5. Du « tarif » à la convention collective. Grèves et syndicats des ouvriers à Londres, Paris et Hambourg à la fin du xixe siècle1
p. 129-150
Texte intégral
1La fondation de la CGT, en septembre 1895, est intervenue dans une période de changements rapides et radicaux des systèmes syndicaux, avec l’apparition du syndicat de masse, qui s’est formé soit spontanément, soit à partir des syndicats de métiers. Parfois, en Grande-Bretagne, ces derniers (craft unions) devaient en effet se transformer, sous peine de se voir concurrencés par des organisations de masse (new unions, general unions). La formation des fédérations de métiers, processus apparu dans ce pays à partir de 1850, constitue, en France et en Allemagne également, une caractéristique des années 1880-1890. Le TUC anglais, fondé en 1868, est renouvelé en 1890, tandis que la même année, la Commission générale des syndicats allemands (Generalkommission) apparaît, cinq ans avant la création de la CGT.
2Soulignons d’autre part quelques traits communs à cette période : la conjoncture économique favorable, au sortir de la grande crise des années 1880 ; les grandes grèves des dockers et des mineurs anglais et allemands, ainsi que le premier Premier mai, qui ont développé l’idée d’une coopération internationale des ouvriers et des syndicats. Les ouvriers du bâtiment anglais et allemand étaient en pointe dans ces mouvements. Ainsi en mai 1890, de nombreuses organisations du bâtiment allemand, notamment celles de Hambourg, tentèrent de mettre en pratique, à travers une grève générale, les idées du Premier mai. De leur côté, les charpentiers et menuisiers de Londres, à l’été 1891, cherchèrent à obtenir la journée de huit heures. À partir de ce moment, les organisations du bâtiment allemand formèrent les syndicats de masse les plus forts, soutinrent la Commission Générale et signèrent les premières conventions collectives.
3En dépit d’une grande similitude au niveau des structures industrielles et des conditions de travail, les ouvriers du bâtiment des trois pays formèrent des syndicats très dissemblables, tant du point de vue des structures organisationnelles que des orientations politiques. À cet égard, le fossé qui sépare un anarchiste comme Tortelier ou un meneur de grève comme Boulé en France, un Robert Appelgarth ou un George Howell fortement liés au Parti libéral anglais et les syndicalistes sociaux-démocrates allemands comme Knegendorff, Damann ou Kloss, est tout à fait révélateur. Les organisations britanniques, notamment celles des maçons, des charpentiers et des menuisiers, représentaient une élite ouvrière qui était parvenue, au travers des conventions collectives, à établir des relations industrielles stables. Politiquement, elles étaient proches du libéralisme : beaucoup de leurs membres se présentaient en effet aux élections sous la bannière du Parti libéral (lib-lab model).
4Au sein des syndicats français, c’est le « tarif » qui se situait au centre des préoccupations. Mais celui-ci était déterminé par les Séries de Prix établies par les municipalités en vue des travaux réalisés pour leur compte, et non par des conventions collectives. Ce système, qui garantissait un salaire minimum, entrava le développement de syndicats puissants. Les fonctions syndicales (caisses de secours, réglementation des relations industrielles, observation et contrôle du marché du travail, etc.), qui, en Grande-Bretagne, se trouvaient centralisées entre les mains des craft unions, étaient au contraire, en France, dispersées. La séparation des fonctions syndicales et l’émiettement traditionnel des syndicats du bâtiment sont étroitement liés. Beaucoup de ces organisations se voyaient comme l’« état-major » ou la minorité agissante de leur profession. C’est seulement avec l’émergence d’une « corporation » sans traditions corporatives – les terrassiers –, et au travers des mouvements spectaculaires menés par celle-ci, que les syndicats du bâtiment parvinrent à s’unir dans une action commune : la grève générale.
5En Allemagne, au cours des périodes de formation (1862-1878 et 1882-1890), les chambres syndicales et les fédérations apparurent dans un même mouvement. En Allemagne du Nord notamment, les syndicats du bâtiment tentèrent de se constituer en organisations de masse (1889-1890), en cherchant à rassembler l’ensemble des ouvriers de même métier et de même niveau de qualification. L’orientation social-démocrate était certes très prononcée, mais l’action syndicale et l’action politique, après quelques années de débats entre « centralistes » et « localistes », se trouvaient totalement séparées.
6Comment peut-on expliquer les divergences entre les systèmes syndicaux, compte tenu de la nette similitude existant au niveau de la physionomie des industries du bâtiment des trois pays ? Pour cela, il est nécessaire d’examiner à la fois les structures de ce secteur d’activité, l’organisation du travail, les conflits sociaux et les orientations politiques, ou encore le rôle de l’État.
L’industrie du bâtiment à Londres, Paris et Hambourg
7L’industrialisation précoce de la Grande-Bretagne avait favorisé l’essor du syndicalisme et le rayonnement de sa main-d’œuvre qualifiée. Mais il existait aussi des différences plus contextuelles : l’industrie du bâtiment périclitait encore en France dans les années 1890, alors qu’en Grande-Bretagne, et surtout en Allemagne, elle connaissait un réel essor, intervenu dès la seconde moitié des années 18802. Ainsi les ouvriers du bâtiment londonien allaient travailler dans le monde entier3.
8D’autre part, des différences notables existent entre les trois pays au niveau de la répartition régionale des activités industrielles. Alors qu’un ouvrier du bâtiment pouvait trouver un niveau de salaire comparable dans les différents foyers industriels britanniques et allemands, à Londres comme au centre de la Grande-Bretagne, à Berlin comme à Hambourg ou dans d’autres grandes villes, il n’en allait pas de même en France. Le marché du travail, pour les ouvriers du bâtiment, se trouvait divisé entre Paris, qui attirait des corporants de tout le pays, et quelques régions industrielles du Sud (Lyon, Bordeaux, Marseille). Le salaire, à Paris, se situait à un niveau tel que, même en cas de grève, les ouvriers préféraient rester dans la capitale plutôt que d’aller chercher du travail en province. Au contraire, en Allemagne, le départ des grévistes et la mise à l’index d’une ville constituaient la tactique de grève la plus répandue.
L’importante diffusion régionale de l’industrialisation en Grande-Bretagne et en Allemagne favorisa sans doute la formation de syndicats centraux (Zentralverand, amalgamation).
9Londres, la plus grande ville d’Europe (4,7 millions d’habitants en 1880 et 115 000 ouvriers du bâtiment en 1891), comptait des entreprises du bâtiment qui construisaient dans le monde entier. Paris (2,3 millions d’habitants en 1880 et 70 000 ouvriers du bâtiment en 1896) représentait, quant à elle, la tradition révolutionnaire, avec, comme fer de lance, les ouvriers du bâtiment. En Allemagne, le cœur du mouvement ouvrier des années 1870 était avant tout Berlin (1,1 million d’habitants). Par la suite, en raison de la répression politique en Prusse, la ville libre de Hambourg (470000 habitants, 600000 avec les villes alentour, et 14000 ouvriers du bâtiment en 1896) supplanta Berlin4. Les syndicats du bâtiment de Hambourg, en constante rivalité avec ceux de Berlin, se lancèrent, à partir de 1884, dans une campagne pour la constitution de syndicats centraux. C’est la raison pour laquelle la Commission centraie des syndicats allemands demeura pendant une décennie à Hambourg (1890- 1900). On peut donc comparer Hambourg à Paris, siège de la CGT, et Londres, siège du TUC.
10L’activité du bâtiment était largement saisonnière, avec des oscillations pouvant atteindre jusqu’à 50 % de dénivellation. Ce phénomène influait profondément sur le mode de vie des ouvriers de ce secteur : recherche d’un emploi au printemps, travail intensif en été, repos, activités agricoles, mariages et fêtes en hiver. Tel était le rythme de vie des ouvriers migrants décrits par un témoin, Martin Nadaud5, et un historien, Alain Corbin6. Les ouvriers du bâtiment, qu’ils travaillent dans une grande entreprise, chez un petit patron, dans une coopérative ou à leur compte, habitués au hire and fire, connaissaient tous cette situation. C’est la raison pour laquelle la taille des entreprises n’avait, pour eux et leurs organisations, qu’une importance secondaire. Quoi qu’il en soit, à Londres, les établissements du bâtiment étaient d’une dimension nettement plus élevée (13,4 actifs par entreprise) qu’à Paris (7,8) et Hambourg (7,3)7.
