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Le péronisme

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Gérard Guillerm

Deuxième partie. Le retour

- IV - L’éclatante revanche

Texte intégral

"On sait que celui qui revient n’est pas parti : ainsi toutes ma vie je suis allé,venu, changeant de vêtements et de planète,m’habitant à la compagnie et à la multitude de l’exil..."
Pablo Neruda
("Mémorial de l’Ile Noire",Adieux)

1Cette fois -les Argentins ne s’y trompent pas-, l’Armée n’a d’autre alternative que d’intégrer Perón et son mouvement à la nouvelle étape historique qu’elle a fixée pour le pays.

2Pour la première fois depuis 1955, Perón le"traître", Perón le "tyran", Perón le "banni", est directement sollicité par ceux-là mêmes qui naguère voulurent le reléguer aux oubliettes de l’Histoire. Toute l’Argentine, au-delà des clivages politiques, va bruire de rumeurs, aussi fébriles les une que les autres, concernant le retour imminent de l’ancien "Líder".

3La date des élections vient d’être annoncée par le Président Lanusse : mars 1976. Perón constitue bien l’enjeu de cette normalisation institutionnelle. De son attitude, de sa seule attitude, dépend le succès du processus. Pour l’Armée, il s’agit d’aboutir à l’intégration d’un mouvement péroniste homogénéisé et pacificateur. Pour Perón, il s’agit de se préparer à l’épreuve des élections, mais seulement après avoir acquis la certitude que son mouvement conserverait le contrôle et la maîtrise du jeu politique.

4Or, le mouvement justicialiste, qui a subi tant d’avanies depuis le jour de septembre 1955 où il fut chassé du pouvoir et proscrit, puis réintégré au travers de sa composante la plus aseptisée dans le giron du nouveau pouvoir, est envahi par le doute quant à ses chances réelles de succès lors d’élections générales.

5La seule certitude, c’est le maintien du capital des voix, approximatif des 25 %, qu’il pouvait revendiquer même dans les moments les plus sombres de la proscription.

6Depuis longtemps déjà Perón sait que l’incapacité de l’Armée à endiguer le flux des conflits sociaux et du terrorisme a rendu possible un élargissement des bases du justicialisme : les secteurs ultra-conservateurs de l’oligarchie terrienne, qui soutenaient précédemment le régime militaire, ont à présent, par peur d’un cataclysme social, rejoint le camp populiste. Mais cette migration politique des groupes de l’ancienne droite qui autrefois constituaient les adversaires privilégiés de Perón, est-elle pourvoyeuse de suffrages électoraux ?

7Il est donc urgent, afin d’agglutiner les bases sociales de ce front virtuel, de lui conférer une structure politique cohérente.

8Cette structure se fera à partir de "Heure du Peuple", ce manifeste conclu en novembre 1971 entre péronistes et radicaux. Mais ce n’est là qu’une esquisse.

9Le 14 février 1972, Perón lance un appel à la constitution d’un "Front Civique de Libération Nationale" (Frecilina), dont la commission de coordination, à la tête de laquelle se trouve son délégué personnel, Héctor Cámpora, ainsi que Solano Lima (représentant du "parti conservateur populaire"), intègre les démocrates chrétiens de Allende, le groupe de Frondizi, le "parti intransigeant" de Oscar Alende, le groupe de Héctor Sandler, etc...

10Les nouveaux rapports entre ces partenaires rassemblés sous l’aile du Commandeur sont bientôt assez solides pour que Perón, sûr de lui, se permette d’intervenir unilatéralement.

  • 1 Héctor Cámpora vient de remplacer Paladino en tant que délégué personnel du général Perón en Argent (...)

11En effet, le 4 octobre 1972, Héctor Cámpora, délégué personnel du général1, fait connaître son programme en dix points intitulé : "bases minimales pour l’accord de reconstruction nationale".

12A partir de cet instant, l’avenir de l’Argentine se traite là, sur un pied d’égalité, entre les deux monstres sacrés de la vie politique du pays, l’Armée et Perón. Le dialogue entre les deux fauves a commencé, et tout ce qui constitue le menu peuple de la jungle politique en est délibérément écarté.

