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Les avatars du non-alignement

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Gilles Boquérat

Première partie. L’ombrageuse indépendance

Chapitre 1. La conception du développement

Texte intégral

1L’Inde qui accèdait à l’indépendance le 15 août 1947 présentait bien des maux du sous-développement : une économie reposant encore largement sur une agriculture peu productive n’arrivant pas même à répondre aux besoins d’une population qui s’accroît de près de 5 millions d’individus par an, un faible niveau d’industrialisation, un chômage et un sous-emploi chroniques, une pauvreté endémique qui, conjuguée à une mauvaise situation sanitaire, plaçait en 1950 l’espérance moyenne de vie à la naissance à 32 années, enfin un analphabétisme largement répandu puisque, d’après le recensement décennal de 1951, seulement 1 personne sur 6 savait lire et écrire. La Partition du sous-continent, en démembrant l’empire des Indes, avait de plus contribué à affaiblir la structure économique en rompant la complémentarité qui pouvait exister entre ce qui était dorénavant le Pakistan et l’Inde. Il fallait en outre résoudre l’épineux problème que posa, juridiquement et administrativement, l’intégration de 562 états princiers au sein de l’Union indienne, quand celui-ci ne dégénéra pas en conflit armé avec le Pakistan sur la question du Cachemire. Sans oublier le long cortège de drames humains liés aux sanglants affrontements intercommunautaires qui accompagna la Partition et le douloureux problème de la réhabilitation des réfugiés qui s’ensuivit. En 1951, 7,5 millions de personnes avaient migré du Pakistan, oriental et occidental, vers l’Inde.

  • 1 Chiffres cités par C. BETTELHEIM L’Inde Indépendante, pp. 23 et 25, d’après le First Report of the (...)
  • 2 Note de Vishnu Sahay, le 20 mars 1946, Government of India (= goi), Department of Food. Cité par M. (...)
  • 3 G. Blyn, Agricuhural Trends in India 1891-1947. Philadelphia, 1966, pp. 93-126.

2En 1947, l’agriculture faisait vivre près des 3/4 de la population et comptait pour la moitié du revenu national1 Néanmoins, la production intérieure restait notoirement insuffisante face à l’accroissement démographique et il fallut cette année-là importer plus de 2 millions de tonnes de céréales pour parer aux risques de famine. Un rapport du gouvernement rédigé en 1946 estimait qu’avant-guerre environ 30 % de la population souffrait de malnutrition2. La famine au Bengale qui coûta la vie à au moins 3 millions de personnes en 1943 était encore dans les mémoires. Une étude réalisée sur la période 1891-1947 a montré que l’accroissement de la production agricole fut nettement inférieur à celui de la population, 0,37 % contre 0,67 % en moyenne annuelle3.

  • 4 B. M. Bhatia, India’s Food Problem and Policy since Independence, p. 22.

3Les campagnes indiennes ne sont guère productives : les déficiences de la réforme agraire, la pression démographique et des méthodes d’exploitation archaïques sont autant de facteurs expliquant la faiblesse des rendements, tout comme une étroite subordination aux aléas climatiques. Avant l’indépendance, seulement 24 % des terres cultivées étaient irriguées dans l’Inde indivise. Avec la Partition, ce chiffre tomba à 19 % du fait de la cession au Pakistan des terres bien irriguées du Sind et du Pendjab occidental. Cela se traduisit par un déficit céréalier supplémentaire de 800 000 tonnes4. Avec 82 % de la population de l’Inde d’avant la Partition, le nouvel Etat indien ne pouvait compter que sur 68 % des récoltes de riz et 65 % de la production de blé de l’Inde britannique. Le recours croissant aux importations de céréales, passées de 1 million de tonnes en 1935 à 2,9 millions en 1948 puis à 3,8 millions en 1949, était à peine suffisant pour parvenir à maintenir un fragile équilibre entre l’offre et la demande que pouvaient remettre en cause d’une année sur l’autre les calamités naturelles.

  • 5 D. K. Rangnekar, Poverty and Capital Development in India, p. 86.
  • 6 C. Bettelheim, L’Inde Indépendante, op. cit., pp. 23 et 25. La notion d’établissement industriel fa (...)
  • 7 The First Five Year Plan (= FFYP), Planning Commission, pp. 177-178.

