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L’invention des syndicalismes

 | 
Friedhelm Boll
, 
Antoine Prost
, 
Jean-Louis Robert

Les territoires

7. Les grandes villes : Liverpool, Lyon et Munich

John Belchem, Karl H. Pohl et Vincent Robert

Texte intégral

  • 1 Belchem J., Popular Politics, Riot and Labour : essays in Liverpool History 1790-1940, Liverpool, (...)

1Longtemps, les grandes villes de province n’ont pas eu une place importante dans l’histoire du mouvement ouvrier. La croissance rapide de leur population était accompagnée d’une croissance de la complexité de leur vie sociale ; les grandes villes n’avaient pas les bases structurelles simples d’une action collective que l’on trouvait dans les petites villes de mono-industrie où solidarités locales et communautés de travail allaient ensemble. Toutefois, comme ce chapitre le montrera, la taille et la complexité des grandes villes n’empêchèrent pas le développement du mouvement syndical. Ainsi, les ouvriers pouvaient trouver des avantages à la vie urbaine, en utilisant les potentialités de propagande qui y existaient : salles de réunion publiques, presse, présence d’intellectuels, d’orateurs et de militants... Une coordination et un contrôle des quartiers et du marché du travail local étaient ainsi possibles. L’espace politique urbain était aussi plus ouvert aux femmes et aux partisans de leur émancipation, ce qui pouvait ne pas être sans effet sur la syndicalisation des ouvrières et des employées. Enfin, les grandes villes visaient passionnément à affirmer leur identité et leur prépondérance régionale, double mouvement culturel parfois contradictoire. Ainsi les grandes villes provinciales voulaient se distinguer de la capitale, mais en se situant elles-mêmes comme villes leaders, elles se rapprochaient des grandes tendances nationales. Nous montrerons comment dans ces « secondes capitales » qu’étaient Liverpool, Lyon et Munich, le développement du mouvement ouvrier a eu tendance à préfigurer et même accentuer les modèles nationaux1.

2 Bien qu’accidentel, le choix de Liverpool, Lyon et Munich s’est avéré heureux pour la comparaison. On pourrait penser, au premier abord, que l’étude d’un autre groupe de villes aurait amené d’autres conclusions. Ainsi les trois villes retenues ne sont pas représentatives des espaces les plus souvent étudiés par l’histoire courante du mouvement ouvrier. Aucune des trois métropoles n’était centralement prolétarienne ; ainsi les grandes usines y étaient relativement rares. Chaque ville était plurifonctionnelle, ce qui était accentué par la croissance brutale et complémentaire des cols blancs, de la petite classe moyenne et des salariés (de qualification très inégale) des secteurs publics ou concédés (particulièrement des transports). Les catégories sociales urbaines anciennes comme les ouvriers des métiers artisanaux, les bourgeoisies patriciennes devenaient relativement moins nombreuses. De ce point de vue, Liverpool, Lyon et Munich étaient plus « modernes » et complexes que les villes ouvrières mono ou polyactives.

3Ce chapitre est divisé en trois parties : en premier lieu nous étudions les caractères socio-économiques et les identités politiques et culturelles des trois villes. Ensuite, nous présentons le développement du mouvement syndical entre 1880 et 1900, en nous centrant sur le rôle des instances de coordination locale et interprofessionnelles. Enfin nous abordons une étude de cas avec les travailleurs des chemins de fer et des transports en commun, particulièrement significatifs des pratiques sociales dans les grandes villes.

Les villes : structure et identité

Population

4À la fin du xixe siècle, Liverpool, Lyon et Munich étaient des villes très importantes : en 1901, les recensements indiquent 685 000 habitants dans le borough de Liverpool. Lyon et sa banlieue comptaient 507 000 habitants, et Munich 490 000 habitants. L’allure de la croissance démographique des trois villes différait cependant significativement. Liverpool grandissait régulièrement malgré des départs considérables dans les années 1880-1900 du fait de l’augmentation des logements médiocres dans la ville. La croissance la plus rapide s’opérait hors du borough (dont les contours avaient pourtant été récemment élargis) : la grande conurbation du Merseyside (comprenant les districts de Liverpool, West Derby, Birkenhead et Wirral et les sous-districts de Huyton, Much Woolton et Hale du district de Prescot) augmenta de 818000 habitants en 1881 à 1 023 000 habitants en 1901. À Lyon, il y avait aussi une expansion urbaine, après l’annexion, en 1851, de La Guillotière, La Croix Rousse et Vaise. Mais le taux de croissance commença à diminuer à la fin du siècle. La croissance de la population ne concerna plus que les banlieues non annexées comme Villeurbanne où la population doubla de 1896 (20 000 habitants) à 1911 (40 000 habitants). À Munich, au contraire, la croissance de la population ne cessait de s’accélérer, de manière dramatique. La population fit plus que doubler de 1882 (240 000 habitants) à 1900 (490 000 habitants). Munich croissait plus vite que les villes allemandes comparables. Puis il y eut une décélération.

