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L’Amérique une succession d’images
p. 53-58
Texte intégral
1Mais enfin à quoi sert l’Amérique ? Vous allez vous en apercevoir, et regretter ma présence – vous avez commis une grave imprudence – je suis de moins en moins sérieux.
2Le Conde Duque de Olivares qui n’était pas un sot a répondu dans une Consulta du 7 septembre 1631 : « à ruiner tous les Espagnols ». Mettez-vous un instant à sa place après le coup droit qu’avait porté Piet Heyn sur les communications impériales. Et puis vous pourrez objecter que cet adversaire de Richelieu avait les nerfs fragiles, ... mais tout compte fait, aujourd’hui, j’incline à penser qu’il n’avait pas tout à fait tort et qu’il ne s’est pas tellement trompé. Même s’il y a de l’humeur... dans cette réponse. Je me bornerai, quant à moi, à dire – A nous surprendre. Ni vous, ni moi, ni personne, ne s’est jamais remis de la surprise initiale. Celle qui fit s’exclamer Colomb le 12 octobre 1492 : « ils sont nus, comme leur mère les a enfantés ». Ce qui pour des sujets de Koubilaï Khan, mort accessoirement, depuis plus de deux siècles, est..., reconnaissez-le, surprenant.
3L’Amérique, depuis peu, partie à la dérive... Wegener dixit... 27 % des terres émergées, mais plus de 27 % des terres fertiles, ... et sans doute, ... en 1492..., je persiste et signe (sed perseverare, prétenderez-vous) 1/6 des 450 millions d’êtres humains qui se répartissent ou que nous répartissons au début du XVIe siècle, entre les 76 catégories de la classification de l’anthropologue G.W. Hewes, dont une bonne partie ne sont pas encore parvenus au stade du Post néolitique. Quand Colomb se fourvoie dans ce voyage que tous les gens sérieux pensent absurde, avec raison, plus de la moitié de la planète, mais 1 à 2 % des hommes seulement sont encore à un état proche d’une sorte de paléolithique... cueilleurs, chasseurs, pêcheurs... « écologiquement » respectueux des écosystèmes et de la sacro-sainte paresse (des horaires de banquiers, mais une sobriété... imposée, pas de sueurs, et la non aurea mediocritas qui a fait saliver d’aise l’anthropologie post soixante-huitarde (rouge et verte).
4D’où la surprise et la grimace (c’est ma lecture) de Colomb, ... ils sont nus, hélas !, et pour faire du commerce avec eux, cela va poser des problèmes. Ce continent a fonctionné comme une nasse. On y entre et... l’oscillation du niveau des mers vous coupe le chemin d’un impossible retour. Nous sommes allés, sans le savoir, à la rencontre d’une humanité piégée (une..., non, des humanités piégées) qui, d’ailleurs, ont vécu en s’ignorant. Les Incas et les nahualts s’ignoraient. Ils ont appris en même temps, l’existence des Espagnols et des autres, ceux que nous appelons, par suite d’une erreur persistante, des indiens. « Ils sont nus » et même quand ils sont habillés sur les hauts-plateaux, ... ils communiquent peu entre eux. D’où d’énormes failles technologiques (la roue, l’écriture) et des éco-systèmes clos (d’où la faiblesse des défenses immunitaires). Des humanitis coupées depuis 35 000 ans et dont le développement s’est fait en vase clos dans un continent méridien, donc où les communications dominantes Nord/Sud... sont difficiles, puisqu’elles impliquent des changements importants de climat.
5L’Amérique c’est d’abord le continent perdu, une sorte d’Atlandide dont la découverte n’a pas été voulue, programmée, mais résulte d’une erreur. Ne criez pas trop vite, felix culpa. Je vous propose de partir du texte le plus étonnant par sa lucidité, la lette du 15 septembre 1493 de Pierre Martyr de Anghiera au Cardinal Ascanio Sforza.
6« Un Ligure, Christophe Colon1 persuada les Rois catholiques, Fernand et Isabelle, qu’à partir de notre occident il irait découvrir les îles des confins de l’Inde, s’ils lui procuraient navires et équipement : ils propageraient ainsi la religion chrétienne et pourraient facilement acquérir perles, aromates et or en quantité prodigieuse. Colon, en ce premier voyage ne découvrit que six îles, dont deux d’une taille inouïe, ... qu’il nomma respectivement Hispaniola et Ionna, sans tenir pour assuré, toutefois, qu’Ionna (id est Cuba) fût une île. »
7... Mais où sommes-nous ? Il est clair que... dès septembre 1493 Pierre Martyr de Anghiera, pas plus que le Roi Jean II du Portugal, le 1er mars 1493, sur le récit de Christophe Colomb ne croit que c’est l’Asie.