4La Partition eut des répercussions négatives pour l’industrie indienne, notamment dans le textile. Si 98 % des filatures de coton et la totalité des filatures de jute étaient situées en Inde, 81 % des fibres de jute et 40 % des fibres de coton provenaient avant l’indépendance des territoires qui furent cédés au Pakistan. Malgré ces handicaps, il n’en demeurait pas moins que, au lendemain de la Partition, la grande majorité des ressources minérales et des industries se trouvait sur le territoire indien. Ainsi, si l’Inde perdit quelques petites entreprises, elle conserva 91 % des grands établissements industriels5. Pour autant, la part du secteur secondaire (mines, établissements industriels et petites entreprises) dans l’économie ne représentait guère pour l’année 1948-1949 que 17,1 % du revenu national. Quant à la seule industrie moderne – les établissements industriels –, elle n’occupait qu’à peine 2 % de la population active et sa part dans le revenu national n’était que de 6,3 %6. Les industries de biens de consommation dominaient alors, représentant près de 80 % de la valeur de la production manufacturière totale, laissant la portion congrue à l’industrie lourde. Au dire des rédacteurs du premier plan quinquennal, le niveau de production de biens de consommation, tels le textile, le sucre ou le sel, était alors considéré comme relativement satisfaisant au regard d’une demande encore faible. A l’inverse, la production de l’industrie lourde était estimée comme largement insuffisante, même pour répondre à une demande pourtant modeste. La production de fer et d’acier arrivait à peine à subvenir à 50 % de la demande et il en allait de même pour la chimie lourde. Le secteur énergétique était insuffisamment développé. Quant à la fabrication de machines-outils, elle était embryonnaire ; seuls les besoins de l’industrie textile commençaient à connaître un début de réponse7.

  • 8 Voir G. K. Shirokov, Industrialisation of India, pp. 47-49.

5 Toutefois, l’Inde avait accédé à l’indépendance avec une structure industrielle, dont une bonne partie avait été achevée avec des capitaux indiens, une spécificité que bien des pays se libérant de la sujétion coloniale purent lui envier. Le capital national en était venu à empiéter de plus en plus sur les positions du capital britannique que l’on retrouvait surtout dans les activités liées à l’exportation, laissant la majeure partie du marché intérieur aux industriels indiens. Il put être estimé qu’en 1948, la part des entreprises étrangères dans la production industrielle totale était d’environ 25 %8.

6La Seconde Guerre mondiale avait notamment donné un coup de fouet à l’industrie indienne. Le bombardement des usines en Grande-Bretagne, l’entrée en guerre du Japon, la désorganisation du trafic maritime devaient obliger les alliés à se tourner vers l’Inde pour assurer l’approvisionnement de leurs forces combattant sur les théâtres d’opérations militaires aux Moyen et Extrême-Orient. Les industries qui avaient connu un développement significatif durant l’entre deux-guerres, comme la sidérurgie, le textile, la papeterie, le ciment ou le charbon, tournèrent à plein régime tandis que d’autres secteurs, telles la construction mécanique légère ou la chimie, se développèrent. De nouvelles branches d’activités industrielles apparurent (automobile, matériel ferroviaire, construction navale, cycle, etc.) posant ainsi les bases d’une diversification de la structure industrielle qui restait toutefois fragilisée par l’absence d’une industrie de base adéquate.

  • 9 André Malraux, Antimémoires. Paris, 1967, p. 591.
  • 10 J. Nehru, The Discovery of India, pp. 407-408.
  • 11 S. Chakravarty, Development Planning, p. 8.

