Géographie : découvertes et humanisme
p. 183-187
Texte intégral
1Première interrogation, en terme de géographie : que faut-il entendre par découverte ? L’aboutissement d’une recherche concernant une fraction de la planète, qui peut être le terme propre de cette recherche ou un objet inattendu. Il peut s’agir de l’exploration d’un espace ou d’un accès. Le résultat peut être une ouverture sur des possibilités de ressources ou d’extension des activités du groupe concerné, ou, au contraire, un rejet ou un obstacle là où l’on cherchait une ouverture. Sur le plan concret, le bilan s’inscrit sur les cartes et les images du monde.
2Seconde interrogation : la signification du moment de la découverte. Une population, une civilisation peuvent demeurer indifférentes pendant plus ou moins longtemps à leur environnement en considérant objectivement ou subjectivement qu’elles représentent un tout qui n’a pas besoin de complément. La découverte procède de la prise de conscience de l’existence d’un « au-delà » et de ses occupants. Corollaire : pourquoi sortir de son univers et quand ?
3La réponse fait appel à diverses motivations : la pression démographique peut en être une, l’exiguïté des terres disponibles par rapport aux besoins en ressources vitales, une mutation d’ordre technique impliquant des besoins en ressources nouvelles et exogènes. La réponse peut être cherchée dans le voisinage immédiat et susciter de simples conquêtes ou appellera à la mobilisation des ressources de pays lointains sujets de mirages, appel à l’aventure.
4C’est en fonction de ces approches que l’on peut parler de « découverte de l’Amérique ». Car l’Amérique était connue sans faire l’objet d’une identification spécifique avant sa « découverte ». On savait qu’il y avait des hommes ailleurs que dans les pays d’habitat traditionnel, des hommes avec lesquels la communication était difficile, mais avec lesquels on pouvait instaurer des relations d’échange et de service. Mais, ou bien cela n’avait aucun intérêt pour les royaumes et les marchands d’Europe, ou bien c’était demeuré – en partie – un secret des initiés aux voyages lointains hors des mers d’Europe.
5Les Vikings, les Normands, ont, de bonne heure, dépassé le Groenland, atteint le Labrador, et cherché, plus au sud, des rivages plus accueillants, encore que bien ingrats, aux confins de Terre Neuve et de l’Acadie. L’aventure était celle de pêcheurs qui ne s’intéressaient à la terre ferme que pour y faire sécher le poisson. La présence d’hommes, semblables encore que différents, n’était pas une surprise, et la tradition évoque des échanges de services, le troc d’objets ou de produits, le départ informel du commerce des fourrures... Point de découverte, mais une simple routine de la maîtrise de la mer et une chance d’avoir échappé aux tempêtes.
6Pour qu’il y ait vraiment découverte, il faut qu’il y ait volonté et conscience de rechercher quelque chose et de rencontrer quelqu’un. Mais on ne trouve pas toujours ce que l’on cherchait, et l’on est parfois surpris des formes et du sens de la rencontre. Le mot se charge d’un contenu inattendu et lourd de conséquences imprévues.
7Le propre de l’époque dite des « Grandes découvertes » est d’avoir substitué à l’improvisation de voyages millénaires la rationalité d’un projet précis : celui d’atteindre un territoire défini, au moins dans son image, et d’en maîtriser à la fois les contours, les ressources et les habitants. Cette rationalité s’accompagne de deux impératifs décisifs pour le succès de l’entreprise : celui de réaliser un progrès dans la connaissance et la possession, et celui d’affirmer sa supériorité sur les autres sans savoir préalablement qui sont les autres.
8Le progrès est dans la maîtrise des choses et de l’espace. La supériorité est dans la transmission du message de la civilisation et de la croyance.
9La prétention à la maîtrise des choses et de l’espace repose sur la révélation que les limites du connu peuvent être repoussées. La référence à la pensée et aux acquis des Anciens a brusquement remis en question la dimension et la forme du monde, en l’espèce de la planète. L’inconnu attire aussi bien par ses mystères que par les promesses de l’imaginaire. La géographie est économique dès ses débuts, dans la mesure où la conquête des secteurs inconnus justifie les efforts et les risques de l’exploration par des paris sur les richesses à découvrir. En compensation, il est vrai, la cupidité s’accompagne d’un esprit de mission. Connaître les autres, c’est leur porter un message, celui de la « bonne parole », celui de la croyance dans la mission et les devoirs de l’humanité. Dans la mesure où l’on peut assimiler découverte et humanisme, la multiplication des explorations recouvre des mobiles très différents allant de la cupidité, qui, pour retrouver la trace des trésors décrits par Marco Polo, font accepter des risques majeurs, à l’esprit de mission impliquant des devoirs à l’égard des populations restées jusque-là hors de la « civilisation » et de son symbole majeur, le christianisme. Sentiments nobles mêlés à des approches moins généreuses, recherche des passages et de l’or, mépris pour les sauvages, qui n’accourent pas à l’appel de la Croix, qui demeurera, jusqu’au XXe siècle, dans l’inconscient et sous la plume des géographes...
10Une des questions majeures est celle de la confusion de l’ailleurs et de l’autre, parce que l’ailleurs est le pays de l’autre et que l’on peut fort bien s’intéresser à son pays sans se soucier de lui autrement que comme d’un gêneur – en poussant jusqu’au paradoxe, comme un parasite !
