6. Les syndicats ouvriers dans les villes moyennes d’industrie textile et de construction mécanique : Gand, Bielefeld et Monza de 1890 à 19141
p. 151-179
Texte intégral
1À la veille de la Grande Guerre les effectifs des syndicats ouvriers en Europe occidentale atteignirent un premier sommet : environ 20 % de la main-d’œuvre industrielle et artisanale était organisée en Angleterre et en Allemagne, 15 à 20 % en Belgique, et 10 à 15 % en Italie2. Ces chiffres reflètent des situations locales et régionales hétérogènes, qui avaient placé les syndicats en face de difficiles problèmes d’organisation. Pour expliquer la croissance des syndicats dans les villes, terrain privilégié du syndicalisme, il paraît utile de classer celles-ci d’après leurs principales activités économiques. On peut distinguer les villes semi-rurales, les villes de mono-industrie, dont l’économie est fondée surtout sur les mines, la sidérurgie, le verre ou le textile, les villes d’industrie mixte, et les villes de secteur tertiaire, villes d’implantation gouvernementale, villes d’université, de retraités, de tourisme, avec un fort pourcentage de personnel administratif et de service.
2Au début du xixe siècle, l’un des principaux types de ville, en avance dans le développement industriel, fut la ville du textile. Habituellement l’industrialisation y débuta par la mécanisation de la filature et du tissage. Tandis que quelques villes du textile, comme Krefeld, Prato ou Verviers, gardèrent longtemps une monostructure, car elles produisaient des textiles spécifiques qui leur donnaient un quasi-monopole, la plupart diversifièrent leur économie pendant la première révolution industrielle, et franchirent le pas de ce qu’on appelle la deuxième révolution industrielle à la fin du xixe siècle. D’abord, la demande suscitée par l’industrie textile attira, en général, des usines de construction mécanique qui créèrent leur propre dynamique. De plus, des ateliers et des usines furent construites pour fabriquer des produits sur la base de l’industrie textile. Finalement le passage, à fin de diversification, de la construction mécanique à la production électrotechnique et le développement d’une industrie chimique ou pharmaceutique portèrent l’économie locale à un nouveau stade. Ces produits, ces secteurs, étaient liés les uns aux autres localement, ils dépendaient les uns des autres en s’alimentant entre eux, générant ainsi des effets économiques. C’est essentiellement le succès de cette diversification qui détermina la croissance de la main-d’œuvre salariée et de la population de la ville. La plupart – sinon toutes – des villes du textile et de la construction mécanique restèrent moyennes car, dans la première et la deuxième phase d’industrialisation, il leur manqua d’autres branches d’industrie en plein essor et, dans la troisième phase, un secteur (public) de services en grande expansion. On peut trouver des exemples de ce type de villes au développement économique différent, en Angleterre (Leeds, Bradford), en Allemagne (Augsburg, Mönchengladbach, Wuppertal, Bielefeld), en Belgique (Gand), en Italie (Monza) ou en France (Saint-Étienne, Lille).
3Quand on considère la croissance des syndicats dans ce type de ville, on s’attend à deux contradictions. D’une part, le textile et la construction mécanique étaient présents dans des villes qui s’étaient industrialisées les premières : ainsi les syndicats eurent somme toute beaucoup de temps pour acquérir de l’expérience, pour grandir, et pour se stabiliser. On pourrait donc s’attendre à y trouver des syndicats solides. À la fin du xixe siècle, vivre dans une telle ville aurait pu signifier un avantage pour la main-d’œuvre. Mais d’autre part, par ses origines, par ses qualifications et ses conditions matérielles, cette main-d’œuvre du textile et de la construction mécanique était hautement différenciée. Alors que le personnel du textile avait souvent de nombreux liens avec la campagne et une forte proportion d’ouvrières, les artisans qualifiés des usines de construction mécanique et d’autres branches représentaient un type d’ouvrier entièrement différent. De plus, les salariés étaient employés dans des branches d’industrie qui différaient par le taux de croissance, la taille des usines, et les méthodes de direction. C’est dire que pouvaient exister bien des divisions profondes entre salariés, donc de grands obstacles à l’organisation syndicale.
4Pour traiter de ces contradictions, nous avons choisi trois exemples de villes du textile et de la construction mécanique : Gand, Bielefeld et Monza – villes moyennes qui présentent des traits communs et sont bien connues des auteurs de cette étude. Après une brève vue d’ensemble de leur structure économique et de leur développement syndical au tournant des xixe et xxe siècles, nous examinerons les particularités de ce type de ville, de la stratégie des syndicats, et des circonstances nationales pour expliquer l’organisation des travailleurs. Les syndicats ont-ils fait face à des problèmes communs soulevés par ce type de ville et sa main-d’œuvre ? Ont-ils employé une recette commune pour augmenter leurs effectifs ou ont-ils choisi des moyens complètement différents suivant les circonstances nationales ? Les réponses à ces questions devraient permettre des comparaisons avec l’organisation syndicale dans d’autres types de villes.
Gand
La structure socio-économique
5L’industrie moderne fut introduite à Gand vers 1800 quand des négociants et des rouenniers fondèrent des filatures de coton. Quelque vingt ans plus tard, les fabricants de cotonnades y développèrent le tissage moderne. Durant la crise des années 1830, les industriels du coton aidèrent à y établir d’énormes fabriques mécanisées de toile de lin. À partir de la décennie 1820, se développa la construction mécanique qui fabriquait les machines des usines textiles et des motrices à vapeur hautement spécialisées. Tandis que cette industrie réussissait à conquérir et à garder une part du marché international, les industries du coton et du lin étaient en concurrence sur un marché beaucoup plus large d’articles de masse, ce qui les rendait beaucoup plus sensibles aux conditions du marché international.
6L’industrie du coton s’autofinançait ; et même quand les sociétés à responsabilité limitée se sont répandues dans cette industrie, autour de 1875, la plupart des compagnies restèrent sous l’emprise des familles fondatrices. La construction mécanique passa peu à peu, mais en partie seulement, sous la direction des banques, alors que grâce à leur financement, de nombreuses usines de lin s’installaient. Entre le coton et le lin, les liens industriels étaient étroits. Coton et métallurgie étaient édifiés sur une base familiale, ce qui explique l’attitude paternaliste de quelques entrepreneurs de Gand. L’intransigeance et la dureté caractérisaient d’autres patrons. Mais la plupart des entrepreneurs avaient horreur de toute ingérence dans leurs affaires, qu’elle vienne des syndicats, des ouvriers, de l’État ou de réformateurs sociaux.
7D’après le recensement de 1896, le nombre total des salariés de l’industrie de Gand s’élevait à 33059, ce qui faisait de Gand la plus grande ville ouvrière de Belgique3. Cette année-là, le coton employait 25 %, le lin 26 % et la construction mécanique 5 % de la population active dans l’industrie. Un autre quart de l’emploi se partageait entre le bâtiment (8 %), l’alimentation (5 %), le vêtement (5 %), la menuiserie et l’ébénisterie (5 %), et la petite métallurgie (4 %), tandis que le reste de l’emploi industriel était fourni par les transports et de nombreux petits ateliers, souvent artisanaux, d’activités diverses4.
8La main-d’œuvre du textile était loin d’être homogène. Les différences entre coton et lin étaient importantes ; dans l’industrie du coton, grandes étaient les différences entre filature et tissage5. La mécanisation était beaucoup plus avancée dans le lin que dans le coton, et les usines de lin beaucoup plus vastes que celles de coton6. L’origine géographique diversifiait la main-d’œuvre. Dans le lin, 40 % des ouvriers étaient nés à l’extérieur de Gand, contre 20 % dans le coton et 23 % dans la construction mécanique7. Plus différentes encore les proportions de femmes : l’industrie du coton en employait 46,5 %, et l’industrie du lin 61,1 %. Finalement, dans le lin, les travailleurs étaient en général plus jeunes que dans le coton et – surtout – que dans la construction mécanique : 20 % y avaient moins de 16 ans, contre 15 % dans le coton et seulement 5 % dans la construction mécanique.
9À Gand, les différences au sein du textile n’étaient que modestes comparées à celles entre le textile et la construction mécanique, qui n’employait que des hommes. Ceux-ci, en général, travaillaient dans des ateliers plutôt petits, qui étaient modérément mécanisés, mais où la qualification était importante. L’apprentissage et la formation aux emplois y duraient longtemps, si bien que les jeunes ouvriers n’y étaient qu’une faible minorité. D’après le recensement industriel de 1896, les constructeurs de machines gagnaient un salaire moyen quotidien de 3,50 francs, les salariés du coton de 3,00 francs, et ceux du lin de 2,50 francs seulement8. Les constructeurs de machines formaient une couche sociale très spécifique dans la classe ouvrière de Gand, mais il ne faut pas les situer dans l’« aristocratie du travail » au sens donné par Lénine à un groupe embourgeoisé de travailleurs conduisant le mouvement ouvrier au réformisme9. Néanmoins, les caractéristiques de ce petit groupe de travailleurs marquèrent le mouvement ouvrier gantois dans son entier.
10En général, entre 1880 et 1914, la classe ouvrière gantoise avait un bas niveau de vie : piètres conditions de logement, nourriture grossière, mortalité forte. Le bas niveau des salaires, par comparaison à d’autres grandes villes et à la Wallonie belge, en était la raison principale. L’emploi salarié abondant des enfants (entre 12 et 16 ans) et des femmes (même après la naissance du premier et du second enfant) permettait aux employeurs de payer de bas salaires aux deux sexes. L’emploi conjoint des enfants et des femmes faisait partie de la stratégie de survie suivie par les familles de la classe ouvrière. Ce qui conduisait à un cercle vicieux de bas salaires et de forte participation des enfants et des femmes à l’activité industrielle. C’est seulement à partir des premières années 1900 que s’élevèrent les salaires réels, grâce à l’amélioration du rendement des salariés (travail sur 4 métiers à tisser au lieu de 2, par exemple), grâce à la stagnation des loyers, et, en quelques occasions, à la hausse du taux de salaire. Ainsi, après 1900, le niveau de vie s’améliora en général10.
Développement des syndicats et raisons de leur croissance
11Vers 1913, les observateurs belges et étrangers admiraient le mouvement ouvrier gantois en raison de ses nombreuses réussites. La réalisation la plus admirable était Vooruit, la coopérative socialiste issue de la coopérative Vrije Bakkers en 1880. Les boutiques Vooruit offraient des escomptes aux coopérateurs, des pensions de retraite et des allocations de maternité depuis 1898, et un hôtel à Ostende depuis 1903. Avant la Grande Guerre, l’organisation possédait 29 bâtiments dans toute la ville, de nombreux magasins et trois usines, un centre de loisirs très impressionnant (comprenant cinéma, théâtre et café)11, et une Banque du Travail, banque commerciale et caisse d’épargne12. En 1884, Vooruit avait 1 700 membres (c’est-à-dire familles), et en 1913 près de 10 000 dans la ville de Gand et aux alentours. Vooruit devint une authentique puissance financière, qui soutenait des activités culturelles, la presse socialiste, et quelquefois des grèves. L’organisation elle-même et ses équipements matériels étaient massivement prédominants dans les préoccupations des coopérateurs, alors qu’étaient entièrement éliminées les aspirations révolutionnaires ou radicales13. Les organisations ouvrières libérales et démocrates chrétiennes essayèrent d’imiter les socialistes, mais n’y réussirent que partiellement.