5L’immigration était le principal facteur de la croissance dans les trois cas, mais Liverpool, qui était le premier port pour l’entrée des immigrants en Angleterre et un lieu de passage central des migrants transcontinentaux, était un cas exceptionnel. À Lyon et Munich, l’immigration était une immigration de courte distance, venant des régions rurales voisines où le travail se faisait plus rare, donc d’un hinterland présentant des aspects d’une identité culturelle et religieuse régionale proche. Des statistiques portant sur les mariages des ouvriers lyonnais en 1911 montrent que seulement 4 % des femmes et 4,7 % des hommes étaient nés hors de France. Toutefois il y avait une présence non négligeable d’Italiens dans la boutique et les petits travaux dans les quartiers ouvriers. Et dans la classe ouvrière – et même dans les syndicats – il y avait une réticence certaine vis-à-vis des Italiens. À Munich, où les deux tiers de la force de travail en 1907 était née hors de la ville, près de 90 % des immigrants venaient de Bavière. Liverpool, au contraire, avait attiré des migrants plus lointains, avec le cas particulier des Irlandais (22 % de la population de Liverpool en 1851 était née en Irlande), mais aussi avec de nombreux Gallois et Ecossais. Alors que les migrants ruraux à Lyon et Munich tendaient à renforcer la culture, les caractères et le statut de capitale régionale des deux villes, le caractère diversifié (avec une forte composante celtique) de l’immigration à Liverpool tendait à différencier la ville du Lancashire environnant (et du reste de l’Angleterre). Ce melting-poi liverpoolien caractérise l’identité propre de Liverpool, identité qui prend sa source dans cette diversité culturelle, religieuse et politique.

Structure sociale et économique

6L’immigration contribua aussi au caractère précocement ségrégé de l’espace à Liverpool. L’emplacement de la résidence était un compromis entre la proximité du travail et un espace défini par le prix de l’habitation, le statut socio-professionnel et l’ethnicité. Les ouvriers qualifiés, qui habitaient les faubourgs résidentiels, y retrouvaient les minorités galloises et écossaises, tandis que les ouvriers non qualifiés, souvent d’origine irlandaise, résidaient en grande proportion là où se trouvait le travail temporaire, le centre et le front de mer.

7Alors qu’il y avait des changement significatifs dans la topographie de Munich avec le développement d’une zone commerciale et industrielle au Sud et à l’Ouest du centre, la différenciation spatiale de l’habitat y était moins évidente. À la différence de Berlin ou Hambourg, Munich n’avait pas vraiment de quartiers ouvriers ségrégés. L’extrémité Ouest de la ville, avec ses « maisons ouvrières » de quatre étages, était la partie la plus ouvrière de la ville, séparée du centre par l’emprise des chemins de fer et l’extension des usines. Mais là aussi, il y avait une présence considérable des petites classes moyennes (employés, fonctionnaires...) au côté des ouvriers.

8Le développement des activités du commerce et le déplacement des zones industrielles transforma aussi la topographie de Lyon, entraînant une migration progressive des ouvriers du vieux centre vers les nouveaux quartiers industriels de la rive gauche du Rhône et vers des communes de banlieue. La mécanisation de l’industrie de la soie conduisit aussi à son installation sur la rive droite du Rhône avec d’autres industries. Le centre vit se développer entre 1850 et 1870 les activités tertiaires comme la banque, les services... À la Croix Rousse, le centre ancien de la soierie lyonnaise et de la production manuelle avec les métiers Jacquard, les employés des bureaux ou des services publics vinrent s’ajouter aux artisans. Lyon se métamorphosait en une grande métropole commerçante avec 33 % de ses actifs dans le secteur tertiaire, et ses nouveaux ouvriers se dispersaient dans les quartiers périphériques et les banlieues. De tels changements structuraux expliqueraient, selon Yves Lequin, la pause du militantisme dans les années 1870 alors que la culture de radicalité des canuts était sapée.

9Malgré la croissance rapide des cols blancs (leur part parmi les mariés passe de 10 % en 1851 à 30 % en 1911), Lyon restait une ville ouvrière dont les caractères étaient très différents de ceux des grandes régions industrielles françaises. Il y avait peu de grandes usines. Beaucoup de petites entreprises vivaient en symbiose avec les besoins des grandes industries de base. Quelques établissements dans la soierie ou la teinturerie occupaient plus de 100 personnes, mais la plupart des établissements de l’industrie textile comptait entre 25 et 100 employés. De la même façon, dans la métallurgie, il y avait quelques grandes entreprises, mais les petites et moyennes entreprises restaient prépondérantes. À la suite des changements technologiques et de la baisse de la demande, le nombre d’ouvriers de la soie chuta brutalement : 41,5 % des ouvriers masculins en 1876 ;  15,4 % en 1891. À cette date, les ouvriers du bâtiment, avec un pourcentage de 31 %, constituaient la première occupation des ouvriers lyonnais masculins, ils travaillaient surtout dans des entreprises petites, dispersées et éphémères.

10À Munich, il y avait une diversification économique particulièrement forte. C’était une ville multifonctionnelle avec un secteur industriel médiocrement développé, une ville type de l’Allemagne méridionale. Le service public comptait pour 20 % des revenus en 1907. Il y avait beaucoup de savants, artistes, pensionnés (riches ou pauvres) et même beaucoup de travailleurs dans le spectacle et le tourisme. En 1907, seulement 40 % des actifs travaillaient dans l’industrie (surtout dans la métallurgie, le bâtiment, l’habillement, le bois, le livre et les brasseries) et 20 % dans le commerce et les transports. Et dans aucune région industrielle allemande les établissements ne tendaient à être d’aussi faible dimension. Il y avait bien quinze établissements qui employaient plus de 500 personnes en 1907, mais ils occupaient seulement 6,5 % des actifs. Environ 70 % des Munichois travaillaient dans des petits et moyens établissements et 26 % dans des très petites unités de un à cinq employés. Dans une telle structure industrielle les ouvriers masculins de métier et les ouvriers indépendants gardaient un poids considérable. Globalement Munich paraissait dominée par la classe moyenne (environ 45 % de la population contre 10 % aux classes élevées et 44 % aux classes inférieures), mais beaucoup de membres de la petite classe moyenne étaient fragiles financièrement et ne gagnaient guère plus que les ouvriers qualifiés.