13Même les radicaux de l’U.C.R. qui constituent pourtant, avec les péronistes, une grande force politique... Ainsi vont les choses : sous le radical Frondizi, le Péronisme avait été floué ; en cette fin d’année 1972, c’est Perón qui, en position de force, oblige Ricardo Balbín, chef du parti radical, à devenir son allié objectif.

14Quel est l’état d’esprit chez les radicaux lorsque s’initie le processus par lequel le général Lanusse convie tous les Argentins à une réconciliation nationale ?

15Ricardo Balbín, fidèle en cela à l’esprit du vieux parti radical, est partisan d’une renaissance des partis politiques dans le cadre d’une nouvelle démocratie représentative, dont les contours seraient unanimement approuvés par les formations politiques ayant l’ambition d’être représentées au Parlement.

16Mais il sait que les promesses faites par le Président Lanusse de promouvoir cette convivialité politique, heurtent encore la "sensibilité" du vieux bunker "gorille". Certains noyaux de l’Armée, notamment-dans la Marine, restent en effet hostiles à cette étape de décompression voulue par le Président.

17Pour que cette tendance devienne irréversible, il faut d’abord que la promesse d’élections devienne réalité. C’est pourquoi il est indispensable que les grands partis politiques s’entendent pour faire un bloc de pression sur l’Armée. Faire cavalier seul, ce serait fournir des arguments aux tenants de la ligne dure qui, dans l’Armée, considèrent le "Grand Accord National" comme une dangereuse illusion.

18Par ailleurs, Balbín, à l’instar du Président Lanusse, prend acte que Perón est bien la clé de l’unité nationale. Car dans l’hypothèse où les radicaux gagneraient les élections, une opposition parlementaire et syndicale justicialiste rendrait inopérants, eu égard aux intentions revanchardes des péronistes, leurs efforts visant à reconstruire l’Argentine.

19Or l’Argentine est à reconstruire. Economiquement et socialement, le bilan laissé par la Junte s’avère catastrophique.

20Tout bien considéré, donc, et même en cas de victoire justicialiste, la collaboration avec Perón paraît être, aux yeux de Balbín, la meilleure voie à suivre. Non seulement la renaissance de la vie politique, mais les chances de survie du parti radical, sont à ce prix.

  • 2 Raúl Alfonsín deviendra Président de la République le 30 octobre 1983. Ces élections, organisées qu (...)

21Des considérations d’ordre interne au parti renforcent enfin sa conviction. En effet, sa position en tant que dirigeant est de plus en plus en butte aux critiques de jeunes loups qui, tels Raúl Alfonsín2 lui reprochent son immobilisme. Raúl Alfonsín est à la tête de la fraction dite "de gauche" du parti, qui s’oppose à toute compromission avec un mouvement "de droite" comme le Péronisme, et qui oeuvre pour la mise en vigueur d’un programme de coloration nettement socialiste. Face à ces "irresponsables", Ricardo Balbín a beau jeu de faire valoir la thèse selon laquelle, en politique, le réalisme commande.

22Mais voilà que les événements s’accélèrent : l’"ex-général" Perón, qui a alors soixante dix sept ans, débarque en Argentine le 17 novembre 1972, sous une pluie diluvienne.

23L’Armée, qui a tout fait pour éviter les retrouvailles des masses avec leur "Líder", a apparemment gagné : le "Grand Soir" péroniste ne s’est pas produit. Et pour cause, puisqu’à l’aéroport de Ezeiza grillages et barbelés empêchent les partisans d’approcher leur héros. La raison officiellement invoquée est d’assurer la protection du "Líder". Il s’agit d’éviter, en fait, selon la litote du Président Lanusse, que Perón ne soit "facteur de perturbations".

  • 3 l’expression est du général Perón lui-même.

24Qu’importe ! Perón n’est pas revenu au pays, en ce 17 novembre, pour soulever les foules, aux fins de rééditer le 17 octobre 1945. Le général, jadis impérieux, est aujourd’hui ce "vieux lion herbivore" 3recru d’épreuves et gagné à la sagesse.

25Son retour obéit à deux objectifs plus pragmatiques : d’abord restaurer l’unité au niveau de l’appareil justicialiste ; ensuite, s’assurer la-maîtrise du "Front Civique de Libération Nationale" (Frecilina) conclu avec les partenaires.