11Alors que les ouvriers du bâtiment étaient cinq fois plus nombreux à Paris qu’à Hambourg, la taille des établissements, sans compter les ouvriers isolés, était presque identique dans les deux villes. Les entreprises employant entre 1 et 10 actifs rassemblaient, à Paris, 85,6 % des ouvriers du bâtiment, et, à Hambourg, 83,4 %. Quant aux établissements de plus de 200 personnes, on en trouvait 7 dans le département de la Seine, 4 à Hambourg, mais plus de 50 dans le comté de Londres.
12Le bâtiment constitue par ailleurs un secteur d’activité qui ne connut pas de bouleversements technologiques. Ainsi dans le département de la Seine en 1893, le nombre de chevaux-vapeur par entreprise s’élevait, dans cette industrie, à 6,97, contre 64,35 pour l’ensemble des secteurs d’activité8. Pourtant, dans les années 1880, une certaine modernisation des techniques commença à se faire jour, notamment dans la charpente, où la scie mécanique supprima dans une large mesure le travail hivernal. En outre, la crise du bâtiment parisien se trouva aggravée par l’importation de poutres fabriquées en Suède ou en Allemagne. D’autre part, la charpente en fer pour les escaliers et les plafonds, voire même pour une construction entière (tour Eiffel, gares, grands magasins), remplaça le bois, et, donc, favorisa l’éclosion d’une nouvelle corporation dans le domaine du travail des métaux, celle des charpentiers en fer, au détriment des charpentiers en bois9.
13D’autres innovations, comme le béton armé ou les engins de levage, supprimèrent des emplois dans la maçonnerie. En outre, avec les progrès techniques, se multiplièrent les emplois d’ouvriers spécialisés, tels les scieurs de long, les grutiers, les parqueteurs, les fumistes, les terrassiers-mineurs, qui menèrent d’ailleurs des grèves assez souvent victorieuses. Et la spécialisation entraîna la création de petites entreprises dans la tapisserie, la sculpture en plâtre et la pose des fenêtres, certains ouvriers spécialisés trouvant là une manière d’ascension sociale. Vers la fin du siècle, cette spécialisation, ainsi que l’utilisation de l’éclairage électrique, contribuèrent à réduire le caractère saisonnier de l’activité du bâtiment.
Syndicats et grèves à Londres
L’organisation ouvrière
14A Londres, la majeure partie de l’élite ouvrière (entre 10 % et 20 % de la corporation), organisée au sein des syndicats de métiers, occupait des emplois permanents dans les grandes entreprises, notamment chez les Highprice builders ou chez les Builders and Contractors. Ceux qui appartenaient à ce dernier groupe exerçaient habituellement leur profession in open competition, according to the custom of the trade. Ces deux catégories d’entrepreneurs formaient la Central Association of Masters Builders, qui rejetait les Speculative Builders, et travaillaient en subcontracting et en task work. Pour cette élite ouvrière, le hire and fire n’existait pas10.
15Entre 1894 et 1907, le chômage hivernal des charpentiers/menuisiers et des plombiers ne toucha, en moyenne, que de 5 % à 6 % des syndiqués (2,5 % à 4,5 % en été)11. C’est la raison pour laquelle les ouvriers du bâtiment de Londres ne quittaient presque jamais la capitale pour aller chercher du travail ailleurs. La tradition du « tour du pays », si importante en Allemagne et dans les pays d’Europe centrale, était moins suivie en Angleterre, où elle disparut après 1870. En outre, après 1890, seulement quatre des dix-huit syndicats du bâtiment londonien payaient the travelling benefit in search of employment12. Quant aux apprentis et aux jeunes ouvriers, ils apprenaient fréquemment leur métier dans une seule entreprise. Ainsi parmi les 125 ouvriers interrogés par Booth, 55 avaient fait leur apprentissage chez leur père, 36 avaient acquis leur savoir-faire sur le tas, les 34 restant étant des ouvriers non qualifiés13. En Angleterre, de même qu’en France, beaucoup se plaignaient des insuffisances de l’enseignement professionnel. D’ailleurs, la plupart des ouvriers anglais, et notamment ceux du bâtiment, n’effectuaient plus d’apprentissage.
16L’importance des services offerts par les syndicats, conjuguée à la sédentarisation des ouvriers, favorisa la fixation de ces derniers à l’intérieur des organisations syndicales. L’Amalgamated Society of Carpenters and Joiners (ASC & J), le plus important des syndicats du bâtiment, enregistra, en 1889-1890, environ 20 % de nouveaux adhérents, contre seulement 5 % de pertes14. En revanche, en Allemagne, le syndicat des charpentiers vit arriver, dans les années 1890, entre 40 % et 80 % de nouveaux membres, alors que, dans le même temps, il perdit entre 50 % et 60 % de ses anciens adhérents15.
17L’élite ouvrière possédait ses propres outils, d’une valeur de 10 à 30 livres sterling, et disposait d’appartements comptant au moins quatre chambres. Booth les rangeait d’ailleurs parmi la classe moyenne (center class) de la population active, catégorie qui rassemblait 31,8 % de l’ensemble des actifs du bâtiment16. En 1890, parmi les 32 200 charpentiers/menuisiers londoniens, environ 15 % étaient organisés au sein de deux syndicats (dont 3 516 dans l’ASC & J).
18L’abolition précoce de la maîtrise, en Angleterre comme en France, ainsi que l’essor de la construction spéculative, eurent des conséquences notables pour les ouvriers. Le maître devint de plus en plus souvent le patron, l’entrepreneur (contractor, master builder), et non plus l’artisan. La maîtrise du métier, les customs of the trade, passèrent entre les mains des joumeymen ou des compagnons17 . Les travaux de l’école de Le Play pour Paris, ou de celle de Booth pour Londres, montrent que, généralement, le compagnon connaissait mieux le métier que le patron. La supériorité de ce dernier résidait dans le fait qu’il possédait la clientèle et le capital, et qu’il savait laisser travailler les autres ouvriers pour son compte18. Cette situation engendra des conséquences très différentes : en Grande-Bretagne, la survivance et l’enseignement des customs of the trade, qui, en Allemagne, étaient dévolus au maître, dépendaient des joumeymen. De plus, ce sont eux qui formaient les apprentis et les jeunes ouvriers. La connaissance du métier, l’organisation du travail, de même que l’apprentissage, appartenaient aux ouvriers les plus qualifiés, ce qui renforçait leur bar-gaining power en cas de conflit du travail.
19En France, il n’existait pas de distinction majeure entre les ouvriers qualifiés et les ouvriers isolés. C’est ce qui explique que lors des grèves, il était accepté que certains travaillent pour leur propre compte.
20Le succès de cette élite ouvrière est frappant. Prenons l’exemple des conflits sociaux : les maçons britanniques, entre 1871 et 1896, remportèrent une victoire totale dans 62,1 % à 82,1 % des cas ; les charpentiers parisiens, quant à eux, ne connurent un succès complet que dans 26,3 % de leurs grèves menées entre 1871 et 1898, tandis que les tailleurs de pierre, durant la même période, sortirent entièrement victorieux de leurs mouvements dans seulement 18,2 % des cas19.
21Cependant, en dépit de leurs incontestables succès, l’hégémonie de ces syndicats se trouvait menacée par deux dangers. Au cours du boom des années 1890, de grands entrepreneurs, notamment les speculative builders, embauchèrent de plus en plus de charpentiers ou briquetiers à moitié formés ou de peintres à demi qualifiés, qui, placés sous la direction d’un chef de chantier remplacèrent peu à peu les ouvriers qualifiés. La fixation de ceux-ci dans les vieux quartiers ouvriers du centre ville eut pour conséquence une implantation syndicale médiocre à la périphérie ou hors de la ville. En effet, les trente local branches de l’ASC & J se trouvaient rassemblées dans le centre ville, mais étaient absentes, déjà, de West-Ham et de Tottenham. Ainsi la grève menée en 1891 en faveur de la journée de huit heures échoua-t-elle, beaucoup d’entreprises de banlieue ayant remplacé celles de la capitale, pourtant les plus réputées.
« The modem style of Leadership » : La grève des charpentiers/menuisiers de Londres pour la journée de huit heures (1891)20
22En dépit de leur orientation politique plutôt libérale, les syndicats ouvriers du bâtiment londonien reprenaient à leur compte le principal objectif du Premier mai : la journée de huit heures. Ils voulaient y parvenir non pas par la loi, mais par le biais d’une convention collective. Au bout de quatre mois, la grève menée dans ce but échoua, mais, deux ans plus tard, la revendication alors émise fut satisfaite par un accord commun avec le Central. L’organisation de ce conflit fait apparaître une pratique démocratique jusque-là inconnue, tant en France qu’en Allemagne : il s’agit véritablement, ici, d’un exemple-type de leadership syndical.
