Introduction
p. 13-18
Texte intégral
1Aucun historien, particulièrement en Alsace, n’ignore le phénomène de l’émigration alsacienne aux Etats-Unis au XIXe siècle. Bien que, parmi eux, beaucoup aient appelé de leurs vœux une étude complète du sujet, celui-ci n’a, jusqu’à ce jour, jamais été traité sous l’angle historique. On peut comprendre pourquoi. Chacun avait intuitivement conscience qu’une telle recherche n’allait pas déboucher sur la mise au jour d’un mouvement migratoire mettant en cause des masses comparables à celles habituellement étudiées par les historiens de l’immigration américaine, d’où l’impression – fausse mais désagréable – de ne tenir qu’un sujet de second rang. Par ailleurs, la patience à déployer pour reconstituer, à partir de sources hétérogènes et disparates, la réalité de l’émigration était dissuasive. Les historiens, jusqu’ici, jugèrent peut-être que la fin ne justifiait pas les moyens, à moins qu’ils n’aient été découragés à l’avance par les problèmes posés par les sources.
2En effet, la première question qui se pose est de mesurer l’émigration alsacienne aux Etats-Unis. Pour cela, nous disposons d’une source, a priori séduisante, celle des "passeports à l’étranger" conservée dans les deux départements du Rhin dans des dossiers titrés "Emigration", voire "Emigration aux Etats-Unis". Malheureusement, ces documents ne recouvrent pas l’ensemble de notre période. Il fut donc difficile de reconstituer la courbe chronologique exacte de l’émigration (chapitre premier).
3Restait que le relevé des séries "passeports" mettait en lumière que 45 000 Alsaciens, au moins, furent concernés par cette émigration (hommes, femmes et enfants), 45 000 personnes connues et identifiées sur lesquelles on possédait des informations de nature sociologique : sexe, âge, domicile, situation de famille, profession, destination ; c’était assez pour tenter de soumettre cette population à un traitement statistique simple, désormais facilement accessible avec les outils informatiques. Faute de pouvoir interroger la période dans son ensemble, nous avons choisi d’interroger, période par période, les "passeports" les mieux conservés. Les résultats obtenus ne sont pas décevants. Ils font mieux qu’établir un portrait-robot, simplificateur, de l’émigrant alsacien aux Etats-Unis au XIXe siècle, ils permettent de discerner des évolutions, des changements, de vérifier des hypothèses (chapitre II). Il faut savoir que, bien souvent, l’ordinateur a travaillé sur des petits nombres, ce qui fait entrer l’historien dans le domaine de la micro-histoire et des difficultés afférentes.
4Pour le reste, les sources utilisées apportèrent leur moisson d’informations et d’explications sans soulever de difficultés majeures. Un sujet délicat restait cependant à régler, celui de l’influence de l’émigration étrangère (allemande et suisse) sur l’émigration alsacienne. Les historiens les ont souvent amalgamées, au départ comme à l’arrivée. Il faut dire que l’émigration alsacienne, localement, fut dépassée par les problèmes que soulève la traversée de son territoire par les émigrations allemande et suisse. Mais que constatera-t-on finalement ? Que, par rapport à ses voisins, l’émigration alsacienne se développe avec une relative indépendance (chapitre III).
5Le chercheur qui s’intéresse aux mouvements migratoires ne peut échapper à la problématique du Pull (force d’attraction que le pays d’accueil exerce sur les immigrants) et du Push (force de répulsion qui trouve son origine dans le pays de départ des émigrants). Comme le fait remarquer Jean Heffer au sujet des migrations :
[...] Il ne s’agit pas d’un mouvement brownien où les individus voyagent au hasard. Une certaine rationalité préside à ces émigrations [...]. Aussi le problème reste-t-il de hiérarchiser les facteurs qui ont déterminé ces déplacements [...].1
