Philippe II, la vision illusoire de l’Eldorado et le début des conflits coloniaux
p. 59-78
Texte intégral
1Lorsque Philippe d’Espagne reçoit de son père Charles Quint le 16 janvier 1556, avec l’Aragon et la Sicile, la Couronne de Castille et l’Amérique qui en dépend, il est déjà roi de Naples et d’Angleterre, depuis son mariage avec Marie Tudor (25 juillet 1554), et également souverain des Pays-Bas et de la Franche-Comté (25 octobre 1555). Cette prise de possession du nouveau grand monarque européen doit se faire dans la paix. L’empereur s’y emploie en concluant une trêve de cinq ans avec le roi de France Henri II, son adversaire quasi-permanent, le 5 février 1556, à l’abbaye de Vaucelles. Or le pape Paul IV Carafa, ennemi de l’Espagne qu’il veut chasser de Naples, rallume la guerre dans laquelle il entraîne la France. Au moment où Charles Quint s’embarque en septembre pour gagner sa retraite de Yuste, l’armée du duc d’Albe envahit les Etats pontificaux. Henri II envoie alors le duc de Guise vers le royaume de Naples, le maréchal de Brissac en Piémont et Blaise de Monluc en Toscane. Mais la chance tourne court pour la France, qui, le 10 août 1557, subit la redoutable défaite de Saint-Quentin. Ce désastre est à peine racheté le 8 janvier 1558 par la prise de Calais : la place a été attaquée car elle appartient à l’Angleterre qui est entrée en guerre aux côtés de Philippe II. Or les deux adversaires sont exténués. Ne pouvant prolonger leur effort militaire, ils traitent à Cateau-Cambrésis, les 2 et 3 avril 1559.
2Le poids financier des dernières campagnes est énorme. En venant s’ajouter aux frais de dix ans de guerre non encore réglés entièrement, il met les deux couronnes en faillite. Le budget espagnol, pour sa part, fait pourtant largement appel à une source de financement qui manque à l’adversaire français : le métal précieux importé d’Amérique. Ainsi, pour rembourser la dette de 700 000 ducats contractée auprès des banquiers pour la campagne de 1552, la Couronne leur a assigné environ 300 000 ducats sur les revenus de l’impôt ecclésiastique de la Cruzada et sur les fermes des grandes-maîtrises des ordres militaires, mais elle leur a affecté pour le reste 400 000 ducats sur la part qui revient à l’Etat des métaux précieux en arrivage des Indes.
3Principaux créanciers, les Fugger, sont les bénéficiaires de cette promesse. Mais leurs espérances sont déçues : les galions, détroussés par les corsaires, n’apportent pas au roi les sommes qu’il attend et ce qui arrive est déjà, par avance, utilisé pour les besoins courants. Les banquiers exigent donc des assignations sur les recettes fiscales de Brabant et de Hollande.
4Or, si l’assurance de remboursement que fournissent les métaux précieux d’Amérique se révèle aléatoire, l’engagement des recettes fiscales l’est encore plus. Les revenus royaux sont obérés plusieurs années à l’avance. De nouveaux emprunts sont impossibles. Par ailleurs il ne reste presque plus rien pour assurer le fonctionnement des services et le train de la Cour.
5Quand il succède à Charles Quint, en 1557, Philippe se rend compte qu’il ne pourra jamais rembourser ses créanciers, bien qu’il ait tiré du clergé espagnol un don exceptionnel de 600000 ducats et vendu une part importante du domaine royal. Aussi écoute-t-il l’avis de ses conseillers, et notamment celui du cardinal Siliceo, son ancien précepteur, qui lui propose d’annuler d’un seul coup, de façon autoritaire, les dettes de l’Etat. Il inaugure donc par une banqueroute la passation des pouvoirs qu’il a reçus de son père. Par décret signé à Valladolid en juin 1557, il supprime les assignations données aux créanciers de la Couronne sur des recettes publiques et les remplace par des rentes d’Etat. Il s’agit, certes, d’une consolidation de la dette flottante, mais elle représente une lourde perte pour les créanciers qui voient subitement baisser le cours de ces rentes de 25 et bientôt 50 %.
6Les Fugger qui se croyaient à l’abri, ne peuvent échapper au désastre. Ils sont privés du remboursement qui leur avait été promis sur l’argent des Indes. Ils perdent au même moment la ferme des grandes maîtrises des Ordres qui est transférée au banquier espagnol Juan de Curiel della Torre. Ils retardent autant qu’ils le peuvent l’acceptation de ces juros, rentes perpétuelles à 5 %, contre leurs obligations à court terme qui leur rapportaient de 12 à 13 %. Mais ils seront, en fin de compte, obligés de s’y résigner. Les créances royales transformées en dette flottante s’élèvent à la somme colossale de 7 millions de ducats. La conversion forcée, ainsi que l’annulation des assignations sur recettes doivent logiquement permettre à la Couronne de disposer de facilités de paiement si, par ailleurs, elle garde pour ses besoins propres l’argent du Nouveau Monde.
7Au moment de cette crise les quantités de métaux précieux importées d’Amérique sont considérables. Elles culminent lorsque Charles Quint cède ses trônes à Philippe II. La découverte des riches gisements d’argent du Mexique (Nouvelle-Espagne) et du Pérou date déjà d’une quinzaine d’années : 1545 pour Potosi, situé dans le sud de l’actuelle Bolivie ; 1546 pour Zacatecas, au Mexique. D’autres mines encore sont exploitées : Durango, Guanajuato, San Luis de Potosi au Mexique, et, dans l’Amérique du Sud, le Cerro de Pasco dans le Pérou central et d’autres gisements dans la région de Quito et de Pasto. Les conditions de travail y sont très dures. Les meilleurs sites se trouvent à des centaines de kilomètres de la côte, au milieu de montagnes inhospitalières. Zacatecas est à 2500 mètres au-dessus du niveau de la mer, dans une région qui manque totalement d’eau. La mine de Potosi se situe à 4 570 mètres d’altitude dans les Andes : le froid y est si intense en août 1557 que des Indiens envoyés au ravitaillement meurent gelés. Malgré cela, la population de Potosi monte jusqu’à 120 000 habitants en 1570 : c’est la plus grande ville de l’empire espagnol. On doit y subir, en plus des injures du climat, les attaques des indigènes hostiles, les Chichamecas, qui harcèlent en 1561 Zacatecas et San Luis de Potosi, et les Chiriguanos, contre lesquels on doit, à Potosi, armer les ouvriers d’arquebuses. L’argent du Pérou, une fois extrait, doit être amené à dos de lama jusqu’au port d’Arica, à des centaines de kilomètres, première étape d’un long voyage qui conduira le métal à Nombre de Dios dans l’isthme de Panama, puis à Carthagène et à La Havane, d’où les galions prendront la route de Séville. Tout le long de ce périple, la cargaison est menacée par les corsaires, notamment anglais. Malgré tout, la production d’argent ne cesse d’augmenter.