12On trouve la marque du réformisme dans toutes les activités du mouvement socialiste ouvrier de Gand, comme à la caisse de maladie Bond Moyson. Fondée en 1875 par les syndicats socialistes et les cercles communautaires, la caisse de maladie collabora avec les pharmacies de Vooruit à partir de 1885, installa un service médical gratuit en 1887, et créa un Hôpital du Peuple en 1904. Bond Moyson avait quelque 400 membres en 1887, 3300 en 1895, 15000 en 1903, et pas moins de 33200 en 191314. Assez tôt, la caisse de maladie se limita à l’aide médicale, se souciant davantage du recrutement de nouveaux membres et de sa situation financière que de ses liens avec les syndicats et le parti social-démocrate. C’est pourquoi, après 1890, la caisse de maladie accepta des membres qui s’étaient affiliés à une coopérative ou à un syndicat libéral ou démocrate-chrétien15.
13L’idéologie de Gand et du réformisme belge se retrouve dans les écrits et l’activité du parti socialiste. En 1877, fut fondé le Vlaamsche Socialistische Arbeiderspartij (VSAP ou parti socialiste ouvrier flamand). Son programme concordait à l’évidence avec le programme de Gotha des sociaux-démocrates allemands. En 1885, le Belgische Werkliedenpartij (BWP ou parti ouvrier belge) remplaça le VSAP. Ce nouveau parti coordonna les initiatives politiques des organisations ouvrières groupées dans des fédérations locales et régionales. Les organisations gantoises – Vooruit, Bond Moyson, syndicats, associations culturelles ouvrières et autres – formèrent une fédération, coordonnée par le « Middencomiteit ». Les fédérations régionales formèrent le BWP. Les membres des syndicats et des coopératives étaient automatiquement membres du parti. Le Comiteit qui se réunissait surtout avant les élections, servait de plate-forme de discussion, mais il était dominé par le parti. Ses revendications prioritaires – qui devaient se réaliser par la loi – étaient les assurances sociales, la gratuité de l’éducation ou la limitation du travail des enfants16. C’est pourquoi les dirigeants attachaient une très grande importance à la revendication du suffrage universel, à l’organisation de grèves générales, nationales (1887, 1891, 1893, 1902 et 1913)17 et à la collaboration avec les libéraux progressistes. Ils considéraient leur parti comme l’organisation de tous les travailleurs et leur guide pour obtenir de grands progrès. Si les ouvriers se mettaient « en colère » et faisaient grève, c’était le devoir du parti de maîtriser, canaliser et, finalement, faire avorter l’aventure pour sauver la cause18.
14Comparé à d’autres régions représentées dans le jeune parti des travailleurs belges, le Middencomiteit gantois était très actif. Il est indéniable que c’était lié à la force des syndicats de Gand qui influençaient les programmes et les activités militantes dans bien d’autres régions du pays. Les syndicats se formèrent à Gand dès la fin des années 1850, mais ce ne fut pas avant la décennie 1870 que les syndicats modernes devinrent plus actifs. En 1876, les deux syndicats de tisseurs de coton, s’unirent pour rejoindre le VSAP en 1877. La même année, les fileurs de coton fondèrent un syndicat, élargi en 1879 à tous les ouvriers et ouvrières du coton. Les travailleurs du lin et de la métallurgie fondèrent des syndicats respectivement en 1875 et 1876. Toutefois, aucun de ces syndicats n’eut beaucoup de succès. Les effectifs n’augmentaient qu’à l’occasion d’une grève, et l’augmentation était sans lendemain.
15La situation changea en 1895. Cette année-là, la formidable vague de grèves (les ouvriers du coton, de la métallurgie, du lin et de l’imprimerie arrêtèrent le travail pour obtenir des hausses de salaires et de meilleures conditions de travail) signifia la percée décisive du syndicalisme moderne à Gand. Bien que seuls les ouvriers du coton aient obtenu un succès relatif et que les grèves aient conduit à un fiasco financier, le résultat immédiat du mouvement fut une croissance rapide de presque tous les syndicats : les adhésions à celui des tisseurs doublèrent, celles des ouvriers du coton, du lin et de la métallurgie triplèrent. Les effectifs des syndicats qui ne furent pas directement impliqués dans la grève de 1895 furent aussi multipliés par deux ou trois. En 1913, la plus forte syndicalisation se trouvait dans la métallurgie (70 % de tous les travailleurs avaient rejoint l’un des trois syndicats, c’est-à-dire le socialiste, le démocrate-chrétien ou le libéral), dans le coton (60 %), l’imprimerie (55 %), le bâtiment (47 %), le bois (46 %), et le lin (41 %)19. Dans toutes les industries, les syndicats socialistes étaient de loin les plus forts20. Dans ceux de la métallurgie, les socialistes représentaient presque 80 % de tous les syndiqués, dans le coton 69 %, et dans le lin 61 %. Dans les syndicats du coton, les ouvrières comptaient pour environ 30 % aussi bien dans les organisations socialistes que démocrates-chrétiennes ce qui montrait ainsi la faible syndicalisation féminine dans cette industrie. Dans le lin, le syndicat socialiste comptait 60 % de femmes, le syndicat démocrate-chrétien 86 %21 Manifestement, les ouvrières du lin étaient plus attirées par les syndicats démocrates-chrétiens que par les socialistes22. Cependant, les sociaux-démocrates dominaient les organisations sociales et économiques de la classe ouvrière à Gand. Cette prépondérance apparaît aussi dans les résultats des élections au Werk-en Nijverheidsraad (conseil du travail et de l’industrie), installé à Gand en 1890. Ce « raad », établi, comme dans les autres villes belges, par le conseil municipal, avait une fonction de conciliation dans les litiges sur les conditions de travail. Il réunissait les représentants des entrepreneurs et des ouvriers, directement élus par ces deux catégories. Dans les élections du côté ouvrier, les socialistes obtinrent 55 % des suffrages en 1893, puis 62 à 72 % entre 1896 et 191223. Néanmoins, l’influence du « raad » n’augmenta jamais au point de remplacer la négociation directe entre organisations patronales et ouvrières. Il restait un instrument de conciliation dans des cas spéciaux, devenant un précurseur des conventions collectives et des tarifs salariaux.
16Un autre résultat de la grève de 1895 fut l’élaboration de l’organisation, du programme et de la stratégie des syndicats. Tout de suite après la grève, chacun des syndicats du coton, du lin et de la métallurgie nomma un secrétaire permanent (le syndicat des tisseurs fit de même en 1901), qui organisa la propagande, mena des enquêtes et prépara les réunions. Les caisses de grèves furent réorganisées, tandis que l’offre de services s’enrichit de bibliothèques, d’assurances contre les accidents du travail, de caisses de retraite et – fait significatif – de chômage, d’allocations pour les changements de ville, la formation professionnelle, etc. Le plus important : on réexamina les relations avec les employeurs. Dans la construction mécanique, les relations sociales furent d’abord extrêmement brutales : pendant la grève de 1895, les patrons refusèrent de négocier. Malgré de nombreuses tentatives pour rapprocher les positions, le conflit dans la métallurgie fut très dur : il provoqua le premier lock-out à Gand. Après onze semaines de grève, les ouvriers acceptèrent une très faible hausse de salaire et reprirent le travail. Mais la grève avait « ouvert les yeux de tous les ouvriers », alors que les dirigeants syndicaux s’efforçaient d’être reconnus par les employeurs, et d’obtenir un organe permanent de conciliation. « Pourparlers », « arbitrage », « réconciliation », et « accord » devinrent les concepts-clés du syndicat gantois de la métallurgie, dans l’espoir d’éviter des grèves coûteuses24. La revendication d’un comité paritaire plus spécialisé dans les questions professionnelles que le Werk-en Nijverheidsraad, fut présentée fréquemment, mais sans conduire à la création d’un organe permanent ou à des conventions collectives25. Il est vrai que la nouvelle stratégie ne voulait pas dire qu’il fallait éviter la grève en toutes circonstances mais qu’il fallait y recourir dans le cadre bien défini de la stratégie syndicale. La « domestication de la grève » devint une réalité à Gand avant la Grande Guerre26. On peut la considérer comme la stratégie pragmatique d’un syndicat contraint de faire face à des employeurs très opiniâtres.
17Les autres syndicats gantois suivirent l’exemple du syndicat de la métallurgie, mais n’arrivèrent pas non plus à mettre en place une organisation permanente. Par exemple, le syndicat du coton proposa l’installation d’un comité mixte comprenant des représentants des ouvriers, des employeurs et des députés du parlement pour résoudre le conflit de 1905 sur la réduction du temps de travail. Les employeurs refusèrent d’engager des pourparlers avec des travailleurs « étrangers ». Un référendum, accepté par les employeurs, mit fin à la grève après trois mois ou presque : les grévistes obtinrent une réduction du temps de travail27. L’effort général des dirigeants syndicaux pour engager la discussion plutôt que de lancer une grève n’empêcha pas des grèves d’éclater, même à l’initiative des syndicats28. Mais, bien sûr, de nombreux conflits eurent lieu sans l’accord des syndicats.
18En général, le mouvement ouvrier social-démocrate de Gand réussit à obtenir de remarquables résultats : des avantages matériels immédiats et la reconnaissance du Travail et de ses représentants. Les coopératives, le parti, la caisse de maladie, la presse, les syndicats et les nombreuses associations culturelles, étroitement interdépendants, représentaient une force authentique dans la ville de Gand29.
19Bien des raisons expliquent le succès et la démarche spécifique du mouvement ouvrier social-démocrate gantois. La première explication est la présence de milliers d’ouvriers dans une ville relativement petite. Ils habitaient des quartiers particuliers de Gand, tout près des usines où ils travaillaient. Ces zones représentaient un univers relativement fermé, où se multipliaient des contacts intenses, avec des particularités dans la langue, les types de loisirs, et les expériences communes. La seconde raison du succès tient aux changements technologiques et structurels qui survinrent au cours des décennies 1880 et 1890 et qui contribuèrent à incorporer dans le mouvement ouvrier social-démocrate des groupes « élitistes » d’ouvriers (tels que les mécaniciens hautement qualifiés et bien payés, et les fileurs de coton). À vrai dire, au cours de ces décennies, de nouvelles machines furent installées dans le coton et la métallurgie pour affronter une concurrence internationale accrue. Dans la filature, les métiers à anneaux se répandirent largement, à côté de nouvelles machines sophistiquées dans les ateliers de préparation. Dans la construction mécanique, on installa une nouvelle génération d’outillage semi-automatique, ce qui mit fin à la maîtrise relative des ouvriers sur le processus de production. Même dans le lin, depuis longtemps peuplé d’ouvrières, les changements technologiques augmentèrent le taux d’automatisation. Pareils changements accentuèrent la diversification des travailleurs. Pour la première fois à Gand, les femmes pouvaient être employées à la filature. Dans la métallurgie, des ouvriers spécialisés à la place d’ouvriers hautement qualifiés pouvaient manipuler les outils. Dans le lin on recruta beaucoup plus de jeunes ouvriers dans la campagne avoisinante. Mais fileurs, tisseurs, mécaniciens, travailleurs du lin, et nombre d’autres salariés de l’imprimerie, de l’alimentation ou de l’industrie du bois avaient un trait commun : ils étaient tous des ouvriers d’usine intéressés au premier chef à recevoir un juste salaire. En d’autres termes, les transformations industrielles créèrent plus d’intérêts communs dans la classe ouvrière gantoise, bien que des différences évidentes aient subsisté.