6Pour régler cette question, certains historiens se sont saisis d’outils très sophistiqués, à savoir les modèles économétriques, et ont tenté de mettre la réalité historique sous forme d’équations ; ils ont pu mesurer ainsi les influences respectives du Pull et du Push. Pour utiliser cette méthode, il faut certes dominer l’outil économétrique, mais il faut surtout être en mesure d’établir scientifiquement les séries de variables qui entrent dans la composition d’un modèle. Les modèles déjà existants ne concernent que le dernier tiers du XIXe siècle. La raison en est simple : il est extrêmement difficile, pour la période antérieure, d’établir valablement les séries de la production agricole, du taux de natalité, du coût de transport océanique, des récoltes de céréales, de la population active, de la production industrielle, du taux de chômage, du revenu par tête... C’est pourquoi je n’ai pas, pour l’Alsace, posé le problème en termes économétriques. J’ai simplement tenté, à chaque fois que mes sources le permettaient, de mesurer l’intensité relative des deux forces et d’intégrer le schéma Pull-Push à l’histoire descriptive classique, tout en me gardant d’un déterminisme absolu, strict et appauvrissant. Dans le chapitre IV, intitulé "les Causes structurelles de l’émigration", sont étudiés les facteurs d’attraction aux Etats-Unis, et dans le chapitre V, "les Causes locales" qui poussèrent les Alsaciens hors de chez eux sont analysées et commentées.
7La question du voyage est étudiée dans le chapitre VI. Ports, chemins de fer, prix, rôle des cotonniers américains sont examinés avec soin. C’est manifestement Le Havre qui est "le" port de l’émigration alsacienne aux Etats-Unis.
8Avec le chapitre VII, nous passons de l’autre côté de l’Atlantique, pour tenter une géographie de l’implantation alsacienne aux Etats-Unis. Géographie qui reste incertaine à cause de la faiblesse numérique de l’émigration alsacienne (relativement aux masses allemandes, par exemple), et à cause de la dispersion de l’émigration alsacienne dans de nombreux Etats américains.
9L’épisode de la colonisation du sud du Texas par Henri Castro, cas très particulier et très intéressant de l’histoire de l’émigration alsacienne au XIXe siècle occupe les chapitres suivants (VIII, IX, et X). Les traces que l’établissement de cette colonie a laissées dans la mémoire collective alsacienne confisquent, presque pour elle seule, le souvenir de l’émigration alsacienne en Amérique. Un réexamen des sources – tant américaines qu’alsaciennes – s’imposait, ainsi qu’une étude quantitative.
10Pour clore cette introduction, je dirai que l’émigration alsacienne aux Etats-Unis, comme tout sujet d’histoire sociale, rappelle que ce sont les individus qui font l’histoire. Un émigrant alsacien n’est rien au regard de l’histoire, mais cinq cents émigrants sont, font l’histoire de l’émigration alsacienne. Dans ce genre de recherches, on ne peut jamais oublier l’importance de la vie privée des petites gens, la valeur des volontés individuelles, qui, dès lors qu’elles s’additionnent, prennent une dimension historique, dimension que j’ai toujours pris soin de préserver, même lorsque je me suis intéressée à l’infiniment petit.
Nota bene
11Pour alléger les notes de référence regroupées à la fin de chaque chapitre, les abréviations ci-dessous y seront systématiquement utilisées :
- pour les départements : B.-R. (Bas-Rhin) et H.-R. (Haut-Rhin) ;
- pour les archives :
A.N. (Archives nationales – Paris),
A.D. (Archives départementales),
A.D.B.-R. (Archives départementales du Bas-Rhin – Strasbourg),
A.D.H.-R. (Archives départementales du Haut-Rhin – Colmar),
A.M. (Archives municipales).
Carte II – L’Alsace.

Carte III. – Carte administrative du Bas-Rhin, 1815-1870.

Carte IV. – Carte administrative du Haut-Rhin, 1815-1870.

Notes de bas de page
1 Jean Heffer, "DU Pull et du Push", colloque de l’université de Paris-IV, 10-11 octobre 1986, les Migrations européennes aux Etats-Unis, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987, pp. 21-48.
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