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Le péronisme

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Gérard Guillerm

Avant-propos

Texte intégral

1 "Il faut être né en Argentine pour pouvoir comprendre le Péronisme, ont coutume de dire les Argentins..."

2Bravant ce tabou, je suis allègrement entré dans le labyrinthe d’un des plus singuliers régimes politiques contemporains. Quoi de plus déroutant, en effet, que ce régime inclassable, baptisé "Justicialisme", qui fut institué en 1946 par Juan Domingo Perón, reconduit en 1951, interrompu en 1955, renouvelé enfin pour trois ans seulement en 1973, en vertu d’un lien quasi mystique entre le "Líder" et le peuple argentin.

3Ce fut un voyage, que je réalisai dans l’année 1973 en Argentine, qui est à l’origine de cette "histoire de l’exil et du retour". Là-bas, pendant des mois, je fus le témoin assidu du déferlement émotionnel qui caractérisa cette année cruciale, s’il en fut, de la politique argentine.

  • 1 La "tuerie d’Ezeiza" : le 20 juin 1973, au moment où l’avion de Perón s’apprêtait à atterrir à l’aé (...)

4J’avais quitté la France le 20 juin 1973, jour du retour définitif du général Perón en Argentine. L’avion dans lequel je voyageai, lorsque se déclencha la "matanza de Ezeiza" 1, fut obligé de se poser à Montevideo, de l’autre côté du Río de la Plata. C’est de la capitale uruguayenne que je vis, sur un écran de télévision, mes premières images du Péronisme : des images de guerre civile au sein d’un même mouvement...

5Puis, tout au long du stage que j’effectuai à Buenos Aires au "Banco de la Nación argentina", à l’angle du Palais Présidentiel, j’assistai à ces grands délires qui secouaient la célèbre "Plaza de mayo", haut lieu du Péronisme historique, au moment où la foule toujours présente pressentait l’arrivée de ses héros.

6Le soir, lorsque je prenai le "colectivo" pour quitter le coeur de la capitale et regagner la demeure de mes hôtes, c’est à la rue Gaspar Campos que j’aboutissais, dans la lointaine banlieue de Buenos Aires. Là encore, je pouvais assister à l’incessant ballet de voitures officielles qui se rendaient à la résidence voisine du général Perón.

7 De retour en France, après avoir parcouru l’Argentine depuis la province de Jujuy, au nord, jusqu’au bout de la Terre de Feu, et vérifié à quel point le pays, dans sa grande majorité, plaçait ses espoirs dans l’oeuvre de "Reconstruction Nationale du Gouvernement du Peuple", je suivis au jour le jour l’évolution du processus qui devait conduire l’Argentine au naufrage.

8En mars 1976, après que l’Armée eut "ramassé" le pouvoir, le cycle était bouclé. L’expérience de ce "Péronisme deuxième période", avec et sans Perón, (le général devait disparaître en 1974), avait duré exactement trois ans, de mars 1973 à mars 1976.

9Ce triennat était l’aboutissement d’une longue histoire qui épuisa l’Argentine durant cette seconde moitié du siècle : l’histoire de l’affrontement entre le Péronisme et l’Armée.

  • 2 G.O.U. : "Groupe des Officiers Unis", organisation secrète fondée en avril 1943 pour préparer le co (...)

10Juan Domingo Perón, certes, est d’abord un militaire. En juin 1943, lorsque les officiers du G.O.U.2 prennent le pouvoir, Perón est nommé à un poste bien modeste : le secrétariat au Travail et à la Prévision dans le gouvernement du général Ramírez. Mais c’est ce poste-là qui va lui permettre d’acquérir très vite une popularité exceptionnelle dans la classe ouvrière.

11Dès cette époque, il avait compris que pour éviter au pays l’emprise du marxisme, il devenait urgent de canaliser les aspirations d’une prolétariat combatif né avec l’apparition de l’industrie.

12Perón est un pur produit de l’Armée, mais c’est déjà un homme politique ayant son corps de doctrine qui perce chaque jour davantage sous l’uniforme.

13Servi par une vitalité exubérante, passé maître dans l’art de la tactique, de l’organisation et de la pédagogie, Perón ne tarde pas à jouer les premiers rôles.

14Il devient en mai 1944, sous la Présidence du général Farrel, ministre de la guerre, puis un mois plus tard Vice-Président.