8L’introduction de nouvelles techniques, et surtout de celle de l’amalgame au mercure, entraîne un gonflement prodigieux des transports d’argent vers l’Espagne. La moyenne annuelle qui est d’environ 30 tonnes de 1151 à 1560 bondira à 94 entre 1561 et 1570, pour dépasser 250 à la fin du siècle.
9En plus des droits qui lui reviennent sur l’importation du métal en Europe, le roi prélève un dixième en Nouvelle-Espagne et un cinquième à Potosi de cette manne abondante. De plus, à l’argent d’Amérique, s’ajoute celui de l’Espagne métropolitaine.
10Au printemps de 1555, on a en effet repéré à Guadalcanal, localité située au nord de Séville, sur les pentes de la Sierra Morena, un gisement de minerai d’argent. La régente doña Juana en a pris possession au nom du roi.
11Guadalcanal fournit assez d’argent en 1556 pour payer les soldes des garnisons de la frontière française (22 000 ducats), l’artillerie et le ravitaillement du préside de Melilla (9 000 ducats) ainsi que les frais de la flotte envoyée pour libérer Oran de l’assaut des Berbères alliés des Turcs (30 500 ducats).
12En 1559, 100 000 ducats sont frappés avec l’argent de la mine de Guadalcanal. Ils sont employés au paiement des galères d’Andrea Doria. Les ouvriers qui extraient le minerai et le traitent par fusions successives forment un effectif de 1 000 hommes. On y ajoute des esclaves noirs qu’on fait venir du Cap-Vert ; leur emploi permet de réaliser des économies, car on ne leur verse aucun salaire. Le profit qu’en tirera le roi pourra, espère-t-on alors, être l’équivalent de celui qui provient du pourcentage qu’il touche sur l’argent d’Amérique. En juillet 1556, on évalue à 102 millions de maravédis l’argent qu’il a reçu de Guadalcanal en huit mois, alors que lui sont revenus, pour toute l’année 1555, 133 millions de maravédis représentant la valeur de l’argent arrivé des Indes.
13Malheureusement, à partir de 1563, le gisement de Guadalcanal donne des signes d’épuisement. La première production était tout à fait exceptionnelle. Au moment où la Couronne a, de nouveau, de gros besoins financiers, les résultats de l’exploitation deviennent médiocres. En 1570, on envisage l’abandon de la mine, ce qui se produit en effet en 1576 à la suite de l’inondation accidentelle des puits.
14Guadalcanal, de 1555 à 1563, avait fourni à la Couronne un bénéfice net de 606 millions de maravédis, une fois déduits les frais d’exploitation. La commodité d’utilisation du métal, immédiatement envoyé aux ateliers de frappe de la péninsule, était appréciable, ainsi que l’absence de risque dans les transports. Mais, tout compte fait, Guadalcanal avait peu rapporté en comparaison de la production de l’Amérique. Celle-ci avait représenté en cinq ans, de 1555 à 1560, 23 827 millions de maravédis.
15La banqueroute avait pour but de simplifier le fonctionnement des rapports de la Couronne avec les banquiers : désormais en remboursement des sommes qu’ils s’engageraient à transférer sur le théâtre des opérations, le roi leur donnerait uniquement des rentes d’Etat ou des métaux précieux effectivement parvenus en Espagne, sans tabler sur des arrivages qui peut-être ne se produiraient pas. Mais, avec la suppression des assignations sur les recettes fiscales, la confiance avait été atteinte. Désormais les banquiers se font payer les écus qu’ils livrent au roi pour la valeur de 400 maravédis l’unité au lieu de 375, ce qui représente 15 % de gain. Afin de restaurer son crédit, le roi décide de rembourser les saisies de métaux précieux, appartenant aux marchands de Séville ou aux passagers venus des Indes, qu’il a confisqués à son profit de 1556 à 1558 à l’arrivée des bateaux. En 1559, il offre des juros pour la valeur des deux tiers de ces saisies : les propriétaires spoliés, qui n’espéraient plus être dédommagés, ont tout heu d’être satisfaits. Ils ne s’en dérobent pas moins aux sollicitations royales. La Couronne ne parvient pas à faire face aux échéances de juin 1559. Le règlement des soldes de troupes aux Pays-Bas semble alors insoluble et Philippe se hâte de revenir en Espagne où il espère trouver remède aux maux financiers de la monarchie. Hélas ! A la fin de l’année, il ne se fait plus d’illusion. La situation est pire qu’il ne le croyait. Le 27 décembre 1559, il écrit à Granvelle qu’il lui est impossible de soutenir les Pays-Bas et même de satisfaire en Espagne au fonctionnement de l’appareil de l’Etat.
16La seule solution au manque cruel d’argent est d’utiliser au plus vite la dot d’Isabelle de Valois, la nouvelle reine, soit 400 000 ducats, qui permettront en effet de payer les garnisons des Pays-Bas.
17C’est dans ce contexte de pénurie constante soufferte par la plus riche monarchie du monde qu’il faut situer l’apport de l’argent américain. Le tableau des finances royales de Castille pour 1560 estime le revenu attendu à 4 192 236 ducats, dont 23 % doit être fourni par les rentrées d’Amérique. Il est vrai que la dépense, à laquelle s’ajoutent les arriérés de la dette, s’élève à 5 200 000 ducats.