7Au sous-développement, le gouvernement entendit répondre par une politique volontariste d’industrialisation où l’Etat aurait à jouer un rôle central. Nehru dira un jour à Malraux : « Rien ne m’a plus frappé depuis la découverte de la non-violence que la planification de l’Asie centrale. Et peut-être les Européens ne se rendent-ils pas compte qu’en Asie l’industrialisation est aujourd’hui un mythe aussi puissant que le fut l’indépendance »9. L’industrialisation était autant une exigence de modernité et de développement que d’indépendance nationale et de montée en puissance sur la scène internationale. « Dans le contexte du monde moderne », remarqua Nehru en 1944, « aucun pays ne peut être politiquement et économiquement indépendant, même dans le cadre d’une interdépendance internationale, s’il n’est pas largement industrialisé et n’a pas développé au maximum ses ressources énergétiques. Il ne peut pas non plus offrir un niveau de vie élevé et en finir avec la pauvreté sans recourir à une technologie moderne dans presque tous les domaines. Un pays industriellement en retard menacera de bouleverser l’équilibre du monde et encouragera les tendances agressives de pays plus développés. Même s’il préserve son indépendance politique, celle-ci ne sera que nominale et son économie sera peu à peu régie par d’autres pays ». Il fallait donc en conclure que « toute tentative de bâtir une économie qui reposerait largement sur une industrie artisanale et de petites entreprises est vouée à l’échec. Cela ne pourrait ni régler les problèmes fondamentaux du pays ni lui permettre de défendre sa liberté, il n’y aurait dans ce cas d’autre option que d’apparaître au sein de la communauté internationale que comme un simple appendice colonial »10. L’approche gandhienne prônant une limitation volontaire des besoins et une économie centrée sur des communautés villageoises les plus autonomes possibles et reposant sur une mécanisation limitée fut très tôt marginalisée. Une telle approche paraissait rétrograde, comme le souligna l’économiste Sukhamoy Chakravarty, « Gandhi et ses disciples apparaissaient plus comme des vieillards moralisateurs que comme des gens dont on pouvait espérer qu’ils feraient avancer la société. Aussi l’école moderniste sous la conduite de Nehru l’emporta car son « scientisme » paraissait davantage s’accorder avec les priorités idéologiques liées à l’édification d’un Etat-nation dans un contexte post-colonial, même s’il subsista quelques traces d’une approche alternative dans l’attitude observée à l’égard des industries de très petite dimension tel le filage »11.

  • 12 INC, Resolutions on Economic Policy, Programme and Allied Matters 1924-1969,
    AICC, p. 3.

8L’accent fut mis sur un modèle étatique et introverti d’industrialisation. Le laissez-faire économique, outre la menace de la mainmise des intérêts étrangers sur l’économie qu’il ferait aussi planer, paraissait incompatible avec les objectifs économiques et sociaux que se fixait le gouvernement : la création d’une structure économique indépendante, la résorption de la pauvreté et du chômage, une société qui favoriserait l’égalité des chances avec une attention particulière accordée à l’élévation de ses éléments les plus démunis, un développement équilibré des régions, la prévention de la concentration du pouvoir économique et des monopoles, etc. La socialisation de l’économie était un mot d’ordre ancien puisqu’elle était dèjà sous-entendue dans une résolution du All-India Congress Committee votée en 1929 et précisant que : « Afin de combattre la pauvreté et la misère du peuple indien et améliorer les conditions de vie des masses, il est essentiel de procéder à des changements révolutionnaires dans la structure économique et sociale présente de la société et de supprimer les inégalités »12.

9Il existait un large consensus pour admettre qu’afin d’optimiser les vastes ressources humaines et naturelles dont disposait le pays, gérer le développement et remplir les objectifs de politique économique, il fallait recourir à un développement planifié. Le principe d’une planification centrale fixant l’ensemble des orientations de l’activité économique fut retenue en 1938 par le cni avec la création de la commission nationale de planification présidée par Jawaharlal Nehru et où se cotoyèrent des hommes politiques, toutes tendances confondues, et des représentants de grands groupes industriels et financiers. Pendant la guerre, plusieurs plans virent le jour et un des premiers actes du gouvernement intérimaire fut d’instaurer en octobre 1946 un conseil consultatif de planification chargé de fixer les grandes orientations du développement. Si la formulation du premier plan quinquennal devait pour un temps être ajournée à cause de la crise économique que connut le pays durant les trois premières années qui suivirent l’indépendance, elle redevint prioritaire dès que le contexte fut plus favorable et en mars 1950 la commission de planification vit le jour, avec à sa tête le premier ministre.

  • 13 Ibid, p. 16.
  • 14 Ibid, p. 29. En 1947, le secteur public était limité aux chemins de fer, aux postes et télégraphes, (...)