11Liverpool était dominé par les docks et un marché du travail au jour le jour, c’était « La Mecque du britannique jetsam ». Les ouvriers des docks, des entrepôts, les divers manœuvres du front de mer constituaient 22 % des actifs masculins de Liverpool en 1871 (beaucoup étaient d’origine irlandaise). Tous les travailleurs du port n’étaient pas, cependant, non qualifiés et instables. Le long du front de mer, à côté des dockers, dans les usines de transformation ou de raffinage, il y avait un fort secteur industriel, fonderies de fer, constructions navales (de l’autre côté de la Mersey à Birkenhead), fabrications de matériel pour la marine comptant jusqu’à 20 % des actifs masculins en 1871. Ces industries, avec des hauts salaires réguliers, attiraient les émigrants venus d’Écosse, du Pays de Galles et du pays noir. D’importance particulière pour le développement du mouvement ouvrier fut la croissance des chemins de fer et des tramways qui donnaient un emploi stable à des ouvriers moins qualifiés, la classe ouvrière en « uniforme ».

12Étant donnée la prééminence de l’emploi instable et de la culture masculine des docks (où l’emploi était exclusivement masculin), la division sexuelle du travail était particulièrement prononcée à Liverpool, autrement qu’à Lyon où le sexe marquait la frontière entre travailleurs qualifiés et non qualifiés dans l’industrie textile et les autres industries. À Liverpool, il n’y avait pas d’industrie textile importante : l’emploi des femmes en atelier était restreint aux travaux les plus bas dans les industries de l’alimentation et du tabac, à la fabrication et la réparation des sacs, au chiffonnage. Elles avaient accès à l’apprentissage dans le Livre et les activités annexes, mais dans le secteur artisanal, la plupart des femmes étaient confinées au sweating System comme dans l’habillement. La mécanisation du travail avait aussi affecté les quelques professions qualifiées accessibles aux femmes dans les usines. Même dans les manufactures de tabac où l’habileté des ouvrières qui fabriquaient des cigares avait fait d’elles une élite ouvrière, leur travail était de plus en plus déqualifié. Avec le petit commerce, le développement des emplois de bureau offrait une alternative aux filles de la petite classe moyenne. Mais, dans le cadre d’une certaine déqualification du travail de bureau, les employés masculins arrivaient mieux à accéder aux emplois supérieurs. De loin l’emploi féminin le plus important restait la domesticité.

Identité

13Depuis la construction de ses docks modernes au début du xviiie siècle, Liverpool identifiait sa prospérité au commerce, non à l’industrie. Ce n’était pas seulement un grand port de mer, mais aussi le premier centre financier et commercial britannique après Londres, l’avant-poste nordique du gentlemanly capitalism. Briguant le rang de seconde métropole, la commerçante Liverpool se définissait elle-même contre l’industrieuse Manchester et voulait rivaliser avec Londres en s’adaptant à la prévisible et large diversification industrielle à venir. Liverpool entra ainsi dans le xxe siècle avec une structure économique très particulière. Dans les années 1920 encore, seulement 37 % des travailleurs y étaient engagés dans la production contre 67 % au plan national. Et le Conseil municipal exprimait sa satisfaction devant l’absence de difficultés dans le secteur industriel de la ville.

14Du fait de son ancien statut de capitale du Royaume de Bavière, Munich se considérait naturellement comme la capitale du Sud libéral en opposition au Berlin conservateur, capitale du seul Nord de l’Allemagne. Ses fameux Biergarten symbolisaient l’harmonie sociale et la culture démocratique qui seraient le terreau du développement de réformes progressistes que favoriserait aussi la présence de nombreux intellectuels, artistes et écrivains. Bien qu’il y ait eu des signes d’une augmentation des tensions sociales et politiques, le SPD trouvait à Munich un fort soutien des classes moyennes et des catholiques.

15Lyon se regardait comme la capitale de la France républicaine, comme une avant-garde politique du pays. Comme le montre la manifestation du Premier Mai 1891 les travailleurs associaient les mythes républicains au souvenir des premiers mouvements révolutionnaires de 1831 et 1834. C’est ce fier, vif et radical héritage républicain qui explique probablement que les gouvernements regardaient les anarchistes et socialistes lyonnais avec une inquiétude disproportionnée avec leur réelle influence numérique. Tandis que les différences socio-économiques entre Lyon et les autres villes françaises tendaient à diminuer, la ville continuait à croire dans son héritage politique et dans sa mission d’avant-garde, se posant ainsi en rivale de Paris.

Le développement du syndicalisme

16Nous étudierons d’abord le développement du mouvement syndical dans chaque ville en examinant sa proximité avec les caractères classiques des modèles nationaux. Ensuite nous procéderons à une étude comparative des organes locaux interprofessionnels, Le Trades Council à Liverpool, la Bourse du Travail à Lyon et le Gewerkschaftskartell à Munich.

17Le syndicalisme de Liverpool a beaucoup de traits caractéristiques du New Unionism. Dans la période de conjoncture économique courte favorable de 1889- 1891, le mouvement social y fut durable et aigu, sensiblement plus qu’à Londres. Il y eut une explosion considérable de luttes et d’organisations, une véritable vague de grèves comparable à celles de 1911-1913 ou 1919-1920. Elle fut caractérisée par une participation plus importante des ouvriers moins qualifiés, un rejet des conseils de circonspection des officiels et un renouveau de l’idée de l’efficacité de la grève. Malgré l’essor du socialisme des années 1880, la dimension idéologique et politique compta peu dans ce mouvement lié essentiellement aux fluctuations cycliques et aux changements dans le processus du travail. Les dockers, les marins et les autres ouvriers contestaient violemment les prérogatives des employeurs dans la régulation du travail. Alors que les tentatives précédentes pour organiser les manœuvres et les ouvriers spécialisés avaient échoué, le New Unionism du tournant des années 1880-1890 allait durer, bien que sa survie allait dépendre de l’amalgame de ses traits nouveaux avec ceux du syndicalisme de métier, ou même parfois de l’abandon de toute novation. Sans supplanter les anciens syndicats de métier, les nouveaux syndicats formaient désormais la base principale du mouvement organisé à Liverpool comme le montre la liste des 79 syndicats actifs en 1911.