18Philippe II a alors besoin de la paix internationale. Certes il aide la couronne de France contre les Réformés pendant la première guerre de religion (1562-1563). Mais les frais engagés pour payer quelques troupes de mercenaires sont hors de comparaison avec ceux qu’entraînent les opérations de politique intérieure, aux Pays-Bas avec le duc d’Albe chargé d’écraser la rebellion, à partir de 1567, et en Espagne avec la guerre contre les Morisques de 1568 à 1571, frais auxquels s’ajoutent ceux de la guerre navale contre les Turcs et les Barbaresques. L’Espagne, entrée dans la Sainte-Ligue avec le pape et Venise, mène, avec don Juan, la campagne victorieuse de Lépante (7 octobre 1571). Certes le poids financier de l’arme- ’ ment des galères a été largement assuré par un impôt spécial mis sur le clergé (le subsidio de las galeras qui rapporte par an 420 000 ducats). Mais la fiscalité, aidée par l’argent d’Amérique, est incapable de faire face au coût annuel des opérations des Pays-Bas et de la flotte en Méditerranée. En outre Philippe II est obligé d’intervenir dans le royaume de France pour aider les forces catholiques et royales au cours de la troisième guerre de religion.
19Privée de la contribution des Etats généraux des Pays-Bas, la Couronne est contrainte de faire virer d’Espagne dans les Flandres des sommes considérables pour assurer les soldes des troupes. De 1571 à 1576, 11 millions de ducats sont versés à cet effet pendant que 6 millions sont affectés à la flotte de Méditerranée.
20Afin de rémunérer le transfert de l’argent sur le théâtre des opérations, le roi s’engage à payer aux banques 3,5 millions de primes de change qui seront réglées soit sous la forme d’espèces d’or et d’argent venues des Indes, soit d’assignations sur les recettes fiscales de la Couronne, car le roi a été obligé de reprendre cette pratique. Comme précédemment, la situation devient critique. Afin de ne pas éveiller les soupçons des banquiers, Philippe réunit un groupe d’experts auquel on donne le nom de Junta de Indias, comme s’il s’agissait uniquement de prendre des mesures relatives à la gestion des richesses du Nouveau Monde. Pendant un an, ces techniciens des finances évaluent la dette royale. Ils se prononcent en juillet 1574 pour la solution radicale déjà utilisée en 1557 qui est de révoquer purement et simplement l’attribution de recettes royales aux banquiers.
21Sur ces entrefaites, un arrivage abondant d’espèces précieuses d’Amérique accorde au roi un répit. Il signe avec l’un des banquiers espagnols, Juan de Curiel, un contrat pour le transfert de 600 000 écus aux Pays-Bas, moyennant 16 % d’intérêt. Mais l’argent du Nouveau Monde est insuffisant pour contenter les créanciers qui sont légion, Espagnols comme les Curiel et les Espinosa de Séville, Allemands comme les Fugger, Génois comme les Lomellini, Grimaldi, Gentili, Spinola. Il faut se résigner à les priver des assignations qui leur ont été données sur les recettes royales. Une nouvelle banqueroute est décrétée le 1er septembre 1575.
22Elle concerne l’ensemble des créanciers, à l’exception de Lorenzo Spinola et des Fugger. Ceux-ci conservent la perception des revenus des grandes maîtrises des Ordres. Ils gardent aussi la ferme des mines de mercure d’Almaden ; il importe en effet de préserver cette production qui est indispensable pour assurer l’affinage de l’argent d’Amérique.
23Les assignations révoquées s’élèvent à 37 millions de ducats. Cette mesure provoque la ruine de nombreux banquiers. Parmi les plus touchés figurent Niccolo Grimaldi, prince de Salerne (pour 5 millions), le trésorier royal Espinosa (2 millions), Juan de Curiel, Stefano Lomellini et Agostino Spinola (1,5 million chacun).
24Les conséquences de la banqueroute se font sentir immédiatement. Les deux grandes banques de Séville, Espinosa et Marga, qui assuraient les paiements de l’Etat, suspendent leurs opérations. La flotte qui devait partir en mai 1576 pour la Nouvelle-Espagne ne peut appareiller, les affréteurs ne trouvant sur la place ni argent ni crédit. Le trafic avec les Indes est donc interrompu et avec lui l’espoir de voir revenir du Nouveau Monde les cargaisons d’argent nécessaires pour asseoir la grande politique royale.
25Le roi avait espéré récupérer sur les recettes enlevées aux banquiers 2 millions la première année, puis 4 pendant chacune des trois années suivantes. En 1575, il avait affecté 711 000 ducats à l’entretien de la flotte en Méditerranée et 2 518 000 ducats aux soldes de l’armée des Pays-Bas. Jouissant à nouveau des recettes de la Couronne, il estimait être en mesure de poursuivre l’effort militaire tant sur mer qu’aux Pays-Bas jusqu’au succès final. Hélas ! il lui faut bien constater avec amertume qu’il ne peut faire virer son argent aux Pays-Bas ; il ne dispose plus de lettres de change sur Anvers, les banquiers ayant fait faillite. A défaut des filières habituelles, il en est réduit à utiliser des expédients. Ses agents se mettent en rapport avec des marchands juifs de Lisbonne qui consentent à transporter des espèces sur leurs bateaux. Il trouve à acheter des lettres de change sur Lyon, Florence, Lisbonne, espérant de là obtenir de nouvelles lettres de change sur Anvers. Des cargaisons de métal précieux sont expédiées en Italie pour être acheminées ensuite par voie de terre vers les Pays-Bas. Tous ces procédés se révèlent, à l’usage, dérisoires. En effet, au lieu d’un à deux millions que la Couronne parvenait à faire passer aux Pays-Bas avant la banqueroute, elle n’y transfère à grand-peine qu’un demi-million.
26Faute d’être payées, les troupes se mutinent tout au long de l’année 1576, au printemps, en juillet, en août, puis en automne. Les soldats, dont certains réclament six ans de solde en retard, décident de se payer eux-mêmes. Le 2 novembre, ils se rendent maîtres de la riche cité d’Anvers, capitale économique et financière de l’Europe, et la pillent : I 000 maisons sont détruites et 8 000 personnes tuées. Ils anéantissent ainsi l’un des relais essentiels pour le transfert de l’argent d’Espagne aux Pays-Bas. Cet événement, pire qu’une défaite pour la monarchie hispanique, est une conséquence directe de la banqueroute de 1575.
27Malgré son extrême vélocité, le nouveau gouverneur, don Juan d’Autriche, est arrivé trop tard aux Pays-Bas pour calmer la soldatesque. Les troupes espagnoles ont, la veille de sa venue, pillé et brûlé Anvers. Les provinces catholiques, effrayées et animées d’une soif de vengeance, ont pris contact avec les provinces protestantes sécessionnaires. L’entente survient rapidement. Un traité d’alliance est élaboré, auquel on donne le nom de « pacification de Gand ». Il est signé le 8 novembre 1576. Il engage le Brabant, le Hainaut, l’Artois, la Flandre, Namur et les autres provinces catholiques à porter aide à la Hollande et à la Zélande qui se sont rebellées contre l’Espagne.
