Les avatars du non-alignement
|Conclusion
Texte intégral
1A partir du postulat selon lequel l’aide n’est pas de la générosité désintéressée, nous nous sommes efforcés de montrer d’une part, quels étaient les objectifs qui avaient guidé les Etats-Unis et l’Union Soviétique dans leurs politiques d’aide à l’Inde, et d’autre part, de déterminer si la nécessité pour l’Inde de recourir à une aide étrangère avait pu amener ce pays, à la demande d’un Etat donateur, à remettre en cause certaines de ses orientations politiques.
2En réponse à la première interrogation, une remarque s’impose : dans le cas des Etats-Unis, comme dans celui de l’Union Soviétique, leur aide est venue moins sanctionner une large identité de vues politiques et économiques ou des affinités idéologiques que la crainte de voir un pays revendiquant le non-alignement, et dont l’importance géopolitique était reconnue, basculer dans la zone d’influence du bloc adverse en raison de contingences économiques ou pour protéger son intégrité territoriale face à une agression.
3Le gouvernement américain put exprimer sa désapprobation à l’égard du non-alignement ou de la consolidation des liens entre l’Inde et l’Union Soviétique (de moins en moins lorsqu’il apparut que ceux-ci servaient les intérêts américains en contribuant à exacerber les relations entre Moscou et Pékin) et manifester une certaine irritation face aux récriminations indiennes à l’encontre de la politique américaine en Asie. De même, les Etats-Unis ont souvent fait part, parfois par l’entremise de la Banque mondiale ou du fmi, de leur déplaisir quant au fait que la politique économique du gouvernement indien ne répondait pas aux préceptes du libéralisme. La régulation de l’économie par l’Etat, la priorité accordée au développement du secteur public, les obstacles mis à la pénétration du capital étranger furent régulièrement décriés. Les Américains purent aussi s’estimer mal payés de retour pour leur aide qui était quantativement bien plus importante que celle des autres pays, et dénoncer la complaisance de l’Inde à l’égard de l’urss. Pourtant, ces différends n’influèrent pas significativement sur l’aide américaine à l’Inde car ils étaient éclipsés par un impératif qui était le maintien au pouvoir d’un gouvernement qui, sur une scène internationale dominée par la guerre froide, avait l’insigne avantage de ne pas être dirigé par des communistes. A ce titre, il paraissait indispensable d’assurer sa stabilité politique et sa viabilité économique. En conséquence de quoi, les Indiens eurent tendance à considérer l’aide américaine comme acquise, s’en prévalant notamment lorsqu’il s’agissait d’opter pour des décisions dont on savait par avance qu’elles avaient toutes chances d’encourir la réprobation du Congrès américain.
4 L’Union Soviétique, à partir du moment où elle reconnut au non-alignement une crédibilité acquise notamment avec le Panchsheela et le refus de l’Inde de collaborer aux desseins stratégiques de Washington, opta à son tour pour une politique d’aide à l’Inde avec trois objectifs. Le premier était de prévenir le risque, en assurant le gouvernement indien de son soutien, de voir l’Inde s’en remettre exclusivement pour ses programmes de développement à une aide occidentale qui pourrait être conditionnelle à un alignement politique. Le second était né de la volonté de l’urss de revendiquer une place de grande puissance asiatique en se rapprochant des Etats non-communistes d’Asie et d’ériger à cette fin ses relations avec l’Inde en modèle. Le troisième objectif découlait du second et de la rivalité qui se dessinait entre les deux grandes puissances communistes dans le tiers monde et visait à faire de l’Inde un contrepoids à la Chine en Asie. La décision des Soviétiques d’accorder une aide militaire à l’Inde participa d’une démarche similaire : éviter que l’Inde pour assurer la défense de ses frontières ait à s’aligner sur l’Occident et lui donner les moyens de contrecarrer les ambitions expansionnistes chinoises. S’il y eut bien des efforts – peu convaincants – de Moscou pour justifier leur aide en arguant également du caractère progressiste de la politique économique du gouvernement indien, en recourant notamment au concept de voie non-capitaliste de développement, l’intention première des dirigeants soviétiques restait de neutraliser les influences américaines et chinoises dans la région. Ils furent même prêts à fermer les yeux sur l’attitude sans complaisance du gouvernement de New Delhi à l’égard du parti communiste indien et à sacrifier les intérêts de celui-ci aux objectifs de sa politique internationale.
