Conclusion
p. 408-417
Texte intégral
Histoire et identité européenne
1Les Européens de la fin du xxe siècle éprouvent le besoin de comprendre ce qui fait leur identité commune par delà les diversités bien connues d’ordre géographique, ethnologique, religieuse, linguistique, nationale et historique. Peut-être parce que nous sommes des rescapés de l’histoire, nous nous demandons sur quoi repose l’espérance d’unité européenne qui nous anime tous à des degrés divers. Les historiens plongent dans le passé. Ils sont capables d’éclairer les interrogations des contemporains. Que disent-ils ?
2Une première observation touche à la géographie de l’Europe. Les historiens ont remarqué que l’Europe est une somme de compartiments qui jouent les uns avec les autres ou contre les autres.
3Il existe encore, en dépit de la chute de l’empire austro-hongrois, une Europe danubienne parfaitement repérable dans les esprits qui s’oppose ou s’entend avec une Mitteleuropa. La coupure entre une Europe de l’Ouest et une Europe de l’Est, ou une Mitteleuropa est une réalité de l’entre-deux-guerres chez les pionniers de l’unité européenne. La coupure « officielle » liée à la guerre froide après 1945 perpétue une césure ancienne. Encore aujourd’hui on oppose l’Est retardé par l’expérience communiste et l’Ouest développé. Delaisi opposait une Europe nord occidentale industrielle à une Europe centrale et méridionale, agricole. L’adhésion de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce au Marché commun a réduit la coupure nord-sud.
4Faut-il flatter les particularismes régionaux en Europe ? D’aucuns voient le salut de l’Europe dans une Europe des régions. Retenons que d’anciennes solidarités régionales existent qu’il est impossible de bouleverser et qui peuvent servir l’idée européenne. Les pays danubiens pourraient s’entraîner à l’unité à travers une fédération danubienne, sous direction autrichienne, avant de rejoindre les Communautés de Bruxelles.
5Cependant ces limites politico-économiques ne sont pas valables dans le domaine de la culture ou de la religion. L’Europe de la culture a moins de frontières intérieures que l’Europe économique ou politique. A partir de 1921 par exemple, la Cité Universitaire de Paris a rassemblé au nom de l’Europe, des étudiants originaires de toute l’Europe, de l’est européen évidemment mais aussi de la Scandinavie. Les frontières culturelles traversent les sociétés plus qu’elles ne sont inscrites dans la géographie.
6Il n’y a pas une Europe mais des « Europe ». En revanche le sentiment d’appartenir à une culture commune est très fort dans certains milieux européens. La culture est la patrie des Européens.
7Une seconde réflexion porte sur le fédéralisme ou la Fédération en Europe.
8Il est saisissant d’imaginer, après l’expérience austro-hongroise, que le fédéralisme aurait pu être la maison commune des nationalités et le recours des peuples faibles ou minoritaires. Théoriquement il est le moyen de faire cœxister grandes et petites nations et d’établir la paix en Europe. Or l’exemple même de la Double-Monarchie montre ses ambiguïtés.
9Le concept de fédéralisme a servi aux tenants de la Mitteleuropa de prétexte pour bâtir une grande Allemagne. Mieux vaut alors un nationalisme fort que ce pseudo fédéralisme. Le terme est utilisé dans le célèbre mémorandum français du 1er mai 1930 à propos de l’Union européenne de Briand. Sans doute alors y acquiert-il la célébrité. Mais Alexis Léger parle de « lien fédéral » au sens vague de lien de solidarité. L’appel hitlérien à l’Europe Nouvelle a abusé d’authentiques fédéralistes, brouillant ainsi le concept. Il a été mis à l’ordre du jour par les Résistances européennes durant la guerre, comme une alternative à l’Europe allemande. Le mot de fédération est utilisé par les Français en 1944. Il recouvre en fait le souhait d’une Europe française dont ni les petits pays ni les plus grands ne veulent. Il a été indûment opposé au concept d’Europe des nations au temps du général de Gaulle.
