3. Les syndicats de dockers de Londres, du Havre, de Rotterdam et de Hambourg 1850-1914
p. 73-95
Texte intégral
Le problème : différences structurelles ou nationales
1Les syndicats de dockers, comme ceux d’autres travailleurs, ont souvent été étudiés dans un contexte assez étroit : en tant qu’organisations locales, ou composantes du mouvement ouvrier national, ou, alternativement, comme partenaires dans un système donné de relations professionnelles. Cette dernière approche peut mieux rendre compte de leur évolution et de leurs caractéristiques spécifiques, mais les modèles nationaux et même internationaux ont certainement aussi laissé leur marque. Une étude comparative du développement du syndicalisme docker prenant en compte ces différentes perspectives nous paraît donc utile. Nous avons choisi les syndicats de dockers de quatre ports de la mer du Nord et de la Manche, relevant de pays dotés de structures économiques et de mouvements ouvriers très différents (Royaume Uni, France, Pays-Bas, Allemagne).
2Nous traitons chaque port de la même façon : après un récit de la formation des syndicats et de leurs luttes, le profil de ces organisations est rapporté à une analyse de la structure sociale du travail de la manutention portuaire, notamment du type de port et des lignes de démarcation traditionnelles existant chez les salariés et les employeurs. Nous donnons une liste détaillée de ces facteurs dans l’Annexe. Après ces brèves esquisses de chaque port, nous retournons à notre question, à savoir dans quelle mesure les différences constatées sont dues aux structures spécifiques existant dans chaque port, ou au cadre plus large des caractéristiques nationales.
Quatre syndicalisations différentes
Londres
3L’établissement du syndicat des acconiers (lightermen) en 1866 ouvre le registre des organisations formelles du port de Londres1 Après eux, seuls les arrimeurs (stevedores), occupés au chargement des marchandises diverses dans les entrepôts bords à quai (docks) fermés de la rive nord de la Tamise, et les porteurs de céréales (corn porters), occupés au déchargement manuel des grains sur la rive sud, formèrent des organisations stables. Les autres groupes ne produisirent que des initiatives éphémères.
4Le syndicalisme connut ensuite un fort regain pendant et après la grève de 1889. Tant le syndicat des acconiers que celui des arrimeurs s’élargirent rapidement : les effectifs de celui-ci passèrent de 2 500 à plus de 4 000 en 1889 et 1890, soit un taux de syndicalisation de 80 %. Sur la rive sud, les porteurs de céréales (ré)-établirent la « Ligue de protection du travail de la rive sud » avec quelque 5 000 adhérents. Une nouvelle organisation surgit au cours de la grève, à partir du petit Syndicat des ouvriers du thé (tea operatives), et se constitua en « Syndicat des journaliers des docks, des quais, des appontements du fleuve et généraux » (abrégé « Syndicat des dockers »), qui recruta 25 000 membres en juillet 1890, la plupart ouvriers du port. Il allait devenir le plus grand syndicat du port et le principal instrument des mobilisations de masse.
5Cependant, sa position fut affaiblie par la survie, voire la prolifération, de syndicats indépendants. Outre ceux des arrimeurs, acconiers de la rive sud, on vit alors s’établir des syndicats professionnels de grutiers, d’ouvriers des remorqueurs, d’ouvriers des navires de cabotage, de charbonniers, de délesteurs et d’autres encore. Comme ces groupes incorporaient la plupart des éléments les plus qualifiés de la main-d’œuvre portuaire, le Syndicat des dockers se retrouva dans une position de faiblesse stratégique.
6La syndicalisation du port culmina au cours de l’été 1890, lorsque des taux de 100 % furent atteints brièvement dans de nombreux secteurs. L’obligation de se syndiquer (closed shop) fut réalisée brièvement, mais ne put être maintenue par les syndicats.
7Cet épisode fut suivi par un déclin qui affecta tous les syndicats. Certains des plus petits syndicats professionnels disparurent ; le Syndicat des dockers aurait connu le même sort s’il n’avait étendu son organisation au-delà de la zone portuaire londonienne. A Londres, il subit des pertes graves en 1891 et ne put conserver une base qu’aux Victoria and Albert Docks – qui attiraient alors le plus intense trafic du port. Lorsque même cette base fut perdue dans la grève de 1900, il ne lui resta plus qu’une présence nominale à Londres pendant une dizaine d’années. Étant donné le caractère purement local des syndicats de la rive sud, les seules organisations capables d’exercer une influence réelle dans le port pendant la première décennie du nouveau siècle furent les syndicats des arrimeurs et des acconiers. Lorsqu’une Fédération nationale des ouvriers des transports fut fondée en 1910, ce sont eux qui fournirent les principaux dirigeants du nouvel organisme.