28De longues négociations seront nécessaires à don Juan pour tenter une réconciliation. A la fin de janvier 1577 il adhère à la « pacification de Gand » et donne son accord pour l’évacuation des troupes espagnoles.
29Le nouveau gouverneur a subi les volontés du peuple qu’il venait diriger. Mais il a du moins, croit-il, réalisé la plus urgente de ses tâches : rétablir la paix. L’accord, consigné dans un « édit perpétuel », est paraphé par don Juan à Marche-en-Famenne, le 12 février 1577, et ratifié par Philippe II le 7 avril. La « pacification de Gand » y est incluse avec toutes ses clauses. Les Etats prennent à leur charge une partie de la solde arriérée des troupes espagnoles et les frais de leur départ pour 600 000 livres, le reste devant être couvert par la Couronne. L’évacuation des troupes devra être effectuée sous quarante jours.
30Don Juan est contraint d’organiser le départ des soldats. Il avait espéré obtenir de son frère l’autorisation de prendre la tête des troupes retirées des Pays-Bas pour aller en France secourir Henri III contre les protestants. Ayant reçu une réponse négative de Madrid, il charge un Flamand, le comte de Mansfeld, de commander la marche sur l’Italie. Le 21 avril 1577, 30 000 soldats et leur suite, femmes et serviteurs, regroupés à Maastrich, partent, furieux de n’avoir pas été passés en revue par le gouverneur, ni remerciés de leurs services. Le prince n’agit pas ainsi de gaieté de cœur. Sa santé se ressent de la contrainte qu’il s’impose. Ses lettres et celles de son secrétaire Escovedo expriment à Madrid sur un ton pathétique l’expression de son désarroi, Il se sent maintenant inutile aux Pays-Bas. Il demande son rappel. Puis, se reprenant, il tente un coup de main sur Namur puis sur Anvers : le premier réussit mais le second échoue. Ce faisant, il rallume la guerre. En août il demande à son frère de lui renvoyer les troupes qu’il a fait récemment sortir des Pays-Bas. Sous le coup de l’indignation, les Etats généraux le renient comme gouverneur : ils le remplacent par l’archiduc Mathias d’Autriche qui sera un chef d’Etat fantoche entre les mains de Guillaume d’Orange.
31Les troupes espagnoles revenues aux Pays-Bas sont victorieuses de l’armée des Etats généraux à Gembloux, le 31 janvier 1578. S’apprêtant à reprendre la conquête du pays rebelle, don Juan dispose d’environ 26 000 fantassins espagnols, allemands et bourguignons et de 8 000 cavaliers allemands.
32C’est l’Amérique qui lui donne les moyens de payer ces soldats. Le 18 août 1577, une flotte de 55 galions est arrivée à Séville, apportant plus de 2 millions de ducats sous forme de lingots pour le roi. Cette « remise » est bien plus grande qu’aucune autre précédemment venue du Nouveau Monde. Le crédit du roi se rétablit instantanément. Le 5 décembre, il signe un accord avec ses banquiers, il leur promet de régler ses dettes en échange d’un nouveau prêt de 10 millions de florins qu’ils devront transférer en Italie en 1578 et 1579.
33Alors que se produit cette largesse inattendue dont bénéficie l’Espagne, les Etats généraux des Pays-Bas sont dans la gêne. Us ont peine à réunir les 800 000 florins par mois qu’exigent leurs mercenaires. En outre l’union politique amorcée entre les provinces semble compromise : le fossé se creuse entre catholiques et calvinistes. En Espagne, au contraire, le calme civil est désormais rétabli. En outre quatre accords successifs avec les Turcs de 1577 à 1580 assurent le Roi Catholique qu’il n’aura pas à redouter ces années-là une offensive maritime de la flotte du sultan. Or à l’afflux des richesses américaines providentielles, vient se joindre une nouvelle et abondante source d’argent à la suite de la conquête du Portugal. A la mort du successeur de dom Sébastien, le cardinal-roi Henri, le 31 janvier 1580, Philippe II a revendiqué la couronne portugaise. Malgré la résistance du prétendant dom Antonio, il s’est imposé à ses nouveaux sujets par une intervention militaire (juillet 1580). Au Nouveau Monde américain s’ajoute désormais le Nouveau Monde africain et asiatique des Portugais. L’or, le sucre, la soie et les épices, qui affluent à Lisbonne d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Orient, viennent opportunément assurer au Trésor royal espagnol de copieuses rentrées financières qui s’ajoutent à la part qu’il prélève sur les métaux précieux et les denrées apportées par les galions d’Amérique.
34Depuis le XVe siècle, les Portugais contrôlent la navigation au long de l’Afrique. Ils se font livrer par les Africains l’or qui, jadis, était transporté par les caravanes à travers le Sahara jusqu’aux villes maghrébines. Ils se procurent fer, ivoire, malaguette dans leurs factories ou dans les foires des rives du Sénégal et du Rio Grande. Certes, de plus en plus, des pirates espagnols, anglais, français ou marocains viennent trafiquer le long des côtes africaines et saisir les cargaisons des vaisseaux portugais. Plus tard ce seront les Hollandais qui s’empareront du commerce de Guinée. Mais, pendant la minorité de Sébastien, la pression fiscale de la Couronne s’est considérablement accrue. Le cardinal Henri a fait saisir l’or et les marchandises transportées par des particuliers au mépris du monopole royal. Le profit que retire Philippe II de l’Afrique occidentale reste donc considérable, ainsi que celui que lui rapportent les îles, Madère, Açores, Cap-Vert, qui produisent en quantité sucre, indigo, coton.
35D’autres richesses africaines tombent entre les mains de Philippe II La plus importante est l’« or du Monomotapa », ou or de l’empereur des Cafres, produit dans l’Afrique du Sud orientale. Le métal précieux est extrait des mines ou tamisé par orpaillage dans les trois régions du Mokoranga, Manica et Transvaal, peuplées d’innombrables troupeaux d’éléphants et donc également riches en ivoire. L’empereur des Cafres prélève une énorme partie de l’or arraché à la terre ou aux rivières par ses sujets : ainsi se constitue la masse de métal précieux mise chaque année sur le marché du Mozambique.