20De plus, en même temps que les innovations technologiques, intervint un autre facteur : les industriels du textile voulurent économiser des coûts salariaux en déplaçant les chaînes de fabrication vers la campagne des Flandres, où la main-d’œuvre était meilleur marché, qu’à Gand, prête à travailler plus longtemps et à surveiller quatre au lieu de deux métiers à tisser. Finalement, les taux de salaires baissèrent dans toutes les industries de la ville pendant les années 1880 et 1890. Dans la plupart des industries gantoises, les innovations technologiques et la réorganisation économique menacèrent la position des ouvriers : désuétude des qualifications, féminisation, rajeunissement du personnel, baisses de salaires, extension du marché du travail30. Cela pouvait fournir un terrain favorable à l’union des travailleurs.
21Le trend descendant (appelé « Grande Dépression ») de 1873-1895 abaissa les prix de détail de la nourriture et de l’habillement, mais la reprise économique après 1895 conduisit à une hausse générale des prix, menaçant aussi le pouvoir d’achat. Combinée avec les facteurs déjà mentionnés, cette évolution radicalisa la classe ouvrière gantoise, particulièrement les tisseurs, fileurs de coton et très certainement les mécaniciens, les plus menacés. Ils furent alors très attirés par les objectifs des organisations socialistes.
22D’autre part, ces organisations commençaient à prospérer et à tisser un réseau dense, bien maillé, en offrant à leur clientèle des avantages matériels et sociaux. Symbole des liens à l’intérieur du mouvement du travail : Edouard Anseele. Ancien imprimeur et journaliste, dirigeant non seulement de Vooruit, mais aussi du BWP, il devint député au parlement en 189431 Ce réseau de relations fut encore renforcé par la grève de 1895. En raison de la réaction violente des employeurs, tant les dirigeants syndicaux que la majorité des ouvriers désiraient étendre et améliorer les organisations. Sur la base de ces efforts, ils entamèrent des « pourparlers » avec les employeurs afin d’obtenir des avantages matériels immédiats dans les rémunérations, le temps de travail et l’effort au travail. Les mécaniciens étaient considérés comme les précurseurs de cette politique par de nombreux syndicats gantois et même de la Belgique entière.
23On remit à plus tard les desseins politiques plus vastes du mouvement ouvrier gantois, ou plutôt, on les inclut dans ce seul objectif : le suffrage universel. L’introduction sur le plan local, en 1883 et 1895, du suffrage universel des hommes, avec vote plural, augmenta le nombre d’électeurs, ce qui permit aux premiers socialistes d’entrer dans le conseil municipal de Gand. Toutefois les conditions politiques interdisaient à la classe ouvrière d’obtenir la majorité. En 1893, le suffrage universel plural pour les hommes, sous condition de richesse, éducation, sexe et âge (minimum 25 ans) fut étendu à l’assemblée nationale : il entraîna l’élection, dans la circonscription de Liège, d’Edouard Anseele, chef incontestable du mouvement ouvrier gantois32. Désormais, le parlement et le gouvernement devaient prendre en compte certaines revendications des travailleurs. Le résultat des élections de 1894 fut prometteur, mais jusqu’en 1914, l’électorat socialiste stagna entre 21 000 et 24 000, soit 15 à 16 %, dans la circonscription de Gand. La modération et la volonté affirmée dans le mouvement socialiste gantois d’être respectable auraient pourtant pu attirer les travailleurs. Mais, d’autre part, les ouvriers plus radicaux avaient pu rejeter le réformisme.
Bielefeld
Structure socio-économique
24La population de Bielefeld, ville préindustrielle du lin, s’est accrue de 11 000, au début de l’industrialisation pendant la décennie 1 850, à 83 000 habitants avant la Grande Guerre33. L’économie de la ville était principalement structurée par les industries du textile, de l’habillement et de la construction mécanique. Avant la Grande Guerre, ces branches employaient environ 22 000 ouvriers, soit près de 90 % de la main-d’œuvre industrielle locale.
25L’industrie textile fut fondée dans les années 1850-1860. D’abord, elle consista en deux grandes filatures du lin et une entreprise de tissage du lin. Après 1880, plusieurs usines moyennes de tissage du lin, de la soie et de la peluche s’installèrent dans les faubourgs et dans la ville même. Bien que Bielefeld eût une longue tradition de la toile de lin et fût l’un des centres les plus importants de l’industrie du lin en Allemagne, cette branche et sa main-d’œuvre d’environ 2 500 à 3 000 ouvriers commencèrent à stagner à partir de la décennie 1880. Les raisons principales de ce manque d’expansion furent en partie la concurrence de l’industrie du lin dans les Flandres et en Ulster, en partie le bas prix des produits de coton qui commençaient à remplacer le lin.
26Au début, la main-d’œuvre de l’industrie du lin se partageait également entre hommes et femmes, en y ajoutant 10 % d’enfants. À partir des années 1860, les directeurs du textile, particulièrement dans les filatures, commencèrent à remplacer enfants et ouvriers par des ouvrières pour respecter les lois de l’État sur le travail des enfants, et pour abaisser les coûts salariaux. Les nouvelles usines de soie et de peluche des années 1880 et 1890 embauchèrent une forte majorité d’ouvrières. Ainsi, avant la Grande Guerre, la proportion de femmes dans le textile de Bielefeld s’élevait à 70-80 %. La moitié environ des salariés du textile étaient des migrants pendulaires qui habitaient les villages ruraux ou proto-industriels autour de Bielefeld, et se rendaient au travail dans la ville. D’habitude, ils entraient dans les usines textiles à la faveur d’un système de recommandation et « d’héritage » familial. Les entrepreneurs et directeurs, représentants de la classe marchande, qui dominait encore le textile, gouvernaient les usines comme des patriarches : ils acceptaient et favorisaient ces coutumes d’embauche car elles créaient un système de dépendance. Bien plus, ils avaient besoin d’une main-d’œuvre permanente et expérimentée, sur un marché local de l’emploi où le textile offrait les pires conditions de travail et payait les salaires les plus bas. À partir des années 1890, toutefois, il leur fallut faire de la publicité dans les provinces orientales d’Allemagne afin de recruter des familles entières et particulièrement des jeunes filles pour remplir les emplois vacants aux machines. Les filatures de lin devinrent des concentrations d’ouvrières en provenance de Prusse orientale ou occidentale, ou de Silésie. Cet afflux étranger contribua à éliminer le patriarcat34.
27L’industrie du vêtement s’était établie à Bielefeld au cours des années 1860 avec la couture à domicile et le travail à façon. Les premiers produits n’utilisaient qu’une matière première : la toile de lin. C’étaient des mouchoirs, des serviettes, des services de table, des cols, des chemises à plastron etc., de haute qualité. Dans la décennie 1890, quand augmenta la demande et que les machines à coudre fonctionnèrent avec des moteurs électriques, les entrepreneurs commencèrent à centraliser la production dans des usines de taille petite ou moyenne. Depuis lors, les effectifs du personnel dépassèrent la main-d’œuvre du textile, pour atteindre le chiffre de 6000 environ avant la Grande Guerre. 90 % de cette main-d’œuvre était féminine. Les jeunes filles et les femmes venaient principalement des familles prolétariennes et de la classe moyenne de la ville, moins des villages du voisinage. L’apprentissage d’une couturière à Bielefeld durait deux ans. Le travail était propre et les salaires supérieurs à ceux du textile, si bien que les couturières avaient un statut plus élevé que les fileuses et tisseuses. Ces meilleures conditions et le statut social expliquent pourquoi les entrepreneurs de cette activité (négociants de toutes les branches, mais rarement les tailleurs et les négociants du textile) n’avaient pas à faire face aux problèmes de pénurie de main-d’œuvre qui ennuyaient les entrepreneurs du textile35.
28La construction mécanique était la troisième branche industrielle de la ville, et la plus importante. Avant la Grande Guerre, elle employait à peu près 12 000 personnes, soit 50 % de toute la main-d’œuvre industrielle locale. Les usines de cette branche furent fondées, d’une part, pour satisfaire la demande de machines de l’industrie du vêtement ; elles fabriquèrent d’abord des machines à coudre, puis se diversifièrent dans les bicyclettes, les pièces détachées de cycles, les écrémeuses, les caisses enregistreuses, même les automobiles. D’autre part, la construction mécanique était sortie de l’artisanat local pour produire des machines-outils, des chaudières à vapeur, des appareils de levage, etc. Pendant la décennie 1890, quatre grandes usines dominaient non seulement la construction mécanique locale, mais aussi la politique sociale. L’attitude de ces entrepreneurs était encore plus rigide que dans le textile : on peut parler d’un absolutisme industriel qui ne souffrait pas la discussion, encore moins la négociation.
29Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, les ouvriers de la construction mécanique connurent une évolution proche du développement qui affecta le textile : tandis que les filatures et les tissages se féminisaient, la construction mécanique perdait ses emplois qualifiés. En raison de la mécanisation et de la rationalisation, la proportion de travailleurs qualifiés tomba de 70 à 80 % dans les années 1860 à environ 40 % avant la Grande guerre36.
Croissance des syndicats : les causes
30La prépondérance des grandes usines, le processus de féminisation et le déclin des qualifications, les fortes racines de la plupart des ouvriers locaux dans une société rurale, orientée vers le piétisme, rendaient très difficile l’organisation des travailleurs par les syndicats. Pourtant jusqu’à la Grande Guerre, la main-d’œuvre locale, qui comptait environ 25 000 personnes, était affiliée à un syndicat à hauteur de 60 à 70 %. C’était un pourcentage bien supérieur à la moyenne nationale, qui était de 20 %. Cependant, un examen plus attentif des taux d’organisation dans les principales branches industrielles de Bielefeld, à ce moment-là, révèle de grandes différences : le textile et l’habillement avaient un taux d’organisation d’environ 20 %, tandis que les métallurgistes avaient un taux de 85 % à peu près. Comment expliquer ces grandes différences ?
31Première explication possible : la diversité des traditions d’organisation. À la fin du xixe siècle, la plupart des métallurgistes avaient fait leur apprentissage dans des métiers artisanaux dont l’expérience d’organisation remontait au Moyen-Age. Cette tradition avait été complétée et modifiée dans les années 1860 par de nouveaux facteurs : l’apparition des grèves, la mise en place de relations nationales, l’ouverture à des ouvriers spécialisés et à des manœuvres, ainsi que la coopération avec des partis politiques37. Les travailleurs du textile et de l’habillement n’avaient pas les mêmes traditions d’organisation. Les couturières étaient une main-d’œuvre nouvelle. Quant aux fileurs et tisseurs, proto-industriels, ils n’avaient développé de syndicats ni au niveau national, ni localement à Bielefeld. Même quand la filature et le tissage se concentrèrent en usine, d’abord dans des usines de coton en Rhénanie et en Saxe à la fin du xviiie siècle, la fondation d’un syndicat national prit plusieurs décennies, bien que l’Angleterre offrît un modèle d’organisation et que les ouvriers pussent réunir l’expérience des conflits et des négociations sur deux ou trois générations environ.