10La charge affective du mot fédéralisme est d’autant plus forte qu’il renvoie à son envers qui est l’exaspération des nationalismes et la balkanisation de l’Europe centrale après 1919. Il renvoie évidemment à l’astre noir de l’aventure hitlérienne. Il conjure idéalement les vagues de fond déstabilisantes que l’Europe a connues : impérialisme napoléonien, culte extrême de la nation, pangermanisme puis hitlérisme, panslavisme en 1945.
11Les constructions européennes depuis 1948 participent au débat sur le fédéralisme et sur l’élargissement de l’union européenne. Les Américains, mentors exigeants et équivoque à la fois, ont espéré voir naître de l’European Recovery Programme (plan Marshall) une Fédération économique européenne à l’échelle de la grande Europe. Le programme a abouti au relèvement européen et à la convertibilité des monnaies. Le plan Schuman ouvrait d’autres espérances fédérales. Irait-on plus loin ? La réponse fut donnée par l’échec de la CED mais aussi par la Relance européenne de Messine. Chaque fois, du 9 mai 1950 au Traité d’Union européenne de Maastricht de février 1992, la question de la Fédération s’est posée. Jamais de réponse ferme ne fut apportée, tellement l’affrontement était vif entre les partisans des abandons de souveraineté et ceux d’une Europe des États.
12Pourtant, si la Fédération reste un objectif lointain, l’unité européenne a progressé au point de rendre impensable une guerre entre les pays de la Communauté européenne. L’Europe se fédère, prudemment mais réellement, autour d’institutions à géométrie variable.
13L’Europe a été capable de promouvoir l’idée d’arbitrage comme règle du comportement international. Certes d’Estournelles de Constant ou Léon Bourgeois raisonnaient à l’échelle du monde. Mais les procédures auxquelles ils songeaient devaient d’abord s’appliquer aux conflits en Europe. Ils avaient à l’esprit l’idée de créer une Union européenne un peu vague faite de multiples accords bilatéraux et multilatéraux entre États européens.
14Ces hommes du début du siècle ont senti qu’il fallait limiter les risques d’affrontements intereuropéens hors d’Europe. Ils ont prêché la conciliation.
15L’arbitrage, l’intervention du droit dans les rapports intereuropéens et internationaux, font partie des institutions mondiales et européennes. La cour de justice des Communautés a pour origine intellectuelle les projets de d’Estournelles de Constant. Les juges construisent l’Europe sans que les citoyens européens n’en aient immédiatement conscience.
16A l’idée d’arbitrage se rattache celle de coopération intellectuelle, de pacification des conflits par un partage de la connaissance. La coopération intellectuelle a été prise en charge par la SDN. Cependant les trois quarts des membres de la Commission Internationale de Coopération intellectuelle étaient des Européens.
17L’identité européenne est liée à la volonté de fonder les rapports internationaux et les rapports intereuropéens sur le droit et l’arbitrage. Il a fallu un siècle pour mettre en pratique cette notion qui fonctionne au niveau des 12 pays des Communautés européennes.
18Une quatrième facette de l’histoire de l’unité européenne au xxe siècle concerne l’unité par l’économie.
19L’idée de Jean Monnet d’intégrer au niveau européen de grands secteurs de production répondait à des tentatives plus anciennes d’organisation d’ententes industrielles privées. On la retrouve tant à Vichy dans les bureaux d’études Chauvel, qu’au CFLN à Alger ou aux États-Unis chez les financiers et les industriels proches de Monnet.
20L’idée d’unité économique a été souvent mise en avant, à défaut de réaliser la Fédération politique. Cette problématique de l’unité par l’économie se retrouve chez les dirigeants autrichiens de l’entre-deux-guerres (plan Tardieu) qui ne pouvaient évidemment revenir à l’espace politique de l’Empire austro-hongrois.
21Elle répond aussi à une demande pressante des milieux économiques. Elle est donc extrêmement réaliste. Le mariage de l’idéal et du réalisme intéressait les milieux politiques qui s’en emparèrent.
