuve d’habileté. Certes, consultés, les officiers américains déclarent qu’au vu de l’impuissance militaire du pacte, la décision n’aurait aucune importance technique. Inversement, pourtant, pour des raisons de sécurité, ils se prononcent contre l’association de la France à la planification globale. Mais, doivent-ils concéder, il serait sans doute malhabile, sur le plan politique, de la heurter de front. Bohlen finit par suggérer un compromis : dans le cadre du pacte, la France jouira d’un contrôle à part entière, mais il sera prévu que les divers organismes de l’Alliance atlantique ne seront compétents que pour l’application immédiate du Traité. Autrement dit, ils n’auront pas à traiter des régions autres que celles que le texte aura délimitées26. Ainsi, la France sera admise, à l’intérieur du Standing Group, aux côtés de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis.
27L’argument dont la France s’est servi reflète une autre stratégie de Paris pour compenser son impuissance militaire et les difficultés de son économie : parler au nom de ses partenaires. Très vite, en effet, la constitution d’un ensemble européen a été un réflexe des Français pour recouvrer une influence largement menacée. Même s’il ne faut pas prêter à cet événement (dont aucun résultat ne devait émerger) une importance exagérée, il convient de noter que le 22 septembre 1947, alors même que l’Europe prend conscience de sa dépendance économique à l’endroit de l’Amérique, Bevin et Ramadier sortent d’un long entretien apparemment convaincus de la nécessité de pourpalers confidentiels destinés à renforcer par une plus grande unité d’action le poids de l’Europe dans la rivalité toujours plus inquiétante qui oppose les deux Super-Grands27.
28Surtout, tout au long des négociations sur la mise en place du Plan Marshall, la France s’est posée en champion de la coopération économique de l’Europe occidentale. Alors que la plupart de ses partenaires renâcleront à s’engager sur la voie de l’Union douanière, elle entamera à ce sujet des négociations avec l’Italie. Alors que certains voient d’un mauvais oeil l’exigence posée par les Américains d’une organisation permanente pour gérer le programme de reconstruction, elle semble avoir, de concert avec Washington, insisté (quoique sans succès) pour que la nouvelle organisation soit dotée d’une certaine supranationalité. De même, lors de la réunion du Conseil consultatif du pacte de Bruxelles des 17-18 juin 1948 à La Haye, c’est Georges Bidault qui a proposé de donner un tour concret aux prolongements économiques et politiques envisagés dans le préambule du traité. Pour ce faire, il a proposé la création d’une Assemblée européenne et d’une Union douanière.
29Pourtant, au cours de ces années, ces efforts n’auront qu’un impact limité, que de multiples considérations concourent à expliquer. Tout d’abord, il y a dans la stratégie de la France une contradiction implicite qui est destinée à durer mais non à s’atténuer : la poursuite simultanée d’une politique d’intégration européenne, supposant une coopération sur un plan d’égalité, et l’utilisation de la même entreprise pour justifier un statut privilégié, celui de Troisième Grand, qu’en aucun cas 1’ "intégration" ne doit diminuer ! De même, en promouvant la coopération, la France démontre, en un certains sens, sa dépendance à l’égard de Washington. Dès le 16 juin 1947, Jean Monnet qui fait autorité comme expert-ès Américains a explicitement indiqué l’intérêt de ces derniers pour toute entreprise susceptible d’amener l’Europe à coopérer.
30Ensuite, et surtout le contexte historique ne semble pas encore "mûr" pour permettre à l’intégration d’être menée à réalisation. Cela tient d’abord à l’état de délabrement où se trouvent les vieilles nations. Il leur rend beaucoup plus difficilement tolérables les sacrifices que supposerait leur unification. Dès l’été 1947, Jean Monnet a lui-même persuadé Clayton que l’Europe "avait encore besoin d’une bonne quantité de chair supplémentaire sur ses os avant de pouvoir établir un Marché Commun"28. A l’approche de l’été 1948, l’expérience l’a convaincu de la justesse de ses vues. Il rappelle que :
"La coopération est certes nécessaire, mais elle viendra ensuite, prenant appui sur les efforts nationaux qui la précèdent et la préparent".
Pour ajouter peu après :
"Toute procédure qui ne consacrerait pas la primauté de l’effort national ne pourrait conduire qu’à une coopération illusoire"29.