8En août 1911, le syndicalisme connut une résurgence, comparable à celle de 1889, qui se manifesta par une grève générale des ouvriers de la manutention portuaire. Alors qu’à la veille du conflit, l’activité et les effectifs syndicaux traînaient derrière ceux des autres ports, au cours du conflit, le Syndicat des dockers décupla ses effectifs (de 2 000 à 20 000 membres), tandis que le Syndicat des arrimeurs doublait (de 4 000 à 8 000). Le Syndicat des dockers récupérait donc la position de plus puissant syndicat du port, mais devait encore partager le terrain avec le syndicat des arrimeurs et celui des acconiers. En l’absence de syndicat capable à lui seul de contrôler toute la situation, la Fédération des ouvriers des transports – à laquelle tous les syndicats portuaires étaient affiliés – fut conduite à jouer un rôle capital à Londres en 1911- 1912. Avec un taux de syndicalisation approchant les 100 % dans de nombreux secteurs, l’obligation de se syndiquer devint une question brûlante, comme elle l’avait été en 1889-1890. C’est cette question qui provoqua un nouvel affrontement avec les employeurs en 1912. La longue grève de cette année, dirigée par la Fédération, déboucha sur une défaite sévère des syndicats londoniens. Contrairement à la tendance générale du syndicalisme au niveau national, le syndicalisme du port de Londres vit son champ d’action se rétrécir de 1912 à 1914. Les effectifs des arrimeurs retombèrent à 5 000 et le Syndicat des dockers perdit deux tiers de ses cotisants, déclin qui ne fut interrompu que par le déclenchement de la Grande Guerre.
9Londres était alors un vieux port de marée disposant d’entrepôts bords à quai fermés, mais aussi le plus grand port d’Europe, avec un trafic de 38 millions de tonnes en 1909 et près de 25 000 ouvriers. Ceux-ci étaient divisés par de nombreuses lignes de démarcation traditionnelles, dérivées de la manutention des marchandises sur les navires à voile, et qu’on peut résumer comme suit.
10La première et plus importante distinction séparait le travail à terre du travail à bord des navires. A bord, les opérations de chargement exigeaient plus de savoir-faire que celles de déchargement ou la manipulation des treuils ; la transition de la voile à la vapeur avait réduit la nécessité d’un arrimage savant des marchandises, mais lui avait substitué la nécessité d’une coopération rapide et sans accident entre les membres de l’équipe et l’homme de pont (deckman). D’autres travailleurs des navires opéraient à partir des quais et de chalands et apportaient ou emportaient la marchandise du navire.
11Le travail à terre se divisait en travail des quais (réception et répartition des biens chargés ou déchargés du navire), et travail des entrepôts (manutention et préparation des biens à la vente au sein de magasins souvent situés en dehors de la zone des docks). On utilisait des charrettes à bras ou camions pour répartir la cargaison sur les quais, travail peu qualifié et plutôt léger souvent confié à des « garçons » ou des ouvriers de « deuxième classe ». Une fois les marchandises à terre, le travail de classement et de transport vers leur destination finale pouvait se faire à une cadence plus modérée, et était donc réparti plus également sur l’ensemble de l’année. Le travail à terre s’effectuait à l’intérieur des docks et sur les appontements du fleuve où des chalands amenaient la marchandise.
12Cependant au sein du travail des quais, on distinguait la manutention pour l’exportation qui chargeait des navires au long cours en vue d’escales nombreuses ; les envois devaient alors être portés à bord dans un ordre précis, selon leurs diverses destinations. L’arrimage correct de ces vaisseaux dépendait des travailleurs des quais qui marquaient les divers articles et les approchaient du flanc du navire dans l’ordre prescrit ; ils constituaient en conséquence une élite mieux rémunérée.
13Quant à l’arrimage des articles d’exportation à l’intérieur de ces vaisseaux, il était monopolisé par un groupe spécifique de travailleurs du bord (distincts des déchargeurs) qui formaient une sorte de corporation depuis des temps immémoriaux : les arrimeurs ou stevedores. Leur identification avec les activités de chargement provenait surtout de ce que les sociétés générales d’entreposage (Compagnies de Londres, des Indes orientales, et des Indes occidentales) avaient acquis le monopole du déchargement sur la rive nord ; en effet, sur la rive sud (Surrey) et à Millwall, les stevedores faisaient également le déchargement. Même après l’abolition du monopole en 1891, les stevedores réussirent à maintenir leurs privilèges, grâce à leur forte cohésion de groupe professionnel et à l’existence de petits maîtres stevedores spécialisés dans certaines marchandises spécifiques ; après 1891, ils n’eurent pas à affronter la concurrence des grandes sociétés d’entrepôts que les opérations à bord des navires n’intéressaient plus. Mais cette nouvelle situation ranima d’anciennes disputes entre les stevedores et les autres ouvriers du port, à propos de la validité de ces lignes de démarcation peu favorables au développement du syndicalisme.
14Pour compliquer encore les choses, le travail à bord des navires de cabotage, en dehors des bassins des entrepôts bords à quai, était effectué par un corps de travailleurs distinct des stevedores et dockers, lui-même subdivisé en groupes différents dont les travailleurs des navires à vapeur (steamship workers) étaient le plus cohérent, puisqu’ils étaient embauchés par des entrepreneurs de main-d’œuvre.