22Dans les formes contemporaines d’unité, la complexité de l’organisation de la Politique agricole commune (PAC) est un objet de méditation permanente. L’exemple du marché des fruits et légumes donne un aperçu tout a fait intéressant de cette mécanique communautaire concrète. La PAC était la seule politique commune de la Communauté avant les décisions concernant l’Union économique et monétaire (UEM).
23L’économie a été un secteur privilégié d’intégration européenne au xxe siècle. Cependant il y a là aussi ambiguïté. Les pères de l’Europe ont cru qu’une entente économique générerait automatiquement une unité politique européenne. Quand l’unité économique se confond uniquement avec le libéralisme, la convertibilité des monnaies, l’abaissement des droits de douane, elle conduit à des impasses en termes d’unité européenne institutionnelle et à des frustrations. Une zone de libre-échange ne peut donner naissance à un sentiment de patriotisme européen. Or souvent les milieux industriels et financiers étaient sensibles avant tout (sauf quelques visionnaires) à l’abaissement des barrières.
24Une cinquième observation porte sur l’Europe et les autres. L’Europe se définit par rapport à l’extérieur, c’est ainsi qu’elle acquiert une identité.
25Elle a pu lorsqu’elle était chrétienne puis impérialiste se définir contre les autres : les Musulmans furent un temps aux portes de Vienne. La guerre en Bosnie montre que ce processus violent d’identification, nationale en l’occurrence, peut encore fonctionner. La colonisation fut aussi le moyen de se sentir européens tout autant que Français, Allemand ou Anglais.
26Mais les choses ont changé. Désormais c’est le monde qui pèse sur l’Europe à partir de 1917. L’Europe ne peut pas faire l’économie d’une gestion serrée de ses relations avec les États-Unis et l’État russe euro-asiatique, soviétique ou non.
27Les intérêts de la Russie sont opposés à l’existence d’une fédération européenne, au nom de la sécurité. L’URSS a repoussé en 1948 la création d’une confédération danubienne, comme elle a rejeté la création d’une Fédération de l’Ouest en 1944, comme elle a disqualifié les constructions communautaires à partir de 1950. Toutefois l’expérience vécue par l’Est européen, glacis soviétique durant 45 ans, a montré que les idéaux fondateurs de l’Europe des Lumières et des Révolutions libérales, ceux de la liberté des peuples et des personnes ont triomphé contre le pan slavisme communiste. La communauté idéologique créée par le Pacte de Varsovie a échoué à Budapest en 1956, à Prague en 1968, à Helsinki en 1975 et à Berlin en novembre 1989. La Russie intervient en Europe, elle n’en est pas. La question d’une Europe allant de l’Atlantique à l’Oural est donc une vue de géographes cartésiens du début du siècle.
28L’Europe affaiblie a eu besoin des États-Unis, ce qui a légitimé l’intervention américaine. Tout un débat s’ouvre sur l’atlantisme. Doit-il rejeter l’autonomie européenne ?
29Des hommes d’État européens ont pensé que l’union de l’Europe était au service de la paix et non pas d’un bloc. L’Europe troisième force a échoué entre 1947 et 1962. Pourtant cette intuition, partagée par Coudenhove-Kalergi, par les socialistes peu ou prou, rejoints par Mendès France, Mollet, de Gaulle, Pompidou et Mitterrand du côté français affirme banalement que la Communauté atlantique, laborieusement mise en place à partir de 1949, ne peut être uniquement au service des États-Unis. D’ailleurs une lecture nouvelle de la relance européenne de 1955 montre que les intérêts nationaux et européens ont été pris en compte par les négociateurs des grands États contre les vœux américains. Euratom n’interdit pas la construction d’armes nucléaires en Europe. Il dépend des Européens, s’ils le veulent, de se doter d’une défense commune, dans l’amitié avec les États-Unis et la Russie.