36Les Portugais se sont substitués aux Maures de Mogadiscio qui troquaient l’or de l’empereur et celui de ses sujets contre des cotonnades et de la verroterie importées de l’Inde. Vers le milieu du siècle, le Mozambique est passé entièrement sous leur contrôle. Ils ont évincé les musulmans en convertissant au christianisme l’empereur, le Monomotapa, et sa cour. Il est vrai que cette évangélisation trop rapide a échoué. Les Portugais ont alors envoyé des soldats pour rétablir leur influence et surtout dominer le trafic, qui, ajouté à celui de l’Afrique occidentale, les rend quasiment maîtres de la production de l’or. Mais du métal collecté en Afrique orientale par les trafiquants, une quantité infime parvient en Europe. La production est en effet acheminée vers l’Asie et le nouveau vice-roi, nommé par Philippe II, tentera vainement d’inverser ce mouvement, ou du moins d’en tirer un plus grand profit en imposant le versement en douane du « quint du roi ».
37Associé à l’argent, très apprécié, venu du Nouveau Monde, l’or servait en effet de monnaie d’échange pour l’achat de la soie et de la porcelaine de Chine, des cotonnades de l’Inde et des épices du Malabar. Il s’y ajoutait celui de la Malaisie, de deux à trois fois plus important en quantité, et aussi celui de Java, où l’on pratiquait activement l’orpaillage. Les Philippines, occupées par les Castillans dès le règne de Charles Quint, y joignaient leur apport, d’un volume modeste en comparaison.
38Le commerce des épices était des plus rentables. La Couronne prélevait sa part sur les 2 000 quintaux de malaguette qui prenaient annuellement le chemin de l’Europe, ainsi que sur les 2 000 quintaux de « poivre à queue » et les 12 000 quintaux de poivre asiatique. Elle prenait aussi sa part de la cannelle de Ceylan, du santal de Timor, des noix de muscade et du macis de Banda, des clous de girofle des Moluques, ainsi que bien d’autres denrées employées comme drogues, telles que bétel, ambre et musc, banjoin, myrobolan.
39Les Portugais importaient encore, de l’Inde et de la Chine, porcelaines, soies brodées d’or, tissus indiens, infinie variété des cotonnades. Chaque année au printemps, ils partaient de Goa et Cochin vers Malacca. Les galions qui appartenaient à l’Etat étaient remplis à l’aller de pacotille et au retour des produits les plus précieux. La part de la Couronne dans les bénéfices était considérable : elle représentait jusqu’à 30 % de la valeur du chargement initial des navires.
40Or, ce surcroît de ressources ne fait que provoquer l’envie des puissances européennes rivales de l’Espagne, qui engagent de nouvelles hostilités, loin des terrains traditionnels d’affrontement. Certes l’Angleterre et la France n’ont pas attendu ce moment pour lancer leurs explorateurs et colons à l’assaut du Nouveau Monde américain. Sur la mer leurs navires se comportent en pirates contre les bateaux espagnols et bientôt les Hollandais les imitent. C’est l’époque où John Hawkins, Francis Drake et Martin Frobisher lancent leurs célèbres expéditions. En 1579, Francis Drake, parti de Plymouth sur son vaisseau le Goldenhind, enlève un navire portugais sous les îles du Cap-Vert et vient passer l’hiver à Bahia. Il fait décapiter son second qui a soulevé contre lui une partie de l’équipage. Puis il reprend sa course, franchit le détroit de Magellan, fond sur Lima où il se fait livrer les vaisseaux espagnols qui s’apprêtent à lever l’ancre chargés de barres d’argent. Il rançonne les possessions espagnoles du Pérou, du Chili et des Moluques. Il ravit à un gouverneur de province, don Francisco de Zarate, sa maîtresse, une jeune négresse dont il fait sa favorite. Les prises qu’il ramène en Angleterre sont évaluées à un million de ducats. La reine le protège ouvertement. C’est en vain que l’ambassadeur de Philippe II à Londres, Bernardino de Mendoza, reproche à la souveraine d’avoir été dîner à bord du Goldenhind, dans la rade de Plymouth, pour fêter le retour du corsaire. L’Espagnol exige la restitution du butin rapporté d’Amérique, mais Elisabeth répond qu’elle le garde : elle entend se venger ainsi des rébellions fomentées contre elle en Irlande par le Roi Catholique. L’argument n’est pas sans valeur. Philippe II, en effet, cherche à mettre la main sur les possessions d’Elisabeth. Conseillé par des aventuriers irlandais, il a envoyé 800 Italiens sous la conduite de Bastian de San Josepo soulever l’Irlande contre la domination anglaise. Mais, à l’automne de 1580, les pauvres gens abandonnés par les Irlandais et assiégés par le comte Grey seront forcés de se rendre. Grey, en protestant fanatique, qui déteste les papistes, fera mettre nus ses prisonniers pour les égorger jusqu’au dernier.
41Cette cruelle mésaventure prouve combien il est risqué de se lancer dans des expéditions punitives, sans préparation convenable. Aussi, peu après, lorsque Philippe II reprend son ancien projet de reconquérir l’Ecosse au nom de la reine Marie Stuart, envisage-t-il d’organiser l’opération sous la forme d’une croisade que dirigeraient le général des jésuites et le grand maître de Malte.
42Le prétexte de la rupture entre l’Angletrre et l’Espagne est fourni par l’annexion de l’empire portugais. La reine prend parti pour Antonio le roi fugitif. Celui-ci ne possède plus à sa sortie du Portugal que les îles Açores et les joyaux de la Couronne. En même temps qu’il charge son fidèle partisan, le comte de Vimioso, de solliciter l’alliance de la France, il se rend avec sa cassette en Angleterre afin d’intéresser Elisabeth à sa cause. Un diamant est d’abord remis en gage à Leicester, favori de la reine, puis, bientôt, tous les bijoux tombent aux mains d’Elisabeth. Pourtant, pendant plusieurs mois, la reine laisse Antonio dans l’incertitude de ses intentions. Enfin, elle permet qu’une souscription soit ouverte à Londres pour équiper une flotte de secours. Sur la liste s’inscrivent Francis Drake, Hawkins, Frobisher, quelques marchands et de grands seigneurs, les comtes de Leicester, Oxford, Pembroke et Warwick. Mais la reine, qui craint un affrontement direct avec l’Espagne, refuse de prêter ses navires et retarde l’armement de deux des souscripteurs en janvier 1582. Aussi Antonio, découragé, part-il pour la France, où il espère trouver des dispositions plus bienveillantes.