En fait, les seuls efforts de coopération ont été arrachés par les pressions de Washington. Et le protocole d’Union douanière conclu le 20 mars 1948 n’aura que des effets éphémères, en sorte que l’on peut se demander si des préoccupations politiques (des élections cruciales auront lieu en Italie le même mois) lui sont vraiment étrangères.
31Mais l’obstacle majeur vient, sans doute, pour la France du refus de l’Angleterre. Sur ce plan, le thème de la "gouvernante britannique" paraît aussi présent que dix ans auparavant. En 1948, c’est avec l’autre "deuxième Grand" de l’Occident que la France entend faire l’unification du vieux continent. La rencontre Bevin-Ramadier de septembre 1947 a déjà été évoquée. Mais ce sont surtout les négociations du pacte de Bruxelles qui pourraient ouvrir les horizons aux Français. En tout cas, en mars 1948, Monet croit pouvoir annoncer à Vincent Auriol la conclusion prochaine d’une fédération franco-britannique avec "une autorité fédérale et un abandon d’une partie de souveraineté, qui aurait toute indépendance vis-à-vis de l’URSS et des Etats-Unis" et qui "réglerait du coup tous les problèmes pendants entre les Anglais et les Français"30.
32En octobre 1949, le diplomate américain Charles Bohlen pourra noter :
"A l’OECE, le bilan des opérations dilatoires et même de l’obstruction britannique est impressionnant... A la réunion de Strasbourg, ce sont encore les Britanniques qui résistent. Au niveau de l’Europe occidentale, la participation britannique a été réduite à néant par les doutes anglais patents quant à la possibilité de sérieusement défendre l’Europe occidentale"31.
Et il est vrai que tous les espoirs français ont été déçus. A l’été 1947, les Anglais ont joué un rôle de premier plan dans l’échec de tout projet d’Union douanière. A l’hiver 1948, ils ont été à la pointe du combat contre l’octroi de pouvoirs supranationaux à l’O.E.C.E.A l’été 1948, ils se sont sèchement opposés aux projets de Bidault, repris par Schuman peu après, pour concrétiser les plans du "Comité international de Coordination des Mouvements de l’Unité européenne"32. Au printemps 1949, Jean Monnet tentera un dernier effort pour convaincre les Anglais de sortir de leur hostilité. Sans succès.
33Son siège sera sans doute alors fait. Les Français devront agir seuls quand l’heure aura sonné. Mais en 1948-1949, une telle initiative ne peut être envisagée car la prémisse de toute action risquerait d’impliquer un mouvement de rejet dont toute l’entreprise pourrait se trouver compromise. Si l’Europe doit être réalisée sans les Anglais, cela veut dire que les Français devront accepter d’avoir les Allemands pour principaux partenaires dans l’oeuvre d’unification du vieux continent. Or leur faiblesse rend un tel horizon hors de portée pour le moment. D’abord, sans doute, parce que l’égalité que l’Allemagne, en position clé désormais, ne manquerait pas de se faire accorder dans une telle marche vers l’unité, est sans doute plus que la Chambre des Députes n’est encore en mesure d’accepter. En février 1948 à la conférence de Londres, le représentant des Etats-Unis, Lewis Douglas a lancé un "ballon d’essai", peut-être à l’instigation de Monnet. Pourquoi ne pas créer, au lieu de l’Autorité internationale de la Ruhr alors envisagée, un organisme multilatéral où les Allemands seraient amenés à participer comme dans le premier projet, mais qui contrôlerait les industries sidérurgiques de tous les pays européens impliqués ?33 Or, l’idée a été tout de suite enterrée. Ensuite parce que les risques d’une aventure où la France se trouverait en tête-à-tête avec son ancien ennemi, hors la participation directe du Royaume-Uni est plus que ne peut encore envisager Paris.
Conclusion
34Sur ce plan du moins, le pacte atlantique pourra offrir un début de garantie puisqu’il a été partiellement conçu pour rassurer les Français contre ce péril. Mais, paradoxalement, il fera plus que permettre l’apparition de ce qui sera en 1950 l’Europe des Six. Ce seront, en effet, de nouvelles pressions des Etats-Unis sur Paris en faveur du redressement de l’ancienne puissance nazie et de son "intégration" dans la "communauté des nations d’Europe occidentale" qui convaincront le gouvernement français de se rallier, en mai 1950, au Plan Schuman, imaginé par Jean Monnet.