18Les militants et dirigeants des nouveaux syndicats avaient eu des parcours politiques très divers. J.G. Taggart, un ancien travailleur de la raffinerie de sucre de Tate, et le premier secrétaire de la section de la Mersey de la National Union of Gasworkers and General Labourers, était un nationaliste irlandais. Les dockers et transporteurs spécialisés dans le coton (occupations traditionnellement dominées par les Protestants) étaient organisés par des conservateurs. Grand port occidental, Liverpool était particulièrement réceptif aux influences américaines et irlandaises. Les Chevaliers du Travail de Bootle préconisaient des organisations larges et puissantes, mais rejetaient les grèves au profit de la conciliation, de l’arbitrage ou du boycott, tactiques qui avaient l’appui de l’Église catholique. Après quelque temps, toutefois, les Chevaliers du travail perdirent de leur influence avec l’arrivée des militants plus radicaux du port, ceux de la National Union of Dock Labourers dont les dirigeants n’étaient pas socialistes, mais des partisans du grand réformateur américain Henry George.

19La grève des dockers et son règlement introduisirent une évolution importante des structures des relations industrielles ; d’une régulation par des petits groupes de salariés et d’employeurs, on passa à des unités de négociation plus larges, ce qui supposait que le syndicat ouvrier et les associations d’employeurs (les employeurs n’arrivèrent pas à constituer une organisation unique) aient une autorité reconnue. Les organisations devaient devenir permanentes. Le syndicat devait arriver à contrôler ses adhérents et leurs actions au regard des intérêts à long terme.

20L’influence socialiste, limitée à Liverpool, était plus notable parmi les ouvrières. Encouragées par des critiques socialistes ou venant de membres de la classe moyenne, comme Jeannie Mole une socialiste fabienne, épouse d’un riche fruitier, les ouvrières tentaient de former des syndicats féminins. Contrairement aux hommes, les militantes syndicalistes étaient prêtes à accepter des organisateurs venant de la classe moyenne. D’ailleurs les ouvrières étaient plus soutenues par les femmes activistes que par les syndicalistes masculins de leur propre classe. Au plus haut du mouvement du New Unionism, des syndicats féminins furent créés chez les cigarières, les brocheuses, les tapissières, les fourreuses, les blanchisseuses et les ouvrières qui fabriquaient les sacs et bagages. Joseph Goodman de la Social democratie Federation était joint organizer de la Liverpool Tailoresses and Coatmakers Union et Président de son comité de grève. Ce syndicat recevait aussi un soutien financier de la Liverpool Socialist Society. Le succès de la grève de 1890 contribua à la reconnaissance des conditions terribles de l’exploitation des femmes dans la ville. Toutefois, après l’obtention d’une diminution des heures de travail, le nombre des femmes syndiquées tendit à diminuer. En 1894, on ne comptait plus qu’une centaine d’adhérentes. Plus que leurs homologues masculins, les syndicats féminins étaient épisodiques : les femmes semblaient n’avoir adhéré que pour des intérêts immédiats, quittant les organisations quand satisfaction était obtenue ou lorsqu’il apparaissait que le succès ne serait pas immédiat.

21Le développement du mouvement syndical lyonnais à la fin du xixe siècle s’apparente aux tendances couramment relevées pour la France : faiblesse numérique et financière ; vives divisions idéologiques et politiques, finalement résolues quand une alliance des blanquistes et des anarchistes supplanta les guesdistes ; importance des grèves et manifestations comme le Premier Mai. Lyon, toutefois avait une tradition syndicale forte et active. Mais à la fin du siècle, les syndicats restaient fragiles et leurs effectifs fluctuaient considérablement, même dans les syndicats de métier. Par exemple le syndicat des tanneurs compta 12 membres en 1890, 340 en 1893, 6 en 1897 et 140 en 1898. Le puissant syndicat des verriers de Lyon et Oullins, qui arrivait à exercer un contrôle considérable du marché du travail, atteignit un sommet de 500 adhérents au moment de la grève de 1887, mais fut gravement affecté par l’échec de la longue grève (huit mois) de 1891 ; et en 1895 il ne comptait plus que 56 adhérents. Après la défaite, toutefois, plusieurs verriers quittèrent l’agglomération lyonnaise et renforcèrent les rangs d’autres syndicats. Ainsi à Rive-de-Gier (à 40 kilomètres de Lyon), le syndicat vit ses effectifs croître de 400 en 1891 à 1 100 en 1894 avant de s’effondrer à son tour après une dure grève.