5Si l’on en vient à comparer les réactions suscitées en Inde par les politiques d’aide américaine et soviétique, force est d’admettre d’abord que, si la seconde, à l’exception des négociations qui précédèrent l’accord sur la réalisation de l’aciérie de Bokaro, n’avait pas fait naître de polémique publique, la première avait souvent provoqué une certaine acrimonie en Inde. Il fut plusieurs fois reproché aux Américains d’utiliser l’arme de l’aide pour exercer des pressions sur le gouvernement indien qui reflétèrent l’existence de nombreux désaccords politiques entre les deux pays. Ainsi, les tentatives américaines pour arracher à l’Inde des concessions en faveur du Pakistan, contre la promesse d’une assistance militaire plus importante au lendemain de la guerre sino-indienne, étaient une conséquence de la politique d’endiguement du communisme en Asie basée sur des alliances militaires qu’avait dénoncé New Delhi avec d’autant plus de virulence qu’elles avaient permis au Pakistan de se renforcer militairement. Autre exemple : la décision de Lyndon Johnson d’opter pour une politique de livraisons d’excédents céréaliers à court terme, pour amener le gouvernement indien à réviser sa politique agricole, découla des vues divergentes sur l’ordre des priorités dans la stratégie de développement.
6Par contre, l’aide soviétique s’inscrivit dans le cadre du rapprochement entre New Delhi et Moscou, dont la principale manifestation fut la décision de l’Union Soviétique d’apporter son soutien aux politiques extérieure et économique menées par le gouvernement indien. Il en résulta une aide apportée aux plans de développement du secteur public dans l’industrie lourde et les biens d’équipement auxquels les Etats-Unis refusaient tout subside. L’impact fut durable : Rajiv Gandhi, lors de la visite de M. Gorbatchev en Inde en novembre 1988, devait rappeler que l’Union Soviétique avait aidé son pays à développer son industrie à un moment où d’autres pays cherchaient à ébranler la confiance de l’Inde en sa capacité à être indépendante. L’une des retombées à long terme de la politique d’aide soviétique fut, par la multiplication des contacts et des échanges qu’elle généra de contribuer à l’émergence de groupes de pression intéressés au développement des relations indo-soviétiques au sein de ministères où seuls les lobbies pro-occidentaux avaient jusqu’alors manifesté leur présence. Les avantages retirés de relations privilégiées avec l’urss parurent rapidement pour New Delhi l’emporter sur la possibilité d’une aide plus importante des Etats-Unis.
7En dépit du discours officiel assurant que l’Inde préférerait renoncer à toute aide, quelles qu’en soient les conséquences, plutôt que devoir faire des concessions allant à l’encontre de ce qu’elle considérait comme ses intérêts, le gouvernement indien avait dû parfois composer avec le pays créancier pour obtenir une aide. Rappelons notamment que l’Inde avait transigé sur les termes de l’aide alimentaire d’urgence accordée par les Etats-Unis en 1951, puis trouvé un compromis avec Washington sur l’exportation de minerais stratégiques après le vote par le Congrès du Battle Act. Dans bien des cas, les besoins en aide étrangère ne purent être qu’un des éléments, parfois déterminant, qui conduisirent le gouvernement indien à prendre certaines décisions. Ainsi, les avantages qu’offrait l’aide soviétique au moment du lancement du second plan quinquennal purent expliquer en partie la critique mesurée du gouvernement indien sur les événements de Hongrie. Mais il est aussi probable que le soutien apporté par l’Union Soviétique à l’Inde aux Nations unies sur la question du Cachemire compta au moins autant. Autre exemple, l’accord donné par le gouvernement indien, après la guerre sino-indienne, à des opérations militaires américaines dans la région, participa aussi bien de la crainte d’une nouvelle confrontation avec l’armée chinoise que de l’espoir d’obtenir un soutien financier américain aux plans de modernisation de l’armée indienne. Si l’impérieuse nécessité de voir l’aide américaine, suspendue au moment de la guerre indo-pakistanaise, reprendre avait lourdement pesé dans la décision de dévaluer la roupie en juin 1966, il faut aussi considérer que la dévaluation avait eu ses partisans au sein du gouvernement indien.
8Si la politique extérieure de l’Inde reposait sur le refus de la logique des blocs, le gouvernement indien n’avait pas hésité à se servir de l’affrontement Est-Ouest pour mobiliser l’aide des deux superpuissances en arguant que faute d’aide le pays pourrait tomber dans l’orbite du camp adverse, ou en menaçant de trouver auprès de l’une l’assistance que l’autre était réticente à accorder (en l’occurence, cela revint presque chaque fois à s’adresser d’abord aux Etats-Unis puis, en cas de refus, à se tourner vers l’Union Soviétique). Cette capacité de l’Inde à obtenir une aide des deux superpuissances, à partir du milieu des années cinquante, avait constitué un atout de taille face à une dépendance croissante envers l’aide étrangère, et lui avait largement permis, au-delà des compromis ponctuels, de ne pas se laisser dicter ses choix fondamentaux, qu’il s’agisse du non-alignement ou des grandes orientations de sa politique économique, sans avoir à compromettre le développement.
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