26Pour atteindre le premier objectif, il s’agit ni plus ni moins pour lui de ramener à la raison ses troupes excitées par la tourmente politique de ce début 1973.

  • 4 Cette clause impose en effet aux futurs candidats aux élections Présidentielles d’avoir résidé en A (...)

27Empêché de se présenter lui-même en raison d’une absurde clause de résidence imposée par l’Armée4, il s’est résolu à lancer, pour la course à la Présidence (et à la Vice-présidence), le tandem Cámpora-Solano Lima. Ce binôme doit être accepté par tous.

28Certes, la plupart des péronistes auraient préféré voir Perón braver l’Armée, et se porter candidat. Mais la décision est prise. Donc : trêve d’états d’âme !

  • 5 L’Argentine est un Etat fédéral. Comme aux Etats-Unis, les élections à la Présidence et à la Vice-P (...)

29De même, s’agissant des investitures des candidats aux élections législatives et aux postes de gouverneurs5, une fois qu’elles ont été officiellement proclamées par le parti justicialiste, elles ne peuvent qu’être unanimement reconnues dans les rangs péronistes.

30Or, précisément, la question des investitures oppose, souvent violemment, les deux fractions du mouvement péroniste : la piaffante génération de la "Jeunesse Péroniste" (J.P.), et la puissante C.G.T. qui, malgré tout, a maintenu le Péronisme pendant le temps de l’exil.

31En réalité, ce rapport de force entre J.P. et C.G.T. est l’expression de deux conceptions idéologiques antinomiques : celle de la "patrie socialiste", chère à la J.P. et aux Montoneros qui l’infiltrent, et celle de la C.G.T. qui, soucieuse quelles que soient les circonstances de préserver sa part de libre-arbitre, applique, bon gré mal gré, une politique de contestation/collaboration avec tout type de pouvoir.

32L’arbitrage subtil de Perón n’est pas sans provoquer certains remous : s’efforçant de modérer les appétits de chaque tendance, il accorde cependant sa préférence à la "Jeunesse Péroniste", réputée pour son allergie à l’Armée, et susceptible de lui rapporter incomparablement plus de voix.

33Les masses veulent de nouvelles têtes dirigeantes ? Qu’on les leur donne !

34Le second objectif, c’est de mieux dominer le front polymorphe du Frecilina. Dans ce but, il rencontre Ricardo Balbín le 21 novembre, son ancien adversaire aux élections présidentielles de 1951, avec lequel il s’entend à merveille : plus qu’un pacte de non-agression, c’est un pacte d’assistance mutuelle qui est implicitement convenu entre les deux vieux leaders.

35Désormais, dans sa route vers la reconquête, Perón détient le meilleur atout qui soit : l’adéquation, ou la bienveillance, des formations politiques argentines envers son projet de démocratie.

  • 6 Le Frejuli se compose du parti justicialiste, du parti conservateur populaire de Solano Lima, du mo (...)

36Dès lors, il suffit d’apporter la dernière retouche à son bloc de soutien, en éliminant ce qui est accessoire, ou ce qui peut nuire à l’image de marque, et le Frecilina se transforme en "Front Justicialiste de Libération" (Frejuli)6.

37La machine électorale de Perón peut maintenant être mise en route.

38Le 14 décembre, brocardé par les commentateurs qui croient voir en son départ le terme d’une déroute politique et l’effondrement du mythe, c’est un Perón mystérieux qui quitte Buenos Aires pour regagner Madrid.

39L’Armée, quant à elle, peut-elle s’estimer satisfaite de la tournure prise par les événements ?

  • 7 "Mi testimonio", Lanusse, p. 295

40En théorie, oui. Tout d’abord, elle a fait rentrer Perón dans son jeu. "Je crois qu’il a pris goût au rôle de mythe, disait Lanusse. Perón doit se définir. Ou bien il est une réalité politique, ou bien il n’est qu’un mythe" 7.

41En effet, Perón, provoqué par le général Lanusse diront certains, est rentré temporairement au pays pour préparer son parti à l’épreuve électorale. Et le "Grand Accord National" s’est réalisé. Mais au profit de qui, ou plutôt sur le dos de qui ?