32Les raisons de cet échec surprenant sont liées à la deuxième explication des différences entre les organisations syndicales : la division de la main-d’œuvre entre les sexes. Dans les industries textiles et l’habillement, le pourcentage des ouvrières était élevé et croissant. La plupart restaient à l’usine entre 14 et 25 ans, puis s’en allaient pour se marier et fonder une famille. Le retour à l’usine après la naissance d’enfants et l’extension du cycle de la vie professionnelle ne commencèrent pas avant les années 1920. Étant donné ce bref cycle de vie professionnelle, la valeur de l’adhésion syndicale paraissait faible en face de l’obligation de cotiser et de prendre des risques. Bien plus, les ouvrières d’origine rurale avaient l’habitude des longues journées de travail, des bas salaires et de l’absence quasi totale de quelque droit que ce fût. Elles étaient formées pour ne nourrir que des espérances modérées. Il leur fallait beaucoup de temps pour acquérir les espoirs et les ambitions, mais aussi la discipline des travailleurs de l’artisanat. De plus, en raison du système « d’héritage » des usines textiles de Bielefeld, l’adhésion à un syndicat signifiait non seulement le risque de perdre soi-même son emploi, mais aussi celui des autres membres de la famille. Enfin, jusqu’en 1908, le système légal de l’Empire allemand interdisait aux femmes d’entrer dans des partis politiques ; ainsi, moins qu’aux hommes, il était possible aux femmes de participer au mouvement ouvrier politique et de s’y éduquer. Ces circonstances structurelles désavantageaient les ouvrières. Elles contribuent à expliquer pourquoi les syndicats du textile et de l’habillement naquirent assez tard et pourquoi le taux d’affiliation différait radicalement entre le textile, l’habillement et la métallurgie.
33Mais il existait une troisième raison principale expliquant les différences : la stratégie des syndicats eux-mêmes38. La plupart des syndicats libres de Bielefeld furent fondés juste avant l’abrogation de la « Sozialistengesetz » ou après celle-ci39. Bien qu’en 1892 quinze d’entre eux se soient unis en une bourse du travail (Gewerk-schaftskartel), le mouvement syndical resta faible. Ce ne fut que plusieurs années plus tard qu’on fit à Bielefeld le premier pas réussi pour édifier des syndicats solides, à l’issue d’une grande grève de la métallurgie en 1896 – grève perdue une fois de plus – et de la création d’une association d’entrepreneurs (Bielefelder Fabrikantenverein), instrument de lutte contre la grève. Cette riposte des entrepreneurs et la longue période de défaites conduisirent le Deutscher Metallarbeiter Verband (DMV) et la bourse du travail, dominée par le DMV, à des conclusions radicales. Ils s’accordèrent pour combattre « la fièvre de grève » chez les ouvriers en refusant d’autoriser la grève ou de payer des indemnités de grève si moins de 75 % des ouvriers étaient syndiqués. En vérité, les années suivantes, le DMV, sous la direction de Carl Severing (plus tard président de la bourse du travail, membre du groupe dirigeant du parti social-démocrate local au conseil municipal, membre du parlement allemand après 1907 et dans les années 1920 ministre de l’intérieur en Prusse40) commença à refréner ses membres et à s’abstenir de faire grève, bien que l’économie fût florissante et que les sociétés par actions payassent des dividendes entre 10 et 20 %.
34En revanche, le DMV essaya d’édifier une gamme différenciée d’assurances sociales et la bourse du travail créa un « Arbeitsekretariat » : institution donnant des conseils juridiques sur les problèmes et les litiges d’assurance et de travail. À part cela, la bourse du travail et le parti social-démocrate firent des efforts conjoints pour faire connaître aux ouvriers de Bielefeld l’héritage culturel national et bourgeois en créant une organisation qui procurait des billets à bon marché aux amateurs du théâtre local, et en invitant des orchestres pour y donner des concerts. Plus vigoureux encore furent les efforts pour encourager la culture du mouvement ouvrier en fondant des associations culturelles et des bibliothèques. Finalement, en 1898, les syndicalistes abandonnèrent leur indifférence pour la coopérative locale, qui avait été fondée en 1892 : ils s’y affilièrent et y occupèrent des postes élevés. En 1900, la coopérative avait 2818 membres, en 1914, 17 18041 En 1909, 60 % des membres des syndicats appartenaient à la coopérative42. On réduisit les rabais, on augmenta le nombre des magasins et on construisit quelques fabriques (boulangerie, production de limonade). En 1907, la coopérative résolut finalement de fonder une caisse d’épargne, et en 1911, en collaboration avec le SPD et les syndicats, une société de crédit immobilier. Ces initiatives améliorèrent directement le niveau de vie : mesures qui s’harmonisaient avec le programme des syndicats. Dans l’Empire allemand, la prise en compte de la coopérative par les syndicats complétait la gamme d’avantages matériels, sociaux, et culturels. Depuis la fin des années 1890, la plupart des ouvriers de Bielefeld vivaient au sein d’un réseau socialiste dense. Bielefeld était une de ces villes où non seulement la gestion syndicale de la coopérative, mais aussi l’influence syndicale sur le SPD avaient progressé le plus43.
35Ce réseau social et culturel trouva son expression politique dans les résultats aux élections nationales (une voix pour tout homme majeur de 21 ans) du parti social-démocrate. Entre 1898 et 1912, il obtint entre 53 et 57 % aux élections au parlement allemand dans la ville. Quand le SPD coucourait avec un seul parti au dernier tour, il pouvait obtenir jusqu’à 70 % des votants, ce qui veut dire que des fractions de la classe moyenne votaient pour lui44. Toutefois la combinaison de la circonscription de la ville avec des circonscriptions rurales, où dominaient les partis bourgeois et chrétiens, ne permit la victoire de Severing et du SPD qu’en 190745.
36Tandis que les méthodes utilisées pour renforcer et accroître l’attrait des organisations ouvrières en accumulant les avantages matériels et en construisant un réseau social et culturel étaient parallèles à la politique au niveau national, la stratégie consistant à combattre la fièvre de grève et à discipliner les adhérents anticipait à Bielefeld la politique nationale du DMV et d’autres syndicats libres : elle était en avance d’environ dix ans46. Bien que de nombreux membres du DMV se soient opposés vigoureusement à cette politique à Bielefeld, elle réussit à restreindre l’action directe des adhérents, et à organiser environ 80 % des métallurgistes avant 1906. Cette année-là, où l’économie était en plein essor, le syndicat voulut enfin négocier des améliorations de salaires et de temps de travail : les entrepreneurs furent profondément impressionnés par la puissance collective du syndicat. Pour la première fois, non seulement ils acceptèrent de négocier avec le DMV comme partenaire, mais en 1906 et 1909, ils concédèrent des satisfactions matérielles aux ouvriers qui placèrent Bielefeld au premier rang des villes où se trouvait une construction mécanique comparable.
37La stratégie des syndicats du textile et du vêtement eut moins de succès. Les ouvriers du lin avaient perdu deux ou trois grandes grèves pendant les décennies 1870 et 1880. Dans les usines de soie et de peluche, dont les ouvriers venaient entièrement de la population proto-industrielle, on ne connut pas de grève avant 1894. Le premier syndicat du textile à Bielefeld fut fondé en 1889 quand les travailleurs de l’une des grandes filatures de lin demandèrent aux dirigeants du comité social-démocrate de les aider à faire grève. Le président du comité mit sur pied une organisation syndicale et donna son avis, mais quand la grève fut terminée et perdue, le syndicat s’effondra. Des propositions, formulées par les ouvriers du textile, visant à édifier une culture de vie sociale, c’est-à-dire à organiser des cercles où boire du café et danser, se heurtèrent au refus de la bourse du travail : celle-ci ne songeait qu’à la propagande idéologique, se considérant comme une organisation de combat.
38En 1894, quand les ouvriers d’une usine de tissage de la soie voulurent tirer parti de la phase ascendante du cycle économique, ils essayèrent de profiter de l’expérience de la bourse du travail. Celle-ci accepta de diriger et de financer la grève parce que le groupe des tisseurs de soie lui semblait d’importance stratégique pour gagner la classe ouvrière rurale élevée dans le piétisme. Bien que la grève ait duré treize longues semaines et ait été la plus coûteuse jamais vue à Bielefeld, elle se termina par une défaite complète. Contrairement aux conclusions du DMV et aux efforts de la bourse du travail pour amener les travailleurs du textile à construire une organisation à eux, les tisseurs de soie restèrent à l’écart de tout syndicat. La raison de cette résistance était double. Il y avait bien sûr les conditions sociales et économiques : la plupart des jeunes salariés devaient donner leur salaire à leurs parents ; la carrière professionnelle semblait plutôt courte aux ouvrières, et les patrons demandaient à chaque employé(e) de ne pas se syndiquer. Mais il faut ajouter à ces difficultés l’idéologie socialiste des syndicats libres : les socialistes passaient pour être hostiles à la religion chrétienne. L’influence active du clergé rural où habitaient la plupart des travailleurs du textile éloignait plus encore ceux-ci du socialisme et des syndicats libres. En 1909, l’Arbeitersekretariat fit une enquête sur l’affiliation syndicale des membres du parti social-démocrate : il découvrit que 39 % des syndiqués du DMV, mais seulement 22 % des syndiqués du textile, étaient entrés au parti47. L’absence d’un syndicat signifiait qu’aucune organisation éducative ne pouvait influencer les ouvriers du textile. La bourse du travail socialiste ne pouvait pas et ne voulait pas s’occuper d’eux après les efforts déçus prodigués pour la grève de 1894. Quand, en 1900, les travailleurs de l’une des grandes filatures voulurent faire grève une fois de plus, la bourse du travail refusa de les soutenir en alléguant que ces salariés n’atteignaient pas un niveau d’organisation de 75 %. Néanmoins, les ouvriers du textile se mirent en grève, mais ils n’obtinrent aucun résultat.
39Ce n’est pas avant 1904 que les syndicats chrétiens, fondés en Allemagne depuis 189448, essayèrent d’organiser les travailleurs du textile à Bielefeld. Bien que l’esprit de ce mouvement fût plus conforme aux convictions des ouvriers et ouvrières ruraux du textile, le taux d’organisation ne dépassa pas 20 %. D’une part, ces années-là, les patrons allaient au-devant des revendications du personnel, en accordant volontiers des augmentations de salaires ; d’autre part, les ouvriers ne voulaient pas attendre que le taux d’organisation fût suffisamment élevé pour que le syndicat fût accepté par les entrepreneurs comme partenaire dans la négociation. L’opinion du salarié se résumait à ceci : « Nous obtenons plus sans syndicat qu’avec lui »49. Ou bien, on adhérait au syndicat avant une grève pour le quitter ensuite. Se syndiquer n’était pour eux qu’un instrument : ils obtenaient un succès partiel quand ils se mettaient en grève, mais ils n’avaient guère de socialisation professionnelle ou politique comme les métiers artisanaux ; ils n’avaient pas non plus la perspective de passer de longues années à l’usine. Les syndicats libres et les syndicats chrétiens étaient affaiblis également par le refus des entrepreneurs de négocier avec des organisations qui ne comptaient qu’un petit nombre de membres. Finalement, ni les syndicats libres ni les syndicats chrétiens ne pouvaient offrir les sous-produits matériels et la vie culturelle qui amenaient les métallurgistes à adhérer aux syndicats libres. À l’inverse des ouvriers, les ouvrières considéraient souvent leur salaire comme une rémunération supplémentaire dans la famille. Et puis, au contraire de la construction mécanique, le textile avait à l’usine même un large éventail d’institutions sociales : par exemple, l’offre d’assurances par les syndicats était moins alléchante que dans la métallurgie50.
40Résumons les raisons expliquant les taux différents de syndicalisation à Bielefeld : d’abord, nous constatons les différences d’origine et de structure sociales, de traditions et d’espérances professionnelles au sein de la classe ouvrière ; mais aussi la capacité variable des syndicats eux-mêmes de discipliner les ouvriers et de compenser leur ardeur à se mettre en grève en offrant des avantages matériels et une culture sociale. Tandis que dans la métallurgie, la stratégie régulatrice des syndicats fut une réussite, dans le textile et le vêtement, les obstacles sociaux et religieux à l’organisation syndicale étaient trop grands : les avantages des grèves victorieuses ne paraissaient pas convaincants51 Ainsi le niveau d’organisation syndicale dans ces branches resta beaucoup plus faible que dans la métallurgie.