8Lisez et relisez, admirable de lucidité, Pierre Martyr... il résume et synthétise... il a découvert des îles... sûrement..., des confins de l’Inde, voire, mais à quelle distance ? Voilà réconciliés l’historiographie du bon sens, celle qui croit ce que disent les textes, et celle hypercentrique de Vignaud et Harrisse, lors du 4e centenaire (qui fut le premier concélébré... celui de 1892...)... il cherchait l’Asie et... des islas por ganar, (l’un portant l’autre) associant les connaissances et les rêves de marins ou de tout voyageur sur son chameau ou dromadaire dans le désert.
9Se rappeler cette naissance paradoxale. Ce continent de la tribu perdue des prisonniers de l’éclusage géologique... n’a pas été cherché et trouvé... ; il serait normalement apparu avec Cabrai en 1500... sur la Volta méthodique du grand désenclavement planétaire, au processus venu, lui, à son heure... (de 1434 à 1565, du cap Bojador franchi, au Sud du Maroc, ... à la conquête de Cebu et de Luçon par Legazpi aux Philippinnes) fruit d’un désenclavement... entre espace méditerranéen et atlantique (qui... additionnent leurs savoirs et leurs tours de main)..., car la mise en communication maritime, le doublement des routes caravanières avec l’Afrique noire et des routes mixtes (caravanes, boutres et rose azimuthale sidérale des navigateurs arabes dans l’Indien depuis l’an 1000) par une liaison directe maritime comprise, réalisable techniquement, ... souhaitable et économiquement avantageuse, rentable et préparée depuis 1475/1480 par le petit Portugal, ... cette base avancée de la science, de la technique et de l’intelligence italienne.
10Mais le projet de Colomb est un mixte étrange, le croisement d’une culture de marin, ... (les îles qui surgissent des flots et qui enchantent... les conversations des tavernes après boire dans les ports) et d’une Science qui s’attarde au temps de Pierre d’Ailly à l’heure de l’Esmeraldo de Duarte Pacheco. La motivation d’une réponse à des demandes de chrétientés non totalement mythiques, le désir sincère d’un tertiaire de Saint François de gagner des âmes à Christ et... le désir de prendre à revers les responsables du massacre d’Otrante, dont la population mâle fut empalée bien en vue sur les remparts pour l’instruction du chaland, les femmes et les enfants étant envoyés dans les harems et les bordels du Moyen Orient, ce que fit une désagréable impression et qui explique la popularité de Ferdinand d’Aragon, ce petit prince qui fut le seul à réagir et à venger l’honneur des chrétiens. Selon des normes qui sont celles du temps et de beaucoup de temps ; la mémoire des peuples étant nécessairement sélective, mais c’est l’Amérique que vous m’avez demandée. Toutes ces motivations sont vraies, suffisantes et nobles, elles sont pour Colomb bien plus importantes que l’or, ce simple moyen. Tout ce qui sait, a étudié, ce qui conseille les Princes (Portugal, Castille, France, Angleterre), sait que les distances et les techniques ne permettent pas la jonction par l’Ouest, que rend de toute manière inutile et quelque peu risible le succès d’un voisin au moment où le Portugal s’apprête à recueillir le fruit de 60 ans d’un effort méthodique, rationnel, et intelligent. Il a fallu un concours fabuleux de circonstances, en un mot, le choc émotionnel de la prise de Grenade... qui commande la Diaspora sépharade vers la Méditerranée, ... et la rencontre de deux êtres géniaux, mystiques et brûlés de l’ardent désir de servir Christ, de sauver des âmes... habile à déchiffrer les signes de Transcendant dans le ciel... pour que cette folie prenne corps.