15Toutes ces lignes de démarcation étaient recoupées de façon transversale par d’autres divisions fondées sur le type de marchandise manutentionnée. Dans les entrepôts, des groupes distincts étaient préposés au stockage du thé, des autres denrées coloniales (sucre, café, cacao, par exemple), de la laine, de la viande congelée, etc. Ce travail était plutôt peu qualifié et chacun de ces groupes était hanté par la perspective de sa propre saison basse, mais comme tous jouissaient d’une certaine réputation, leurs membres restaient attachés à la spécialité. Par ailleurs, la manutention des pondéreux et des vracs avait donné naissance à des divisions supplémentaires, tant à bord des navires qu’à terre, parfois aggravées par l’isolement spatial (la rive sud). Avant l’introduction des élévateurs dans les années 1880, les porteurs de céréales de Millwall et du Surrey, deux groupes distincts, bénéficiaient de salaires élevés en raison du grand poids de leur charge et du caractère malsain (poussières) et responsable (pesage) de leur activité, ce qui leur conférait un statut supérieur à celui des travailleurs des quais ordinaires. La manutention des bois blancs – différents des bois durs – exigeait un savoir-faire différent, surtout sur les quais : les porteurs de bois blancs (deal porters) avaient des salaires et un statut plus élevés que leurs co-équipiers à bord des navires (les lumpers). L’identité professionnelle de tous ces travailleurs était encore renforcée par leur isolement spatial sur la rive sud.
16Outre toutes ces distinctions entre groupes professionnels fondés sur la spécificité du navire, des quais ou des marchandises, il faut singulariser les acconiers qui transportaient les marchandises diverses, par chalands ou mahonnes, des vaisseaux aux bassins des docks et aux entrepôts, et vice versa. Leur travail était considéré comme qualifié parce qu’ils devaient savoir naviguer, et posséder une bonne connaissance des marées, et parce qu’ils formaient leurs propres apprentis. Les acconiers attitrés étaient des hommes libres (freemen) de la Watermen’s Company établie en 1556 (sûrement à la suite de prédécesseurs bien plus anciens). L’apparition des remorqueurs affecta leur savoir-faire mais non pas leur position stratégique.
17La surabondance structurelle d’ouvriers (dont beaucoup étaient d’origine irlandaise) était aggravée par les cloisons imperméables qui compartimentaient le marché du travail portuaire, chaque compartiment entretenant sa propre large frange de travailleurs occasionnels et irréguliers autour d’un noyau plus privilégié de réguliers ; petite et presque insignifiante autour des métiers peu qualifiés, de statut inférieur et de bas salaires, cette frange devenait considérable dans les métiers plus qualifiés comme chez les arrimeurs, les travailleurs de l’exportation et du thé, et les acconiers. Le phénomène était d’autant plus marqué que ces divisions de groupe étaient attisées par un intense particularisme cultivé par toutes les catégories, le plus notoirement, évidemment, par les corporations plus privilégiées. Ce sentiment particulariste était renforcé par une partition parallèle des conditions de vie ; en outre, chaque corporation avait son propre quartier résidentiel à proximité immédiate de l’embauche, ce qui avait produit un vaste archipel de petites communautés ouvrières cohérentes. Une autre frontière provenait de l’ascendance irlandaise qui, bien qu’elle ne fût plus perçue comme relevant d’une « race » distincte, était associée à une religion différente et un soi-disant esprit de clan.
18Ces particularismes réduisirent considérablement l’efficacité du fort taux de syndicalisation atteint dans certains métiers ; ceci étant, il faut considérer les grandes grèves qui réussirent à mobiliser la grande majorité des travailleurs du port en combinant les revendications particularistes et générales, comme des événements exceptionnels, toujours suivis d’une chute abrupte des effectifs syndicaux et de la réémergence d’intérêts divergents. Si les syndicats ont malgré tout eu un certain effet, y compris une grève générale victorieuse, c’est que les divers groupes d’employeurs étaient presque aussi sévèrement divisés que ceux des travailleurs.
Le Havre
19Jusqu’en 1879, aucune association assimilable à un syndicat ne se manifesta publiquement pendant plus de quelques semaines2. Après cette date, on peut diviser le développement des organisations ouvrières en trois grandes périodes. Au cours de la première, de 1879 à 1888, de nombreux métiers établirent des organisations qui durèrent au moins une année mais qui, pour la plupart, sombrèrent dans la dépression de 1882-1889, ou perdirent leur spécificité en intégrant des ouvriers qui n’appartenaient pas au port proprement dit (ce qui, d’ailleurs, ne les empêcha pas toujours de disparaître) ; seuls les voiliers et les journaliers du port créèrent des syndicats plus durables.
20Au début de notre deuxième période (1889-1899), le commerce se ranima, facilitant l’action collective ouvrière. De grandes grèves de plus d’un millier de participants éclatèrent, d’abord à la Compagnie des Docks et Entrepôts du Havre (D & E), puis parmi les journaliers du port, tandis que des conflits plus réduits et des pétitions mobilisèrent les voiliers, gréeurs et charbonniers. Tous furent répertoriés comme des victoires. Dans leur sillage, cinq métiers réanimèrent ou fondèrent des syndicats : le syndicat des voiliers connut un nouvel élan, tandis que celui des journaliers du port se reconstitua formellement (après une dissolution en 1882) ; les charbonniers, camionneurs et commis auxiliaires saisirent l’occasion pour créer leur propre syndicat. Par contre, les ouvriers des D & E (à l’époque, les seuls qui puissent à proprement parler s’intituler « dockers ») acceptèrent un système paternaliste dans lequel 168 délégués représentaient leurs camarades d’ateliers, plutôt que de former un authentique syndicat. On peut noter la progression d’une certaine conscience de classe puisque la notion de solidarité entre les ouvriers permanents et occasionnels fut au centre de la grève des D & E qui mobilisa 400 employés mensualisés (les embrigadés) et 600 ouvriers occasionnels (les auxiliaires A et B), et que les syndicats du port se joignirent à ceux d’autres branches pour créer des organisations fortes à l’échelle de toute la ville.