10Pour renforcer les moyens d’intervention et de participation de l’Etat dans le processus de développement, une politique de nationalisations devait être mise en place. Dès 1931, l’aicc réunit à Bombay avait stipulé que « l’Etat devra posséder ou contrôler les industries clés et les services, les ressources minérales, les chemins de fer, les canaux, la marine marchande et les autres moyens de transports publics »13. L’aicc en novembre 1947 renouvela, en l’élargissant, cet engagement pris en faveur d’une politique de nationalisation et estima que l’Etat devrait posséder « les nouvelles entreprises dans les secteurs clés et d’utilité publique et dans le domaine de la défense (...) ainsi que les nouvelles entreprises en situation monopolistique ». Quant aux entreprises privées existant déjà dans ces domaines, le processus de transfert à la propriété publique devrait commencer après une période préparatoire de cinq ans. Pour ce qui restait du secteur privé, il serait soumis à « tous les réglements et contrôles nécessaires à la réalisation de l’objectif de la politique nationale en matière de développement industriel »14.

  • 15 P. Thakurdas [et al.], Memorandum Outlining a Plan of Economie Development for India, London, 1945, (...)

11Jusqu’à l’indépendance, les milieux d’affaires n’avaient pas exprimé de vues différentes quant à la nécessité d’une planification et d’une industrialisation réglementée par l’Etat. Leurs pairs avaient rédigé le « plan de Bombay » en 1944, entériné par la Fédération Indienne des Chambres de Commerce et d’Industrie (ficci), c’est-à-dire le patronat indien. Les huit cosignataires comptaient parmi les plus grands noms du monde de l’industrie et de la finance : Jehangir Ratanji Dadabhoy Tata, Ghanashyamdas Birla, Purushottamdas Thakurdas, Kasturbhai Lalbhai, Shri Ram, Ardeshir Dalal, A.D. Schroff et John Matthai. Certains d’entre eux avaient déjà fait partie de la commission nationale de planification. L’objectif de ce plan ambitieux était de doubler en quinze ans le revenu par habitant en tablant sur des augmentations de la production agricole de 130 % et de 500 % pour l’industrie, ce secteur devant représenter au terme du plan 35 % du revenu national. Tant qu’un niveau de développement industriel global satisfaisant ne serait pas atteint, les rédacteurs étaient d’accord pour penser que le pays serait pour un temps à la merci de pays étrangers et qu’il était indispensable, pour écourter cette période de dépendance, d’accorder la priorité aux industries de base, ceci afin d’accélérer le processus de développement. 45 % des investissements prévus dans ce plan étaient consacrés à l’industrie contre seulement 12 % à l’agriculture. Que l’intervention de l’Etat dans l’économie soit étendue était admise, on pouvait ainsi lire que « aucun développement du type que nous proposons ne serait réalisable si ce n’est sur la base d’une autorité centrale dirigiste ; durant les stades initiaux du plan de rigoureuses mesures de contrôle étatique seront nécessaires pour prévenir un partage inégal du fardeau financier envisagé »15. Si l’idée de nationalisation était moins bien reçue, la prise en charge par l’Etat des secteurs qui requéraient de lourds investissements initiaux et dont la rentabilité était faible et n’apparaissait que sur le long terme recevait l’assentiment des milieux d’affaires.

  • 16 Quant à Nehru lui-même, M. Brecher dit qu’il avait « une antipathie idéologique et émotionelle prof (...)
  • 17 Monthly Abstract of Statistics, 4 (1-2), Janv.-Fev. 1951, table n° 21, pp. 18 à 21.
  • 18 Ibid, tables n° 22-23, p. 22-23 & Statistical Outline of Indian Economy (= soie), table VI. 33, p.  (...)