42La tâche de Lanusse n’était pas aisée. Il lui fallait d’abord vaincre le scepticisme de ses pairs, voire l’hostilité des éléments, encore nombreux, appartenant au bunker "gorila". Eût-il voulu aller trop vite, l’Armée l’aurait probablement évincé. Précautionneux, il a su baliser le parcours de quelques garde-fous.

43C’est d’abord cette fameuse clause de résidence, assignant aux candidats aux élections l’obligation d’avoir résidé en Argentine depuis le 25 août 1972. Cette clause, qui empêche Perón de se présenter, doit avoir pour effet d’atténuer la grogne de certains généraux, nul dans l’Armée n’étant disposé à remettre le pouvoir au "traître".

44L’Armée, par ailleurs, semble recourir à une autre parade pour couper la route du pouvoir au Péronisme. Si l’engagement solennel d’organiser des élections libres ne peut être sujet à caution, l’Armée, en revanche, manie les ficelles de la procédure électorale : pour la première fois en Argentine, le scrutin direct à deux tours est introduit.

45Nombreux sont ceux qui pensent alors (le ballotage était considéré comme certain) que le deuxième tour encouragera les formations politiques à se liguer contre le Péronisme pour l’écarter définitivement du pouvoir.

46Autre précaution prise par l’Armée : la déclaration des "cinq points", interprétée comme la formulation de ses exigences minimales. Au nombre de ces exigences, figurent l’opposition des Militaires à toute amnistie générale, et la revendication de sa part de pouvoir au sein du futur gouvernement. Car si elle se ménage une honorable sortie politique, l’Armée, pour le moins, n’entend pas brûler tous ses vaisseaux. Le maintien de sa sphère d’influence exige qu’elle participe au gouvernement.

47Mais ces "mesures" prises par le Président Lanusse, ces garde-fous qu’il a placés pour éviter le "saut dans le vide", trompent-elles grand monde chez les généraux ?

48Le Président Lanusse s’illusionne-t-il sur l’efficacité de sa propre tactique ? Au lendemain du départ de Perón, l’entourage présidentiel est, en réalité, en proie à un malaise croissant. Car enfin, non seulement le général Perón a évité le dialogue avec le pouvoir, mais surtout un second compromis historique s’est apparemment conclu entre les deux grandes formations politiques qui comptent en Argentine : péronisme et radicalisme. Aussi, dans cette pantomime savante et bien orchestrée de part et d’autre, dans ce jeu de l’Armée et de Perón, il est de plus en plus patent que les rôles du gendarme et du guignol se sont inversés.

49La supériorité tactique de Perón devient une évidence pour tout un chacun, ce qui confère au camp péroniste un âme de vainqueur.

50Les raisons historiques, au demeurant, faisaient apparaître la solution péroniste (même si Perón n’assumait pas directement le pouvoir) comme la plus susceptible d’enclencher un processus vraiment nouveau pour l’Argentine. Aussi, lorsque Perón quitte le pays, Lanusse a déjà perdu l’initiative.

  • 8 Ces "dispositions" prévoyaient qu’aucun candidat ne pourrait quitter l’Argentine sans l’autorisatio (...)
  • 9 "Mi testimonio", Lanusse, p. 277.

51Les révélations du Président Lanusse dans son livre "Mon témoignage" ne laissent à cet égard aucun doute sur la facilité avec laquelle il s’est laissé enfermer par Perón. Le Président se trompait comme il n’est pas permis dans son interprétation de la tactique de Perón. Il se disait persuadé que le choix de Héctor Cámpora comme candidat péroniste était destiné, dans l’esprit de Perón, à provoquer le veto de l’Armée. "Cámpora, écrit-il, ne pouvait être légalement candidat à la présidence de la Nation : il avait violé les dispositions légales8 avec ses voyages à l’étranger . Nous avons alors eu le sentiment que Perón avait annoncé cette candidature pour que nous y opposions notre veto. Avec le veto, il l’aurait remplacé par un candidat inacceptable (depuis Juan Licastro jusqu’à Rodolfo Galimberti), et cela aurait conduit les Forces Armées soit à suspendre les élections, soit à proscrire purement et simplement le péronisme. Tout aurait été comme avant : Perón aurait continué à manier depuis Madrid un péronisme proscrit, intact, et cela sans risques..." 9

52De fait, se tromper à ce point sur les mobiles de Perón, croire ingénument que son unique souci était de rester à Madrid pour conserver son pouvoir de "commandant en chef de la subversion" et être en mesure d’embraser l’Argentine chaque fois qu’il le souhaitait, voilà qui éclaire d’une façon crue le fiasco de l’opération conduite par le Président Lanusse.