23Le mouvement impulsé par l’ASC & J, étroitement liée, au cours de l’année 1890, aux autres syndicats du bâtiment, se déroula au bon moment, le taux de chômage se situant alors au plus bas. En effet, la proportion de charpentiers/menuisiers et de plombiers sans travail était tombée de 10 % en 1886 à 1,5 % en 1890. En outre, depuis 19 ans, il n’y avait pratiquement pas eu de grève dans la corporation. La dernière révision du tarif (Working rules), négociée avec la Masters Builder’s Association, remontait à 1873. Le comité de grève alors mis en place, qui réunissait l’ensemble des syndicats de la profession et même les non-syndiqués, existait encore. C’est lui qui élabora le nouveau tarif. Cependant, les assemblées générales de syndiqués exprimèrent leur désaccord avec la revendication de diminution des heures de travail de 52,5 à 50 heures par semaine et d’augmentation du salaire horaire de 8 à 8,5 pences. Les syndiqués voulaient en effet obtenir les 48 heures et une augmentation de 10 pences par heure. Le comité de grève (United Trade Committe), plus prudent, préféra consulter l’ensemble de la corporation (syndiqués et non-syndiqués), au travers de quatre aggregate meetings, dans lesquels il fut également revendiqué une hausse de 10 pences, et 47 heures de travail par semaine.
24Pour préparer la lutte furent mis en place une assemblée des délégués (shop and job committee) composée de 250 personnes, ainsi que des district committees couvrant les divers quartiers de la capitale, et chargés de la vente des cards ofthe movement. La Masters Builders Association, qui avait reçu le nouveau tarif (annoncé pour le 1er mai 1891) en novembre 1890, avait refusé de négocier, prétextant que le comité de grève, élu également par des non-syndiqués, ne comprenait pas de non-society men. Alors, le Trade Committee, qui lui aussi voulait intégrer les non-syndiqués, en laissa élire quatre dans le comité de grève. Mais le conflit était inévitable, les patrons n’étant prêts à accepter de réduire la journée de travail que d’une demi-heure. Le comité de grève et celui des shop and job delegates se mirent d’accord pour que la décision de déclenchement du mouvement soit prise par une assemblée générale et par ballot papers. The largest meeting of the trade ever held in London, auquel assistèrent 6000 ouvriers à l’intérieur de l’Exeter Hall et 10000 à l’extérieur, décida la grève, d’abord à main levée, par 6000 voix contre 6, puis à bulletin secret, par 4 168 voix contre 941.
25Après six mois de lutte, le mouvement, auquel succéda un lock-out peu suivi, échoua malgré la puissance des syndicats, en raison de l’attitude des entreprises de banlieue21 La faiblesse des secours et de la solidarité apportés par les autres corporations, qui, elles aussi, devaient faire face à de nombreux conflits sociaux, obligea le comité de grève et celui des délégués à accepter l’arbitrage du Royal Institute of British Architects.
26Mais un an plus tard, le succès allait être au rendez-vous : les organisations londoniennes parvinrent à accroître fortement leur audience en banlieue, avec notamment la création de 19 syndicats locaux (branches) de maçons dans le district de Londres ; elles obtinrent l’application en banlieue du tarif pratiqué dans la capitale, et conclurent un nouvel accord concernant la mise en œuvre de la semaine de 48 heures en 1893-1895.
27Une autre conséquence de la grève doit être soulignée : il s’agit d’un changement notable de la culture de lutte qui, après 19 années calmes, permit de rapprocher syndiqués et non-syndiqués, skilled et unskilled men, qui collaborèrent à tous les niveaux de l’organisation, au sein des comités, des assemblées, participèrent aux piquets de grève et quêtèrent de concert pour recueillir les secours financiers nécessaires à la poursuite du mouvement. Au cours de ce conflit, l’élite ouvrière du bâtiment s’était rapprochée des new unions. L’apparition de nouvelles formes de démonstrations, avec bannières, poèmes, chansons, défilés, marqua une radicalisation des craft unions. Chaque dimanche se tinrent les meetings de grève des districts, quelques grandes manifestations se déroulèrent à Hyde Park, et des smoking concerts furent organisés pour les non-society machinists, dont la plupart – il faut le souligner – étaient socialistes et legal eight hours men. Au début du mouvement, un important meeting eut lieu à Battersea Park, auquel participa le célèbre leader des dockers, John Burns, qui félicita les charpentiers/menuisiers de leur ralliement à la campagne en faveur des huit heures.
Syndicats et grèves à Paris
Un syndicalisme faible et émietté
28A l’inverse de ceux de Londres, les ouvriers du bâtiment parisien ne parvinrent pas à constituer des syndicats puissants. À partir du Second Empire, il y eut plusieurs vagues de syndicalisation, liées à des vagues de grèves22. Mais le renouvellement (disparition/création) constant des chambres syndicales représenta le cas de figure le plus répandu jusqu’à la fin du siècle. En 1902 encore, l’enquête sur les associations professionnelles ouvrières estimait que les compagnons charpentiers constituaient la plus puissante organisation du monde ouvrier du bâtiment parisien23. Cela tient certainement au fait que le compagnonnage intégrait plusieurs fonctions au sein d’une seule et même organisation : secours mutuels, hébergement, formation professionnelle, bureau de placement (chez la mère) et coopérative de production de grande envergure. En outre, au cours des décennies précédentes, les compagnons passants du Devoir s’étaient toujours montrés prêts à mener les grèves déclenchées dans la corporation. Toutefois, hormis chez les tailleurs de pierre, le compagnonnage tendit à s’affaisser dans les autres métiers du bâtiment après 1870.
29Mais comment peut-on expliquer la situation d’émiettement régnant dans le mouvement syndical du bâtiment ? S’agit-il d’une conséquence des particularismes de métiers ou est-ce plutôt lié au système politique et aux structures de l’industrie du bâtiment, composée d’établissements de petite taille grâce auxquels les ouvriers isolés trouvaient toujours des moyens de subsistance ?
30A Paris, l’émiettement des syndicats était en effet spectaculaire. Certaines organisations naissaient d’un mouvement revendicatif, d’une grève ; d’autres se constituaient sur la base du quartier ou pour soutenir une candidature aux élections prud’homales, ou encore pour faire fonctionner une école de trait (subventionnée par la municipalité) ou un cercle d’études de questions sociales ; l’apparition de certaines autres était liée à la fondation d’une coopérative de production ou d’un bureau de placement (cas des peintres). Cette situation du syndicalisme dans le bâtiment apparaît en opposition avec celle d’autres professions, tels les mineurs ou les ouvriers du livre, qui, eux, disposaient d’organisations puissantes24. Pour comprendre la faiblesse et l’émiettement des syndicats dans le bâtiment, il faut invoquer à la fois la conjoncture économique plutôt négative, les structures industrielles, les lois défavorables aux syndicats, les divisions politiques (guesdites/possibilistes), la politique interventionniste des pouvoirs publics (Série des Prix, marchés publics, écoles de trait, etc.), ainsi que les traditions corporatives (tel le « coin » des peintres).
31Au cours de la seconde moitié des années 1870, Paris connut une forte croissance économique, qui marqua la fin des années fastes du Second Empire. Entre 1876 et 1881, grâce à une vague de syndicalisation et de grèves spectaculaires, les salaires augmentèrent, en moyenne, de 35 %, passant de 5,50 francs par jour à 7,40 francs25. Jusqu’à ce moment-là, la formule de Martin Nadaud selon laquelle « quand le bâtiment va, tout va » apparaît particulièrement pertinente. Mais après l’échec brutal des grèves des charpentiers et menuisiers de 1881-1882, une période de crise s’ouvrit. D’ailleurs, le niveau de production de 1880 ne fut de nouveau atteint qu’en 1899. De ce fait, à Paris, contrairement à ce qui se produisit dans quelques villes de province, les salaires des ouvriers du bâtiment restèrent stables jusqu’au tournant du siècle. En outre, avec la crise, les syndicats apparus dans les années 1879-1880 perdirent la majeure partie de leurs adhérents, comme nous l’avons souligné précédemment.