21La situation au Havre était caractérisée par la domination politique des Républicains, qui représentaient essentiellement les négociants importateurs-exportateurs, mais n’étaient pas hostiles aux revendications ouvrières parce qu’ils pensaient que ces deux classes devaient collaborer contre les tendances protectionnistes du gouvernement français et la concurrence des ports rivaux (notamment Rouen, Anvers et Rotterdam). En retour, au cours des années 1890, les dirigeants des syndicats portuaires traitèrent la municipalité comme un allié potentiel, capable d’intervenir au bénéfice des travailleurs du port. On vit ainsi le maire jouer un rôle de médiateur au cours de la grève de 1889, tandis que plus tard, lors de la récession de 1894-1898, les services municipaux distribuèrent des secours aux nombreux ouvriers dépendant de l’assistance publique. De leur côté, les syndicats écartèrent toute politique d’affrontement.
22Enfin, de 1899 à 1914, une troisième génération de syndicats apparut, distincte des précédentes, par une plus grande propension à la grève, y compris, parfois, au nom de la solidarité, par des effectifs syndicaux plus nombreux bien qu’encore fluctuants, et, surtout, par l’émergence d’un nouveau type de militant proche de la majorité syndicaliste révolutionnaire de la Confédération générale du travail (CGT), et par une ligne syndicale plus contestataire. Une très ample vague de grèves en 1899 et 1900 entraîna leur rupture avec le maire, alors radical, Marais. Les ouvriers des D & E rompirent enfin avec la tradition paternaliste et fondèrent un syndicat en novembre 1899, ouvert aux trois catégories de salariés (le Syndicat des ouvriers des D & E du Havre). Tour à tour, les camionneurs, magasiniers (des D & E et autres sociétés d’entreposage), charbonniers, voiliers et journaliers du port firent grève et obtinrent des concessions majeures comme la journée de huit heures et des augmentations de salaire. Leurs actions coïncidèrent avec de larges mouvements des marins, terrassiers et ouvriers des constructions navales. En août 1900, les travailleurs du port de toutes catégories cessèrent le travail pour protester contre l’utilisation de la police et des troupes pour mater la grève générale des marins. En 1901, les syndicats portuaires havrais contribuèrent à la fondation de la Fédération nationale des travailleurs des ports et docks, en offrant leur local à son premier congrès, et leur dirigeant comme premier secrétaire national du nouvel organisme. La même année, le programme du Premier Mai inclut pour la première fois des manifestations de rue, auxquelles la police s’opposa par la force.
23En même temps, les employeurs durcirent leurs tactiques : ils revinrent sur leur promesse de cesser de payer les ouvriers en jetons, contournèrent souvent le lieu d’embauche unique officiel établi en 1900, et refusèrent d’embaucher les militants syndicaux. Ils encouragèrent la formation d’un Syndicat indépendant des journaliers du port, affilié au Syndicat jaune national. Face aux grèves, ils recrutèrent en Bretagne et en Basse Normandie des ouvriers disposés à travailler, et firent appel au sous-préfet et au préfet lorsque le maire ne soutint pas leur cause, afin d’obtenir le déploiement massif et répété de gendarmes et de soldats sur les quais. Après avoir créé des caisses de résistance aux grèves, ils se regroupèrent en 1910 dans l’Union des employeurs de main-d’œuvre du port du Havre.
24Parallèlement, les syndicats du port renforcèrent leurs liens avec le mouvement ouvrier à l’échelle de la ville, par le biais de l’Union des syndicats du Havre. La conséquence de tout cela fut que lorsque le dirigeant de la grève des charbonniers fut victime d’une machination et condamné à mort, tous les syndicats de la ville proclamèrent des grèves de solidarité. De même, les dockers et leurs femmes jouèrent un rôle éminent dans la « Croisade des ménagères » contre la cherté de la vie en 1911. Et en 1912, les dockers firent grève pendant six jours, en solidarité avec une grève de marins et pour protester contre la brutalité de la police et de la troupe. En 1913, les six syndicats du port (ceux des journaliers du port, voiliers, charbonniers, camionneurs, commis auxiliaires et dockers) s’amalgamèrent au sein du Syndicat général des ouvriers du port, affilié à la CGT.
25En accord avec la Charte d’Amiens de la majorité de la CGT, les syndicats du port avaient officiellement convenu de s’abstenir de toute politique partisane. Leurs dirigeants percevaient les syndicats comme l’instrument principal de l’émancipation ouvrière : ceux qui se décrivaient comme socialistes considéraient la politique parlementaire comme un simple auxiliaire de l’organisation syndicale, des coopératives et de l’action municipale ; ceux qui se décrivaient comme libertaires, soit participaient activement aux réseaux anarcho-syndicalistes, soit trouvaient des moyens pour soutenir les campagnes électorales des politiciens radicaux alors en pleine ascension au Havre. Le Parti socialiste resta donc très faible dans les milieux syndicaux havrais.