53En ce début d’année 1973, qui coïncide avec le déclenchement de la campagne électorale, le climat est à l’effervescence.

54Héctor Cámpora, arborant un triomphal sourire, et flanqué de son colistier Solano Lima, a pris son bâton de pélerin pour parcourir toutes les provinces.

  • 10 Tío : tonton. C’est le surnom affectueux que les péronistes ont donné à Héctor Cámpora.

55Ses réunions électorales, dès le début, attirent une foule considérable. La "Jeunesse Péroniste", organisatrice de la campagne du "Tío" 10, envahit les locaux des réunions et recrée le folklore des grandes messes péronistes d’antan.

  • 11 bombos : tambours qui battent le rappel et ponctuent les discours péronistes au cours de la période (...)
  • 12 "Cinq pour un, il n’en restera aucun !" : Perón, dans un violent discours du 31 août 1955, alors qu (...)

56Les Montoneros sont également là, et les slogans, repris en choeur au rythme des "bombos" 11, s’ils ne surprennent pas, choquent toutefois plus d’un par leur agressivité : "Cinq pour un, il n’en restera aucun !" 12, ou "durs, durs, durs... vivent les Montoneros qui ont tué Aramburu !", ou "Ils verront, ils verront, ils verront, quand nous vengerons les morts de Trelew ! ", ou encore : "Perón-Evita, la patrie socialiste ! "...

57C’est, en effet, la "tendance révolutionnaire " de la "Jeunesse Péroniste" qui domine nettement, à en juger par l’intensité des slogans belliqueux. La tendance modérée de la J.P. essaie vainement de faire prévaloir : "Perón-Evita, la Patria Peronista !", mais leurs slogans, à contre-courant, sont vite noyés dans le tumulte.

58Lorsque Cámpora commence son discours, la foule a déjà été enflammée par la harangue préliminaire du représentant local de la J.P..

59Celle-ci prend le plus souvent la forme d’une proclamation de soutien envers les prisonniers politiques, et comporte un vibrant éloge des "formations spéciales" (Montoneros-Forces Armées Révolutionnaires). Le candidat péroniste ne fait qu’esquisser à grands traits le programme de libération du Frejuli, fondé sur les thèmes de l’indépendance politique et de la souveraineté économique, obtenue par la nationalisation du système bancaire, le contrôle par l’Etat du commerce extérieur et des industries dites "stratégiques".

60Ce qui compte, ce sont les retrouvailles, le reste n’étant, somme toute, qu’une question de confiance.

61Le tout se termine invariablement par le célèbre hymne péroniste : "Los muchachos peronistas"...

62Mais Héctor Cámpora, en sus de sa campagne, a quelques soucis. En l’absence de Perón, il lui faut arbitrer les conflits qui surgissent dans les rangs justicialistes.

63Au sein des "62 Organisations" syndicales, par exemple, ni sa propre désignation, ni le dosage des investitures, ne suscitent l’enthousiasme... Rogelio Coria, dirigeant des "62", donne sa démission, et dénonce "l’infiltration marxiste" au sein du mouvement.

64Cámpora, on s’en doute (comme d’ailleurs l’a fait Perón), arbitre généralement en faveur de la branche politique du mouvement contre la branche syndicale. Ainsi préfère-t-il, pour le poste de gouverneur de la province de Buenos Aires, la candidature de José Bidegain, réputé pour ses idées progressistes, à celle, initialement prévue, de Manuel de Anchorena, fondateur en 1966 du "Mouvement Fédéral", qui a collaboré avec les gouvernements "gorilas", et qui est très lié au syndicalisme péroniste.

  • 13 Au cours du Péronisme première période, lors de son Congrès d’avril 1950, la C.G.T. s’était d’aille (...)

65Ces arbitrages traduisent le recul de la tendance qui, depuis l’époque de Vandor, soutient que les dirigeants syndicaux doivent avoir une plus grande influence dans l’orientation du Péronisme13.