22Les syndiqués lyonnais furent à l’avant-garde dans la constitution de fédérations professionnelles nationales dans les années 1890 comme celles des verriers, des maçons, du bâtiment, du cuir ou des tisserands, mais sans participer aux instances régulières des fédérations. Selon les critères allemands ou britanniques, le degré de participation aux organisations syndicales paraîtrait faible. Mais il y avait une activité intense et une conscience sociale et politique élevée parmi la minorité militante ; un autre trait national. Les verriers étaient surtout blanquistes, les métallurgistes et les ouvriers du bâtiment étaient guesdistes ou anarchistes. Traditionnellement les syndicats du textile étaient proches des radicaux-socialistes, mais les guesdistes s’implantaient là où le travail se mécanisait. Il y avait aussi un syndicat catholique des canuts avec 500 adhérents dans les années 1890, le seul syndicat « indépendant » avant la tardive apparition d’un syndicalisme « jaune ». Le seul syndicat féminin fut aussi organisé par les catholiques entre 1899 et 1903 avec les couturières, les employées de bureau et les ouvrières de la soie.

23Parmi les socialistes, les blanquistes étaient moins nombreux que les guesdistes mais mieux organisés. Ils étaient environ 200 militants, surtout présents dans la ville même. Les guesdistes étaient près de 300, souvent habitant les faubourgs ou les communes de banlieues. La majorité au sein de la Bourse du travail était un enjeu crucial pour ces courants. Toutefois la division socialiste n’était pas toujours nette. Ainsi les Premier Mai, les socialistes coopéraient pour faire de la journée une manifestation de protestation, à l’encontre des anarchistes qui voulaient en faire une journée révolutionnaire. Les socialistes aussi participaient finalement à la coalition électorale de gauche soutenant les partis républicains. En 1898, un socialiste indépendant à la Croix Rousse et deux blanquistes à la Guillotière furent élus grâce à un accord avec les autres républicains. En outre, ils militaient ensemble dans la Fédération lyonnaise des syndicats, un modèle pionnier d’organisation locale établi en 1881, à laquelle cependant les syndicats de l’industrie textile refusèrent d’appartenir. Reconstituée en 1887 comme la section lyonnaise de la Fédération nationale des syndicats, elle était alors dominée, comme la Bourse du Travail, par les guesdistes. Mais ceux-ci furent progressivement évincés de la direction du mouvement syndical lyonnais dans les années 1890 au profit d’une majorité syndicaliste révolutionnaire ; là encore un trait national.

24Peu influencé par les mouvements sociaux ou les conflits idéologiques, le syndicalisme crut régulièrement à Munich, comme dans toute l’Allemagne. Pendant les décennies de la fin du siècle, le syndicalisme munichois avait l’allure de celui du pays avec son haut niveau d’adhésion, sa coopération étroite avec le SPD et l’institutionnalisation de la négociation collective. Le pourcentage des syndiqués (syndicats socialistes ou syndicats « libres ») passa de 2,7 % en 1894 à 24,7 % en 1899 et près de 70 % en 1907. À cette date, 77 professions étaient organisées et adhéraient généralement à la Generalkommission de Berlin. Il y avait aussi quelques syndicats chrétiens, généralement présents là où les syndicats socialistes étaient absents comme dans les chemins de fer que nous examinerons plus tard. Ce développement exceptionnel s’explique par deux facteurs principaux : le rôle du Gewerkschaftskartell munichois dans l’organisation des pratiques économiques, politiques et culturelles, et la croissance des négociations et conventions collectives institutionnelles. Ici Munich était en avance sur le reste de l’Allemagne en développant des réformes appuyées sur la reconnaissance des syndicats et l’intervention de l’État. En 1912, 75 % des salariés masculins (et 60 % de l’ensemble des salariés féminins et masculins) étaient couverts par ces conventions. Il faut aussi noter que le SPD avait une influence considérable. La Bavière mettait volontiers son point d’honneur à être une terre de réformes. Le gouvernement bavarois, qui ne paraissait pas menacé par une majorité socialiste, ne voyait pas de risque à s’orienter vers une politique libérale et démocratique qui conduisait les socialistes eux-mêmes vers une orientation réformiste. Au niveau de Munich, le SPD jouait un rôle plus important dans le système bicaméral malgré les restrictions du droit de vote et le poids des votes catholiques et de la classe moyenne. Le SPD coopérait avec le parti libéral contre le Centre Catholique à propos des questions éducatives et culturelles tandis qu’il coopérait avec le parti catholique contre les libéraux à propos du droit du travail... En 1911 le SPD devint le premier parti à Munich avec 38 % des voix et beaucoup d’élus dans une des chambres. Dans aucune ville allemande (même Berlin) les socialistes n’avaient atteint un tel niveau d’intégration politique. La présence active d’intellectuels (comme Hope B. Adams Lehmann, la femme britannique du leader socialiste Karl Lehmann et l’active meneuse des campagnes en faveur de l’émancipation de la femme) assurait aux socialistes une image non exclusivement prolétarienne et les encourageait sur le chemin d’un libéralisme social, une anticipation de ce que serait le socialisme allemand quelques dizaines d’années plus tard.

25Dans les trois villes le développement du syndicalisme eut des traits influencés par le type d’organisation interprofessionnelle. Le Liverpool Trades Council (LTC), établi en 1848, le premier du pays, était restreint aux seules organisations bien établies des métiers du bâtiment ou du front de mer. En 1887, le LTC avait seulement 3 000 affiliés et les syndicats adhérents (mécaniciens, imprimeurs, tailleurs, selliers, relieurs, cheminots, doreurs, ébénistes, scieurs, brossiers, cordonniers, tapissiers...) ne lui versaient que 10 livres par an. En 1891 avec l’irruption du New Unionism, le sort du LTC fut transformé. Avec 47 syndicats affiliés et 46000 adhérents le LTC devint le plus important des Conseils syndicaux de province. Dans les années 1890, il y eut des tensions considérables entre la National Union of Dock Labourers, le plus significatif des nouveaux syndicats, et le LTC. Bien qu’aggravées par la personnalité de Sexton, le dirigeant des dockers, ces tensions expriment l’écart social et culturel entre les ouvriers à emploi stable, relativement bien payés, le plus souvent de métier qui dominaient le LTC – c’était une « aristocratie d’artisans » selon Sexton – et les ouvriers instables, mal payés du front de mer. Il y avait aussi des tensions qui exprimaient les différences sexuelles. Ainsi en 1890 le LTC, lorsqu’il admit des déléguées femmes, décida de transférer ses réunions des pubs vers des lieux plus respectables. Mais le LTC continua à être dominé par les ouvriers qualifiés des métiers : en 1905 la plupart des délégués du LTC vivaient dans des pavillons près du centre de la ville, bien loin du front de mer où résidaient les non qualifiés, souvent les Irlandais catholiques.