35Pourtant le problème de l’impuissance française ne sera pas totalement surmonté, parce que la voie européenne se heurtera encore à une difficulté : son incapacité à conduire à des solutions satisfaisantes sur le plan politique en raison de ses limites stratégiques. Si l’Europe peut, en effet, envisager d’atteindre, grâce à son intégration, l’indépendance économique dans un avenir prochain, elle va s’enfoncer dans une sorte de torpeur paralytique sous l’aile protectrice du pacte atlantique.
36En 1948, on a bien assisté à un tournant de la politique extérieure française. La priorité accordée aux problèmes de sécurité sur les problèmes économiques a fait toucher du doigt aux Européens leur impuissance et elle a paradoxalement desservi la cause de l’unité européenne, en les obligeant à se fondre dans l’alliance atlantique.
Notes de bas de page
1 Mémorandum Monnet, in Vincent Auriol, Journal du Septennat, 1947, Paris, Colin, 1970, pp.695.
2 Cf. rapport de Jean Delmas, "Réflexions sur la notion de puissance militaire à travers l’exemple français" (1945-1948), p.
3 François Seydoux, Mémoires d’Outre-Rhin, Paris, Fayard, 1975, p. 48.
4 Gérard Bossuat, "Le poids de l’aide américaine sur la politique économique et financière de la France en 1948”, in Relations Internationales, n° 37, 1984.
5 Toutes les citations qui suivent sont extraites de la série Y des Archives Diplomatiques en cours de classement.
6 Vincent Auriol, Journal du Septennat, 1948, Paris, Colin, 1974,p. 241.
7 The Vandenberg Resolution and the north Atlantic Treaty, Hearings on Senate Resolution 239, Historical sériés US Government Printing Office, 1973, p. 76.
8 Auriol, 1947, op.cit, pp.638-39.
9 Lettre de Dejean à Chauvel, 12 mars 1948, AD. Papiers Bonnet.
10 Lettre de Chauvel à Henri Bonnet, 18 mars 1948, ibidem.
11 Lettre de Chauvel à Henri Bonnet, 15 avril, ibidem.
12 Auriol, 1948, op.cit., p. 132.
13 Georgette ELGEY, La République des illusions, 1945-1950,Paris, Fayard, 1965,p. 382.
14 Delmas, art.cité.
15 Ibidem.
16 Alfred Grosser, La IVe République et sa politique extérieure, Paris, Colin, 1972, p. 224.
17 Lettre Chauvel à Bonnet, 21 avril 1948, AD. Papiers Bonnet.
18 Cf. Auriol, 1948, op.cit., pp.168-169 et pp.174-180.
19 Note Pierre de Leusse, 10 mai 1948, AD. Série Y, carton 54.
20 Cf. Jean-Pierre Rioux, La France de la IVe République, t. 1, 1944-1950, Paris, Seuil, 1980, p. 20. Sondages, Cahier 48, juin-juillet 1949, pp.710-711.
21 Auriol, op.cit., 48, pp.170-171.
22 Ne pas subir, Ecrits du maréchal de Lattre, Paris, Presses de la Cité, 1984, p. 387.
23 Cité par Alfred Grosser, La iVe République et sa politique extérieure, Paris, Colin, 1972, p. 218.
24 Foreign Relations of the United States (FRUS), 1948, vol. III, p. 142.
25 Ibidem, 1949, vol. IV, p. 4.
26 Ibidem., pp.256-257.
27 Auriol, op.cit., 1947, p. 799, note 39.
28 William Clayton, "Gatt, the Marshall Plan and OCDE", in Political Science Quaterly, vol. 78, 4, décembre 83, pp.493-503.
29 Voir infra la communication de Margairaz, p. 177.
30 Auriol, op.cit., 1948, p. 145.
31 Charles Bolhen / George Kennan, 29 octobre 1949, Kennan Papers, Box 7.
32 Mulford Colebrook (Franco-British Relations and European intégration 1945-1960), Genève, 1972, conteste ce point de vue.
33 FRUS, 1948, vol. II, pp.98-99.
Auteurs
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