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Découvertes européennes et nouvelle vision du monde

 | 
Fondation Singer-Polignac
, 
Institut d’histoire des relations internationales contemporaines (Paris)

Avant-propos

Jean-Baptiste Duroselle

Testo integrale

1La Fondation Singer-Polignac et son Président, M. Édouard Bonnefous, chancelier de l’institut de France, m’ont chargé d’organiser un colloque scientifique sur l’année 1492. C’était pour moi un grand honneur ; mais, historien de l’époque contemporaine, sensible certes aux racines lointaines des événements actuels, pourtant simple « usager » des bons ouvrages écrits par les spécialistes – en ce cas, médiévistes et modernistes –, il m’a semblé indispensable de travailler en collaboration avec mon confrère et ami Michel Mollat du Jourdin, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, connu dans le monde entier par ses nombreux ouvrages, qui portent notamment sur l’histoire de la navigation. La véritable introduction de ce volume, c’est lui qui l’a écrite. Ceci n’est qu’un avant-propos.

2Il nous a semblé qu’au lieu de reprendre les récits, souvent trop polémiques, relatifs aux voyages de Christophe Colomb et à la découverte de l’Amérique, autrefois atteinte dans sa partie nord-est, par les Vikings – on l’avait d’ailleurs oublié ! – mieux valait tenter d’éclairer un point essentiel : quels ont été les prodigieux résultats des explorations sur l’esprit humain, pour tout dire sur l’humanisme ? On a trop souvent cru que l’humanisme consistait essentiellement dans la redécouverte du latin classique et dans celle du grec, oublié en Occident pendant huit siècles, connu seulement par des traductions en latin, parfois à travers les études des savants arabes. Pierre-Marie Duval et le regretté Paul Lemerle l’ont lumineusement démontré. Ne disait-on pas « les humanités » dans le sens d’« études littéraires » ?

3Or l’humanisme est beaucoup plus que cela. Car les découvertes – géographiques et scientifiques – ont précisément abouti à dégager l’esprit humain d’une gangue qui le paralysait : le « principe d’autorité ». Progressivement, mais inéluctablement, la querelle dite des « Anciens » et des « Modernes » s’est conclue par une victoire des seconds.

4 L’humanisme a pris son essor face aux excès de la scolastique. Parce que le maître a dit vrai, par définition, il devient presque inutile de réfléchir par soi-même. L’idéal est de connaître à la perfection les préceptes, voire les recettes, que propose le maître. C’est ainsi que Thomas Diafoirus, personnage moins imaginaire qu’on ne pourrait le croire, annonce fièrement qu’il a soutenu une thèse « contre les circulateurs », qui ont l’audace de prétendre que le sang ne cesse de se mouvoir. Comme elle est belle, au contraire, la formule de Descartes : « Ne jamais tenir une chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle » !

5L’objet de notre colloque – si incomplet fût-il – a donc été de déceler ce que les découvertes ont donné aux hommes. A cet effet, nous avons esquissé deux démarches. La première consistait à choisir quelques peuples d’explorateurs – en l’espèce les pionniers, c’est-à-dire les Portugais et les Espagnols, puis les Néerlandais – et d’examiner comment chacun d’eux a vécu ses étonnantes découvertes. Nous ne pouvions, faute de temps, aborder le rôle immense des Français et des Anglais, un peu ultérieur. Mais nous avons rappelé que l’Italie, morcelée, avait fourni quelques-uns des plus grands navigateurs, Christophe Colomb lui-même, mais aussi Verrazano et l’étonnant voyageur et « publiciste » Amerigo Vespucci, qui a donné, par le prénom que ses parents lui avaient choisi, son nom au Nouveau Monde, d’une façon beaucoup plus réelle et respectable que la demi-déesse Europe (d’ailleurs asiatique, comme le rappelle Hérodote) pour notre continent.

6La seconde démarche avait pour but de se placer non plus dans le cadre des pays explorateurs – tous Européens de la côte ouest – mais dans la perspective des pays explorés : l’Amérique, bien sûr, mais aussi la côte africaine, l’Asie du Sud-Est, voire la Chine. Pourquoi les Européens ont-ils pénétré à l’intérieur du continent américain et se sont-ils contentés, à de très rares exceptions près, de créer en Afrique, des comptoirs et, hélas ! des bases pour l’épouvantable « traite négrière » ? La véritable « course au clocher » ne commencera qu’à la fin du XIXe siècle. Pourquoi et comment les Portugais, puis les Hollandais, se sont-ils installés en Asie du Sud-Est ? Pourquoi l’énorme masse chinoise a-t-elle échappé – avec le Japon voisin – au mouvement de colonisation ?