26Comme Londres, Le Havre avait développé son port à l’ère de la voile ; par contre, il se convertit à la vapeur plus lentement que le port de la Tamise. Certains métiers portuaires dérivés de la manutention de marchandise à bord des voiliers survécurent dans la nouvelle ère (camionneurs, arrimeurs, voiliers, pointeurs mesureurs, charbonniers) tandis que d’autres disparaissaient graduellement (haleurs, délesteurs, gréeurs). Les nouvelles professions comprenaient celles des grutiers, remorqueurs, lamaneurs, pilotes, chauffeurs de locomotive, et une catégorie générale qui prit le nom de dockers, incorporant les anciens métiers (camionneurs, pointeurs-mesureurs, etc.) et les nouveaux, et consacrée au transport physique de la marchandise d’un navire à un entrepôt ou à un autre navire, ou vice-versa.
27A plusieurs reprises, le trafic crût plus vite que l’extension (nouveaux bassins, quais et terre-pleins) et la mécanisation (grues, lumières électriques, rails, convoyeurs, nouveaux hangars) du port, et la congestion créa des opportunités pour l’action ouvrière. D’autres facteurs pouvaient favoriser la force syndicale relative, notamment la hauteur des marées (jusqu’à huit mètres au Havre) qui permit aux ouvriers du port d’envisager des attaques surprises jusqu’à ce que le bassin de marée soit achevé en 1914. Par ailleurs, Le Havre a toujours été un port pour des lignes régulières transportant des marchandises diverses de faible volume mais de forte valeur : cotons, cafés, épices, cuirs et bois exotiques étaient importées tandis que les articles de Paris et produits manufacturés étaient exportés ; les denrées en vrac représentaient peu de choses et les autorités portuaires objectaient vigoureusement au classement des ports par le tonnage plutôt que par la valeur des marchandises. Mais ces objections ne purent dissimuler une détérioration régulière de la position relative du Havre (face à ses concurrents) jusqu’en 1900, date à laquelle une reprise se fit jour.
28La division du travail ressemblait assez à celle de Londres, mais à une échelle bien plus réduite. De nombreux métiers distincts, qui avaient leur origine dans la navigation à voile, survivaient à côté d’une nouvelle catégorie d’ouvriers « à tout faire » décrits comme dockers. Au sein de la Compagnie des D & E, de fortes divisions subsistaient entre les ouvriers qualifiés organisés dès l’origine en Société d’aide mutuelle, et les autres, considérés comme moins qualifiés, qui avaient créé plus récemment un syndicat de journaliers. Il semble que les ouvriers du port du Havre furent capables épisodiquement d’action collective au niveau du port, entre 1900 et 1912, mais qu’ils eurent souvent recours à des luttes au niveau municipal, comme alternative à cette action collective.
29Parmi les employeurs, les négociants importateurs-exportateurs étaient à l’origine le groupe dominant, au port aussi bien qu’à l’Hôtel de Ville. Par la suite, de nouvelles associations patronales se formèrent dans un grand nombre de métiers pour défendre leurs intérêts particuliers, au début avec peu de coordination entre elles. Ce n’est que pendant les grèves qu’une unité temporaire fut réalisée, et cela, surtout au niveau municipal. En janvier 1914, l’Union des employeurs établit finalement un Office du travail visant l’élimination partielle du travail occasionnel et la centralisation de l’embauche sous le contrôle patronal ; mais cet Office fut violemment pris à partie par les syndicats portuaires de la CGT et rendu superflu par le manque de main-d’œuvre qui sévit pendant la Grande Guerre. Il semble donc que pour les employeurs aussi, c’est la municipalité qui fut le terrain privilégié de l’action collective.