43L’accueil du roi fugitif à la cour des Valois a été préparé par le comte de Vimioso qui s’est assuré une audience favorable : Catherine de Médicis est intéressée par une opération qui peut lui permettre de faire valoir ses propres droits à la Couronne portugaise, droits qui remontent à ses anciens ancêtres de la maison de Boulogne.
44Introduit auprès de la reine mère, Vimioso lui conseille de s’emparer du Brésil en compensation de ses droits perdus à la Couronne de Portugal. Les mignons de Henri III, les aventuriers et les politiques sont d’accord pour tenter l’entreprise. Catherine de Médicis, convaincue des avantages de cette expédition lointaine, en fait donner le commandement à son cousin, Philippe Strozzi. Henri III, qui laisse alors son frère le duc d’Anjou intriguer contre Philippe Il dans les Flandres, fait mine d’ignorer les prétentions de sa mère sur les possessions portugaises. Il ferme les yeux sur le rassemblement de la flotte et de l’armée de Strozzi : cependant, il écrit à celui-ci de hâter son départ en janvier 1582 et il demande à ses ministres de l’aider à terminer ses préparatifs. Mais le retard de Strozzi a pour cause principale le manque d’argent et de navires. On est obligé de noliser des bâtiments corsaires à La Rochelle, à Saint-Malo et à Dieppe. On les rassemble secrètement à Belle-Isle, mais le signal du départ tarde encore : on craint, en effet, que les protestants ne profitent de l’absence d’une partie des forces militaires de la Couronne pour recommencer leur soulèvement. Ces craintes ne peuvent cependant empêcher la poursuite des préparatifs. Le roi d’Espagne connaît les armements et le nombre des navires de Strozzi : Tassis, l’ambassadeur de Philippe II à Paris, tient ses informations de nombreux espions.
45« Ce qui n’est pas douteux, écrit Tassis le 5 mars 1582, c’est que leur flotte est prête, et va mettre à la voile pour les Açores, ces îles leur semblant avantageuses pour faire des courses sur les Indes, bouleverser ou, au moins, rendre difficiles le trafic commercial et la navigation. »
46 Or Philippe II, dans l’été de 1581, vient de subir un échec cuisant aux Açores. Il y avait envoyé une escadre commandée par Pedro de Valdez, mais à cause de la mésentente de celui-ci avec Lope de Figueroa, commandant les troupes, les Espagnols avaient été repoussés par les habitants après avoir perdu 700 hommes. Le roi prépare donc une flotte puissante, placée sous le commandement du marquis de Santa Cruz, afin de réduire les rebelles des Açores. Cette flotte pourra servir aussi contre les navires français qui, insouciants du danger, se préparent à partir.
47Le 16 juin 1582, la flotte française, forte de 55 vaisseaux, commandée par Sainte-Soulaine, quitte Belle-Isle avec 37 enseignes de fantassins vétérans et 400 volontaires sous les ordres de Philippe Strozzi et de Brissac. Le roi Antonio et le comte de Vimioso sont à bord, le traître Miguel Vaez également, qui avait renseigné Philippe II sur l’expédition.
48L’escadre française aborde un mois après son départ à Saint-Michel des Açores. Elle débarque 1 500 hommes qui repoussent une sortie de la garnison espagnole et assiègent le fort. Au bout de six jours apparaît à l’horizon la flotte de Santa Cruz qui déploie en bataille devant la principale baie de Saint-Michel, le dimanche 22 juillet, 40 navires avec plus de 7 000 soldats à bord. La flotte française est à peu près égale en nombre, mais ses canons n’ont pas de portée et ses chefs sont en désaccord. Aucun des adversaires n’est pressé d’engager la bataille. Santa Cruz attend la seconde partie de sa flotte, réunie à Cadix, qui doit doubler son effectif. Strozzi espère d’une heure à l’autre voir apparaître des renforts anglais. L’attente dure du dimanche 22 au mercredi 25. Or l’inaction démoralise les deux camps. Le mercredi, les Allemands à la solde de l’Espagne forcent les équipages de deux navires où ils sont embarqués à les ramener à Lisbonne. Mais le roi Antonio prend peur également et s’enfuit avec plusieurs bateaux en glissant la nuit le long de la côte.
49Strozzi perd patience à se voir cerné par un ennemi immobile. Le jeudi 26, la bataille s’engage et dure cinq heures. Elle tourne rapidement au désavantage des Français. Les commandants Sainte-Soulaine et Fumée s’échappent avec la plus grande partie des bâtiments en abandonnant les bateaux les plus engagés dans le combat. Le comte de Vimioso est couvert de blessures : il succombera le lendemain. Strozzi, qui s’est élancé sur le navire de l’amiral espagnol, a été percé de coups. Il s’est jeté tout sanglant aux pieds du marquis de Santa Cruz. Un soldat espagnol lui enfonce son épée dans le bas-ventre. Le marquis, dédaignant de regarder son adversaire, fait signe de le jeter à la mer, ce qui est aussitôt exécuté.
50Dans ce violent combat, les Espagnols déplorent 554 morts et comptent tout autant de blessés ; 1 200 Français ont été tués.
51« J’avais pris sur ces épaves 80 gentilshommes et 213 soldats ou matelots, écrit Santa Cruz, et pour que leur crime si énorme ne restât pas sans châtiment, j’ai ordonné au licencié Martin de Aranda, auditeur général de cette flotte fortunée, de faire décapiter publiquement lesdits gentilshommes et étrangler lesdits soldats et matelots, car il convient ainsi au service de Dieu, du roi notre maître et du roi de France. »
52Cette cruelle exécution effectuée de sang-froid a lieu le 1er août, cinq jours après la bataille. Elle provoque la réprobation unanime des capitaines espagnols, scandalisés. La nouvelle de la défaite jette la reine mère dans le désespoir, auquel succèdent la colère puis un désir de vengeance qui ne la quittera plus.