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7 L’une des réflexions que suscitent ces recherches, présentées par des savants compétents – on va les lire plus loin et je ne veux pas me livrer ici à la tâche inutile des éloges abrégés – est liée aux quatre siècles de l’absolue prépondérance européenne : aujourd’hui, après deux sinistres guerres, cette hégémonie intellectuelle est partagée avec les prolongements de l’Europe dans le monde et, de façon fort heureuse, avec un nombre croissant de peuples asiatiques, africains, etc. A partir du XIVe siècle, mais surtout de ce XVe siècle que nous célébrons ici, les Européens ont succédé, en matière de création, aux Byzantins, puis aux Arabes. Grandes découvertes géographiques, développement de la Science, révolution industrielle, extraordinaire expansion commerciale, tout ceci est resté dans les limites de l’Europe, en attendant que celle-ci se ruine et s’ensanglante elle-même. Lorsqu’on ignorait à peu près tout du cerveau humain, on a pu croire que tout cela était dû à une supériorité raciale. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien ; mais cette vision a subjugué Hitler. La façon dont s’est développé le christianisme, à qui l’histoire a fini par interdire et le « césaropapisme » (le chef politique est également le chef religieux – exemple les tsars) et la « théocratie » (le chef religieux s’empare du pouvoir politique – exemple l’Iran des ayatollahs), doit être l’une des explications.

8Mais nous n’avons pas ici à entrer dans le détail. L’essentiel est de percevoir que l’aptitude à créer constitue la caractéristique la plus exaltante de l’esprit humain. Le cardinal de Lubac a écrit jadis un très beau livre qu’il a intitulé Le drame de l’Humanisme athée. Je l’évoque ici précisément parce que ce livre veut donner quelque lumière sur Découvertes et Humanisme. Pour le chrétien, Dieu a créé l’homme à son image. Dieu crée ex nihilo. L’homme crée en découvrant des rapports entre les choses qui existent. L’« Humanisme athée », selon Lubac, consiste à dire que l’homme crée Dieu à son image, en la « sublimant ». Je ne veux évidemment pas amorcer ici une discussion métaphysique, mais simplement évoquer le profond élargissement de l’esprit humain, avec les multiples et stupéfiantes transformations de l’humanisme moderne.

9Je citerai à cet effet deux autres grands auteurs. Le premier est Jean Monnet. Il m’a fait l’honneur, en 1965, de préfacer mon livre, l’idée d’Europe dans l’Histoire. La réflexion essentielle qu’il présente est pessimiste : parce qu’ils étaient les plus créateurs (par exemple en matière de navigation, d’armements), les Européens ont conquis le monde. Or ceci n’est pas bien. Ils sont seuls à l’avoir fait : ni les Chinois, ni les Indiens de l’Inde, ni les Empires africains, ni les Incas, ni les Aztèques n’ont réussi, ni même tenté cette gigantesque entreprise. Mais celle-ci a provoqué d’énormes souffrances.

10L’autre auteur que je veux évoquer est mon regretté confrère Jean Fourastié. Celui-ci nous a souvent proposé, comme il savait le faire dans tous les domaines (les « Comptes de la Nation », les « Trente glorieuses », la baisse incessante des prix, malgré les apparences, sur les prix fabriqués et la hausse constante des prix des services, etc.), une idée très neuve sur l’humanisme. Pour l’auteur de cet avant-propos, normalien de 1938, la culture est essentiellement littéraire. Or, disait Fourastié, la culture, et de ce fait l’humanisme, doivent, à la fin du XXe siècle, être pénétrés de vues scientifiques.

11Ainsi, les grandes découvertes géographiques qui ont ouvert à l’esprit humain des vues étonnantes sur l’existence d’autres hommes, sur le relativisme, sur l’abolition du principe d’autorité (dans une certaine mesure, car nous vivons, pour presque toutes nos connaissances, de l’enseignement de nos maîtres), ne suffisent plus aujourd’hui. A l’humanisme gréco-latin, on a substitué l’humanisme classique et mondial. Aujourd’hui, un humanisme doit être classique, mondial et ouvert sur la Science.

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12J’espère que le lecteur me pardonnera d’avoir voulu, dans cet avant-propos, faire un peu de ce qu’on appelait naguère « Philosophie de l’Histoire ». A mes yeux, c’est un genre parfaitement cohérent, quoi qu’en puissent dire les snobs, et ce colloque, par ailleurs si enrichissant, le démontre avec éclat.

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