26Étant donnés ces divisions dans le syndicalisme et le sectarisme particulier des formations politiques locales, il n’est pas surprenant que Liverpool soit restée quelque peu en arrière dans le tournant suivant du mouvement ouvrier, le lent et pragmatique développement par le syndicalisme d’une action politique propre, occupant jusqu’au terrain parlementaire. Les divisions vives de la ville selon des groupes où se mêlaient des traits ethniques et politiques n’autorisaient guère un espace pour un parti du travail indépendant. Il n’y avait pas d’élu local conservateur d’origine ouvrière avant 1914 à Liverpool, mais à travers le réseau des associations, les notables tories locaux étaient naturellement conduits à défendre les privilèges marginaux des ouvriers protestants. Quand la section locale du Parti national irlandais passa dans les mains de la seconde génération (c’est à dire ceux qui étaient nés à Liverpool), elle eut moins d’intérêt à la question irlandaise qu’aux problèmes immédiats de logement et d’emploi de la communauté catholique. Alors que l’extension du patronage politique et des aides sociales de ces machines reste discutée, il apparaît bien qu’elles atteignaient en profondeur leur électorat par un réseau d’associations culturelles ou mutuelles, localisées dans les pubs ou les paroisses.

27Malgré des efforts courageux pour développer une contre-culture vivante et non sectaire, les socialistes n’eurent qu’une petite influence dans le mouvement ouvrier de Liverpool. Le LTC résista aux propositions des socialistes pour faire une campagne politique auprès des chômeurs. En 1893, une proposition de Sexton de fédérer le LTC avec l’Independent Labour Party fut rejetée. Mais les pressions en faveur d’une représentation politique du travail ne cessèrent de croître. L’adoption de résolutions en faveur d’une représentation indépendante du travail était un trait classique des Premier Mai (autant que la demande des huit heures ou de bons salaires), le premier de ceux-ci ayant été tenu le 2 mai 1891... Mais le Premier Mai à Liverpool était aussi l’occasion traditionnelle d’une grande parade à cheval des charretiers, une profession exclusivement protestante !

28En 1900, enfin, le LTC se joignit aux groupes socialistes – l’ILP, les fabiens et la SDF – et aux clubs Edge Hill and Garston Labour où se retrouvaient beaucoup de cheminots pour former ce qui devint en 1903 le Liverpool Labour Representation Committee qui s’affilia au Labour party en 1907. Cependant il fallut beaucoup de temps au parti travailliste pour surmonter l’intensité des divisions communautaires à la base des groupes politiques locaux. C’est seulement en 1955 que le parti l’emporta aux élections municipales, une génération après qu’il ait triomphé dans les autres grandes conurbations du pays. Dans cette combinaison de la faiblesse de l’idéologique et du politique et de la force de l’action sur le terrain économique et social, un modèle classique du mouvement ouvrier britannique de la fin du xixe siècle, Liverpool paraît se situer de manière exacerbée.

29Pendant la vague de grèves des années 1911-1913, quand Liverpool semblait au bord d’une révolution, les syndicalists furent capables d’utiliser non seulement les tensions entre les anciens syndicats de métier et les nouveaux syndicats mais aussi celles qui régnaient à l’intérieur des nouveaux syndicats eux-mêmes. Comme les travailleurs irréguliers manquaient de temps stable, de l’expérience appropriée et de ressources financières pour militer régulièrement, les nouveaux syndicats durent faire appel à des permanents pour les diriger. Ces bureaucrates s’engagèrent dans la voie des conventions nationales avec les employeurs ce qui exigeait la discipline et la stabilité des adhérents. En s’orientant ainsi, ils pouvaient se heurter à l’autonomie et à l’amour-propre des ouvriers de Liverpool. Ainsi l’instabilité du travail était un symbole entretenu de l’indépendance ouvrière, la meilleure garantie de la liberté par rapport à la discipline du travail et à la tyrannie de la sonnerie de l’usine. En protestant contre la decasualization, les ouvriers étaient soutenus par les partisans de l’action directe, mais l’attitude de la base et des militants semble avoir été moins déterminée par la théorie ou la pratique que par des problèmes particuliers et des positions traditionnelles. Longtemps après le déclin des activités portuaires et de l’emploi instable, les ouvriers de Liverpool continuaient à protester contre les innovations imposées à leur mode de travail – conventions nationales, structures bureaucratiques... – qui déniaient ce qui restait de leur autonomie et de leur indépendance. Pour les observateurs peu favorables au syndicalisme, le militant de la Mersey représentait le mal britannique à son pire point.