12Une fois l’indépendance venue, ces mêmes milieux n’auront en fait de cesse de faire entendre une voix bien moins étatiste, obtenant ainsi du gouvernement fin 1947 une libération des prix, et demandant des assurances sur la sauvegarde et la liberté de manœuvre du secteur privé, au besoin en recourant à une grève des investissements. Le secteur privé représentait alors plus des 9/10 de la production et de l’emploi dans l’industrie. Pour répercuter leurs points de vue au sein du cabinet Nehru, les industriels pouvaient compter sur le soutien de certains ministres, à commencer par le vice-premier ministre et ministre de l’intérieur, Vallabhbhai Patel, leader de l’aile droite – majoritaire – du Congrès, et les deux premiers ministres des finances, Shanmukham Chetty et John Matthai16. Ces milieux d’affaires avaient d’autant plus les moyens de faire entendre leur voix que l’économie stagnait et que la situation sociale était explosive. Avec l’arrêt des commandes de guerre et la reprise des importations, l’après-guerre témoigna d’une baisse de la production dans la plupart des industries. C’était ainsi vrai pour les textiles, le jute, l’acier ou le ciment dont la production fut en 1946 en retrait par rapport au niveau atteint pendant la guerre. De nombreuses usines durent fermer, aggravant le chômage. Par ailleurs, les équipements industriels utilisés intensivement pendant la guerre pour répondre à la demande et qui n’avaient alors pu être renouvelés par des machines importées, étaient obsolescents. L’indice général de la production industrielle qui était de 120 en 1945 – l’année de référence étant 1937 – tomba à 109 en 194617. Concomitamment à la baisse de la production, une inflation que le contrôle des prix imposé pendant la guerre avait déjà difficilement contenue et qui, avec la libération du prix des céréales et du sucre en décembre 1947, puis du coton et des tissus le mois suivant, devint galopante. Tant et si bien que le gouvernement dut rétablir le contrôle des prix sur ces produits durant le second semestre 1948 pour juguler leur augmentation de 30 % en quelques mois. Alors que les prix s’envolaient, les salaires avaient chuté au lendemain de la guerre, alimentant le mécontentement populaire. Le climat social se détériora, le nombre des arrêts de travail et des journées de travail perdues atteignit en 1946 et 1947 des sommets jamais égalés durant le reste de la période étudiée18.

  • 19 Jawaharlal Nehru’s Speeches, vol. 1, p. 109.

13Le gouvernement s’attacha à désamorcer la crise de confiance qui s’était instaurée entre l’Etat et le patronat et souligna l’urgence de relancer la production afin de combattre le chômage et l’inflation, préférant remettre à une période moins troublée le programme de nationalisation. Nehru s’en expliqua en février 1948 devant l’assemblée constituante : « La production passe avant tout autre chose et je suis prêt à dire que ce que nous faisons devra être jugé du point de vue de la production. Si la nationalisation ajoute à la production, nous nationaliserons à chaque occasion. Au cas contraire, voyons ce que nous pouvons faire pour y parvenir sans entraver la production. C’est cela l’essentiel »19.

14 Le 6 avril 1948 fut annoncée la première résolution de politique industrielle. L’Etat se réservait un monopole exclusif sur les industries d’armement et les chemins de fer, ce qui était déjà le cas, et sur l’industrie nucléaire qui restait à créer. Dans six autres secteurs clés – le charbon, le fer et l’acier, la construction aéronautique, les chantiers navals, les télécommunications et les ressources minérales –, l’Etat aurait la responsabilité exclusive de créer de nouvelles entreprises sauf là où, dans l’intérêt national, il estimerait préférable de s’assurer la coopération d’entreprises privées. Celles qui existaient déjà dans ces domaines étaient assurées, sauf situation exceptionnelle, de ne pas être nationalisées avant dix ans (le délai de cinq ans recommandé par l’aicc n’avait pas été retenu), période au terme de laquelle leur statut devait être reconsidéré et de justes compensations versées en cas de nationalisation. Le reste de l’industrie était laissé à la seule initiative privée, toutefois, 18 secteurs d’activités étaient jugés suffisamment importants pour que l’Etat s’arroge un droit de regard et de réglementation. Etaient ainsi concernés : l’industrie automobile, les machines-outils, la chimie lourde, les engrais, les métaux non-ferreux, les textiles, le sel, le ciment, le sucre, le papier, etc.

  • 20 Ibid, p. 142-143.
  • 21 ffyp, p. 178.