66Cámpora, toutefois, n’a pas les coudées franches. Car voici qu’arrive une nouvelle fois sur le terrain Isabelita, l’épouse, à la silhouette si frêle, et au caractère si tranché. Les récalcitrants ne donneront pas longtemps de la voix. S’ils ne se plient pas aux injonctions, ils seront chassés du mouvement. Isabelita y veillera personnellement.

67Cette campagne de Cámpora se déroule, donc, sous le signe ambigu du "socialisme national".

  • 14 "La Nación", 4 mars 1973.

68Abal Medina, vingt sept ans, nommé en octobre 1972 Secrétaire général du mouvement justicialiste, déclare au cours d’un meeting : "Nous installerons le socialisme national comme Perón l’a ordonné, ce socialisme que nous n’avons appris dans aucun opuscule européen, mais en observant et en comprenant les conditions de vie de notre peuple exploité par la domination impérialiste" 14.

69Abal Medina, en toute logique, entretient les meilleures relations avec Rodolfo Galimberti, chef de la "Jeunesse Péroniste".

70Ces accents "gauchistes" sont-ils de nature à inquiéter l’électorat indépendant, convoité par Perón, pour que ce dernier éprouve le besoin de préciser depuis Madrid : "Malgré mes idées socialistes, je défendrai toujours la propriété privée et les investissements étrangers" ?

71Toujours est-il qu’on peut bientôt noter un infléchissement très net dans le degré de radicalisation de la campagne péroniste. A toutes fins utiles, vient de se constituer, au sein du "Front Justicialiste de Libération" (Frejuli), une commission qui a pour tâche de surveiller jusqu’au 11 mars, date des élections, la conduite des dirigeants du Front, de veiller à la bonne tenue de la campagne, et de neutraliser dans la mesure du possible l’ingérence des groupes d’extrême-gauche, à savoir les Far-Montoneros.

72Depuis le début de la campagne, l’Armée, et singulièrement le Président Lanusse, qui traverse une passe délicate, sont sur des charbons ardents.

73Le problème des prisonniers politiques, qui viennent d’entamer une grève de la faim, vient brutalement à l’ordre du jour à la suite d’une protestation des familles transmise par les journaux. La campagne électorale, en particulier chez les candidats du Frejuli, leur accorde toute la publicité souhaitée.

  • 15 "La Nación", 6 janvier 1973

74Monseigneur Jerónimo Podestá élève lui-même vigoureusement la voix : "Avec le traitement qu’on réserve aux prisonniers politiques, on se moque de la justice. La Cour Suprême doit se prononcer. Je suis disposé à entamer une grève de la faim, non pas de un jour, mais de vingt ou trente si cela sert à protester contre cette énorme atteinte à la justice " 15.

  • 16 matón : homme de main.

75L’Armée, aussi bien dans sa dignité que dans sa chair, a d’autre part à souffrir de la campagne de "provocation" déclenchée à son encontre. Le Vice-Amiral Berisso est assassiné par des guérilleros. Perón, de son côté, stigmatise l’ "imbécillité" des généraux. Abal Mze-dina, Secrétaire général du mouvement péroniste, traite le Président de "matón" 16.

76Elle n’en continue pas moins de fournir aux péronistes les verges avec lesquelles elle se fait battre.

  • 17 José Rucci est Secrétaire général de la C.G.T. depuis le Congrès réunificateur du 2 juillet 1970.

77C’est ainsi qu’elle menace certains syndicats, dont l’Union Ouvrière Métallurgique (U.O.M.), ainsi que José Rucci, Secrétaire général de la C.G.T.17, pour l’appui idéologique et surtout financier qu’ils apportent du Frejuli. Sur le chemin de Héctor Cámpora, elle place toutes sortes de petites entraves : tantôt, c’est la menace d’un procès contre le "Tío", sous prétexte qu’il a quitté le pays pour aller rencontrer Perón sans l’autorisation du ministre de l’Intérieur ; tantôt, c’est la menace d’interdire purement et simplement le Frejuli, dont un des slogans de campagne "Cámpora au gouvernement, Perón au pouvoir" serait anticonstitutionnel, Perón n’étant pas candidat ; tantôt, c’est le montant des fonds de campagne auxquels tout parti a droit qui serait refusé au seul Frejuli ; tantôt, enfin, c’est l’usage des transports nationaux qui serait rationné à l’équipe de Cámpora au plus fort de la campagne.