30À Lyon les tentatives de coordination locale se heurtaient plus à des divisions idéologiques qu’à des tensions structurelles. Le Conseil local de la Fédération nationale des syndicats s’était assuré une direction temporaire du mouvement syndical en 1889-1890 quand il assuma la responsabilité du Premier Mai et d’autres grandes manifestations. En 1890, 45 syndicats lyonnais y étaient affiliés (le bâtiment et la métallurgie y étaient le mieux représentés avec les verriers, les ouvriers des cuirs et peaux et les cordonniers) ainsi que 33 syndicats textiles de la région voisine du Beaujolais. À Lyon, les anciens syndicats du textile et de la soie, encore dominés par les radicaux-socialistes, restaient à part, mais les secteurs mécanisés de cette industrie allaient rapidement s’affilier au Conseil local. Celui-ci cependant n’allait pas durer.

31Lors du second Premier Mai, des actions plus révolutionnaires apparurent. L’émeute et la répression qui s’ensuivirent conduisirent les esprits les plus politiques comme les guesdistes à chercher à s’accommoder avec les autorités. Ces événements amenèrent désillusion et apathie au point que le Conseil local fut remis en question. Il semblait n’avoir pas préparé son appel à la grève générale alors que les tâches quotidiennes de la coordination corporative locale étaient de plus en plus assurées par la Bourse du Travail. Il n’y a pas d’équivalent à Liverpool et Munich d’une Bourse du travail où les travailleurs des différentes activités pouvaient se rencontrer dans un lieu accordé par les autorités locales. À Lyon, les autorités locales avaient séparé le marché du travail féminin, mais quelques ouvrières du textile de la soierie ou du tabac étaient présentes à la Bourse du travail, logée d’abord dans un ancien théâtre de variétés... Soutenues par les municipalités républicaines dans l’espoir de créer un mouvement ouvrier tranquille, les Bourses du travail aboutirent au développement du syndicalisme révolutionnaire, un syndicalisme ouvriériste, méfiant à l’encontre des réformes républicaines et des divisions socialistes. À Lyon le fait fut particulièrement notable. Les divisions entre les guesdistes qui dominaient et les blanquistes étaient très vives. Les guesdistes cherchaient à éliminer toute influence blanquiste dans la Bourse du travail. Mais les guesdistes échouèrent à s’imposer contre un bloc des blanquistes, des anarchistes et de divers syndicalistes indépendants. Ils perdirent graduellement de l’influence à la Bourse. En 1897, ils furent éliminés du nouveau comité chargé de préparer le Premier Mai, et une nouvelle union locale allait adhérer à la CGT.

32Le Gewerkschaftskartell munichois atteint un haut degré d’intégration et de coordination tant des aspects économiques que politiques de l’action du mouvement ouvrier. Clairement centre pour toutes les questions sociales, culturelles et économiques, le cartel fournissait aussi les infrastructures financières et organisationnelles (avec du personnel) pour coordonner les pratiques réformistes des syndicats et du parti. Le cartel munichois toutefois ne construisit pas une contreculture ouvrière comme ce fut le cas ailleurs en Allemagne. En aucune manière une image ou une identité prolétarienne n’avait sa place dans un mouvement ouvrier développé dans le cadre de la culture démocratique et « sociale-libérale » bavaroise.

Cheminots et ouvriers des tramways

33Étant donnée la grande variété des activités dans les grandes villes, il est difficile de sélectionner des professions significatives comme étude de cas. Il aurait été tentant d’étudier les employés des bureaux et des commerces dont le nombre augmentait rapidement dans les grandes villes, mais à la fin du xixe siècle, leur statut et leur culture les éloignaient trop du mouvement ouvrier pour que nous puissions étudier leurs attitudes syndicales. Nous avons alors décidé d’étudier les travailleurs du rail, également significatifs de la croissance urbaine et de la vie urbaine. Les grandes villes exigeaient en effet le développement d’un service de transport efficace pour desservir les nouveaux quartiers, pour relier les centres d’activités et de commerce aux faubourgs et banlieues, pour relier les villes au reste du pays. La recherche montre d’importantes différences dans l’organisation des cheminots dans les trois villes alors que les personnels des tramways mettent en place un syndicalisme très voisin.

Les cheminots

34Les cheminots, ces travailleurs en uniforme qui bénéficiaient d’un travail sûr et d’un salaire régulier, occupèrent une position importante dans l’histoire ouvrière de Liverpool. Dans la période d’essor fragile des nouveaux syndicats en 1871-1873, les cheminots seuls réussirent à conserver une forme stable de leur syndicat avec l’établissement de la section de Liverpool de l’Amalgamated Society of Railway Servants. Insensibles à l’irrégularité du marché du travail, les cheminots constituaient un groupe d’ouvriers non définis par le métier et qui avaient le temps et les moyens de se dévouer au syndicalisme, au mouvement coopératif (en 1891-1892, 43 % des membres masculins de la Société coopérative de Liverpool étaient des cheminots) et à la recherche de formes d’action politique indépendante des travailleurs. À Liverpool où beaucoup de travailleurs se retrouvaient dans des associations liées à des cultures fermées, les cheminots développèrent une culture et des pratiques plus prolétariennes.

35À Lyon, quelques 350 cheminots étaient syndiqués en 1891. Mais la force la plus grande du Syndicat national des cheminots se trouvait dans la banlieue de l’agglomération, à Oullins, où 1 000 des 1 500 cheminots (surtout des ateliers) étaient organisés. Comme les ouvriers métallurgistes, les cheminots jouèrent un rôle particulier dans le mouvement ouvrier lyonnais. Ils avaient leur propre local et concentraient leurs efforts moins vers l’union locale que vers l’organisation d’une Union regroupant les syndicats de la ligne et de la Compagnie Paris-Lyon-Marseille.

36Malgré l’atmosphère consensuelle que nous avons décrite à Munich, les cheminots n’avaient pas le droit de se syndiquer dans les syndicats socialistes. Mais ils pouvaient adhérer aux associations catholiques. En 1897 1500 cheminots adhéraient au syndicat chrétien et constituaient plus de 60 % du nombre total d’adhérents de ce syndicat à Munich.