15Les milieux d’affaires accueillirent plutôt favorablement cette résolution de politique industrielle. Le premier ministre se voulut encore plus rassurant en déclarant, lors d’une réunion de la ficci en mars 1949, que « nous avons dit, même en ce qui concernait certaines industries clés et de base, que nous n’y toucherons pas pendant au moins dix ans. Cela ne signifie pas que nous y toucherons nécessairement dès la fin de ces dix années »20. Le gouvernement n’avait alors en fait ni les moyens financiers ni les moyens humains pour prendre à sa charge le transfert au secteur public d’un grand nombre d’entreprises privées et préférait se concentrer sur les travaux d’infrastructure, notamment dans le domaine hydro-électrique, et sur la création de nouvelles unités de production dans le secteur public plutôt que d’acquérir celles déjà existantes. Ce choix fut confirmé dans le premier plan quinquennal où il était écrit que « la nationalisation d’entreprises existantes n’est pas, à notre avis, une priorité, d’autant que bon nombre des buts poursuivis lors d’un tel transfert peuvent être atteints par une réglementation judicieuse »21.

16On assistait à la mise en place progressive d’une économie mixte dont l’Etat tiendrait les leviers de commande et qui privilègerait le secteur public. La régulation du secteur privé devait être assurée par un système complexe de licences prévues par la loi, comme l’Industries (Development and Regulation) Act de 1951 à la portée au début sélective mais qui, au fil des ans, toucha un nombre toujours plus grand d’industries, ou encore le Foreign Exchange Regulations Act et l’Import and Export (Control) Act de 1947. Un système qui obligeait les entreprises à obtenir d’agences gouvernementales des autorisations d’exploitation portant sur la nature des biens produits, le niveau de production, la localisation des unités industrielles, le montant des devises allouées pour les importations de matériel, voire même sur le prix de vente. Si ces contrôles imposaient un cadre rigide de fonctionnement aux entrepreneurs privés ; en échange ils bénéficiaient d’un marché intérieur relativement protégé, à la fois de la concurrence intérieure par le système d’autorisations à la production, et de la concurrence extérieure par un contrôle des importations et des investissements étrangers.

  • 22 J. Nehru, Glimpses of World History, pp. 570-571.

17Devant la carence des investissements indiens, le gouvernement en vint à se tourner timidement vers le capital privé étranger. A l’indépendance, il existait une suspicion légitime à l’égard de l’investissement privé étranger liée au rôle politique qu’il avait pu jouer par le passé. Les Indiens n’oubliaient pas que les premiers britanniques venus s’installer aux Indes étaient des commerçants et des hommes d’affaires. Lorsque le pays passa sous la tutelle de la couronne britannique en 1858, il y avait déjà un siècle que le pouvoir britannique s’y exerçait sous le couvert de la Compagnie des Indes Orientales. Nehru en 1933, dans Glimpses of World History, en prenant pour référence le contrôle exercé sur l’Amérique du sud par les Etats-Unis à travers leurs investissements et leurs organismes financiers, mettait en garde ceux qui pourraient penser qu’une fois la domination politique coloniale disparue, il n’y aurait plus d’entrave à la liberté du pays, « rien n’est moins sûr, car il y a des pays politiquement libres qui restent sous la coupe d’autres pays qui les dominent économiquement »22.

  • 23 Dilip S. Swamy, Planning under Nehru, Mainstream, 26 novembre 1977, p. 18.
  • 24 Résolution du cni, commission de planification nationale, le 12 décembre 1945. Cité par L. Nataraja (...)