Rotterdam
30Le syndicalisme fit son entrée à Rotterdam très tardivement et lentement3. La tendance anti-socialiste dans le port fut renforcée par l’afflux massif de travailleurs immigrés, protestants fervents et rigoureux, venus des îles de Zélande et de Hollande du Sud. L’expansion explosive du trafic portuaire dans les années 1880 conduisit à une exploitation si intense du travail qu’en 1889, lorsqu’on leur proposa la solidarité avec la grève de Londres, ces travailleurs firent grève pour leurs propres revendications : restriction du travail de nuit et du dimanche, abolition de la paye dans les cafés et augmentations de salaire. Pendant la grève, une organisation fut établie qui porta le titre anglais « The Rotterdam Branch of the Dockers’ Union ». En réaction, après la grève, un nouveau syndicat, intitulé « Le drapeau néerlandais » afin de souligner sa loyauté à la législation néerlandaise et son aversion au syndicalisme britannique, fut fondé. Tous deux périclitèrent ; deux autres syndicats éphémères prirent la relève, dont le Nouveau Syndicat des dockers néerlandais fut le plus important, culminant à 6 000 irréguliers en 1897 (environ 50 % de tous les dockers). Mais il s’effondra la même année pour des raisons inconnues. En 1896, l’introduction de grues électriques à minerai, qui réduisaient la taille des équipes, se heurta à l’opposition véhémente des travailleurs affectés. Le conflit prit fin quand la direction embaucha 150 dockers réguliers. Mais la mesure déclencha une grève générale réclamant des conditions similaires partout ; faute de revendications claires, elle se termina en défaite. C’est la grève de 1900 contre le travail de nuit, qui se termina aussi en défaite, qui détermina le Syndicat des marins et dockers néerlandais, centré sur Amsterdam, à faire une tentative sérieuse de s’implanter à Rotterdam : il en naquit le premier syndicat qui connut une certaine stabilité au port de Rotterdam ; si l’on laisse de côté les fluctuations habituelles des effectifs, il rassembla quelques centaines de membres. En 1905 et 1907, l’élite des peseurs de grain initia des grèves contre l’introduction de l’élévateur à grain. Ces grèves sont intéressantes en raison de leur résultat (la première fut victorieuse, et l’introduction ne put avoir lieu qu’après la deuxième grève, contre laquelle les patrons s’étaient soigneusement prémunis) et des débats syndicaux sur l’emploi et l’innovation technologique, au cours desquels le petit syndicat social-démocrate nouvellement fondé s’opposa à l’élévateur, tandis que le Syndicat des marins et dockers néerlandais, souvent désigné comme syndicaliste révolutionnaire, adopta une position plus réaliste (acceptons-le en échange de concessions).
31Les deux syndicats grandirent régulièrement, favorisés par le boum économique du port. Mais cette hausse tendancielle des effectifs fut interrompue une nouvelle fois par l’échec d’une grève prolongée : celle de 1911, proclamée au nom de la solidarité internationale avec les marins, et que les dockers purent étendre en soulevant leurs propres revendications.
32En 1912, après la grève, il ne restait plus que 1 500 dockers syndiqués, soit un taux d’environ 10 %, dont 800 dans le syndicat social-démocrate et 300 dans le Syndicat des dockers. Mais, malgré cette faiblesse, les conditions de travail misérables des dockers firent dès lors partie de la discussion publique et des programmes politiques. En 1907, les contrats collectifs de travail furent reconnus par la loi, et furent expérimentés pour la première fois en 1908 avec le contrat du port de Rotterdam. En 1914, la loi sur la manutention portuaire réglementa le travail des établissements maritimes, avec des clauses sur le repos minimum, les heures de travail, la sécurité, les lieux d’embauche, l’utilisation de l’alcool et une inspection pour veiller à son application.
33Rotterdam n’était devenu un port d’importance internationale que peu de temps auparavant : il s’était en effet développé parallèlement à la Ruhr allemande, les marchandises manutentionnées augmentant de 1,7 million de tonnes en 1880, à 3,6 en 1900 et 13 en 1913. Il n’était pas influencé par les marées puisque l’accès à la mer se faisait, non pas par l’estuaire, mais par un canal creusé de 1866 à 1872 (Neue Waterweg). Mais la prédominance du trafic de navires vagabonds (tramps) sur les lignes régulières rendait un recours important à une main-d’œuvre occasionnelle inévitable. Rotterdam n’avait pas plus d’industries que d’autres villes moyennes dépourvues de port, et le marché intérieur néerlandais ne comptait pas pour beaucoup à l’époque ; c’était essentiellement un port de transit pour la Ruhr, traitant des produits en vrac et pondéreux (80 %) comme les grains, le charbon, les minerais, le bois, par la voie rhénane, et, en tant que tel, il n’avait pas de rival sérieux. Pour atteindre la Ruhr, Hambourg et Anvers étaient contraints de transiter par des canaux à faible gabarit ou la voie ferrée, ce qui ne permettait le transport que de marchandises diverses de forte valeur et de petite taille. Rotterdam était très sensible au cycle des affaires, mais, sauf pendant la dépression des années 1880 et les récessions brèves (dont 1907/1908 fut la plus sérieuse), le port connut un essor soutenu. Les voiliers disparurent assez vite.
34L’expansion rapide du port avait en fait créé une branche d’activités toute neuve, au sein de laquelle la structuration des relations du travail n’eut pas à prendre en compte des conditions antérieures ; seuls les métiers du transport des grains avaient une ancienne division du travail qui continua à fonctionner, du moins jusqu’à l’introduction de l’élévateur. Le travail d’un docker individuel pouvait varier très largement selon ses préférences et, surtout, selon les priorités attribuées aux divers chargements de marchandises, et il n’était pas soumis à des lignes de démarcation traditionnelles. Bien sûr, de nombreux ouvriers réguliers ou semi-réguliers devinrent spécialisés dans certains métiers, mais il n’existait pas de barrières institutionnelles à leur passage vers une autre spécialité. Le savoir-faire nécessaire en dernière analyse à la manutention de marchandises spécifiques était fourni par les contremaîtres au service permanent des sociétés portuaires.