Ouvriers et employés des tramways

37L’extrême importance des transports en commun pour les grandes villes créaient des relations sociales très particulières dans cette activité. Les employeurs, les autorités locales et les personnels étaient soumis aussi aux contraintes des pressions de l’opinion publique. Les syndicats devaient ainsi situer leur action dans un cadre complexe.

38La longue agitation des trams à Liverpool de juin 1889 à janvier 1890 a été décrite comme un grave échec. La Compagnie des tramways était connue comme un employeur tyrannique contre laquelle les militants avaient renoncé à agir par la grève. D’abord parce que le mouvement de grève et la syndicalisation des années 1870 s’étaient terminés par un désastre. Après ce fiasco, ce furent les Chevaliers du travail qui organisèrent le personnel dans la Liverpool Amalgamated Tramway and Hackney Carriage Employees’ Association et l’orientèrent vers la conciliation et la prise en compte de l’opinion publique. Ceux qui souhaitaient une action plus vive manquaient de soutien parmi les employés, beaucoup craignant de perdre leur emploi régulier. Le salaire fluctuait avec les effets d’amendes mesquines imposées par la Compagnie, mais les avantages d’un salaire assuré, particulièrement dans le contexte d’emploi instable dominant de Liverpool, étaient tels qu’on ne pouvait prendre le risque d’y renoncer. Après la grande grève des transports de Liverpool en 1911, les employés des tramways restèrent encore apathiques et abusés par leurs employeurs, bien que municipalisés.

39À Lyon, où une compagnie privée avait obtenu une concession de la municipalité, les receveurs et conducteurs des tramways ne furent pas organisés jusqu’en 1896 où Victor Darme, un guesdiste, en prit l’initiative. Des considérations tactiques plus qu’idéologiques expliquent leur attitude modérée dans les relations sociales. Étant donnée leur visibilité par le public, les employés des tramways tentèrent de donner d’eux une image de modération et de respectabilité. Quand ils décidèrent d’une grève en 1900, ils organisèrent une manifestation silencieuse dans le centre ville, en colonnes bien ordonnées, tous habillés en uniforme et défilant derrière le drapeau tricolore. Les dirigeants du syndicat conduisaient le cortège suivis par les ouvriers rangés selon leur âge.

40Pareillement à Munich, les personnels des tramways étaient bien organisés, mais répugnaient à agir pour éviter de perdre la sécurité de leur emploi d’autant que beaucoup étaient âgés et craignaient de ne pas retrouver aisément un travail. Dans le Gewerkschaftskartell, le syndicat des tramways avaient une influence modératrice, pacificatrice.

41Pour la classe ouvrière « en uniforme » des grandes villes, la question d’un service public ou d’un socialisme municipal était plus naturellement posée. Cependant la crainte de perdre leur relative sécurité d’emploi ou de se mettre à dos l’opinion publique atténuait son militantisme. Comme éléments essentiels du service urbain, les personnels étaient soumis à la pression du discours de l’esprit civique. Les intérêts de la ville pouvaient avoir la primauté sur ceux du travail. L’examen des employés des tramways nous rappelle de manière appropriée les identités ambivalentes des travailleurs, parfois complémentaires, parfois opposées. La fierté de sa ville n’a sans doute pas de grand rapport avec la force du syndicalisme, même si la ville était dynamique dans la construction d’associations ethniques, professionnelles, confessionnelles, sexuées ou de classe. Toutefois au moment des conflits sociaux, les travailleurs pouvaient apparaître comme déloyaux à leur cité et s’aliéner l’opinion publique en interrompant les services urbains.

42Si les employés des tramways ont mis en place un syndicalisme voisin, modéré, dans les trois grandes villes, et donc de type transnational, syndicalisme qui tient à la fois à leurs particularités professionnelles et à leur insertion dans un espace urbain et civique, Liverpool, Lyon et Munich ont bien globalement tendu à produire du national. Les traits dominants des pratiques syndicales et de leur organisation interprofessionnelle y exacerbent même les traits classiquement nationaux : extrême force du New Unionism mais limite de sa portée dans la remise en cause du syndicalisme de métier, extrêmes diversités, voire divisions, de la classe au profit de l’importance de l’autonomie de groupes réticents tant à l’uniformisation politique que syndicale à Liverpool ; fragilité du syndicalisme lyonnais, grande et complexe importance du politique aboutissant à l’orientation vers un syndicalisme interprofessionnel original, où se rencontrent traditions et pratiques républicaines et volonté de surmonter les divisions socialistes ; puissance et dynamisme du syndicalisme munichois organisé dans un mécanisme unique avec le SPD et s’orientant vers une institutionnalisation et des pratiques réformistes et de négociations collectives.

Notes

1 Belchem J., Popular Politics, Riot and Labour : essays in Liverpool History 1790-1940, Liverpool, 1992 ; – Hitkins H. (dir.), Building the Unions : studies on the growth of the workers’movement : Merseyside, 1756-1967, Liverpool, 1973 ; – Lequin Y., Les ouvriers de la région lyonnaise, 2 vol., Lyon, 1977 ; – Robert V., Les chemins de la manifestation, 1848- 1914, Lyon, 1996 ; – Pohl K.H., Die Münchener Arbeiterbewegung. Sozialdemokratische Partei, Freie Gewerkschaften, Staat und Gesellschaft in München 1890-1914, Munich, 1992 ; – Neumeier G., München um 1900. Wohnen und Arbeiten, Familie und Haushalt, Stadtteile und Sozialstrukturen, Francfort, 1995.

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