53Henri III résiste quelque temps aux demandes pressantes de sa mère. Mais, au printemps suivant, il permet de préparer une seconde flotte destinée aux Açores. Les navires transporteront 1 200 hommes, auxquels s’ajouteront 400 Anglais. L’expédition est placée sous les ordres du commandeur de Chaste, gouverneur de Dieppe et cousin du duc de Joyeuse. Les Français sont munis cette fois d’une commission officielle. Mais les lettres royales accordées à Chaste le 6 mai 1583 ne sauraient constituer une protection efficace contre les représailles espagnoles. Elles précisent en effet à l’intention du commandant : « S’il rencontre les navires des flottes venant des Indes ou autres, il mettra peine de s’en saisir et enverra à Leurs Majestés l’or et l’argent et autres denrées de prix qu’il en tirera ».
54Les préparatifs français sont connus à Madrid dès avril. Philippe Il ne les prend guère au sérieux. Dom Antonio, qui aurait pu prêter main-forte à la nouvelle expédition, a dispersé les 37 navires qui l’avaient rejoint à l’île de Tercère après la défaite. Il a aussi renvoyé les bateaux venus à son aide d’Angleterre. Il se contente pour le moment de solliciter l’intervention de la France. Bien que rassuré sur les forces de l’adversaire, le roi d’Espagne n’en ordonne pas moins au marquis de Santa Cruz de partir pour les Açores avec une flotte de 105 galères, galions, galéasses, brigantins et pataches, portant 12000 hommes à leur bord, afin d’arrêter net la nouvelle invasion.
55Lorsque Chaste débarque à Tercère, le 11 juin 1583, les femmes le couvrent de fleurs. Mais un mois plus tard, le 23 juillet, les soldats portugais qui s’étaient joints à ses troupes s’enfuient à la vue de la flotte de Santa Cruz. Ils abandonnent sur le rivage 50 Français qui se font tuer par les Espagnols. Ceux-ci, dix fois plus nombreux que les Français, envahissent l’île. Chaste demande en vain refuge dans les forts. Les Portugais refusent. Il doit se retirer dans la montagne pendant que Santa Cruz fait par représailles piller la capitale pendant trois jours par ses soldats.
56La fin de l’expédition de Chaste est lamentable. Privé d’eau et de nourriture, il envoie à Santa Cruz le texte de la commission royale et demande qu’on lui donne des bateaux pour se retirer en France. Sur les instances de ses officiers, l’Espagnol accepte à contrecœur. Il a jusque-là fait pendre les hommes qu’il a capturés. Le châtiment qu’il réserve à ceux qu’il épargne ne vaut pas mieux. Il les fait entasser sur trois barques de Biscaye avec des provisions insuffisantes. La traversée vers la France durera du 14 août au 4 octobre. La plupart des hommes meurent de faim et de soif. Les survivants exténués s’effondrent à peine débarqués à Hendaye.
57Le message est clair. Les routes de l’empire d’outremer sont interdites aux étrangers. Leur fréquentation par les Français est assimilée à un acte de guerre.
58Une des conséquences de cette mésaventure est la recrudescence des rigueurs de l’inquisition espagnole contre les Français.
59« Il y avait quinze ou vingt Français prisonniers à Lisbonne. On mande, écrit M. de Longlée, représentant de la France, en septembre 1583, que ces jours passés ils en ont pendu sept. C’est un cruel traitement que celui que l’on fait par toutes ces côtes et au-dedans de ce royaume aux Français, pire qu’à des Turcs. »
60Catherine de Médicis a démasqué les espions qui ont renseigné Philippe II. Mais plutôt que de s’exposer à subir, dans une nouvelle expédition, les mêmes revers que précédemment, elle décide de sa venger d’une autre manière du Roi Catholique.
61Pendant qu’elle revendique à son compte personnel la possession de Cambrai et encourage les menées anti-espagnoles aux Pays-Bas, elle attend beaucoup de l’offensive navale des pirates et aventuriers anglais de la reine Elisabeth.
62Point n’est besoin d’inciter les Britanniques à passer à l’action. En janvier 1584, l’ambassadeur Mendoza a été ignominieusement chassé d’Angleterre pour avoir participé à la conjuration de Throckmorton contre Elisabeth. Les entreprises espagnoles menacent partout les intérêts anglais, en Irlande aussi bien qu’en Virginie où Grenville et Raleigh érigent en 1585 des établissements contre lesquels l’Espagne se déchaîne, comme elle l’a fait précédemment contre les colonies françaises en Floride. Maintenant que l’empire de Philippe II s’étend aux possessions portugaises, c’est tout l’Orient qui est interdit aux Anglais. Un jour, cinq navires de commerce qui en reviennent sont surpris près des îles Pantellaria, entre la Sicile et l’Afrique, par treize galères espagnoles que commande don Pedro de Leiva. Le chef anglais Edward Wilkinson fait chanter les psaumes par ses hommes et se scandalise d’entendre les Espagnols invoquer non pas Dieu, mais la Vierge. Le combat naval aux allures de guerre de religion dure cinq heures. Enfin les Anglais, par la supériorité de leur tir et la rapidité de leurs évolutions, forcent les galères à prendre la fuite. Ils entrent triomphalement dans le port d’Alger, puis rapportent leur chargement à Plymouth après avoir réparé leurs avaries.
63Le plus beau succès remporté alors contre l’Espagne est la magistrale expédition menée par Sir Francis Drake, aidé de son ami Frobisher, contre la puissance navale et coloniale de l’Espagne.
64Au début d’octobre 1585, Drake se présente devant Vigo en Galice. Il se fait remettre les Anglais qui y sont prisonniers, vide les trésors des églises et détruit les navires à l’ancre. Il disparaît avant que Santa Cruz ait pu intervenir. Il cingle vers les Canaries, puis aborde aux îles du Cap-Vert. Il y débarque à la mi-novembre 2 000 hommes qui saccagent tout ce qu’ils trouvent, détruisent les églises et prennent toutes les marchandises ainsi que l’artillerie. Il met à profit l’hiver pour se porter sur Saint-Domingue où il apparaît si subitement que le président de la junte locale ne peut, en voyant ces navires, croire qu’ils viennent en ennemis : il refuse d’armer les batteries, ce qui contraint Saint-Domingue à capituler sans combat et à verser une rançon de 25 000 ducats payée en joyaux et en or. Mais ce n’est pas le seul profit de Drake. Il s’empare de l’argent des caisses du roi, soit 60 000 écus, prend une douzaine de vaisseaux chargés de sucre, cuirs, produits divers et, en plus, met la main sur tous les canons de l’île. De là, il gagne la Nouvelle-Grenade et assiège Carthagène dont les habitants sont taxés à 120 000 écus pour éviter le sac. Puis il remonte vers la Floride, où il pille les établissements espagnols et soutire encore de 50 à 60 000 écus des coffres du roi. Il visite ensuite les colonies anglaises de Virginie avant de revenir chargé de denrées tropicales, notamment de tabac, de centaines de milliers de ducats et de 240 canons. Il rentre à Portsmouth le 28 juillet 1586 et distribue son butin. C’est à ce moment seulement qu’arrive à Carthagène la flotte espagnole de secours formée de dix galions sous les ordres de don Alvaro Florez de Valles : l’amiral avait été contraint d’attendre vingt jours à Cadix son ordre de départ, le roi étant trop absorbé par les affaires traitées aux Cortès de Monzon pour le signer.