35Du côté des employeurs, les choses se passaient autrement. Les armateurs étaient le groupe le plus ancien et constituaient, comme à Amsterdam, une élite, mais leur position fut ébranlée par l’émergence d’un groupe de courtiers maritimes et, plus tard, de maîtres arrimeurs issus de contremaîtres qui embauchaient constamment à peu près les mêmes hommes et s’étaient mis à leur compte. Ce dernier groupe dut se battre pour obtenir une reconnaissance dans le port ; une unité provisoire ne fut réalisée qu’en 1907, en réaction à la deuxième grève contre les élévateurs. Mais divergences internes et conflits d’intérêts empêchèrent les employeurs de développer une politique plus cohérente lorsque la menace unificatrice d’une grève faisait défaut ; c’est ainsi que le contrat collectif du travail de 1908, le premier des Pays-Bas, fit long feu.
36A première vue, l’existence d’un large corps de dockers non divisés par des cloisons particularistes imperméables, opérant tous sur un marché de l’emploi assez fluide, et confrontés aux mêmes groupes d’employeurs, peut sembler très favorable au développement d’une conscience commune et de syndicats puissants. En outre, bien qu’en raison de leurs différences de statuts et de modes de vie, certains quartiers abritassent plus d’ouvriers occasionnels que d’autres, les dockers vivaient dispersés à travers toute la ville, parmi les autres ouvriers, et changeaient d’emploi, allant d’un métier à un autre, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du port. Néanmoins, l’absence de lignes de démarcation particularistes ne produisit pas un sentiment commun parmi les ouvriers du port. En premier lieu, la surabondance structurelle d’ouvriers occasionnels pouvant être employés n’importe où – au port aussi bien que dans d’autres branches – empêchait la progression d’une conscience commune d’être des dockers : seule une petite frange de contremaîtres (en 1900, environ 1 000) et de réguliers (2 500) et une frange un peu plus large de semi-réguliers (3 500) avaient ce sentiment, mais comme ils se sentaient en concurrence permanente avec les vastes hordes d’occasionnels (8 000), leur premier réflexe n’était pas la solidarité ou le syndicalisme, mais l’insistance sur leur position privilégiée auprès des maîtres arrimeurs, des contremaîtres et des sociétés portuaires en général. Il n’y eut de grève que si ce groupe se sentait maltraité, et leur position était loin d’être assurée puisque ce port en expansion était caractérisé par l’absence de relations professionnelles établies ; il n’y avait pas non plus de règles informelles organisant le travail du port. Une autre barrière à l’action syndicale était l’héritage protestant rigoureux de la grande majorité des immigrés des îles de Zélande et de Hollande du sud, très hostiles au moindre symptôme de socialisme ; c’étaient des travailleurs inébranlables au mode de vie austère.
Hambourg
37Le premier syndicat, le Syndicat des dockers, fut fondé en 1886 et organisa toutes les catégories d’ouvriers du port4. Au cours des quatre années suivantes, une trentaine de petites grèves et de lock-outs éclatèrent, pour des augmentations de salaire et une limitation des heures de travail (des besognes de 36 heures ou plus n’étaient pas exceptionnelles), financés principalement par des contributions volontaires de travailleurs de tout le pays. En 1890, le taux de syndicalisation dépassait 50 % avec une pointe à 80 % chez les acconiers et 75 % chez les ouvriers des quais de l’État. Le Premier Mai 1890, le travail cessa à l’appel de la Deuxième Internationale, et une série de grèves de diverses catégories d’ouvriers, au centre desquelles se trouvaient les acconiers, fut déclenchée. La défaite de cette grève pour les salaires et la journée de dix heures, fut suivie d’une contre-offensive des employeurs du port : ils centralisèrent les offres de travail et n’embauchèrent plus que les dockers qui avaient été reconnus fiables.
38Après quelques grèves plus petites, un nouvel affrontement se produisit en novembre 1896, alors que le trafic atteignait un haut niveau et que de nombreuses catégories d’ouvriers du port avaient formulé diverses revendications. En décembre, le nombre des grévistes culmina à 16 000. Le groupe le plus déterminé était celui des ouvriers occasionnels qui entraînaient les réguliers, plus hésitants, dans la lutte. La grève attira de la sympathie dans tout le pays, en partie à cause de l’intransigeance des employeurs du port qui refusèrent la moindre concession, réclamèrent une reddition inconditionnelle, et obtinrent le soutien réticent des autorités municipales. Lorsque les grévistes furent contraints de renoncer à leur lutte en février 1897, ils déversèrent leur furie sur les briseurs de grève nouvellement recrutés : ceux-ci s’enfuirent non seulement des quartiers ouvriers mais aussi du port.
39Trois acteurs du conflit tirèrent des enseignements très différents de son issue. Les dockers eux-mêmes s’abstinrent de toute action de grande envergure pendant dix ans et élaborèrent une sorte de tactique de grèves partielles à petite échelle, qui leur acquit quelques avantages mineurs. Le Syndicat des dockers, sous l’influence de sa direction socialiste, conclut qu’il devait renforcer son emprise sur les actions des ouvriers et ne plus se laisser entraîner dans des grèves spontanées avec lesquelles il n’était pas d’accord ; un processus de centralisation et de bureaucratisation fut engagé. Quant aux employeurs, il leur parut que les ouvriers occasionnels avaient été plus portés à la grève, et ils embauchèrent donc un noyau plus large de réguliers s’étant engagés à une stricte loyauté.