32Les chambres syndicales d’alors étaient plutôt des organisations temporaires disposant seulement d’une caisse de secours, et dont l’existence n’excédait souvent pas le temps d’une grève. Ce mode d’organisation, pratiqué tant à Paris qu’à Londres et Hambourg, notamment par les ouvriers non sédentaires venus travailler dans la capitale pendant la « saison », caractérise les grands mouvements revendicatifs du xixe siècle. Pendant la crise, comme au cours des mois de morte-saison, ces syndicats tentaient de survivre tant bien que mal en tant que cercles d’études, ou en mettant sur pied une école de trait ou une petite bibliothèque26.
33D’autre part, l’émiettement syndical prenait également sa source dans la fragmentation régionale des métiers. Paris attirait des ouvriers venus de la France entière, et parfois même de l’étranger (Italiens, Belges, Allemands). Ce phénomène migratoire déjà ancien n’avait que partiellement été structuré par le métier : des Bretons, des Italiens et des Belges travaillaient comme terrassiers, des Normands et des Auvergnats comme maçons ou aides-maçons, des Limousins, les plus nombreux, comme limousinants, maçons, aides-maçons, et, parfois, tailleurs de pierre27. Dans ces migrations, les réseaux familiaux et régionaux étaient prépondérants (voir Martin Nadaud) : on vivait ensemble dans des taudis, on travaillait ensemble, et, par le biais des traditions culinaires, des fêtes et de la vie en communauté, on conservait son identité régionale et ouvrière28. Les quartiers de prédilection des migrants sont connus : les Bretons étaient regroupés autour de la gare Montparnasse, les Normands près de la gare Saint-Lazare, les Auvergnats aux alentours de la gare de Lyon, les Belges près de la gare du Nord. Seule la colonie la plus populeuse, celle des Limousins, se trouvait répartie dans plusieurs quartiers de la capitale. Mais en dépit des particularismes provinciaux, lors des mouvements sociaux, les migrants faisaient généralement preuve de solidarité. Au cours des grandes grèves, et notamment après 1890, comme lors de la grève générale de 1898, les ouvriers du bâtiment surent mener, et parfois aussi fêter l’action en commun.
34La nécessité pour les diverses organisations de faire bloc en cas de grève était particulièrement ressentie à Paris. L’exemple des charpentiers le montre clairement : en 1845 et en 1862, leurs mouvements furent menés de concert par les deux compagnonnages (la société de secours et le groupe des Indépendants) de la rive gauche et de la rive droite. De nouveau, en 1876 et en 1879, ce sont ces deux organisations qui agirent en commun, en compagnie, en 1879, de la chambre syndicale nouvellement constituée. Et lors des grèves générales de 1888 et de 1898, si les charpentiers n’y participèrent pas, ils profitèrent cependant de celle de 1898 pour lancer un mouvement revendicatif dû à l’initiative d’une coalition de cinq groupes (deux compagnonnages, un « groupe d’enseignement professionnel et d’études sociales », le groupe « Solidarité » et la chambre syndicale de tendance broussiste), qui aboutit à l’obtention de la première augmentation de salaire depuis 188029.
35Par ailleurs, le mode d’embauchage sur la place publique constituait une esquisse archaïque de syndicat. Presque tous les métiers du bâtiment disposaient d’un endroit, d’une place, d’un « coin » où se rendaient les ouvriers à la recherche d’un travail. Ainsi, les maçons se rassemblaient sur la Place de l’Hôtel de Ville, sur la Place Saint-Gervais, sur la Place de Lévis, sur les boulevards du Montparnasse ou de la Villette ; les peintres se retrouvaient Place Saint-Gervais, Place Baudoyer, tout en disposant d’un « coin » dans chaque arrondissement. Quant aux couvreurs, ils se regroupaient sur la Place Maubert. Seuls les charpentiers rejetaient cette forme de « marché aux esclaves » (Martin Nadaud). Ils préféraient rencontrer les gâcheurs chez les marchands de vin ou chez les « mères ». Ce mode d’embauchage sur la place publique permit de stabiliser les salaires sans intervention syndicale :
36« Il y a, dans la peinture en bâtiment, un usage qui a joué le rôle d’une véritable organisation professionnelle et a dispensé pendant longtemps les peintres de toute association formelle pour la défense de leurs intérêts, c’est le coin »30.
37Être embauché au « coin » voulait dire travailler aux conditions fixées par la Série des Prix de la Ville de Paris. Le contrôle collectif du « coin » empêchait en effet les ouvriers d’accepter un poste payé en dessous du tarif. En outre, celui qui cherchait à s’embaucher directement chez un patron se trouvait exclu du « coin ». Au cours des années de prospérité, une chambre syndicale des peintres voulut remplacer le « coin » par un bureau de placement syndical, méthode qu’elle considérait comme plus juste, plus équitable. Mais très vite, c’est le « coin » qui l’emporta, en raison de son côté pratique, lié au fait qu’il en existait un dans chaque arrondissement.
38D’autre part, il faut souligner l’existence d’une Série des Prix de la Ville de Paris établie par la municipalité31 De fait, la France possède une tradition d’interventionnisme des pouvoirs publics qui remonte à l’époque napoléonienne et a perduré sous la IIIe République, se matérialisant notamment par la fixation d’un salaire minimum pour les ouvriers du bâtiment. Les pouvoirs publics souhaitaient en effet voir édifier des immeubles de bonne qualité et sûrs, ce qui a toujours fourni un bon argument contre le travail mal fait, et, donc, contre le marchandage. Dans le but de disposer d’une base de calcul claire et bien établie pour les travaux réalisés par adjudication, la municipalité parisienne dressa une liste des prix et des salaires qui, en 1838, fut imprimée sous la forme d’un petit manuel. Or, jusqu’à la Première Guerre mondiale, cette série représenta la base sur laquelle s’appuyèrent les revendications ouvrières. Au cours du « boom » des années 1860, elle avait certes offert une protection aux patrons en cas de grève partielle. Mais durant la crise, la série permit aux ouvriers d’obtenir une stabilisation de leurs salaires. Selon du Maroussem, les charpentiers, notamment, parvinrent à garantir un niveau de rémunération égal pour tous les ouvriers en se référant à la Série. Seule la pratique du marchandage, très répandue chez les maçons, entravait l’application de la Série des Prix. C’est en 1876 que le Préfet de Paris prit l’initiative de réviser cette dernière et de faire participer les principales chambres syndicales aux travaux de révision des salaires. C’est ainsi que certains syndicats de création récente, refondés entre 1876 et 1878, prirent une forme officielle et s’occupèrent de surveiller cette négociation collective, qui permettait de disposer d’un tarif fixe et couché sur le papier. Il s’agit là d’un succès important et inattendu pour lequel les syndicats allemands durent lutter plusieurs décennies avant de l’obtenir à leur tour. Après la hausse des salaires de 1876-1880, qui avait atteint 35 %, le patronat parisien, considéré dès lors comme un patronat de combat, refusa de collaborer, pendant une vingtaine d’années, aux opérations de révision de la Série des Prix. Cependant, celle-ci resta en vigueur et l’association des architectes veilla continuellement sur la réalité de son application. C’est seulement à la suite de la grève générale des terrassiers de 1898 que le ministère Millerand força les patrons parisiens à reprendre leur participation au processus de révision de la Série, et, donc, à en revenir à une forme de négociation collective bipartite32.
Grèves et syndicalisme chez les terrassiers : naissance d’un modèle
39En matière de syndicalisme et de conflits sociaux, les terrassiers représentent un modèle au sein du monde ouvrier parisien. Deux mouvements revendicatifs d’envergure apparaissent, à cet égard, particulièrement éclairants : ceux de 1888 et de 1898.
40La vague de grèves des années 1879-1881 fut la dernière dans laquelle les terrassiers ne constituèrent pas l’élément dominant. Avec le mouvement qu’elle mena en 1888, cette corporation, composée d’ouvriers de qualification et d’origine diverses, avec, notamment, une part importante d’étrangers, s’affirma peu à peu comme un modèle pour les autres syndicats parisiens, et le resta jusqu’à la Première Guerre mondiale. De plus, la tendance interventionniste des pouvoirs publics, qui a trouvé son application par exemple au travers de la création des Bourses du travail, apparaît de manière particulièrement nette dans les grèves des terrassiers. C’est avec celle de 1888 que la capitale connut sa plus grave crise politique depuis la Commune33. En raison de la crise économique, la municipalité parisienne avait accordé des subventions à un certain nombre de syndicats pour leur permettre de financer leurs services aux ouvriers (écoles d’éducation professionnelle, bibliothèques, bureaux de placement, délégations ouvrières aux expositions internationales, création de la Bourse du travail en 1887). Après l’intervention de 48 chambres syndicales réclamant, entre autres, une réduction des heures de travail dans le but d’ouvrir des emplois aux chômeurs, le Conseil municipal de Paris, à majorité radicale, décida, en 1886, de porter la journée de travail à 9 heures sur tous les chantiers de la Ville et de faire appliquer la Série des Prix établie en 1882 avec les syndicats ouvriers. Cette initiative s’inscrit dans l’histoire nationale, dans la mesure où, déjà, le gouvernement révolutionnaire de 1848 avait promulgué une loi fixant à 10 heures le nombre d’heures quotidiennes de labeur. Le patronat refusa d’appliquer cette réglementation, mais le gouvernement Floquet, interpellé par les employeurs, reconnut à la Ville le droit d’attribuer les travaux communaux aux seuls établissements acceptant la Série des Prix. Cette action « d’hygiène et de salubrité publique » fut intensifiée par Edouard Vaillant, Boulé et quelques syndicats du bâtiment, qui voulaient faire appliquer ce tarif par l’ensemble des entreprises de cette industrie.