Monza
Structure socio-économique
41Monza est une vieille ville indépendante de Lombardie, à environ 15 km au nord de Milan. Jusqu’au xviie siècle l’économie y était fondée sur le travail de la laine. Quand déclina cette activité, les négociants et artisans se mirent à fabriquer des chapeaux de feutre : Monza devint bientôt le centre le plus important de tous les Etats italiens pour la fabrication de cet article. À côté de cette solution de remplacement, le tissu de soie et de coton remplaça le vieux drap de laine au xviiie siècle52.
42L’industrialisation commença à Monza et dans sa région après l’unification de l’Italie. La disponibilité de travailleurs ruraux à bas prix, déjà bien formés à la fabrication des textiles, la construction d’un marché national, et les lois de protection tarifaire de 1878 et 1887 favorisèrent la transformation industrielle des métiers artisanaux traditionnels. En 1876, 50 usines y employaient 2400 personnes ; 2000 d’entre elles travaillaient dans des usines de soie et de coton. En 1911, le nombre des usines s’était élevé jusqu’à 700 environ, celui des employés à 17 000 à peu près. La branche d’industrie la plus importante demeurait le textile, avec 7 000 salariés, pour la plupart des femmes. Avant la Grande Guerre, le nombre des ouvriers du coton avait dépassé celui de la soie. Venait ensuite, deuxième par l’importance, l’industrie chapelière qui comptait 185 usines avec 4 000 employés, des hommes pour la plupart ; puis, en troisième position, la construction mécanique, qui fabriquait des machines pour le tissage et l’industrie alimentaire, aussi bien que des batteries électriques. Cette dernière branche, en plein essor depuis la décennie 1890, employait 2 300 personnes dans 100 usines environ. Pendant la période d’industrialisation, la population locale passa de 25 000 habitants en 1871 à 53 000 en 1911 ; à cette date, le taux de population active employée dans le secteur industriel était de 72 %53.
Développement du mouvement ouvrier : assistance mutuelle, associations, syndicats, bourses du travail
43Les premières organisations de la main-d’œuvre italienne se sont développées au début de l’industrialisation. Elles consistaient en sociétés de secours mutuel (Società di Mutuo Soccorso) fondées au niveau local vers le milieu du xixe siècle. Elles accordaient des indemnités de maladie et de chômage ainsi que de faibles pensions de retraite à des gens de plus de 70 ans ; elles payaient aussi les frais funéraires. Ces associations étaient soutenues par les libéraux et des philanthropes des classes moyennes qui désapprouvaient les idées de révolution économique, sociale et politique, mais favorisaient les réformes sociales et davantage de liberté politique. Bien que le plus grand nombre de ces associations fût dirigé par des représentants des classes moyennes, elles devinrent une sorte de laboratoire de la pratique de l’organisation pour les ouvriers. C’est seulement après le tournant du siècle que les sociétés de secours mutuel s’unirent en un réseau national. Ainsi, le parti des ouvriers italiens (Partito Operaio Italiano), qui fut fondé à Milan, devint la première organisation « nationale » des travailleurs. Ce parti organisa ses membres surtout dans le triangle industriel formé par Milan, Turin et Gênes.
44Les premiers syndicats « nationaux » couvrirent la même région : c’étaient les « ligues des fils du travail » (Leghe dei Figli del Lavoro) fondées par le parti. Ces syndicats visaient à « résister aux capitalistes », mais ne voulaient pas provoquer le gouvernement. Ils préféraient se concentrer sur les négociations avec les entrepreneurs, le recours à la grève, et la création d’organismes éducatifs et culturels au service de la classe ouvrière. Leur dirigeant, Osvaldo Gnocchi Viani, socialiste, mais non marxiste, voulait que les ouvriers évitent l’action politique, et interdisent les postes dominants des organisations aux zélateurs de la lutte des classes issus de la bourgeoisie : il redoutait l’agitation doctrinaire menée par ceux-ci54.
45À Monza, les associations d’assistance mutuelle des chapeliers, mécaniciens et boulangers furent établies ensemble avec une association d’assistance mutuelle (Mutua Generale). La Mutuelle Générale comptait 300 membres en 1864 et 1600 en 1891. Une association catholique d’assistance mutuelle fut fondée dans les premières années 1870, mais resta faible ; ses effectifs tombèrent de 300 à 170 en 1893. Ensuite d’autres organismes du travail naquirent à Monza : des sections des ligues de chapeliers, de maçons, de teinturiers et de tisseurs ; en 1886, elles groupaient 1 200 adhérents.
46En 1886, le gouvernement dissout d’abord le parti des ouvriers italiens à cause de son orientation socialiste, puis les ligues. Toutefois, en 1892, fut fondé à Gênes un nouveau parti socialiste ; il suivit une ligne indépendante des syndicats et des bourses locales du travail (Camere del Lavoro). Celles-ci furent constituées sur le modèle français, d’abord à Milan en 1891. Suivirent : Pavie en 1892, Monza, Brescia et Stradella en 1893. En 1900, il y avait 35 bourses du travail dans toute l’Italie. Ces bourses étaient des organisations locales, dirigées par un secrétaire et quelques employés de bureau qui géraient les finances, administraient une bibliothèque et souvent éditaient un bulletin. Elles étaient financées par des ouvriers, membres directs, et par les associations d’assistance mutuelle, tandis que le parti socialiste, jusqu’en 1894, les soutenait en politique. Les syndicats faibles déléguaient certaines de leurs fonctions aux bourses du travail : elles devenaient les défenseurs des intérêts de toutes les professions, la représentation politique des intérêts sociaux et économiques des adhérents individuels et des organisations du travail. Elles essayaient de sauvegarder ou d’augmenter les salaires par des négociations ou des grèves, de développer des contacts étroits et nombreux avec la municipalité, de servir d’agence de placement, et s’efforçaient même de créer des œuvres de loisirs et d’éducation des travailleurs. À l’inverse des « conseils des métiers » (trades councils en Grande-Bretagne) qui étaient financés par les syndicats et dirigés par les représentants de ceux-ci, les bourses du travail avaient une base financière plus large et leur propre personnel, ce qui les rendait plus indépendantes ; elles essayaient de représenter tous les travailleurs, pas seulement les syndiqués, et elles négociaient directement avec la municipalité, non par l’intermédiaire du parti. L’un dans l’autre, les bourses du travail devinrent les organisations du travail les plus vigoureuses des villes. D’abord, la bourse du travail de Monza affirma qu’elle ne faisait pas de politique, qu’elle observait la neutralité politique : elle fut alors soutenue par la vieille mutuelle et les associations catholiques d’assistance mutuelle. Cependant, quand il apparut clairement que la bourse avait des liens avec le parti socialiste, ses membres catholiques démissionnèrent bientôt55.
47Bien que relativement petite, Monza était l’une des villes les plus industrialisées d’Italie. Cette modeste dimension sembla être une meilleure base pour l’organisation des ouvriers qu’une ville comme Milan, où les travailleurs étaient surtout des maçons, des employés de bureau, des boulangers et des imprimeurs et où le pourcentage de syndiqués était plutôt faible. Dans les trois branches d’industrie de Monza que l’on pouvait considérer comme « modernes », l’industrie chapelière, l’industrie mécanique et le tissage du coton, il était possible de lutter pour des hausses de salaires, de s’opposer aux licenciements, de définir des normes du travail en usine et d’organiser une bourse du travail. Cette politique strictement économique et sociale pouvait gagner l’appui de la classe moyenne libérale, orientée vers la démocratie. Appui vital parce que les gouvernements des années 1880 et 1890 considéraient que le mouvement ouvrier était suspect en politique, subversif, soutenu par la France républicaine, ou inspiré par le Pape. Même le clergé catholique, très influent dans la population rurale et chez les femmes, était en partie critique.
48Peu de temps après sa fondation, en octobre 1894, la bourse du travail de Monza avait déjà à peu près 2 000 adhérents dont 1 200 chapeliers, 260 mécaniciens, 150 tisseurs et 91 teinturiers. Ceci signifiait un taux d’adhésion de 30 à 40 % dans l’industrie chapelière et la construction mécanique, mais seulement de 6 % dans le tissage, en particulier dans le tissage du coton. Quelle est la raison de ce taux plutôt faible dans le tissage ? La proportion élevée de la main-d’œuvre féminine dans les usines de tissage : les ouvriers n’y constituaient que 15 % de la main-d’œuvre totale, ils occupaient les emplois les plus qualifiés, tandis que les ouvrières, en majorité âgées de 20 à 25 ans, quelquefois même plus jeunes, ne travaillaient à l’usine qu’avant le mariage, pour « se constituer une dot » ou pour arrondir le revenu agricole de la famille.
49Dans la décennie 1890, les mécaniciens et les chapeliers réussirent à augmenter leur salaire sans conflit grave, grâce à une situation économique favorable. Dans le textile, le cycle économique était moins propice : en 1897, 370 ouvrières et 80 ouvriers de l’usine de coton s’opposèrent à une réduction de salaire en période de ralenti. Quand le propriétaire de l’usine les congédia tous, la bourse du travail, soutenue par les démocrates de la classe moyenne locale, intervint et le personnel fut réembauché. Cet événement fut important non seulement parce qu’était brisée l’autorité absolue des employeurs sur les conditions de travail, mais parce qu’il rendit populaire la bourse du travail, qui, dès lors, fut reconnue par la municipalité56. En conséquence le nombre des adhérents de la Camera del Lavoro de Monza s’accrut : en 1898, 3 700 personnes y adhéraient, soit environ 30 % de toute la main-d’œuvre industrielle de la ville, soit par adhésions individuelles soit par l’intermédiaire d’organisations ouvrières.
50La victoire de 1897 fut suivie de la « crise de 1898 ». Les manifestations contre la hausse des prix entraînèrent une répression sanglante à Milan et à Monza : sept ouvriers y trouvèrent la mort. L’installation d’un gouvernement autoritaire dirigé par un général conduisit à une diminution de la liberté politique, en particulier de la liberté d’expression et d’association, jusqu’en 1900. Mais déjà en 1899 la coalition des démocrates et des socialistes gagna alors les élections locales : depuis ce moment-là les collectivités locales accordèrent des subventions régulières aux Camere del Lavoro. Les gouvernements suivants, conduits par Giovani Giolitti, affermirent encore la paix sociale, en accordant plus de liberté aux syndicats ouvriers jusqu’à la Grande Guerre.
51Cette période de liberté politique coïncida avec une nouvelle étape d’industrialisation en Italie : la croissance industrielle s’éleva de 1896 à 1908 à un taux annuel de 12 %. Ces deux facteurs permirent l’expansion du mouvement ouvrier. En mai 1900, à l’initiative du syndicat des chapeliers, bientôt rejoint par d’autres métiers, la Camera del Lavoro de Monza reprit son activité avec les mêmes effectifs, ou à peu près, qu’en 1898 (il y avait 40 % de chapeliers) mais en incluant 500 adhérents venus des villes voisines. Même les catholiques mirent en oeuvre une association plus efficace et plus représentative qu’auparavant : la ligue catholique des ouvriers (Lega Cattolica del Lavoro). Toutefois cette ligue ne réussit à s’établir que dans le textile des villes voisines, tandis qu’à Monza, la Camera del Lavoro jouait le rôle principal. La concurrence entre les Camere del Lavoro et le parti socialiste d’une part et le parti catholique d’autre part demeura très dure, sans qu’on parvienne jamais à s’entendre, jusqu’à l’arrivée du fascisme en 1922.