15L’ambition, alors, se fait trop voyante. Il est jugé encombrant, et se retrouve incarcéré par ses pairs à l’île Martín Garcia.

16Pour peu de temps, car les masses, dont il s’est fait l’allié, font, pour la première fois, irruption dans l’histoire argentine. A la hâte, on le libère sous la pression du prolétariat de la capitale harangué par celle qui n’était alors que speakerine dans des feuilletons de radio et qui deviendra son épouse : Evita.

  • 3 17 Octobre 1945 : à l’instigation d’Evita Duarte, ancienne actrice reconvertie dans la radio, et du (...)

17A l’issue de ce 17 octobre triomphal3, Perón s’est définitivement coupé de l’Armée. Mais son pacte avec le peuple est scellé. Désormais, contre l’oligarchie terrienne, contre les intérêts étrangers en Argentine, le cas échéant contre l’Armée, il a les coudées franches pour réaliser son destin personnel.

18Il se lance dans l’élection présidentielle de 1946, et triomphe avec 53 % des voix.

19Le Péronisme restera au pouvoir presque dix ans : de 1946 à 1955, date à laquelle le "traître" est chassé par ses anciens condisciples. Le "Péronisme première période" se caractérisera par sa coloration populiste, son organisation corporatiste et bureaucratique de l’Etat, sa nature de plus en plus autocratique, ses diatribes anti-impérialistes, ses méthodes de gouvernement fondées sur l’irrationnel, l’incantation et le mythe, mais aussi par ses lois sociales qui placent l’oeuvre accomplie, d’emblée, au niveau de réalisations qu’on dit progressistes, par la place accordée à la dignité des plus humbles, par sa doctrine de la "Troisième Position" se voulant être à égale distance des blocs. Le Péronisme, ce fut un changement profond, à la fois ordre et confusion.

  • 4 S’il fallait qualifier sa préférence politique, on peut dire qu’Evita est, à l’époque, très ouverte (...)

20Ce changement, aux tendances parfois antagonistes, dut beaucoup à Evita, à son rôle politique4, dès 1944, puis à sa tragédie personnelle.

"Quand j’ai connu Evita, dira Perón quelques vingt ans plus tard, ce qui m’attira, ce n’est pas la belle femme, mais la femme généreuse. Il est certain qu’elle réunissait les deux qualités : beauté et bonté. Instinctivement, j’eus la conviction que pour l’oeuvre sociale que j’avais en projet, la collaboration d’une femme de ce tempérament pourrait être inappréciable. Dès le premier instant, je me rendis compte que j’étais en présence d’une femme qui n’était pas commune, mais extraordinaire. J’avais besoin de préparer une femme qui soit le leader féminin de mon mouvement politique : une femme compétente, avec une culture de base suffisante, des qualités naturelles d’intuition, de générosité et avec des sentiments pour mener à bien un travail de cette nature ..."

  • 5 Elle meurt le 10 août 1952.
  • 6 Message au pays prononcé par Evita en janvier 1949.
  • 7 Elle avait déclaré, au début de son discours : "... Je ne vaux pas pour ce que j’ai fait, je ne vau (...)

21Se consacrant avec toute sa passion à l’oeuvre sociale, Evita, depuis le secrétariat d’Etat au Travail et à partir de sa "Fondation", visite et fait construire des écoles, inaugure et vient en aide aux deshérités (ceux qu’elle appelle ses "grasitas"). Dès 1949, apparaissent au grand jour les signes de la maladie -un cancer- qui l’emportera à l’âge de trente trois ans5. Evita accélère alors le rythme, se faisant, pour les plus humbles, une pasionaria qui s’en prend, souvent, aux lenteurs de l’action gouvernementale, "abandonnant (son) sommeil sur les routes pour veiller au sommeil d’autrui, épuisant (ses) forces physiques pour réanimer les forces du frère vaincu..." 6. Le 17 octobre 1951, mortellement pâle, la voix rauque et brisée de sanglots, les cheveux blonds tirés en arrière, flottant dans une robe sombre, agonisant debout devant "son" peuple rassemblé Place de Mai, elle s’écrie : "... J’aurais voulu vous dire beaucoup de choses, mais les médecins m’ont interdit de parler. Je vous laisse mon coeur et je vous dis que je suis sûre, car tel est mon désir, d’être bientôt avec vous dans la lutte, avec plus de force et plus d’amour, pour lutter pour ce peuple que j’aime tant, autant que j’aime Perón. Je ne vous demande qu’une chose : je suis certaine d’être bientôt avec vous, mais si cela n’arrivait pas à cause de ma santé, occupez-vous de Perón et restez-lui fidèles !"7.