18C’était la constitution de nouvelles compagnies des Indes Orientales que l’on voulait éviter. Lors d’un débat organisé par la ficci en mars 1943 sur les décisions à prendre à l’égard des intérêts britanniques après l’indépendance, l’un des intervenants demanda à ce que les balances sterling accumulées pendant la guerre soient utilisées au rachat des investissements anglais en Inde23. Une résolution du cni passée en novembre 1945 rappelait que « l’investissement de capital étranger dans les entreprises agricoles, minières et industrielles (...) a entraîné l’acquisition par des intérêts étrangers d’un moyen de contrôle sur la vie économique et politique de l’Inde, ce qui eut une fâcheuse influence et retarda le développement national »24. Dès le tournant du siècle, la bourgeoisie nationale indienne avait réalisé que sans la disparition de l’impérialisme britannique, sous toutes ses formes, c’était non seulement le développement mais aussi la survie du capitalisme indien qui étaient compromis. Les hommes d’affaires indiens financèrent d’ailleurs largement le mouvement nationaliste. Les stigmates de la colonisation et du traitement de faveur dont avaient bénéficié les intérêts britanniques conduisirent la bourgeoisie indienne à demander au gouvernement d’encadrer les investissements étrangers, avec toutefois quelques nuances. Ils purent parfois appeler de leurs vœux des mesures d’incitation aux investissements étrangers tant que celles-ci seraient assimilées à des concessions au secteur privé en général, tout en ne manquant pas de se rebeller contre toutes dispositions qui pourraient mettre les industriels indiens dans une situation de concurrence qui, au vu de la puissance financière et de l’avancée technologique des grandes compagnies étrangères, avait toutes les chances d’être inégale. Leur attitude à l’encontre de l’aide étrangère devait être plus neutre, bien que certains soient réticents à une aide qui conduirait à élargir le champ du secteur public dans l’économie.

  • 25 Eastern Economist (= EE), 14 février 1947, p. 312.

19 Le conseil consultatif de planification reflèta, dans un rapport publié en janvier 1947, l’attitude généralement hostile des milieux d’affaires en se prononçant contre l’intrusion de firmes étrangères non seulement dans le domaine des industries clés et de base, mais aussi dans celles des biens de consommation. On jugeait même préférable d’importer les biens de consommation que l’on ne pouvait encore produire localement plutôt qu’autoriser leur production par des compagnies étrangères qu’il serait ensuite difficile de déloger. Les industriels consultés par le conseil consultatif de planification étaient alors unanimes pour estimer que le capital indien suffirait au développement de leurs domaines d’activités. Une participation étrangère serait uniquement admise sous la forme d’un apport technique dans des sphères d’activités hautement spécialisées dont la gestion pourrait être temporairement confiée à des étrangers. Mais même dans ces cas, le contrôle effectif de l’entreprise devait rester entre des mains indiennes et la formation du personnel indien destiné à prendre la place à terme des techniciens étrangers être une condition sine qua non 25.

  • 26 Legislative Assembly Debates, vol. 1, 1947, p. 316.
  • 27 Development Without Aid, National Council of Applied Economic Research, p. 9.

20Le gouvernement se refusa à une opposition de principe à l’investissement privé étranger mais se montra néanmoins fort restrictif à son égard. Lorsqu’une motion fut présentée à l’assemblée législative en février 1947 demandant un banissement total du capital étranger, le ministre de l’industrie du gouvernement intérimaire, C. Rajagopalachari, intervint pour s’y opposer en raison de son caractère trop radical. « Le temps n’est plus aux formules rigides et à un langage d’un nationalisme borné », devait-il dire, « quand sur le plan intérieur on doit faire face à une crise de la production qui exige l’aide de tout le monde »26. Le paragraphe 10 de la résolution de politique industrielle de 1948 relative au capital étranger devait consacrer une politique appelant à sa participation au développement, mais à des conditions que celui-ci avait peu de chance de trouver attractives. On y estimait que le capital étranger était nécessaire à un développement industriel rapide en offrant la possibilité d’acquérir des connaissances techniques et des biens d’équipements. Pour autant le contrôle effectif et la majorité du capital dans les sociétés où il y aurait participation étrangère devaient être indiens. Seulement dans des cas exceptionnels répondant à l’intérêt national, des assouplissements à ces régles pouvaient être envisagés. La formation du personnel local à toutes les fonctions techniques et liées à la gestion était une règle d’or. La question d’une expropriation éventuelle de certains intérêts étrangers, ou la possibilité d’un traitement discriminatoire à l’égard des entreprises étrangères en matière de fiscalité et de règlementation n’était pas abordée dans cette résolution. On devait finalement évoluer vers une politique plus accommodante à l’égard des investissements étrangers en fonction des besoins en capital dans les secteurs prioritaires. Cependant, l’investissement privé ne représenta jamais qu’une faible part du capital étranger que reçut l’Inde, le montant annuel de ces investissements ayant rarement excédé les 500 millions de roupies alors que l’aide étrangère a pu atteindre un niveau dix fois supérieur27.