52Les chapeliers devinrent la force agissante de la Camera del Lavoro et des syndicats de Monza. Leur métier était artisanal, avec un long apprentissage. Les chapeliers étaient des spécialistes à l’horizon vaste. Dans la première moitié du xixe siècle, ils avaient coutume de faire des voyages saisonniers dans le Nord de l’Italie et en France. Lorsque commença l’ère de la consommation de masse dans la seconde moitié du xixe siècle, quelques artisans fondèrent des usines. Malgré l’introduction de machines et l’embauche d’ouvrières, les chapeliers purent défendre leur statut. En 1893, plusieurs associations d’assistance mutuelle des chapeliers adhérèrent à la bourse du travail ; un an plus tard, les chapeliers fondèrent un syndicat (Unione lavoranti capel-lai). En 1901, après la réunion à Monza d’un congrès de chapeliers, on créa un syndicat national sous la direction d’Ettore Reina. Il était venu en 1898 de Milan pour diriger la bourse locale du travail. Ce syndicat organisa non seulement la profession, mais toutes sortes de métiers dans la fabrication des chapeaux, montrant un exemple suivi par d’autres industries quelques années plus tard. En particulier grâce aux chapeliers, Monza devint une sorte de petit « atelier » de réformes, en politique syndicale. La ville contribua à la création d’une nouvelle confédération générale socialiste du travail (Confederazione del Lavoro) fondée comme organisation syndicale nationale en 1906. Reina y siégeait au conseil d’administration. Ces activités aidèrent à assagir la fédération italienne des chapeliers de Monza, qui adhéra à la fédération internationale des chapeliers de Paris.
53De plus, au tout début du xxe siècle, le syndicat des chapeliers, conduit par Reina, essaya de tirer parti de la prospérité dans l’industrie chapelière pour entamer des négociations serrées avec les employeurs. Ceux-ci étaient d’anciens artisans : ils firent bon accueil à cette démarche car ils voulaient augmenter la production et les exportations. En 1902, on put signer un accord bilatéral qui édicta des normes pour les salaires de toute la profession, établit un règlement valable pour toutes les usines, et constitua une commission mixte de travailleurs et d’employeurs (Commissione Mista) pour régler les conflits du travail sans grève. Cet accord évita que la production ne soit perturbée et renforça le syndicat qui put régler les conflits en les maîtrisant. Ce fut le point de départ d’autres conventions signées non seulement à Monza par les passementiers, les fondeurs dans la métallurgie, et les teinturiers, mais aussi au Piémont et en Lombardie, où coopéraient les employeurs et la Confédération Générale du Travail. Les négociations conduisirent les employeurs à s’organiser aussi : en 1902, ils fondèrent la Fédération des Industriels de Monza (Federazione degli Industriali Monzeni), premier syndicat d’employeurs sur le territoire qui inspira de nouvelles associations (1906 : Lega Industriale di Torino ; 1910 : Confederazione generale dell’Industria italiana, etc.). Le dirigeant de la fédération, l’historien Giuseppe Riva, de Monza, souligna la similitude entre la pratique des chapeliers de Monza et celle des industriels du tissage en Angleterre, tandis que, du côté des ouvriers, l’exemple allemand (C. Legien) influençait la conception de Reina.
54Le textile suivit une autre voie. Pendant l’été 1902, la bourse du travail apporta son soutien à une grève des jeunes travailleurs non syndiqués de l’usine de coton, qui réclamaient une augmentation de salaire. Cette grève dura deux mois, conduisant à une grève générale, mais n’eut pas de succès particulier. Au cours de la grève, la bourse du travail eut une violente dispute avec la ligue catholique qui voulait participer aux négociations alors que l’organisation socialiste désirait garder le monopole des discussions avec les entrepreneurs. Dans l’industrie du coton, les conflits entre le syndicat et les patrons cessèrent en 1907 quand échouèrent un certain nombre de grèves dans les usines de la campagne et qu’empira la situation économique.
55En 1903, une grève de 350 métallurgistes se termina par une défaite au bout d’un mois : les ouvriers voulaient se débarrasser d’un chef de division. Avec l’aide de Reina, ces mêmes ouvriers purent signer un accord la même année, bien que celui-ci ne fût pas très avantageux. Cet accord toutefois n’attira pas de nouvelles adhésions ; au contraire, le nombre des métallurgistes affiliés à la bourse du travail tomba de 500 en 1903 à 120 en 1904. Jusqu’à la Grande Guerre, ni le syndicat des chapeliers ni la bourse du travail ne purent empêcher les salariés de rejoindre les organisations ouvrières lorsqu’une grève était imminente, et de les quitter une fois les buts atteints. L’une des raisons des hauts et des bas des effectifs de la bourse du travail était qu’elle demeurait une organisation urbaine, sans jamais parvenir à recruter plus de 2 000 membres dans le voisinage, c’est-à-dire à étendre son implantation. Comparée à la bourse du travail, la ligue catholique n’attira qu’environ 500 adhérents à Monza, mais plus de 4000 dans les petites villes avoisinantes, où l’industrie du textile avait une main-d’œuvre essentiellement féminine. Les fluctuations rendaient difficile le calcul de la proportion des ouvriers organisés. Il semble qu’avant la Grande Guerre, grosso modo 70 à 80 % des chapeliers et environ 20 à 25 % des ouvriers de la construction mécanique et des ouvrières du textile (40 à 50 % des hommes) étaient syndiqués. Alors que dans l’industrie chapelière, le statut de spécialiste favorisait l’organisation57, dans la construction mécanique, les divisions entre les ouvriers (qualifiés, spécialisés et manœuvres) et la position plus forte des entrepreneurs expliquent le taux plus faible d’organisation.
56Bref, la bourse du travail pratiqua un syndicalisme socialiste-réformiste qui visait à donner aux salariés l’organisation, la conscience politique, et un revenu sûr et régulier, en évitant autant que possible les grèves et les conflits avec les employeurs, car elle connaissait la faiblesse du mouvement ouvrier. Cette politique créa de bonnes conditions préalables au développement du parti socialiste à Monza. Dans les élections locales et nationales, les suffrages qu’il recueillit progressèrent : de 1 000 au début du siècle à environ 5 500 en 1914. Les nouvelles lois avaient augmenté le nombre d’électeurs de 5 000 à environ 12 000. Après une période de soutien aux conseils municipaux démocrates-libéraux, les socialistes prirent la tête de la municipalité de 1914 à 1917 et de 1920 à 1922, année de l’arrivée des fascistes au pouvoir58.
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57En conclusion, si l’on compare les contradictions entre les attentes de l’organisation syndicale que nous avons décrites et la situation réelle du syndicalisme dans les villes de Gand, Bielefeld et Monza au tournant des xixe et xxe siècles, on ne peut pas dessiner de tableau général de syndicats faibles ou forts : au contraire, dans ces trois villes, nous trouvons la même gamme différenciée. Plutôt faible l’organisation syndicale chez les ouvrières du lin, de la soie et de l’habillement dans les trois villes. Seules les ouvrières du coton à Gand possédaient un degré plus élevé, significatif, d’organisation. Plutôt forte l’organisation des syndicats de la construction mécanique (sauf à Monza) et de l’industrie chapelière.
58Quel rôle jouèrent donc le type de ville, la stratégie et les circonstances nationales, pour expliquer ce résultat ? Le type et la taille de la ville influencèrent la croissance syndicale principalement par la structure de la main-d’œuvre. Un pourcentage élevé d’ouvrières signifiait en général un obstacle à l’organisation syndicale. En partie, le statut de la femme était associé à l’origine ou à l’habitation à la campagne (c’est-à-dire éducation chrétienne, antisocialiste, hiérarchie traditionnelle à Monza et à Bielefeld), en partie il impliquait une position humble sur le marché du travail, un cycle court de vie professionnelle et une dépendance familiale. Cependant, l’exemple de Gand, où le pourcentage de femmes syndiquées différait entre les usines de coton et de lin, montre que, dans certaines circonstances spéciales, on pouvait éliminer l’entrave du sexe à l’organisation syndicale. Les ouvrières travaillant dans les usines de coton étaient principalement nées dans la ville, où elles habitaient ; elles restaient à l’usine juqu’à ce que leurs enfants aient commencé à gagner de l’argent eux-mêmes, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils eussent dix à douze ans. Ainsi les ouvrières du coton à Gand avaient un long cycle d’existence professionnelle. De plus, dans les usines de coton, existait déjà un vigoureux syndicat dominé par les hommes, ce qui facilita l’organisation des ouvrières. Au contraire de l’industrie du coton, les ouvrières de l’industrie gantoise du lin étaient nées pour la plupart à l’extérieur de la ville, avaient grandi dans un milieu rural chrétien, avaient un cycle de vie professionnelle un peu plus court, et ne rencontraient guère de syndicat quand elles entraient à l’usine. C’est pourquoi leur taux de syndicalisation était plus bas que dans les usines de coton. Socialisation urbaine et traditions d’organisation semblent des préalables importants à la croissance syndicale, pouvant compenser les handicaps habituels de l’existence féminine.
59Cette explication est aussi confirmée par la situation et les conditions de l’industrie mécanique à Gand et à Bielefeld et de l’industrie chapelière à Monza. Ces métiers avaient de longues traditions d’organisation, et leurs artisans avaient d’habitude acquis quelque expérience d’autres emplois et d’autres villes où ils avaient fait connaissance avec des théories sur l’émancipation de la classe ouvrière et des revendications coutumières ; en s’appuyant sur leur qualification, ils avaient une position solide sur le marché du travail et, par conséquent, une conscience forte de leur valeur. Quand ce « capital personnel » était menacé par des processus qui éliminaient les qualifications, le sens de leur valeur professionnelle était assez fort pour qu’ils ne se résignent pas, mais pour qu’ils réagissent par autodéfense, via l’organisation syndicale. Le taux d’affiliation syndicale était donc élevé dans l’industrie du coton et les branches d’industrie aux métiers qualifiés.
60La seconde influence importante sur l’expansion syndicale était la stratégie des syndicats et des bourses du travail. Notons que, dans les trois villes, on comprit la nécessité de l’organisation et de la discipline au début du cycle économique de 1895- 1896. Pendant la période précédente, les ouvriers et les syndicats de Gand, Bielefeld et Monza avaient acquis une expérience suffisante pour reconnaître que la manière d’agir traditionnelle, à savoir faire grève au moindre cas d’injustice, ou céder au désir spontané de lancer une grève, s’était avérée infructueuse. La dernière étape pour tirer une leçon de ces expériences était généralement l’échec d’une grande grève. Un tel événement rendait évident que de nouvelles revendications et d’autres grèves seraient vaines, vu l’histoire de ces défaites dues à la puissance des entrepreneurs, si aucune organisation ouvrière solide ne les soutenait. Cette expérience, affermie par une conscience de classe grandissante et l’influence de nouveaux dirigeants doués (Anseele, Severing, Reina), aida souvent les syndicats à trouver l’assistance nécessaire quand ils essayèrent de renforcer leur organisation en embauchant des secrétaires permanents, quand ils s’efforcèrent de refréner les ouvriers impatients, d’éviter de grandes grèves et de négocier avec les entrepreneurs. À Monza seulement, les ouvriers continuèrent à entrer au syndicat avant une grève pour en sortir ensuite. Voici une explication possible de cette versatilité : il y était plutôt difficile d’édifier comme à Gand et Bielefeld une vie culturelle et un réseau serré d’organisations ouvrières créées par les syndicats et partis socialistes, capables de discipliner leurs adhérents et de compenser leur autoréclusion. Car à Monza il existait déjà un environnement catholique dense qui absorbait un grand nombre d’ouvriers, rendant difficile l’implantation d’une idéologie alternative. À vrai dire, dans le domaine de la culture, par exemple dans la gestion d’une université populaire, la coopération entre les classes moyennes et les ouvriers était plutôt étroite, sur la base du catholicisme bien sûr. Ainsi à Monza le réseau socialiste stabilisateur, qui alimenta la croissance du mouvement ouvrier à Gand et Bielefeld, resta faible.