65Cette mémorable attaque a ruiné nombre de marchands espagnols. Elle a jeté le désarroi parmi les nobles, marins et soldats naguère si fiers de leurs victoires des Açores.
66La guerre mondiale engagée sur toutes les mers pour ou contre l’empire hispanique a pour corollaire une reprise victorieuse des opérations de reconquête des Pays-Bas menée par Alexandre Farnèse. Seules les provinces nordiques résistent et s’érigent en puissance indépendante. Pour les empêcher de poursuivre leurs agressions, il faut les priver de l’aide qu’elles peuvent recevoir tant des huguenots que de la Couronne de France qui espère placer le duc d’Anjou, frère du roi, sur le trône des Pays-Bas. Après la mort du duc en 1585, l’Angleterre se substitue à la France comme protectrice des provinces rebelles aux Pays-Bas, en même temps qu’elle attaque l’Espagne dans le Nouveau Monde. Aussi Philippe II adopte-t-il le plan élaboré par Santa Cruz et Alexandre Farnèse d’envoyer une grande expédition maritime contre l’Angleterre en même temps que sera relancée en France l’agitation de la Ligue.
67Or l’entreprise de l’invincible Armada (juillet-septembre 1588) débouche sur un désastre. Elle a coûté cher : 10 millions de ducats. Elle n’a pas arrêté le harcèlement des corsaires anglais contre l’Espagne et ses possessions d’outre-mer, bien au contraire. La guerre des Pays-Bas se poursuit par ailleurs, coûtant plus de 2 millions par an. Il s’y ajoute les frais des interventions en France d’Alexandre Farnèse et les subsides payés à la Ligue afin de faire élire l’infante Isabelle-Claire-Eugénie reine de France contre le prétendant hérétique, Henri de Navarre.
68 Pour rembourser les banquiers qui fournissent l’argent sur le terrain, le roi devra mettre sur ses sujets un nouvel impôt de 8 millions de ducats dont la perception sera échelonnée sur dix ans. Mais les assignations données des années en avance sur les recettes fiscales continuent de grever le budget. Elles se révèlent une fois encore un remède dangereux. Et pourtant le Nouveau Monde vient à la rescousse : sur les 4 280 000 ducats attribués aux banquiers en 1596, 2 100 000, soit la moitié, sont fournis par les métaux précieux venus d’outremer. Mais pour solder les comptes il reste encore à trouver pour cette année 3 800 000 ducats. Les comptables du Trésor assurent bien qu’en 1597 les Indes rapporteront 3 millions. Mais ce ne sont que des supputations sur l’avenir. Pour l’heure, il faut encore une fois se résigner à supprimer les assignations octroyées aux banquiers sur les recettes fiscales : la troisième banqueroute du règne est décrétée le 29 novembre 1596. Les assignations sont remplacées par des rentes sur l’Etat à faible intérêt. Du moins les « remises » des Indes constituent-elles, dans ce contexte, un élément de stabilité sur lequel le roi et les banquiers peuvent tabler. Mais elles continuent d’être fragiles : la guerre déclarée à l’Espagne par les corsaires anglais et hollandais entraîne en effet le pillage et le détournement des cargaisons précieuses des galions.
69Fournisseur de richesses, l’empire d’outre-mer est le point faible du géant hispanique. Lorsque la France fait la paix avec l’Espagne à Vervins (2 mai 1598), les possessions espagnoles d’Amérique, Afrique et Asie continuent d’être le point de mire de l’Angleterre et de la Hollande : on sait désormais d’expérience que la victoire en Europe devient possible si l’adversaire, aux ressources internes peu fiables, se trouve acculé à la faillite par le tarissement des trésors du Nouveau Monde.
Bibliographie
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
– Sur le système fiscal de l’Espagne, on consultera :
Modesto Ulloa, La Hacienda real de Castilla en el reinado de Felipe II, Rome, 1963 ;
Christian Hermann, Le Premier Age de l’Etat en Espagne, Paris, 1989.
– Sur le rôle des banquiers, voir notamment :
Richard Ehrenberg, Le siècle des Fugger, Paris, 1955 ;
H. Lapeyre, Simon Ruiz et les asientos de Philippe II, Paris, 1953. Voir aussi la bibliographie de la Deuxième partie, chapitre premier de mon ouvrage sur Philippe II, Paris, 1992.
– Sur l’exploitation des richesses du Nouveau Monde :
Earl J. Hamilton, American Treasure and the Price Revolution in Spain, 1501-1650, Cambridge, Mass., 1934 ;
Pierre Chaunu, Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris, 1969 ;
David Goodman, Poder y penuria. Gobierno, tecnologia y sociedad en la España de Felipe II, Madrid, 1990.
– Sur l’empire portugais et la guerre navale autour des Açores : Vitorino Magalhaes-Godinho, L’Economie de l’empire portugais aux XVe et XVIe siècles, Paris, 1969 ;
Charles de la Roncière, Histoire de la marine française, t. IV, Paris, 1910.
– Sur les interventions militaires et les principaux acteurs :
Ivan Cloulas, Catherine de Médicis, Paris, 1979 ;
Jean-Pierre Babelon, Henri IV, Paris, 1982 ;
Margaret Yeo, Don John of Austria, Londres, 1934 ;
Léon Van der Essen, Alexandre Farnèse, Bruxelles, 1933-1934 ;
Michel Duchein, Elisabeth Ire d’Angleterre, Paris, 1992.
Auteur
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L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
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