21Dans l’attitude observée à l’encontre du capital étranger, comme pour l’ajournement du programme de nationalisation, l’exercice du pouvoir amena Nehru à faire preuve de pragmatisme et à jouer un rôle de modérateur entre les forces politiques opposées, sans perdre néanmoins de vue la finalité ultime du développement qui était de sortir du sous-développement et de réduire la dépendance du pays vis-à-vis de l’extérieur par une industrialisation rapide, objectifs qui, bon gré mal gré, devaient être atteints par l’adoption de politiques qui donneraient à l’Etat une position dominante dans l’économie, en élevant notamment la part des investissements du secteur public dans les plans quinquennaux à venir.

Notes

1 Chiffres cités par C. BETTELHEIM L’Inde Indépendante, pp. 23 et 25, d’après le First Report of the National Income Committee publié en avril 1951.

2 Note de Vishnu Sahay, le 20 mars 1946, Government of India (= goi), Department of Food. Cité par M. S. Venkataramani, Bengal Famine of 1943 : the American Response, p. 7.

3 G. Blyn, Agricuhural Trends in India 1891-1947. Philadelphia, 1966, pp. 93-126.

4 B. M. Bhatia, India’s Food Problem and Policy since Independence, p. 22.

5 D. K. Rangnekar, Poverty and Capital Development in India, p. 86.

6 C. Bettelheim, L’Inde Indépendante, op. cit., pp. 23 et 25. La notion d’établissement industriel faisait alors référence à une entreprise employant 10 ouvriers et plus avec la force motrice ou 20 ouvriers et plus sans force motrice.

7 The First Five Year Plan (= FFYP), Planning Commission, pp. 177-178.

8 Voir G. K. Shirokov, Industrialisation of India, pp. 47-49.

9 André Malraux, Antimémoires. Paris, 1967, p. 591.

10 J. Nehru, The Discovery of India, pp. 407-408.

11 S. Chakravarty, Development Planning, p. 8.

12 INC, Resolutions on Economic Policy, Programme and Allied Matters 1924-1969,
AICC, p. 3.

13 Ibid, p. 16.

14 Ibid, p. 29. En 1947, le secteur public était limité aux chemins de fer, aux postes et télégraphes, aux usines d’artillerie et d’aviation et quelques entreprises administrées par l’Etat, comme des usines de sel ou de quinine.

15 P. Thakurdas [et al.], Memorandum Outlining a Plan of Economie Development for India, London, 1945, pp. 90-91. Cité par B. R. Nayar, Business Attitudes toward Economic Planning in India, Asian Survey, septembre 1971, 11 (9), pp. 853 à 855. Voir aussi P. S. Lokanathan, The Bombay Plan, Foreign Affairs, juillet 1945, 23 (4), pp. 680-686.

16 Quant à Nehru lui-même, M. Brecher dit qu’il avait « une antipathie idéologique et émotionelle profondément ancrée à l’égard de l’entreprise privée ; s’il admettait son importance il la maintint dans une position subalterne aussi longtemps que son pouvoir et son énergie restèrent intacts, c’est-à-dire jusqu’en 1962-1963 ». M. Brecher, Succession in India : A Study in Decision-Making. London, 1966, p. 172.

17 Monthly Abstract of Statistics, 4 (1-2), Janv.-Fev. 1951, table n° 21, pp. 18 à 21.

18 Ibid, tables n° 22-23, p. 22-23 & Statistical Outline of Indian Economy (= soie), table VI. 33, p. 132.

19 Jawaharlal Nehru’s Speeches, vol. 1, p. 109.

20 Ibid, p. 142-143.

21 ffyp, p. 178.

22 J. Nehru, Glimpses of World History, pp. 570-571.

23 Dilip S. Swamy, Planning under Nehru, Mainstream, 26 novembre 1977, p. 18.

24 Résolution du cni, commission de planification nationale, le 12 décembre 1945. Cité par L. Natarajan, American Shadow over India, p. 48.

25 Eastern Economist (= EE), 14 février 1947, p. 312.

26 Legislative Assembly Debates, vol. 1, 1947, p. 316.

27 Development Without Aid, National Council of Applied Economic Research, p. 9.

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