78Même si bien souvent, comme le reconnaît Mor Roig, ministre de l’Intérieur (et qui appartient au parti radical), ces intimidations n’ont qu’un but "correctif", il n’en demeure pas moins que le pouvoir a perdu son sang-froid.

79L’énervement de l’Armée augmente à mesure que son isolement devient de plus en plus manifeste. Elle avait, semble-t-il, un candidat tout désigné, bien que ce dernier se défendît de toute allégeance : le général Ezequiel Martínez qui, en décembre 1972, a abandonné son poste de Secrétaire d’Etat au Plan, pour devenir candidat de l’"Alliance Républicaine Fédérale". Mais il est bien vite apparu que ledit général ne parvenait pas, au cours de ses déplacements, à être l’objet d’une once de curiosité. Restait peut-être Manrique, ministre du "Bien-Etre social" de Lanusse, qui se présente sous la bannière de l’"Alliance populaire Fédéraliste".

80En vérité, l’unique candidat susceptible de faire pièce à Cámpora est Balbín. Il est, pour l’Armée, un honnête candidat, qui de surcroît a fait ses preuves sous le général Aramburu, ce qui lui avait valu d’être, en 1958, le candidat officieux de la Junte aux élections présidentielles qui l’opposaient à son coreligionnaire Frondizi.

  • 18 "La Ración", 9 janvier 1973.

81Mais voilà que Balbín, lui aussi, cédait au charme de Perón, et fustigeait cette "Révolution argentine qui, échouant sur tous les plans, fut une révolution sans objet, sans contenu, qui a placé le pays dans l’incertitude..." 18.

82Aussi, au-delà des apparences, l’Armée, dans sa fraction la plus lucide, envisage à contre-coeur, depuis quelque temps déjà, la victoire du tandem fréjuliste Cámpora-Solano Lima.

83Vaincue par l’encerclement des partis, à quelques mois du scrutin historique, elle se replie dans une position défensive. L’état de siège est maintenu.

  • 19 "La Nación", 25 janvier 1973.

84Lanusse, masque de fer rongé au-dedans par le doute et l’anxiété d’avoir à conduire l’institution sur les chemins de l’exode, ne peut cacher son amertume. Ces paroles, prononcées au cours d’une réunion avec les généraux, sont à cet égard significatives : "A moins de cinquante jours de l’acte électoral du 11 mars, je dois reconnaître que la situation politique du pays et son évolution probable est pour moi confuse, et présente une série d’inconnues qui constituent -doivent constituer à mon sens- un motif de profonde préoccupation et de réflexion de la part du haut commandement et, par conséquent, de la part de celui qui parle" 19

85Cette préoccupation devait être bien lourde pour que Lanusse trouvât dans un voyage officiel en Espagne l’occasion, plus de faire diversion, que de vanter les mérites de la race hispanique.

86Le président argentin s’envole en tout cas pour Madrid où il est reçu en grande pompe par le général Franco. Avant que Lanusse ne reçoive le collier d’Isabelle la catholique, Perón s’est déjà éclipsé de la péninsule ibérique. Il voyage à Rome, à Bucarest, à Bruxelles, à Paris, et rencontre hommes politiques et personnalités de la C.E.E. Il laisse d’ailleurs entendre qu’il a obtenu pour l’Argentine des prêts importants et des débouchés pour ses exportations.

  • 20 Les arguments, exposés sous la rubrique "Personne n’a fait plus que Perón", sont du genre : " (34) (...)

87Dans les tout derniers jours précédent le scrutin, un "Comité de défense de la République", émanation de l’extrême-droite, lance une violente campagne antipéroniste, répercutée par une presse telle que "La Nación" 20.

88Le 11 mars, le candidat péroniste Héctor Cámpora obtient 49,5 % des suffrages, suivi par Balbín (21,2 %) et par Manrique (15 %). Les autres partis sont loin derrière. Une victoire éclatante pour le Péronisme : la revanche de dix huit ans de proscription et d’exil intérieur.

89Estimant que, dans ces conditions, un second tour présidentiel s’avère inutile, le Président Lanusse proclame élu Héctor Cámpora, qui ne sera Président que pour ouvrir à Perón l’accès à la voie royale...