61Cette différence montre que le développement syndical dépendait non seulement du type de ville, par exemple de la structure sociale de la main-d’œuvre, ou de la politique des syndicats, mais aussi de la situation politique et idéologique nationale. En conséquence, la coopération entre les mouvements ouvriers socialistes, chrétien et libéral respectivement, entre le mouvement ouvrier socialiste et des fractions des classes moyennes, les municipalités et l’État était très variée. À Bielefeld, c’est à peine si quelque forme que ce fût de coopération entre mouvements ouvriers socialiste et chrétien se développa. Dans le textile, on ne fit aucun effort sérieux de coopération ; dans la métallurgie, des querelles éclatèrent même entre les dirigeants des deux mouvements. Les relations du mouvement ouvrier socialiste avec les classes moyennes, l’administration municipale et le gouvernement central, se caractérisèrent par une profonde méfiance : on gardait ses distances. La coopération réelle ou l’établissement d’institutions communes de grande importance butèrent sur des facteurs complexes, liés à l’idéologie marxiste : les conditions nationales où l’emportaient la discrimination traditionnelle à l’encontre de la classe laborieuse, l’éducation étroitement restreinte voulue par les libéraux, l’épargne comme moyen d’émancipation ouvrière et la suppression des organisations ouvrières pendant la période de la législation Sozialistengesetz appliquée par le pouvoir de l’État empêchèrent toute collaboration économique et socio-politique. Quand le mouvement ouvrier devint une force réelle, après le tournant du siècle, alors seulement ses organisations furent reconnues comme partenaires dans la négociation ; ce fut ainsi que le syndicat de la métallurgie put obtenir des résultats substantiels. Au conseil municipal, les résultats demeurèrent faibles car le Dreiklassenwahlrecht empêcha toute influence significative du parti social-démocrate et les partis bourgeois se gardèrent de toute coopération avec lui59. Manque de coopération, discrimination et répression étaient, en dehors de la discipline ouvrière et de ses compensations, la seconde raison pour laquelle le mouvement ouvrier créa un large éventail d’organisations sociales et culturelles à l’écart de la sphère bourgeoise, un État dans l’État, qui attira à lui une grande partie de la classe ouvrière.
62À Gand, les possibilités de coopération paraissaient un peu plus faciles. Bien que le parti des travailleurs belges, œuvre commune des organisations socialistes d’ouvriers et de quelques organisations ouvrières non socialistes, adoptât une grande partie du programme allemand marxiste d’Erfurt, l’attitude générale du BWP et des syndicats était fortement hostile à la théorie60. Ils préféraient plutôt coopérer avec les libéraux (progressistes) sur les questions des droits et libertés, surtout avant les élections. De plus, bien qu’il y eût de grands affrontements entre syndicats socialistes et catholiques sur les questions religieuses, stratégiques et politiques, les dirigeants des deux côtés pouvaient prendre les mêmes positions dans les commissions mixtes quand des grèves étaient imminentes61. D’ailleurs, depuis 1890, des conseils de conciliation (Werk-en nijverheidsraad) fonctionnaient où des représentants des partenaires sociaux de chaque branche d’industrie se rencontraient pour négocier les uns avec les autres. Il arrivait même, en de rares occasions, que la municipalité de Gand fût favorable aux revendications ouvrières, afin de préserver la paix sociale. Par exemple, la création du « système gantois », autour de 1900, impliquait le versement de subventions municipales à la caisse d’assurance syndicale de chômage, forme de coopération qui servit d’exemple à d’autres pays. Avant la Grande Guerre, ce système fut introduit en Allemagne dans plus d’une centaine de villes – particulièrement en Allemagne méridionale – mais pas à Bielefeld62.
63Finalement, à Monza, les relations entre syndicats socialistes et syndicats chrétiens étaient plutôt tendues. Les ligues catholiques, surtout dans le textile, s’opposaient vigoureusement à la bourse du travail socialiste, irréligieuse, afin de s’affirmer. Pendant les élections locales, les candidats catholiques rejoignaient l’aile conservatrice du parti libéral. En revanche, le mouvement ouvrier socialiste, particulièrement la bourse du travail, pouvait coopérer avec l’aile démocrate du parti libéral, où prévalait l’anticléricalisme. Les socialistes obtenaient même des subventions de la municipalité – soutien qui n’eut lieu ni en Belgique ni en Allemagne. L’une des raisons de cette coopération fut peut-être que l’édification du royaume d’Italie arriva plutôt tardivement : les processus de centralisation de la vie économique, sociale et politique prirent beaucoup de temps. On continuait donc à prendre les décisions aux niveaux local et régional : cela expliquerait une bonne part de la position forte des bourses du travail au lieu de syndicats centralisés. De plus, la coopération entre les bourses du travail, les classes moyennes et la municipalité d’une part, et l’absence de syndicats centralisés d’autre part, avec un programme économique, social et politique vigoureux de nivellement, pourraient bien expliquer pourquoi il n’apparut pas de front bien marqué dressant travailleurs contre classes moyennes et entrepreneurs : les liens entre les classes au niveau local restèrent assez forts ; il n’était guère possible ou nécessaire de construire une contre-culture pour stabiliser les effectifs d’adhérents. Ainsi, avant la Grande Guerre, Monza fut la seule ville des trois, que nous avons étudiées, où le parti socialiste commença par participer à l’administration municipale, avant de s’en emparer.
Notes de bas de page
1 Traduction par André Guillaume.
2 Angleterre : Lovell J., British Trade Union 1875-1933, Londres, 1977, p. 52. Allemagne : calculé d’après le nombre d’ouvriers dans l’industrie et les métiers artisanaux dans : Hoffmann W., Grumbach F., Hesse H., Das Wachstum der deutschen Wirtschaft seit der Mitte des 19. Jarhunderts, Berlin, 1965, p. 194-199, et Hohorst G., Kocka J., Ritter G.A. (dir.), Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch. Materialien zu Statistik des Kaiserreichs 1870-1914, Munich, 1975, p. 135-136. Italie : Barbadoro I., Storia del sindicalismo italiano dalla nascita al fascismo, vol. 2, Florence, 1977, p. 91, 118 et 304-305 ; – Negri-Zamagni V., Dalla periferia al centro. La seconda rinascita economica dell’Italia (1861-1981), Bologne, 1990, p. 101-143.
3 L’emploi total dans l’industrie (employés et employeurs) s’élevait à 42380, soit 26,6 % de la population entière à Gand ; 40 416, soit 15,1 % à Anvers ; 37 918, soit 22,9 % à Liège ; et 36 817, soit 18,9 % à Bruxelles. Voir Recensement général 1896, analyse des vols. 1 & 2, Bruxelles, 1900, p. 35.
4 Pour un panorama du développement industriel de Gand, voir : Hannes J., « Industrialization without development. Some aspects of the history of Ghent », in Kooy P., Pellenbarg P. (dir.), Regional capitals. Past, present, prospects, Assen, 1994, p. 9-18.
5 À l’intérieur de l’industrie du coton, il existait des différences entre tisseurs et fileurs. En 1896, il y avait plus d’ouvrières dans la filature (52,7 % de l’emploi dans les filatures de Gand) que dans le tissage (40 % seulement de femmes). Dans la filature du coton, les fileurs, tous hommes jusque-là, formaient une sorte d’élite, entourée par de nombreuses ouvrières et quelques auxiliaires masculins pour la préparation. Dans le tissage, ouvrières et ouvriers travaillaient côte à côte : les hommes produisaient en général des tissus moins longs que les femmes, mais plus grands.
6 En 1880, la puissance motrice par machine à vapeur s’élevait à 105 CV dans les usines de coton, 140 CV dans les usines de lin (mais seulement 18 CV dans la construction mécanique) ; les effectifs moyens d’ouvriers par usine s’élevaient à 227 dans le coton, 429 dans le lin, mais seulement 54 dans la construction mécanique.
7 Varlez L., Le plan social de Gand, Gand, 1897, 3 vol., I, p. 11. Ces données se rapportent au début de la décennie 1890.
8 Les données se rapportent aux salaires des ouvriers masculins adultes. Voir Scholliers P., De Gentse metaalbewerkers in de 19e eeuw, Bruxelles, 1985, p. 83.
9 Scholliers P., De Gentse metaalbewerkers..., p. 126-132 ; – Vanschoenbeek G., De wortels vand de sociaal-democratie in Vlaanderen, Anvers, 1995 et Le ‘monde socialiste gantois ’en de Gentse socialisten voor de Eerste Wereldoorlog, (Ph. D. Université de Gand, non publié) 1992, 5 vols., p 851-877.
10 Scholliers P., Manufacturers, wages and workers in the 19th century factory. The Voortman cotton mill in Ghent, Oxford 1996, p. 213-14 ; – Van den Eekhout P., « Family income of Ghent working-class families ca. 1900 », Journal of Family History, 18, 1993, p. 87-110.
11 Avanti, Een terugblik. Bijdrage tot de geschiedenis der Gentsche arbeidersbeweging, Gand, 1930, 3 vols., II, p. 396-397.
12 Une étude complète de Vooruit est faite par Vanschoenbeek G., De wortels vand de sociaal-democratie in Vlaanderen..., p. 388-427.
13 Des contemporains, H. De Man et L. De Brouckère en firent la critique dans Die Neue Zeit de 1911, qui consacra des études à la Vooruit d’Anseele. Voir De man H., de Broukère L., Le Mouvement ouvrier en Belgique, Bruxelles, 1965.
14 Les effectifs s’accrurent de 31 % par an de 1895 à 1898, 9 % de 1898 à 1903 et 8 % de 1903 à 1913. Vanschoenbeek G., De wortels vand de sociaal-democratie in Vlaanderen..., p. 459-460.
15 Vanschoenbeek G., De wortels vand de sociaal-democratie in Vlaanderen..., p. 466- 467.
16 Avanti, Een terugblik..., vol. I, p. 361-362 ; – Devreese D.E., « Belgium », in van der Linden M., Rojahn (dir.), The formation of labour movements, 1870-1914. An international perspective, vol. I, Leiden, 1990, p. 41-43.
17 Le suffrage universel masculin fut obtenu en 1919 ; et pour les femmes en 1948.
18 Voir e.g. Michielsen L., Geschiedenis van de europese arbeidersbeweging. Tot 1914, Bruxelles, 1973, p. 204-233. Il y a de nombreux exemples où E. Anseele, le dirigeant gantois, considéra les grèves comme « sauvages » et « inopportunes ».
19 Scholliers P., De Gentse metaalbewerkers..., p. 65.
20 En 1913, les syndicats socialistes gantois avaient environ 11 000 membres : la métallurgie et le coton 20 % chacun, le lin 17 %, et les tisseurs 14 %.