11Et pourtant, quel que soit l’objet de la découverte, ailleurs c’est le pays de l’autre. Mais alors qu’entendre par altérité ?.. le fait d’habiter ailleurs, et l’on repart à zéro, ou une diférenciation fondamentale qui, dans l’esprit de supériorité du découvreur et du conquérant, ne peut que s’accompagner d’un effet de domination. En revanche, si l’on passe de la conscience de supériorité au sentiment de charité, il faut libérer l’autre de son altérité, ce qui ne veut pas nécessairement dire en faire son égal... C’est l’objet de la conversion sur le plan spirituel. Dans la matérialité des faits historiques, elle est inséparable de son intégration dans le système de production et de rapports sociaux du conquérant, qui a bonne conscience parce qu’il s’estime le meilleur, et que son triomphe sur l’espace et l’inconnu sont pour lui un signe de sa supériorité. Le conquérant ne se sent pas coupable d’attenter à l’identité de l’autre, parce qu’il porte en lui les symboles de la civilisation.
12Du malentendu, il est facile de passer au conflit et à la volonté d’intégration, c’est-à-dire de réduction de l’altérité. Effet pervers du sentiment inconscient ou conscient de supériorité acquis par la maîtrise des éléments physiques faisant écran entre deux collectivités.
13La découverte, et après elle la conquête, sont à la fois celles du pays et celles de ses habitants, car dans l’imaginaire du découvreur, comme en fait dans la réalité banale, il y a confusion entre le sol et ses occupants. Dilemme : on annexe l’un et les autres, ou l’on prend possession du sol et on élimine ou on asservit ses habitants. Très vite, on arrive au rapport de forces. Mais les formes de conflit et leur finalité dépendent de ce qui le conquérant vient chercher.
14Il ne sera pas question ici des rapports entre les royaumes aztèques ou mayas et les découvreurs hispaniques, mais d’une autre forme de convivialité frôlant, elle aussi, constamment, le malentendu et le drame, quelques milliers de kilomètres plus au nord, là où les rencontres entre les navigateurs de l’Ancien Monde remontent aux temps les plus lointains. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que s’ouvrent des relations entre les Inuits, les Eskimos et les « civilisés » européens au Groenland et dans la recherche du « Passage du Nord-Ouest », à travers les chenaux des archipels nord-canadiens. Et l’on s’apercevra, à l’occasion de la course vers le Pôle Nord ou des expéditions ethnographiques au Groenland, que, plus que n’importe où ailleurs, l’habitant est le possesseur et maître de son territoire, qu’il en a acquis la maîtrise dans la vie quotidienne. Il en a dompté les contraintes, défié les pièges, mobilisé les ressources et idéalisé, par des symboles et des croyances, son intégration à son environnement.
15Ici intervient, au premier plan, la réalité et la conscience de la différence. Dans un territoire comparable à celui des conquérants, le découvreur est tenté d’affirmer d’entrée sa supériorité. Il est venu chercher des richesses, apporter un message, l’« indigène » doit se soumettre et le servir. Il l’emporte, ou il est chassé.
16Dans un milieu allogène, différent du sien, tout est à apprendre des occupants. Question de survie. La nature des rapports est autre. Ce fut le cas de l’apprentissage des pays de l’hiver que les Français des doux rivages de l’Atlantique ont dû faire sous la surveillance et avec l’aide négociée des Indiens. Ceux-ci, Algonkiens, Hurons, Iroquois, Mic Macs, n’étaient pas très nombreux. Ils n’étaient pas organisés en royaumes comme ceux du Mexique ou du Pérou, mais ils avaient, mieux que tant d’autres, appris sur le terrain la géographie de leur pays.
17L’occupation du territoire et la recherche des routes terrestres ou maritimes ne pouvaient pas se faire sans eux. L’histoire de la province de Québec jusqu’au XIXe siècle associe étroitement les deux communautés dans un système complexe et souvent contradictoire, mais toujours solidaire. Les rapports se sont établis, faits et défaits à des échelles différentes, celle des gouvernements et des compagnies, celle des rangs de défricheurs, entre des collectivités ou entre des individus, coureurs des bois, bûcherons et trappeurs, avec toujours, en arrière-plan, l’Eglise à la fois protectrice et souveraine des conquérants et responsable de la conscience de tous les êtres humains, y compris les sauvages, ambiguïté permanente entre l’encadrement des colons et l’aventure missionnaire.
18On imagine mal ce qu’auraient pu être les chances de survie de paysans français abandonnés au nord du Saint-Laurent, au seuil de sept mois d’hiver et de gel, sans l’expérience des Indiens, acquise par simple imitation ou, nécessairement, par échange de services : l’art de la construction pour échapper à l’emprise de la neige, le contrôle des points d’eau, l’art du bûcherage et du transport du bois pour assurer le chauffage, la cuisson des aliments, l’art du piégeage des animaux à viande et à fourrure. La Compagnie de la Baie d’Hudson n’aurait pas réussi, si des « aventuriers », au sens noble du terme, n’avaient pas appris des Indiens l’art de la traque et du piégeage.
19Dans ce domaine, tout se négocie sous forme d’échanges. La conquête des richesses du pays découvert s’achète avec les inventions et les ressources du découvreur. Le malheur voulut que ceux qui avaient le plus donné, le secret de la survie sur leur terre, soient victimes de la perversité involontaire des échanges. Convertis ou non, les Indiens ont été victimes de l’usage des armes à feu inventées en Europe, de l’alcool... et des maladies contagieuses. La responsabilité n’en incombe point à des intentions destructrices, lors même qu’elle ont pu provoquer quelques conflits sanglants, mais surtout à l’incompatibilité biologique et à la disparité de deux cultures, celle qui se recommandait de la Méditerranée et de l’humanisme, et celle des hommes des bois, tour à tour sauveurs ou perdus.
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