Notes

1 Héctor Cámpora vient de remplacer Paladino en tant que délégué personnel du général Perón en Argentine. Pendant toute la période de l’exil, les représentants de Juan Perón furent ses "délégués personnels", dont les têtes changent en fonction des fluctuations et des virages dans la stratégie du général. Chronologiquement, les "délégués personnels" furent : J.W. Cooke (1957-1959) ; A. Campos, syndicaliste (1961- 1962) ; Rubén A. Sosa, à la tête du "Cuadrunvirato" qui comprenait J. Antún, Hilda Pineda, et Delia Parodi (1963) ; A. Iturbe, branche politique, provandoriste (1965) ; J. Antonio, ami personnel de Perón, "porte-parole" résidant à Asunción (1965) ; Isabel Perón, épouse (1965-1966) ; B. Alberte, ligne dure (1966-1967) ; J. Remorino (1967-1968) ; J.D. Paladino (1968-1970) ; H. Cámpora (1970-1973).

2 Raúl Alfonsín deviendra Président de la République le 30 octobre 1983. Ces élections, organisées quelques quatre mois après la défaite historique de la guerre des Malouines, marquent le rétablissement de la démocratie en Argentine.

3 l’expression est du général Perón lui-même.

4 Cette clause impose en effet aux futurs candidats aux élections Présidentielles d’avoir résidé en Argentine depuis le 25 août 1972.

5 L’Argentine est un Etat fédéral. Comme aux Etats-Unis, les élections à la Présidence et à la Vice-Présidence, les élections législatives et les élections aux postes de gouverneurs se font le même jour.

6 Le Frejuli se compose du parti justicialiste, du parti conservateur populaire de Solano Lima, du mouvement d’intégration et de développement (MID) de l’ancien Président Frondizi, et de quelques éléments socialistes et démocrate chrétiens. Toutefois, les quelques partis néo-péronistes, bien implantés dans certaines provinces, n’y sont pas inclus.

7 "Mi testimonio", Lanusse, p. 295

8 Ces "dispositions" prévoyaient qu’aucun candidat ne pourrait quitter l’Argentine sans l’autorisation du gouvernement. Or, Héctor Cámpora avait commis le "forfait" de voyager en Espagne pour y rencontrer le général Perón, sans même en aviser les autorités compétentes.

9 "Mi testimonio", Lanusse, p. 277.

10 Tío : tonton. C’est le surnom affectueux que les péronistes ont donné à Héctor Cámpora.

11 bombos : tambours qui battent le rappel et ponctuent les discours péronistes au cours de la période 1946-1955. Le "bombo" est l’un des objets du rituel péroniste.

12 "Cinq pour un, il n’en restera aucun !" : Perón, dans un violent discours du 31 août 1955, alors que son régime avait déjà subi le putsch manqué du 16 juin, avait lancé à la foule : "A la violence, nous répondrons par la violence. Si l’un des nôtres tombe, cinq des leurs tomberont !".

13 Au cours du Péronisme première période, lors de son Congrès d’avril 1950, la C.G.T. s’était d’ailleurs donné des statuts de parti politique (elle était devenue une branche du parti justicialiste).

14 "La Nación", 4 mars 1973.

15 "La Nación", 6 janvier 1973

16 matón : homme de main.

17 José Rucci est Secrétaire général de la C.G.T. depuis le Congrès réunificateur du 2 juillet 1970.

18 "La Ración", 9 janvier 1973.

19 "La Nación", 25 janvier 1973.

20 Les arguments, exposés sous la rubrique "Personne n’a fait plus que Perón", sont du genre : " (34) Il fut poursuivi pour avoir commis un délit de stupre contre une fillette de quatorze ans ; (17) Il a exploité sa propre femme lorsqu’elle vivait et même après sa mort, en soumettant son cadavre embaumé au grotesque cortège des esclaves. Même elle, avant de mourir, l’a répudié. Il a dit à un groupe de syndicalistes : Occupez-vous de cette misérable ; (33) Quand il était Président, il a dit : je vis modestement avec trois cents pesos mensuels. Une fois renversé, il a affirmé cyniquement qu’il pouvait passer le reste de sa vie à manger des billets de mille pesos tous les jours..." La Nación, 4 mars 1973.

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