30Si l’Europe de la seconde moitié du siècle a subi le poids de l’extérieur, celle du début du siècle était invitée par les partisans de son unité comme d’Estournelles de Constant à prendre des risques à l’extérieur. Qu’elle sache réparer les malheurs de la colonisation et réorganiser ce qu’elle a troublé. Cet appel contenait l’espérance d’une colonisation réussie où les indigènes deviendraient plus sages et plus riches. Il en reste le souci de développer le Tiers-Monde comme les Communautés européennes s’y essaient avec les accords de Lomé ou les remise de dettes.
31De ces diverses expériences traumatisantes d’interventions étrangères en Europe, retenons deux tendances de fond qui participent à l’identification européenne. L’Europe a refusé jusqu’à maintenant de s’abandonner à un « imperium » étranger. Elle a l’ambition de créer les conditions d’une relation Nord-Sud plus juste et un ordre économique et politique conforme aux 4 D dont parle Hélène Ahrweiler, ancien recteur, chancelier des Universités de Paris : démocratie, dialogue, développement, droits de l’homme.
32Il est essentiel de s’interroger sur les relations de la France avec l’Europe dans le cadre de l’unité européenne.
33La France a largement participé à « l’invention de l’Europe ». A côté des pères français de l’Europe bien connus, de Monnet à Delors, apparaissent des personnalités qui ont préparé l’unité européenne, comme d’Estournelles de Constant, Léon Bourgeois, Lucien Luchaire, André Honorat dont parle cet ouvrage et d’autres encore !
34Mais la France a porté aussi des coups au fédéralisme européen, en 1954 en repoussant la CED, en 1962 en stoppant net l’élargissement des compétences de la Commission de Bruxelles.
35Le débat européen, en France, n’est pas dénué d’arrière pensées. Souvent les objectifs d’unité européenne s’effacent devant l’intérêt national. Le soutien de la France à la Commission internationale de Coopération intellectuelle, la création de la Cité Universitaire s’expliquent par le souci de développer l’influence intellectuelle de la France en Europe et dans le monde ou de soutenir la Petite Entente. Le Quai d’Orsay a encouragé pour des raisons d’intérêt national l’activité européenne d’associations privées comme l’Union Douanière Européenne. La nature du lien fédéral prôné par Briand en 1929-1930 était tellement flou qu’il faut admettre que les Français désiraient préserver leur souveraineté nationale. Les projets d’union européenne de 1945- 1948 visaient à établir une sorte de condominium franco-britannique sur l’Europe occidentale. Les petits pays auraient dû suivre ! Le plan Fouchet, dans sa seconde mouture, aurait créé une union européenne très franco-centrique. Ce comportement n’est pas spécifiquement français, il est partagé par les grands États européens.
36Il est parfois délicat d’opposer recherche d’influence nationale et intérêt pour une cause plus universelle. Ainsi André Honnorat, fondateur de la Cité Universitaire de Paris, mit la Cité au service de la grande œuvre de l’après-guerre, la Société des Nations et du rayonnement culturel et politique français. Ainsi apparaît-il comme un patriote « mais aussi comme une esprit européen ». Alexis Léger tempère l’universalisme utopique des débuts de la SDN ou de Pan Europe pour construire un libre-échange mesuré. Monnet allie dans son action entre 1945 et 1952 la volonté de moderniser la France et de créer des formes d’unité européenne. Faire l’Europe, sans défaire la France disait Bidault !
37Alors pourquoi la création de formes d’unité européenne est-elle la politique des gouvernements français depuis 1944 ? La réponse a pour toile de fond la catastrophe de la défaite française de juin 1940. La France a pris conscience de ses limites de puissance à la différence de la Grande-Bretagne. Elle avait besoin au moins d’une entente économique régionale en Europe. Encore fallait-il résoudre la question de sa sécurité face à l’Allemagne. Cette formation d’unité européenne s’accompagnait encore de l’affirmation du rang de la France. La création de l’OECE puis le plan Schuman répondirent à ces préoccupations.