21 Vanschoenbeek G., Bijlagen, p. 70.
22 Pour ces questions, voir Hilden P., Women, work and politics. Belgium, 1830-1914, Oxford, 1993, p. 261-302.
23 La répartition des votes suivant les industries montre des différences remarquables : les voix socialistes atteignaient plus de 70 % dans les usines métallurgiques, la filature et le tissage du coton, entre 65 et 70 % dans les transports, le lin et l’alimentation, entre 45 et 65 % dans le second œuvre du bâtiment (peinture, menuiserie, etc.) et les industries du vêtement, mais au-dessous de 45 % dans l’industrie de la décoration et le gros œuvre. Les démocrates-chrétiens avaient une forte position dans le vêtement, la décoration et l’alimentation (au-dessus de 35 % des voix). Vanschoenbeek, op. cit., p. 33-36 et 66.
24 De Clerck J., De Organizatie der Metaalbewerkers te Cent 1872-1912, Gand, 1912, p. 51.
25 De Clerck J., De Organizatie..., p. 68, 80 ; – Scholliers P., De Gentse metaalbewerkers..., p. 122-124. Les conventions collectives furent introduites après 1918.
26 Neuville J., L’évolution des relations industrielles, Tome I : L’avènement du système de relations collectives, Bruxelles, 1976, p. 203.
27 Scholliers P., « Grown-ups, boys and girls in the Ghent cotton industry : the Voortman mills, 1835-1914 », Social History, 1996, p. 215.
28 Ce fut le cas dans les usines de coton après 1900, quand la stratégie syndicale tendit à se concentrer sur les revendications salariales des jeunes filles employées dans le filage à anneaux, en présumant que, si cette grève réussissait, les salaires de tous les ouvriers du coton suivraient la hausse. Varlez L., Les salaires dans l’industrie gantoise, vol. I : Industrie cotonnière, Bruxelles, 1901, p. 55-56.
29 Avanti, Een terugblik..., p. 242-256, fournit un relevé complet des divers acquis du mouvement ouvrier socialiste avant la Grande Guerre.
30 Scholliers P., De Gentse metaalbewerkers..., p. 41-47 ; – Scholliers P., « Grown-ups, boys and girls in the Ghent cotton industry : the Voortman mills, 1835-1914 », Social History, 1996, p. 215.
31 « Edouard Anseele », in Kurgan-van Hentenryk G. et alii (dir.), Dictionnaire des patrons en Belgique, Bruxelles, 1996, p. 20-22.
32 Cf. Devreese D.E., « Belgium », in van der Linden M., Rojahn (dir.), The formation of labour movements, 1870-1914. An international perspective, vol. I, Leiden, 1990, p. 26 et 45 au sujet du développement du suffrage universel.
33 Pour l’histoire générale, voir : Ditt K., Industrialisierung, Arbeiterschaft und Arbeiterbewegung in Bielefeld 1950-1914, Dortmund, 1982 ; – Ditt K., « Problemegewerkschaftlicher Organisierung in des Metall-und Textilindustrie, Bielefeld 1890-1914 », in Langewiesche D., Schönhoven K. (dir.), Arbeiter in Deutschland, Studien zur Lebenweise des Arbeiterschaft im Zeitalter des Industrilisierung, Paderborn, 1981, p. 221- 239 ; – Ditt K., « Der Weg zur Massenorganisation. Die Gwerschaftsbewegung in Bielefeld von den Anfängen bis zum Ersten Weltkrieg », in Brenneke G., Klönne A., Lienker H., Vogt W. (dir.), « Es gilt die Arbeit zu befreien », Geschichte der Bielelfelder Gewerschaftsbewegung, Cologne, 1989, p. 16-86.
34 ditt K., « Technologischer Wandel und Strukturveränderunggen der Fabrikarbeiterschaft in Bielefeld 1860-1914 », in conze W., engelhardt U. (dir.), Arbeiter im Industrielisierungsprozess. Herkunft, Lage und Verhalten, Stuttgart, 1979, p. 237-261.
35 ditt K., « Die Wäsche- und Bekleidungsindustrie Minden-Ravensbergs im 19. Jahrhundert », in lassota A., lutum-lenger P. (dir.), Textilarbeiter und Textilindustrie. Beiträge zu ihrer Geschichte in Westfalen während der Industrialisierung, Hagen, 1989, p. 103-122.
36 Ditt K., « Technologischer Wandel... », p. 244-247.
37 Engelhardt U., « Nur vereinigt sind wir stark ». Die Anfänge der deutschen Gewerkschaftsbewegung 1862-1869/70, Stuttgart, 1977 ; – Eisenberg C., Deutsche und englische Gewerkschaften. Entstehung und Entwicklung bis 1878 im Vergleich, Göttingen, 1986.
38 Voir pour les généralités du mouvement syndical dans l’Empire allemand, Albrecht W., Fachverein – Berufgewerkschaft – Zentralverband. Organisationsprobleme des deutschen Gewerkschaft 1870-1890, Bonn, 1982 ; – Schönhoven K., Expansion und Konzentration. Studien zur Entwicklung der Freien Gewerkschafter im Wilhelminischen Deutschland 1890-1914, Stuttgart, 1980.
39 En allemand dans le texte. Cette loi interdisait la création d’organisations socialistes ouvrières entre 1878 et 1890. En période électorale seulement, le parti social-démocrate qui opérait à partir de la Suisse pouvait établir des comités et prendre part aux élections.
40 Severing C., Mein Lebensweg, 2 vol., Cologne, 1950 ; – Alexander T., Carl Severing, Sozialdemokrat aus Westfalen mit preussischen Tugenden, Bielefeld, 1992.
41 Festschrift zum 25 jährigen Bestehen des Bielefelder Konsumvereins e. GmbH 1892- 1917, Bielefeld, 1917.
42 Jahresbericht des Arbeiter-Sekretariats Bielefeld 1909, Bielefeld, 1910, p. 29.
43 En 1909, 40 % des 8 572 membres des syndicats libres étaient membres du parti social-démocrate. Ibid., p. 29.
44 Voir Ditt K., Industrialisierung, Arbeiterschaft..., p. 265.
45 Ditt K., « Die politische Arbeiterbewegung in Ostwestfalen zwischen der Reichsgründung und dem Beginn der Weimarer Republik », in Düwell K., Köllmann W.
46 Kaelbe H., Volkmann H., « Konjunktur und Steik während des Übergangs zum organisierten Kapitalismus in Deutschland », Zeitschrift für Wirtschafts und Sozialwissenschaften, 92, 1972, p. 513-544 ; – Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerkschaften in Deutschland, England und Frankreich : Ihre Entwicklung vom 19 und 20 Jahrhundert, Bonn, 1992.
47 Jahresbericht des Arbeiter-Sekretariats Bielefeld 1909, Bielefeld, 1910, p. 29.
48 Schneider M., Die Christliche Gewerkschaften 1894-1933, Bonn, 1982.
49 Volkswacht, Bielefeld, 8.11.1912.
50 Pour comparer avec la situation des travailleurs du textile à Brême, voir : Ellerkamp M., Industriearbeit, Krankheit und Geschlecht. Zu den sozialen Kosten der Industrialisierung : Bremer Textilarbeiterinnen 1870-1914, Göttingen, 1991, p. 223-255.
51 Dans toute l’Allemagne, le Deutsche Metallarbeiterverband organisait, en 1914, 539 000 travailleurs, soit environ 25 % des métallurgistes, le Deutsche Textilarbeiterverband 135 000 seulement, soit 10 % des ouvriers du textile. Umbreit P., 25 Jahre deutsche Gewerkschaftbewegung 1890-1915, Berlin, 1915, p. 164-165.
52 Zaninelli S., « Vita economica e sociale », in Bosisio A., Vismara G. (dir.), Storia di Monza e delta Brianza, vol. 3, Milan, 1969.
53 Longoni G., Una città de lavoro. Industria, associazionismo imprenditoriale e relazioni sindacali a Monza all’epoca della prima industrializzazione (1870-1930), Bologne, 1987.
54 Plus tard, Viani devint l’un des fondateurs de la bourse du travail de Milan et de Monza.
55 Granata I., Longoni G. (dir.), L’armonia dei produttori. Impresa, sindacato, amministrazione pubblica a Monza (1893-1963), Rome, 1994.
56 Il faut attirer l’attention sur le rôle joué dans cette affaire par Ettore Reina. Jeune imprimeur socialiste envoyé à Monza par la bourse du travail de Milan, il devint, au cours des années suivantes, secrétaire de la bourse du travail de Monza, dirigeant du mouvement ouvrier national, et, finalement, en 1911, député au parlement dans le groupe des réformateurs socialistes. De 1902 à 1922, Reina représenta l’Italie au Consiglio Superiore del Lavoro (le conseil du travail le plus haut placé), organe gouvernemental pour l’étude de la législation sociale. Entre autres choses, il prit part à la mise en place de l’inspection du travail, corps d’inspecteurs du travail, à la création d’une caisse de maternité, ainsi qu’à une loi sur les conventions collectives et sur le règlement des conflits sociaux. Voir Longoni G., La vicenda di un riformista, Monza, 1983.
57 Longoni G., Una città de lavoro..., p. 203-210. Pour Bruxelles, voir : Devreese D.E., « Belgium », op. cit., p. 33-34.
58 Punzo M., « L’amministrazione socialista 1914-1922 », in Granata I., Longoni G. (dir.), L’armonia dei produttori..., p. 171-217. Les objectifs de la Bourse du travail différaient à peine de ceux de l’organisation catholique, qui dut longtemps faire de grands efforts pour convaincre les salariés urbains qu’elle était sincère dans son engagement social.
59 Le « Dreiklassenwahlrecht », qui s’appliquait aux élections régionales et municipales, se fondait sur la répartition en trois groupes d’électeurs, en fonction de leurs impôts locaux personnels. – Les quelques citoyens qui payaient le premier tiers de l’ensemble de ces recettes fiscales constituaient la première classe d’électeurs. Ils pouvaient choisir un tiers des conseillers municipaux. – Un groupe plus nombreux, qui payait le deuxième tiers de ces recettes fiscales, choisissait le deuxième tiers des conseillers municipaux. – Le reste des contribuables, la grande masse (surtout des ouvriers), choisissait le dernier tiers des conseillers. Ainsi les conseillers SPD, s’ils faisaient le plein du troisième tiers, devaient convaincre la majorité des conseillers de la deuxième classe, et coopérer avec eux pour emporter la décision en politique municipale.
60 Mommen A., « De receptie van het marxisme in de Belgische arbeidersbeweging », in Corijn E. et alii (dir.), Veelzijdig marxisme, vol. 2, Bruxelles, 1988, p. 118-156.
61 Strikwerda C., « Three Cities, three Socialisms : Class relationships in Belgian working-class communities, 1870-1914 », in. McNall S. G, Levine R.F., Fantasia R. (dir.), Bringing class back in Contemporary and historical Perspectives, Boulder, 1991, p. 191 ; – Strikwerda C., « The Divided class : Catholics vs Socialists in Belgium, 1880-194 », Comparative Studies in Society and History, 30, 1988, p. 333-359.
62 Sur le « système gantois », voir : Varlez L., « Die Kommunalversicherung gegen Arbeitlosigkeit in Gent », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 17, 1902, p. 238- 247 ; – Henning H., « Arbeitslosenversicherung vor 1914 : das Genter System und seine Übernahme in Deutschland », in Kellenbenz h. (dir.), Wirtschaftspolitik und Arbeitsmarkt. Bericht über die 4. Arbeitstagung der Gesellschaft für Sozial-und Wirschaftsgeschichte am 14. und 15. April 1971, Munich, 1974, p. 271-287 ; – Deslé E., Arbeidersbemiddeling en/of Werklozencontrole. Het Voorbeeld van de Gentse Arbeitdsbeurs (1891-1914), Bruxelles, 1991. Sur Bielefeld, voir : Ditt K., Industrialisierung, Arbeiterschaft..., p. 255-257.
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