22Jusqu’en 1949, le renouveau fleurit dans un contexte d’expansion économique sans précédent pour l’Argentine. Se produit alors un bruque renversement de la tendance qui plonge ce pays semi-colonial dans la récession économique et la crise sociale. Perón se voit privé des moyens de sa politique de collaboration des classes. Evita est morte. Il est renversé par l’Armée en 1955 .

  • 8 Pour avoir une vue complète sur le Péronisme première période, se reporter à l’ouvrage de Lux-Wurn (...)

23 L’année 1955 constitue donc la fin d’un Péronisme saccadé et démesuré8.

24Partant de cette date, nous prendrons le chemin de l’exil pour entamer le très long processus – 18 années – qui devait permettre, en 1973, la poursuite de l’aventure péroniste.

Nota :

25C’est presque un truisme de dire que le Péronisme, malgré les jugements à l’emporte-pièce qu’il suscite souvent en Europe, est un mouvement politique méconnu. S’il est toutefois communément admis qu’au-delà de ses caractéristiques propres, il peut se rattacher aux grands courants nationalistes du Tiers Monde (par exemple le nasserisme), il n’en demeure pas moins que son approche reste terriblement délicate.

26Aussi, plutôt que de tenter de l’appréhender par grands thèmes analytiques, démarche qui peut faire écran à la connaissance première d’un "phénomène" politique contemporain, j’ai d’emblée pris le parti d’en restituer l’"histoire" par le biais d’une chronique retraçant la période 1955-1989. Ce sont donc, ici, les faits qui sont privilégiés, avec ce qu’ils ont d’essentiel et parfois de secondaire. Puisse le lecteur, au travers de l’"histoire de l’exil et du retour", se forger sa propre opinion de ce mouvement politique aux multiples visages qui aura rythmé la marche de l’Argentine au cours de cette seconde moitié du XX° siècle.

27L’auteur

28Paris, mars 1989.

Notes

1 La "tuerie d’Ezeiza" : le 20 juin 1973, au moment où l’avion de Perón s’apprêtait à atterrir à l’aéroport d’Ezeiza, près de Buenos Aires, éclata une fusillade entre les groupes antagonistes du mouvement justicialiste, qui fit plusieurs dizaines de morts dans une foule évaluée à près de 2 millions de personnes.

2 G.O.U. : "Groupe des Officiers Unis", organisation secrète fondée en avril 1943 pour préparer le coup d’Etat du 4 Juin 1943.

3 17 Octobre 1945 : à l’instigation d’Evita Duarte, ancienne actrice reconvertie dans la radio, et du colonel Mercante, les ouvriers de Buenos Aires, les "sans-chemises" (descamisados), affluent vers la Plaza de Mayo pour réclamer la libération du colonel Perón. Celui-ci, porté par un immense courant populaire, entrait alors dans la course à la Présidence.

4 S’il fallait qualifier sa préférence politique, on peut dire qu’Evita est, à l’époque, très ouverte aux thèses développées, dans le monde du travail de Buenos Aires, par les syndicats trotskistes.

5 Elle meurt le 10 août 1952.

6 Message au pays prononcé par Evita en janvier 1949.

7 Elle avait déclaré, au début de son discours : "... Je ne vaux pas pour ce que j’ai fait, je ne vaux pas pour ce à quoi j’ai renoncé. J’ai en moi une seule chose qui vaille, je l’ai dans mon coeur, elle me brûle l’âme, elle me fait mal dans la chair... C’est l’amour envers ce peuple et envers Perón. Si ce peuple me demandait la vie, je la lui donnerais en chantant, parce que le bonheur d’un seul "descamisado" vaut plus que toute ma vie ..."

8 Pour avoir une vue complète sur le Péronisme première période, se reporter à l’ouvrage de Lux-Wurn Le Péronisme, librairie de Droit et de Jurisprudence. On pourra également consulter La décade péroniste présentée par Georges Béarn, collection archives Gallimard/Julliard

© Éditions de la Sorbonne, 1990

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