38La France ayant satisfait son besoin minimum d’Europe n’avait pas besoin d’une CED qui aurait largement entamé sa souveraineté militaire et nationale. De plus Monnet a monté ce projet d’armée européenne dans la précipitation, sous la pression des événements de Corée. L’histoire du refus de la CED prouve les résistances à deux idées importantes : le réarmement allemand, la supranationalité. Mais tous comptes faits la société française a préféré le réarmement sous contrôle de l’UEO et de l’OTAN à une diminution de souveraineté dans le cadre de l’Europe.
39Si le débat sur la CED fut passionné en France, ce qui est bien connu, il le fut aussi au sein du parti travailliste anglais, ce qui l’est moins. Fallait-il réarmer l’Allemagne ? Les « Bevanistes », aile gauche des travaillistes, réussirent presque en 1954 à empêcher le soutien travailliste à la CED. La rupture fut évitée mais le débat laissa des traces comme au sein du parti SFIO. Les travaillistes se replièrent sur l’identité insulaire ce qui nuit au succès des premières candidatures de la Grande-Bretagne au Marché commun.
40L’étude des partis politiques démocratiques a l’avantage de faire ressortir à la fois les réactions de l’appareil mais aussi celles de la base.
41L’attitude des partis français face à l’Europe dans les années cinquante a l’avantage d’attirer notre attention sur le rôle de la Grande-Bretagne dans les constructions européennes. Les réticences britanniques concernant l’Europe de Maastricht, les sorties répétées de Mme Thatcher contre les gnomes de Bruxelles, ses exigences financières : « I Want my money back » scandalisent ou au moins étonnent. Mais il faut se souvenir avec quelle force les Français réclamaient la participation britannique aux communautés européennes de tout genre. Le réarmement allemand a été accepté parce que la Grande-Bretagne s’engageait en Allemagne dans le cadre de l’UEO. Ramadier, Mendès France soutinrent le projet de zone de libre échange, contre l’Europe des Six, parce qu’ils souhaitaient la présence de la Grande-Bretagne.
42Les Français n’avaient guère confiance dans la sécurité apportée par l’Europe des Six. Il craignaient toujours le tête-à-tête franco-allemand. Ils étaient prêts à beaucoup pour faire participer l’Angleterre et sans aucun doute tempérer la supranationalité à laquelle les travaillistes britanniques étaient opposés.
43L’anglomanie de nombreux Français était le signe de la faiblesse de la France dans une Europe des Six sans envergure. Elle signifiait aussi que dans l’esprit de beaucoup de Français, l’Europe des Six était l’ombre froide de la grande Europe, tombée sous les coups des super puissances. C’était une façon de rappeler la situation de violence faite à l’Europe après la seconde guerre.
44Le premier septennat au général de Gaulle n’a pas été aussi vide de sens européen qu’une simplification abusive de l’histoire peut faire croire. Monnet, Spaak, comme le Mouvement européen ont soutenu le premier plan Fouchet dans la mesure où il liait le sort de l’union politique européenne à l’Alliance atlantique et qu’il renforçait les pouvoirs de l’Assemblée parlementaire européenne. Evidemment les relations se gâtèrent après les déclarations contre l’Europe intégrée du 15 mai 1962 et la politique de la chaise vide en juillet 1965.
45La France n’a plus le choix de refuser l’Europe mais elle peut encore refuser certaines formes d’unité. Elle se sent européenne quand elle peut trouver dans les constructions européennes un supplément d’influence. Les Européens sont mis au défi d’inventer des institutions qui respectent à la fois les légitimes ambitions nationales des peuples européens tout en permettant l’expression efficace de leur unité dans le domaine de la politique, de la défense, de la diplomatie, de l’économie et de la monnaie.
46De même que les nations ont trouvé et célébré leur mémoire nationale, de même conviendrait-il de rechercher les lieux de mémoire proprement européens.