41La grève de 1888, peu suivie par les autres corporations, vit se dérouler de nombreux incidents, qu’il s’agisse d’actes de violence touchant des « renégats », les bureaux de placement des coiffeurs et des garçons de café, des atteintes à la « liberté du travail » ou encore des défilés de grévistes dans les quartiers bourgeois de la capitale. L’intervention de Vaillant et de Chauvière auprès du Conseil municipal pour qu’il accorde une subvention en faveur des familles des grévistes, ce qu’il faisait d’ailleurs parfois pour des ouvriers en grève d’autres villes, s’avéra infructueuse. Le mouvement échoua, à l’instar de celui de 1891, mais, sous l’égide du tailleur de pierre Boulé, la chambre syndicale des terrassiers fut réorganisée et devint, à partir de 1892, avec son millier d’adhérents, la plus puissante des organisations du bâtiment parisien. Elle le resta jusqu’à la Première Guerre mondiale.
42Dix ans plus tard, en 1898, ce sont de nouveau les terrassiers qui furent à l’origine de la grève générale du bâtiment, qui s’acheva par une tentative de grève générale interprofessionnelle34. En 1898, Paris était un immense chantier, avec la construction du métropolitain et les travaux en vue de l’exposition universelle de 1900. La capitale concentrait alors un nombre de terrassiers encore bien plus élevé qu’à l’habitude. Au début du mois de septembre, les terrassiers affirmèrent leur volonté de voir appliquée la Série des Prix de 1882, qui, bien que rendue obligatoire pour les travaux en adjudication de la Ville de Paris, n’avait jamais été acceptée par les patrons, qui, en fait, appliquaient les prix de la Série de 1880. Pour éviter tout recours de leurs ouvriers devant les prud’hommes, les employeurs les obligeaient, au moment de l’embauchage, à signer un contrat stipulant l’acceptation d’un salaire inférieur à la Série des Prix de 1882.
43Devant le refus des patrons d’accéder à leur demande, le 13 septembre 1898, 2000 terrassiers cessèrent le travail. Le mouvement s’étendit peu à peu à l’ensemble des corporations du bâtiment, à l’exception notable des charpentiers. Le 20 septembre, les grévistes soumirent le conflit à l’appréciation du Conseil municipal, présidé par le socialiste Auguste Navarre, et, le lendemain, une délégation ouvrière fut reçue par le bureau du Conseil, qui lui promit son concours. Le 22 septembre, une délégation de trois syndicats patronaux fut reçue à son tour à l’Hôtel de ville. Le lendemain, les patrons refusèrent les propositions formulées par le Conseil municipal, qui apporta peu après son soutien financier aux grévistes. Au début du mois d’octobre, pour débloquer le conflit, le Conseil municipal décida, à partir du 10 de ce mois, la mise en régie des travaux de terrassement. Ainsi menacés de se voir dépossédés d’importants chantiers, le 11 octobre, les patrons s’inclinèrent et annoncèrent consentir à payer le tarif à leurs ouvriers. Le 17 octobre, le travail avait repris sur les chantiers de terrassement, et presque toutes les corporations du bâtiment qui s’étaient mises en grève cessèrent également leur mouvement. Mais sur la plupart des chantiers où les travaux n’étaient pas effectués pour le compte de la Ville, les terrassiers acceptèrent de recevoir une rémunération inférieure au tarif. De ce point de vue, la grève ne fut donc guère un succès.
44C’est au cours de la semaine du 8 au 14 octobre que le conflit avait connu son apogée, avec environ 40 000 grévistes. À ce moment-là, le Comité central de grève tenta d’élargir le mouvement aux travailleurs du gaz, à ceux des omnibus et aux cochers de fiacre, qui, tous, refusèrent d’entrer dans la lutte. Le Comité se tourna alors vers les employés des chemins de fer, qui furent à peine une centaine à rejoindre le mouvement. La tentative de grève générale s’avéra donc un échec total. Mais pour les terrassiers, grâce au soutien de la municipalité, le résultat du conflit se révéla en partie positif. En outre, la grève avait permis de rapprocher les différents métiers, de leur faire prendre conscience d’une certaine communauté d’intérêts, ce qu’ont d’ailleurs perçu certains observateurs contemporains. Ainsi par exemple, dans son édition du 8 octobre 1898, L’Aurore écrivit :
« À partir d’aujourd’hui, il n’y a plus ni terrassiers, ni maçons, ni serruriers, ni peintres, il n’y a que des grévistes ».
45Mais le demi-succès de la grève, qui ne fut pas profitable à l’ensemble des corporations, entraîna, pour un temps, le repli de ces dernières sur elles-mêmes. Pourtant, ce conflit fit durablement figure de témoignage d’un certain changement dans les mentalités. Comme l’écrit Daniel Blumé, il « a été un grand moment de solidarité, et demeurera longtemps le symbole de l’unité recherchée »35.
46Quoi qu’il en soit, il faut souligner qu’au travers de ces mouvements, c’est la profession dont les traditions corporatives étaient les plus faibles – les terrassiers – qui s’affirma comme celle dont le syndicalisme était le plus moderne et un exemple à suivre.
Hambourg, « capitale du socialisme allemand »36
47La conjoncture économique du bâtiment, à Hambourg comme en Allemagne, connut trois grandes phases de croissance : 1871-1874, 1886-1891 et 1895-1900. Ces périodes correspondent également à celles de l’essor du mouvement syndical. Cependant, du fait de la répression politique menée contre la social-démocratie, tous les syndicats existant dans les années 1870 disparurent en 1878. Mais à partir de 1882, ils furent reconstruits sous la forme d’associations neutres strictement locales (Fachvereine) qui, avec leurs congrès annuels ou bisannuels, conservèrent tout de même leur caractère de fédération (Kongressbewegung).
48Le formidable essor des syndicats locaux à la fin des années 1880, la grande grève des mineurs de la Ruhr en 1889, la chute du chancelier Bismarck la même année, ainsi que l’abolition en 1890 des lois réprimant la social-démocratie, marquèrent profondément le mouvement ouvrier allemand de cette époque. C’est dans ces années que les grandes fédérations syndicales, de même que la Commission centrale des syndicats de tendance social-démocrate, que l’on peut comparer au TUC britannique, furent formées.
Les traditions compagnonniques et les mouvements de grève comme éléments de base de la constitution des syndicats locaux
49Les traditions compagnonniques et les mouvements de grève furent à la base de la formation des syndicats locaux. Contrairement à ceux des deux autres villes étudiées, les organisations du bâtiment de la ville libre de Hambourg se constituèrent, dès l’origine, en syndicats de masse. Ce phénomène tient à la force des traditions compagnonniques dans presque tous les métiers de cette industrie, ainsi qu’à la pratique, parfaitement maîtrisée et élaborée, de la grève générale corporative. La temporal union londonienne, cette organisation temporaire vivant l’espace d’une saison, servit de modèle. En dehors de la question des caisses de secours en cas de maladie, la principale préoccupation des syndicats locaux, au cours des années 1871-1875 et de la période de reconstruction des années 1880, fut de préparer et d’organiser les revendications et les mouvements sociaux. Cette activité consistait en la tenue d’assemblées plénières de l’ensemble des corporations, en l’élaboration d’un tarif, précédée d’une enquête approfondie sur les conditions de travail (temps de travail, rémunérations, marchandage, salaires annuels, budgets familiaux, chômage saisonnier, etc.) réalisée à partir de relevés effectués par les ouvriers eux-mêmes, la création d’une caisse de grève, en la publication d’un tarif dans la presse ou dans les auberges et les cafés fréquentés par les ouvriers, en l’envoi des tarifs aux employeurs, ou, le cas échéant, à l’organisation patronale, en une campagne d’information dans les villes alentour pour les prévenir du déclenchement prochain d’un mouvement, et en la publication dans la presse syndicale nationale des principales revendications ouvrières. Lorsqu’un conflit était déclenché, les syndicats organisaient le départ, en premier lieu, des ouvriers célibataires, et la mise à l’index des chantiers des patrons refusant de répondre positivement aux revendications émises, tout en recherchant des subsides auprès des autres syndicats et des ouvriers ayant repris le travail après avoir obtenu satisfaction.