11Au commencement était l’erreur : Félix Culpa, peut-être. « Ils sont nus », et à cette distance, la rencontre avec des Adamites (d’ailleurs le Paradis terrestre est proche, Colomb l’identifie lors du 3e voyage)... est une opération ruineuse. Dès le 13 octobre, le journal laissa percer l’angoisse de l’Amiral. Si on ne trouve pas rapidement l’accès à l’Asie l’opération ne sera pas rentable. Le journal dit l’or 143 fois, et Nus, 35 à 40 fois. Puis ils n’ont pas de monnaie (le 18 octobre), donc quel type d’échanges peut-on entrevoir avec eux ? Ces terres, aux portes de l’Asie, ces annexes de l’empire de Chine (on le croit, dur comme fer, pour Cuba ; Pinzon plus longtemps que Colomb)... qu’en faire ? Des bases pour atteindre la prochaine fois, sans coup férir, la Chine, l’Inde, les épices, et faire la nique d’un coup au Roi Jean II du Portugal, de l’Algarve, et de la Mina.
12La décision qui conduit 1 nave et 2 caravelles, puis une Armada de 17 navires, et de 1 500 hommes, au moins, comme jamais on en a envoyée et on n’en enverra de sitôt en une terre lointaine à découvrir, résulte d’une erreur et d’une exagération, les récits enflammés de cette poignée de rescapés, de miraculés de la peur, de la mer ténébreuse et de combien de tempêtes. Comment douteraient-ils de l’Amiral qui les a sauvés alors qu’ils avaient depuis longtemps déjà quitté toute espérance... dans une expédition fruit d’une erreur et d’un mirage.
13L’Amérique, y a-t-il un nom plus injuste donc plus révélateur ? Sans Colomb, le mystique, le continent égaré n’aurait pas attendu longtemps, Cabrai touche la côte du Brésil – il y fait eau et rafraîchissements – mais on peut croire qu’à partir du Brésil, ces terres seraient apparues lentement, progressivement, au fur à mesure des besoins et des molles curiosités, assez lentement, peut-être, pour atténuer le choc microbien et viral d’une rencontre dont le rythme a amputé d’environ 15 % une population mondiale de l’ordre de 500 millions d’âmes en moins d’un demi-siècle.
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14Voilà pour mon Amérique, elle est née d’une erreur, puis d’un mensonge... et du désir de justifier l’erreur, de continuer pour sauver la mise.
15Elle n’est rentable qu’avec les progrès foudroyants des techniques navales, fin XVIIe et XVIIIe, et l’économie sucrière proche, mais au prix d’une émigration forcée, la traite dont le solde à long terme est lourd. Si l’Espagne se ruine, l’Europe du Nord en tire profit. J’ai refait les calculs (dans Colomb et la logique de l’imprévisible, 300 p., 1993 ; chez François Bourin, éditeur). La paix d’Utrecht est révélatrice. Les puissances maritimes du nord se partagent les bénéfices et laissent les coûts à l’Espagne... qui construit une plus grande hispanidad pour un lointain avenir, notre présent. L’Autre Amérique vient à son heure, elle se construit derrière une « frontière de colonisation » comme une reproduction améliorée, un prolongement heureux de l’Europe.
16Ce qui n’exclut pas l’Utopie ; le Brésil l’a portée au temps de Léry. De Léry à Rousseau, ... vive le bon sauvage, il s’enracine dans le Récit de Colomb.
17Faute d’être un Brésil de l’innocence, l’Amérique du Nord expérimente le pacte social et une forme de tolérance avec Roger Williams (Rhode Island) et les quakers de Pennsylvanie, le chapeau vissé sur la tête, même devant le Roi pour ne pas vexer Dieu.
18L’Amérique de la terre gratuite (le Homestead Act 1862), des automobiles à la chaîne (Vive Ford et ses T hautes sur pattes, les Jeep de la Première Guerre mondiale), demain des Liberty Ships et de Marilyn Monroë pliant des parachutes de l’heureux baby boom, et en 1964 du paradis grinçant de la pilule.
19Dois-je avoir une pensée pour le Che, ... et n’oubliez pas... ce vestige, Fidel dont la prison déglinguée nourrit les certitudes changeantes de tous les Jean-Edern Hallier, d’hier et d’aujourd’hui.
20Mais c’est une sonde américaine qui nous a fait le plus beau cadeau de l’année, l’image transmise le 23 avril 1992 d’un commencement (à 300 000 ans du Big Bang 15 à 18 milliards d’années-lumière, d’ici), antérieur au commencement que Colomb découvreur d’un Paradis terrestre inattendu avait tenté de faire savoir à une Europe déjà blasée et sceptique, à peine moins que nous.
Notes de bas de page
1 Le Nouveau Monde, Récits... ed. Tzvetan Todorov, Les Belles Lettres, 1992, p. 23.
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