47Il y a des hauts lieux (Verdun, le Rhin, l’Acropole d’Athènes, Berlin, le Panthéon de Paris puisque s’y trouvent les cendres de Monnet). Bien peu le disputent aux hauts lieux nationaux. Il en est de plus modestes comme la Cité universitaire de Paris par exemple dans la mesure où son histoire prouve qu’elle fut un authentique lieu de fraternité européenne. Mais les contemporains ne sont pas prêts encore à lire dans les paysages ou les monuments de leur pays la marque de l’unité européenne, comme à Verdun.
48L’historien est confronté aussi aux pères de l’Europe dont il convient de rappeler l’action passionnée pour la cause européenne. Après 1945 l’engagement européen était lié à la perception de l’échec extraordinaire de l’Europe et de la France à maintenir la paix en 1939 et à faire la guerre en 1940. Ces hommes de la génération de la défaite voulaient le sursaut. Les uns par l’Europe, les autres par la grandeur nationale et la puissance économique et nucléaire. Pour tous le danger allemand devait être exorcisé. Cette dramatisation conférait aux constructions européennes une dimension héroïque qu’elle a un peu perdu à la fin du siècle.
49Mais s’il y a des pères de l’Europe, ils ont été bien souvent le produit de réseaux qui les ont influencés ou qui furent à leur service. Seydoux et Briand subirent l’influence des milieux industriels et économiques européens ou du comité franco-allemand de Mayrisch. Le réseau Monnet s’étend sur les deux rives de l’Atlantique. Pour la Relance européenne Monnet développa un nouveau réseau comprenant politiques et syndicalistes, journalistes européens et américains, dans ou hors du Comité d’Action pour les États-Unis d’Europe. L’action de Monnet ou de Briand sur la presse est essentielle pour comprendre leurs succès médiatiques dans les milieux dirigeants.
50Mais ces réseaux ont des limites qui sont celles des idées de celui qui les utilise. Monnet n’a pas su populariser dans la grande presse son action. Il n’a pas su mobiliser les foules au service de l’unité européenne. On est surpris du faible rôle du Mouvement Européen dans la Relance européenne. Son engagement atlantiste militant après 1962 le conduisit à s’aligner en fait sur les projets de Kennedy contre une Europe troisième force continentale et franco-allemande qui inquiétait. Son organisation coalisant des forces nationales et internationales autonomes a été incapable de lui donner de l’influence sur les décideurs.
51Monnet, Schuman, Adenauer, de Gasperi sont les pères de l’Europe à un certain moment de leur vie, pour des raisons parfois conjoncturelles. Monnet a réussi la CECA sans doute plus pour l’entente franco-allemande que pour l’idéal européen. Il a relancé l’Europe en 1955 sur des bases qui ne sont pas celles des constructions européennes actuelles. Il a choisi l’Europe atomique et c’est le Marché commun qui a fait l’unité européenne. On peut être un père reconnu de l’Europe et se voir dépossédé de son projet comme cela est arrivé à Monnet en 1956 au nom de l’intérêt national, en l’occurrence pour assurer à la France le droit de fabriquer des armes nucléaires.
52Les groupes de pression pro-européens, les hommes de l’unité européenne ont été nombreux au cours du xxe siècle, de Mayrisch à Coudenhove ou Monnet, du Comité franco-allemand aux initiatives privées pour l’unité européenne. Jamais ils n’ont pu imposer leurs idées dans les pays démocratiques du seul fait de leur pression. Leur succès coïncida toujours avec leur capacité à faire prendre en charge leurs idées par des responsables politiques dûment mandatés et à une conjoncture favorable en profondeur aux intérêts nationaux.
53En revanche il existe une tendance séculaire conduisant les peuples européens à s’unir en même temps que la mondialisation des échanges devenait une réalité et que l’Europe sombrait dans la guerre. Les repères identitaires européens sont difficiles à percevoir. On est européen parce qu’on ne peut plus être seulement français, allemand, italien. On est européen par nécessité (une minorité par choix). L’identité européenne reste encore à construire dans l’esprit des citoyens européens. Seuls les institutions et l’intérêt bien compris rassemblent les Européens.
Auteur
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