50La majeure partie des syndicats locaux (Fachvereine) actifs durant cette période étaient neutres politiquement, ou de tendance social-démocrate. Mais quoi qu’il en soit, les discussions politiques étaient strictement interdites dans les réunions. D’ailleurs, la surveillance policière se montrait stricte et l’expulsion des « agitateurs » sociaux-démocrates était fréquente, notamment en Prusse. Beaucoup parmi ces expulsés se retrouvèrent dans la ville de Hambourg, où la répression intervint plus tard et se révéla moins sévère.
51La longue existence du système des corporations, seulement supprimé dans la première moitié du xixe siècle, voire même, dans certains endroits, au cours des années 1860, eut pour conséquence le maintien, pendant longtemps, de fortes traditions compagnonniques dans les États allemands. Ainsi, la tradition du « tour » des compagnons, qui était à la fois une manière de formation professionnelle et un moyen de restreindre les effets du chômage, était très répandue37. Il existait en outre toute une littérature d’origine compagnonnique insistant sur les questions d’éducation et de formation, préoccupations que l’on retrouve également dans la presse syndicale de la fin du siècle38. Dès les débuts du mouvement ouvrier allemand s’exprima une volonté très forte, en son sein, d’obtenir de meilleures conditions pour effectuer plus aisément le tour d’Allemagne (das Wandern). Cela passait par l’amélioration du système des auberges et du viatique, et par la suppression des restrictions à la libre circulation des biens et des personnes, dans la mesure où le système douanier en vigueur entre les États allemands réduisait les possibilités de s’installer et de trouver un emploi39.
52Les premiers services mis en place datent de la révolution de 1848 (Arbeiterverbrüderung), des années de fondation des associations ouvrières (Arbeitervereine) – avant et après 1870 – et des années 1880. Il s’agit du viatique et de l’ouverture d’une auberge ou d’un lieu de réunion comportant un bureau de placement et fournissant des informations sur la situation locale du marché du travail. En outre, les premières tentatives de création de journaux syndicaux à l’échelle de l’entité allemande sont à relier à la volonté de publier un bilan des caisses de viatique et de grève. De plus, outre celles des premiers syndicats locaux à tendance social-démocrate, se développèrent également des initiatives catholiques, protestantes et « neutres » visant à améliorer les conditions du tour d’Allemagne (ouverture d’auberges bien tenues pour empêcher l’abus d’alcool, caisse de viatique, publication d’itinéraires recommandés, de chansons et de mémoires de compagnons, etc.).
53La répression politique exercée par Bismarck (lois de 1878-1890 dirigées contre « l’agitation » social-démocrate) contraignit les syndicats locaux à se concentrer exclusivement sur les questions touchant à l’exercice du métier, notamment sur la réglementation des conditions de travail. Dans cette optique, la formation de « syndicats temporaires » en vue de mouvements revendicatifs représentait la meilleure manière de gagner des adhérents, l’objectif étant de transformer l’organisation temporaire en un syndicat permanent.
54En ce qui concerne le monde ouvrier du bâtiment, cette forme d’organisation apparaît particulièrement appropriée, dans la mesure où plus de la moitié de la main-d’œuvre de cette industrie n’était pas sédentaire. Une partie de l’élite ouvrière habitait même à la campagne, plus ou moins loin des villes, où elle ne se rendait que pour trouver du travail pendant la saison. Ce sont surtout les jeunes (âge moyen des maçons hambourgeois : 30-32 ans ; célibataires : 35 %) qui allaient se faire embaucher dans les grands centres industriels, alors que les plus vieux (âge moyen : 40 ans) s’installaient dans les petites villes ou à la campagne40.
55L’importante mobilité de la main-d’œuvre du bâtiment de cette période tient à deux phénomènes complémentaires : la mobilité compagnonnique (apprentissage) et la mobilité industrielle (recherche d’un emploi). Quoi qu’il en soit, le sentiment de constituer une minorité agissante, très présent chez les syndicalistes parisiens, n’exista jamais chez leurs homologues allemands, d’autant plus que les dirigeants syndicalistes de Hambourg avaient bien des raisons de penser que les adhérents de leurs organisations étaient également des électeurs de la social-démocratie. Dès 1890, les trois sièges de députés de Hambourg au Reichstag furent en effet détenus par des sociaux-démocrates, l’un étant occupé par August Bebel. Et en 1889-1890, les deux syndicats du bâtiment les plus importants affirmaient organiser la quasi-totalité de leur métier.
Le contrôle des conditions de travail et la grève de mai 1890 : les maçons hambourgeois
56Après l’abolition des corporations à Hambourg en 1865, les compagnonnages existant dans le bâtiment se transformèrent immédiatement en associations ouvrières (Arbeitervereine), tout en conservant parfois la caisse compagnonnique41
57La hausse des prix survenue après la guerre de 1870 et l’échec de la grève de T avant-guerre incitèrent les maîtres et les compagnons syndiqués à mettre sur pied une commission mixte (bipartite) qui, en 1872, parvint à un accord sur un nouveau tarif. La négociation collective apparaissait comme chose normale pour les deux groupes qui, quelques années auparavant, formaient encore une seule et même corporation. L’année suivante, en dépit d’une tentative de lock-out, le tarif resta en vigueur, et ce jusqu’en 1877, avant d’être révisé à deux reprises, en 1879 et en 1881. Au moment de ces deux révisions, les ouvriers maçons étaient représentés par une association de tendance libérale qui n’avait pas été dissoute.
58Quant aux sociaux-démocrates de Hambourg, qui ne voulaient pas voir passer « leur » chambre syndicale des ouvriers maçons sous le contrôle des libéraux, ils avaient transformé leur organisation en une caisse mutuelle, avant de créer, en 1882, une chambre syndicale « neutre » appelée Fachverein. Celle-ci ne fut pas dissoute, dans la mesure où les patrons la toléraient. En effet, ces derniers, voyant se profiler une conjoncture économique favorable, voulaient disposer d’un partenaire susceptible de représenter la totalité des maçons. Entre-temps, la chambre syndicale libérale avait décliné, passant d’environ 1 200 adhérents en 1880 à 600 en 1882, et même à 40 en 1890, alors que l’assemblée fondatrice du syndicat « neutre » avait attiré pas moins de 3 500 maçons. Les dirigeants sociaux-démocrates, au premier rang desquels leur président, Knegendorf, suivirent une orientation politique très modérée, notamment en participant à des commissions du Sénat de Hambourg et en ranimant la commission mixte (patrons/ouvriers). Les leaders du Fachverein, quant à eux, luttaient contre les malfaçons, contre le travail du dimanche et pour des salaires stables.
59Que ce soit au Sénat ou dans le domaine des conditions de travail, le succès fut au rendez-vous. Le tarif, appelé « carte bleue » et distribué sur les chantiers, pouvait être révisé chaque année, mais aucune augmentation de salaire n’intervint avant 1888. Un régime extrêmement rigide permettait de faire respecter le tarif. Ainsi, lors de l’assemblée plénière hebdomadaire du Fachverein étaient publiés les noms de ceux ne l’ayant pas accepté. En outre, entre 1882 et 1889, 17 grèves partielles, une série de mises à l’index, ainsi que l’expulsion d’ouvriers du Fachverein, furent décidées pour imposer le respect du tarif. En dehors de cette question, les réunions hebdomadaires offraient un vaste programme d’éducation populaire et de formation professionnelle.
60Les maçons de Hambourg, bien que leur salaire connaissait une stagnation, disposaient de la rémunération la plus élevée de l’ensemble du pays, en raison du système du tâcheronat, qui, en Allemagne, n’existait que dans cette ville. En effet, ce mode de travail permettait d’empocher un salaire double de celui versé en cas de travail à l’heure, ce qui, naturellement, attirait surtout les ouvriers les plus jeunes et les plus mobiles, venus à Hambourg avec le seul objectif de gagner le maximum d’argent.
61D’autre part, l’exemple mobilisateur des grandes grèves des mineurs de la Ruhr et des dockers de Londres, ainsi que la revendication d’une diminution des heures de travail lancée par le Congrès international de Paris (1889), eurent de très fortes répercussions sur les chambres syndicales allemandes alors en plein essor, en particulier à Hambourg et à Berlin.
62La préparation du 1er mai 1890 avait commencé dès l’hiver 1889-1890 (donc beaucoup plus tôt qu’à Paris !), en relation avec la révision annuelle du tarif. Du fait de l’afflux d’ouvriers de presque toutes les provinces de l’Est et du Sud-Est du pays, le thème de la réduction des heures de travail présentait un intérêt certain pour ceux de Hambourg. Mais la situation politique et économique du printemps 1890 était très délicate : la chute de Bismarck, la victoire électorale des sociaux-démocrates lors du renouvellement du Reichstag en mars, l’abrogation des lois muselant la social-démocratie, ainsi que les signes annonciateurs de la fin d’un boom économique, laissaient penser à beaucoup que la social-démocratie se préparait à une épreuve de force, peut-être à une tentative de révolution, ou, tout au moins, à une journée de grève de grande ampleur. Mais la préparation du 1r mai avait manqué de coordination. Au cours des mois d’hiver, une large partie des chambres syndicales avaient décidé de fêter cette journée, mais sans voir que cela pouvait avoir de graves conséquences, telle la prorogation des lois dirigées contre les sociaux-démocrates, voire même un coup d’État de Bismarck. D’ailleurs, des rumeurs circulaient à ce propos. C’est la raison pour laquelle, devant l’ampleur inattendue du mouvement, les députés sociaux-démocrates cherchèrent à le freiner, ce qui aboutit à une scission. Quelques jours avant la date fatidique, on discuta beaucoup dans les réunions syndicales pour savoir s’il fallait ou non renoncer à célébrer le 1r mai, qui était devenu un symbole de la fierté ouvrière. Quant au gouvernement, aux municipalités et aux organisations patronales, ils avaient prévu des mesures d’exception en cas de grève : interdiction des manifestations de rue, lock-out patronal à Hambourg. Tels étaient les signes annonciateurs d’une épreuve de force, voire même d’une véritable lutte de classes.
63En dépit de l’opposition de quelques dirigeants syndicaux à la grève du 1er mai, la quasi-totalité des ouvriers du bâtiment, ainsi que les dockers et de nombreux ouvriers des chantiers navals, célébrèrent cette journée (entre 20 000 et 30 000 au total). Les patrons du bâtiment déclenchèrent un lock-out de quatre jours, qui avait été largement annoncé auparavant. Cette mesure amena notamment les maçons et les charpentiers à décider une grève générale de leur corporation et à quitter la ville collectivement (au moins, tout d’abord, les célibataires).
64Au bout de trois mois, le mouvement échoua, non en raison d’une solidarité et de subsides insuffisants, mais du fait d’une répression d’une ampleur jusque-là inconnue, menée par le Sénat de Hambourg et le patronat réunis (patrons des banques, des chantiers navals et du bâtiment), sous la forme, notamment, de « listes noires », de l’arrestation immédiate de tous les piquets de grève (en particulier de ceux accomplissant la tâche prépondérante du contrôle de la gare), du recrutement de 2000 ouvriers étrangers, parmi lesquels des Chinois, ou encore de la condamnation des grévistes pères de famille demandant l’assistance aux pauvres.
65Quelles furent les conséquences de cette stratégie de la grève générale corporative accompagnée de l’exode collectif d’un grand nombre de grévistes ? Elles sont au nombre de trois :
- La coordination des grèves et des autres mouvements revendicatifs engagés par les ouvriers ayant décidé de prendre le chemin de l’exode.
- Pour parvenir à établir une hiérarchie des syndicats locaux ayant le droit de lancer la grève les premiers, il fallait définir des critères ; faute de mieux, ces syndicats durent finalement se résoudre à établir un dossier basé sur une enquête concernant les conditions de travail locales.
- Pour financer les grèves, les syndicats locaux (Fachvereine) envoyaient des listes de souscription d’abord à l’ensemble des organisations de la même corporation, puis aux autres syndicats de leur ville. Des dizaines, voire même des centaines de listes circulaient un peu partout. Un contrôle véritable n’était donc pas possible. Ces deux raisons contribuèrent à la centralisation des syndicats locaux, sous la forme de fédérations corporatives et de fédérations interprofessionnelles locales (Generalstreik-Kommissions à Berlin en 1889-1890 ; Dreimänerkommission à Hambourg).
66En 1889-1890, la tactique de grève avec exode collectif des ouvriers échoua, ne pouvant plus fonctionner sans coordination centrale. Prenons le cas des maçons et des charpentiers. Au printemps 1890, surtout en Allemagne du Nord, les syndicats locaux de maçons (Maurer-Fachvereine), ainsi que 60 syndicats locaux de charpentiers, avaient prévu de procéder à une révision des tarifs. Cette campagne revendicative fut à l’origine d’une cinquantaine de conflits sociaux, presque tous déclenchés au printemps 1890. Les grévistes ayant quitté la localité dans laquelle ils travaillaient eurent des difficultés à trouver une ville ne connaissant pas un mouvement de grève ou n’étant pas en train d’en préparer un. En outre, la volonté des syndicats qui n’étaient pas entrés dans la lutte d’apporter leur soutien financier à ceux engagés dans le mouvement et de renoncer à se lancer, à leur tour, dans une campagne de révision des tarifs, était très limitée. Pourtant, coordonner ces mouvements revendicatifs s’avérait une nécessité impérative. C’est la raison pour laquelle les syndicats de maçons et de charpentiers, les plus puissants parmi les organisations allemandes du moment, constituèrent, pour chacune des deux professions, un syndicat central (Zentralverband). La création de la Generalkommission avait la même origine : elle fut fondée à l’automne 1890 pour coordonner les grandes grèves, pour lutter efficacement contre les lock-out et les « listes noires », pour permettre la mise en place d’une caisse centrale de grève et améliorer le viatique, ainsi que le réseau des auberges et des bureaux de placement destinés aux ouvriers se déplaçant à travers le pays.
67Au sein des syndicats locaux existait une très forte tendance, exprimée par les organisations berlinoises et influencée par le syndicalisme français, d’opposition à la constitution d’un seul syndicat central. Ils se refusaient à perdre leur autonomie sur le plan local, notamment dans le domaine financier et au niveau de l’initiative du déclenchement des conflits sociaux. Mais avec la vague de grèves de 1896-1899, leur système d’entraide volontaire échoua complètement et les syndicats locaux des maçons de Braunschweig, Halle et Berlin se rallièrent à la centrale de Hambourg42.
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68Au cours des deux dernières décennies du xixe siècle, caractérisées par un changement économique rapide et par des changements de conjoncture extrêmement marqués, l’objectif des ouvriers fut avant tout d’obtenir une stabilité des salaires et des conditions de travail acceptables. Les luttes, qui se révélèrent indispensables pour atteindre ces objectifs, présentent des caractéristiques très semblables dans les trois pays (syndicat temporaire pour une saison). En revanche, les organisations (associations ouvrières, chambres syndicales, etc.) apparaissent très dissemblables. Quoi qu’il en soit, en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, la possibilité de transformer le syndicat temporaire en organisation durable fut étroitement liée aux traditions compagnonniques, à la culture politique, ainsi qu’à la politique interventionniste de l’État ou encore aux réactions patronales.
69Pour terminer, il nous faut nous interroger sur l’exemplarité des cas observés dans notre étude. Sont-ils représentatifs de chacun des pays considérés ? En ce qui concerne la Grande-Bretagne, l’organisation des ouvriers sous la forme des syndicats de métiers (craft unions), était répandue non seulement dans la capitale, mais aussi dans le reste du pays. Dans la quasi-totalité des villes industrielles britanniques, les ouvriers les plus qualifiés créèrent des syndicats et coordonnèrent leurs mouvements, parvenant ainsi à négocier des conventions collectives écrites. Au cours du processus de formation des fédérations, les formes d’organisation et de lutte devinrent pratiquement identiques partout.
70En France, la situation était plus complexe. Tout d’abord, l’analyse de l’exemple parisien fait ressortir de nombreuses spécificités propres à la capitale. Il s’agit notamment du rôle moteur tenu par les terrassiers dans les conflits sociaux, à partir de 1888- 1898. D’autre part, la diversité des métiers était bien plus prononcée à Paris qu’en province. Cependant, un certain nombre de points communs à l’ensemble français apparaissent, telle l’existence d’une série des prix dans les grandes villes, comme Lyon, Marseille ou Bordeaux. En outre, pour la plupart des ouvriers de métier, notamment les compagnons, l’idée et la pratique du « tarif » négocié avec les patrons étaient répandues. Malgré tout, il semble qu’il n’existait pas en France de système de négociation collective élaboré, avec l’établissement d’une convention collective écrite comportant des clauses de début, de fin et de renouvellement. Par ailleurs, au morcellement de l’industrialisation française répondait la régionalisation du marché du travail dans le bâtiment. Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, ainsi que les villes du Nord, constituaient des pôles régionaux pour les organisations syndicales, où elles pouvaient nouer des contacts entre elles. La mobilité des ouvriers du bâtiment était l’une des sources fondamentales de la diffusion du syndicalisme.
Notes de bas de page
1 Cet article s’appuie principalement sur : Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften in Deutschland, England und Frankreich. Ihre Entwicklung vom 19. zum 20. Jahrhundert, Bonn, 1992, ainsi que sur : Sirot S., Les grèves des ouvriers du bâtiment à Paris de 1898 à 1913, Maîtrise, Université de Paris VII, 1988.
2 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 512.
3 Booth C., Life and Labour of the People of London, t. V, Londres, 1893 (2e édition), p. 39.
4 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 501.
5 Nadaud M., Léonard maçon de la Creuse, Paris, François Maspero, 1976 (1895).
6 Corbin A., Archaïsme et modernité en Limousin au xixe siècle, 1845-1880, Paris, M. Rivière, 1975, 2 vol.
7 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 504sq.
8 Sirot S., Les grèves des ouvriers..., p. 17.
9 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 493 ; – Booth C., Life and Labour..., t. V, p. 57sq ; – Désert G., « Aperçus sur l’industrie française du bâtiment au xixe siècle », in Le bâtiment. Enquête d’histoire économique, xive-xxe siècles, Paris-La Haye, 1971, p. 33-120 ; – Perrot M., « Les problèmes de la main-d’œuvre industrielle », in Daumas M. (dir.), Histoire générale des techniques, Paris, P.U.F., t. V : Les techniques de la civilisation industrielle. Transformation. Communication. Facteur humain, 1979, p. 481-482.
10 Booth C., Life and Labour..., t. V, p. 52.
11 Dearle N.B., Problems of Unemployment in the London Building Trades, Londres, 1908, p. 79sq.
12 Booth C., Life and Labour..., t. V, p. 147.
13 Ibid., p. 99.
14 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 516 (calcul réalisé d’après ASC & J, Mouthly Reports, 1891).
15 Schönhoven K., Expansion und Konzentration. Studien zur Entwicklung der Freien Gewerkschaften im wilhelminischen Deutschland 1890 bis 1914, Stuttgart, 1980, p. 155.
16 Booth C., Life and Labour..., t. V, p. 32.
17 Voir l’important travail de Eisenberg C., Deutsche und englische Gewerkschaften. Entstehung und Entwicklung bis 1878 im Vergleich, Göttingen, 1986, p. 67sq ; – Hobsbawn E., « The Tramping Artisan », in Labouring Men, Londres, 1964.
18 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 190sq ; – Maroussem P. du, La question ouvrière, t. I : Charpentiers, Paris, 1891, p. 113sq.
19 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 513 et 532.
20 Sur cette grève, cf. Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 517-531 ; – Price R., Masters, Unions and Men. Work Control in Building and the Rise of Labour, 1830- 1914, Cambridge, 1980, p. 226 ; – Grossmann S., The Radicalization of London Building Workers, 1890-1914, Ph. D„ Toronto, 1976 ; – Clegg H., Fox A., Thompson A., A History of British Trade Unionism since 1889, t. I : 1889-1910, Oxford, 1964, p. 127 et 154. Les sources essentielles concernant ce mouvement se trouvent dans Board of Trade (ed.), Report on Strikes and Lock-outs, Londres, 1891, p. 262 (publication intégrale du rapport syndical sur la grève, Trade Committee), et Workman’e Times, 1891.
21 Environ 8 000 ouvriers et 130 entreprises furent touchés par la grève et le lock-out.
22 Boll f., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 167-229.
23 Ministère du Commerce, de l’industrie, des Postes et des Télégraphes, Office du Travail, Les Associations professionnelles ouvrières, t. IV : Industries du bâtiment. – Transports. – Industries diverses, Paris, 1904, p. 28 et p. 31.
24 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 215 ; – Blumé D., Recherches sur le syndicalisme ouvrier dans le Bâtiment à Paris de 1892 à 1906, D.E.S., Paris, 1957, p. 91-95.
25 Rougerie J., « Remarques sur l’histoire des salaires à Paris au xixe siècle », Le Mouvement social, avril-juin 1968, n° 63, tableau VI.
26 Pour davantage de détails, cf. Les Associations professionnelles..., op. cit.
27 Châtelain a., Les migrants temporaires en France, Villeneuve-d’Asq, 1976, p. 775sq et p. 829 ; – Corbin A., Le Limousin..., op. cit., p. 182.
28 Corbin a., Le Limousin..., op. cit. ; – Nadaud M., Léonard..., op. cit.
29 Les Associations professionnelles..., op. cit., p. 14sq.
30 Ibid., p. 319.
31 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 544-546 ; – Lexis W., Gewerkvereine und Unternehmerverbände in Frankreich, Leipzig, 1879, p. 41sq ; – Les Associations professionnelles..., op. cit., p. 28sq.
32 Sur ce long processus de transformation du « tarif » en convention collective, ainsi que sur la politique interventionniste du gouvernement, mais aussi parfois des préfets, qui tentaient de faire inscrire le niveau des salaires et le nombre d’heures de travail dans les cahiers des charges, cf. Rudischhauser S., « Fairer Lohn und freir Wettbewerb. Die Bedeutung der Nachtfrage der öffentlichen Hand für die Entstehung eines nationalen Arbeitsmarktes am Beispiel der Ausschreibung öffentlicher Aufträge in Deutschland und Frankreich 1890-1914 », contribution inédite au colloque « Conventions du travail, en France et en Allemagne 1890- 1990 », 17 au 19 mai 1995, Paris.
33 Néré j., La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, Thèse de doctorat d’État, vol. II, p. 384 ; – Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 559 ; – Winock M., La fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques de 1871 à 1968, Paris, 1986.
34 Pour davantage de détails sur le déroulement événementiel de ce conflit, cf. Statistique des grèves et des recours à la conciliation et à l’arbitrage, Paris, Imprimerie nationale, 1898, p. 252-271.
35 Blumé D., Recherches sur le syndicalisme ouvrier..., op. cit., p. 186.
36 L’expression est de August Bebel, cité in Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 594. Avant 1890, l’association social-démocrate de Hambourg était composée à 49 % de maçons, à 20 % de charpentiers et à 10 % de terrassiers.
37 Pour tout ce qui concerne la comparaison avec l’évolution survenue en Europe de l’Ouest, il faut se pencher sur le Verein für Socialpolitik. Au cours des débats qui se déroulèrent en 1897, Karl Oldenberg montra que la coutume du « tour » était plus répandue en Europe centrale qu’en Angleterre et qu’elle était plus dangereuse, car elle facilitait les contacts entre compagnons de différentes localités. C’est ce qui explique que les Etats allemands refusèrent longtemps aux associations ouvrières le droit de réunion et de coalition. Ce dernier droit ne progressa qu’à partir de 1890. Verein für Socialpolitik, t. LXXXVI, Verhandlungen von 1897, Leipzig, 1898, p. 404sq ; – boll f., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 236.
38 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 238, note 31.
39 Kocka J., « Tradition und Emanzipation », in Geschichte und Aufklärung, Göttingen, 1989, p. 53-81. Contient de nombreuses remarques comparatives sur les cas britannique et allemand.
40 Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 586.
41 Bürger H., Die Hamburger Gewerkschaften und deren Kämpfe von 1865 bis 1890, Hambourg, 1899, p. 16, 21sq. Sur le cas de Hambourg, cf. Boll F., Arbeitskämpfe und Gewerschaften..., p. 594-618.
42 Müller D., Gewerkschaftliche Versammlungsdemokratie und Arbeiterdelegierte vor 1918. Ein Beitrag zur Geschichte des Lokalismus, des Syndikalismus und der enstehenden Rätebewegung, Berlin, 1985.
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