40De 1905 à 1907, la dynamique des actions de petite envergure créa un certain élan, avec près de cinquante conflits ouverts qui entraînèrent une soudaine remontée des effectifs syndicaux, qui mirent l’obligation de se syndiquer à l’ordre du jour dans certains secteurs. Les employeurs ripostèrent avec la demande d’un engagement écrit, de la part de chaque docker, de sa disposition à accepter le travail de nuit et les heures supplémentaires ; ceci fut refusé par 5 000 d’entre eux qui furent licenciés et remplacés par des briseurs de grève britanniques.
41Les employeurs eurent gain de cause et étendirent le nombre de contrats d’emploi régulier avec assurance obligatoire. Le syndicat perdit la moitié de ses membres et fusionna avec des syndicats d’autres ouvriers des transports d’obédience social-démocrate pour former le Syndicat des ouvriers des transports allemand, qui introduisit l’assurance chômage contre la volonté des dockers. La reprise économique de 1910 à 1914 renforça sa position et lui permit d’obtenir des augmentations de salaire et la journée de neuf heures. Il s’abstint de tout nouvel affrontement avec les employeurs.
42Hambourg était un ancien port de marée (1189) avec une longue tradition de domination de la municipalité de la Cité-État par les marchands. Il bénéficia d’une croissance spectaculaire après 1850, en tant que point de départ de millions d’émigrants vers le Nouveau Monde, comme port de transit pour les produits d’Europe orientale et centrale, et, après 1888, également comme centre industriel (café, bière, construction mécanique et navale). La dominance absolue à cette époque des navires à vapeur donna naissance à une vigoureuse nouvelle élite de riches armateurs dont les intérêts s’étendaient bien au-delà de la ville. En 1900, Hambourg fut le premier port du continent avec 8 millions de tonnes ; en 1914, 14 millions de tonnes furent manutentionnées, en majorité des marchandises diverses transportées par des lignes régulières.
43Le travail portuaire était accompli par divers métiers, chacun produit d’une longue histoire :
- les travailleurs des navires, à bord (1895 : 9 800, dont seulement 1 600 réguliers ; 1913 : 5 000 en moyenne), payés soit à l’heure (marchandises diverses) soit à la tâche (des groupes distincts pour chaque pondéreux ou vracs comme les grains, le charbon, les minerais, chacun gagnant des salaires plus élevés en primes pour des tâches inhabituellement longues, lourdes et malsaines) ;
- les travailleurs des quais, employés soit par les armateurs (1913 : 2 700 en moyenne) soit par l’État de Hambourg, propriétaire des quais (1913 : 3 500 en moyenne), et, distinction plus discriminante, payés selon des modes différents. La frange des réguliers de l’État et du plus gros armateur, HAPAG, était payée à la tâche, les occasionnels, à l’heure, ce qui instillait chez les premiers un intérêt à accélérer le travail des seconds et créait entre eux d’immenses tensions réciproques. Les réguliers étaient responsables de l’accomplissement rapide des travaux et assez bien payés. En retour, par contre, ils subissaient une surveillance intense de la part de la police et des contremaîtres, qui bloquaient pratiquement toute activité politique ou syndicale ;
- les acconiers (1913 : 2 400) recevaient la marchandise des vaisseaux ancrés au milieu du courant, ou amarrés au quai (de l’autre côté, afin d’accélérer la procédure), et la transportaient vers les nombreux entrepôts construits dans le port franc construit après 1880. Comme ils devaient se frayer un passage entre les navires ancrés dans l’estuaire et à travers de petits canaux au moyen de perches, et accomplir les formalités de la douane, leur métier était considéré comme qualifié ; on y accédait par un apprentissage de quatre ans, plus tard de trois ans. Après l’union douanière avec l’Empire allemand en 1881, la marchandise ne fut plus autorisée à être transportée à ciel ouvert si des droits de douane devaient être prélevés ; on dut la placer dans des mahonnes couvertes, sous la surveillance permanente d’un marinier qui fut forcé, en conséquence, de vivre à bord de son bateau. Les acconiers traditionnels habitués à leur position privilégiée répugnant à le faire, les sociétés d’acconage recrutèrent d’anciens pêcheurs et mariniers pour accomplir cette tâche ; ces nouveaux venus représentaient environ 25 % des acconiers, présence condamnée par le restant comme une invasion. Les acconiers étaient le groupe le plus régulièrement employé du port, touchant des salaires horaires égaux à ceux des ouvriers non-qualifiés, mais pour des journées plus longues ;
- les conducteurs de machines jouaient un rôle crucial dans le port, qui dépassait largement leur petit nombre (non mentionné dans les statistiques) puisqu’ils actionnaient un nombre croissant de remorqueurs qui remplaçaient les acconiers, ainsi que les grues à vapeur. Eux aussi étaient considérés comme qualifiés et travaillaient dans l’isolement, avec le sentiment d’être bien au-dessus des ouvriers ordinaires et assez proches des contremaîtres des grandes sociétés ;
- les magasiniers (1913 : 1 000) ne peuvent guère être considérés comme un groupe unique : les sociétés d’entreposage employaient des ouvriers occasionnels, à des salaires bas, et pour un travail effectué dans des conditions très difficiles, tandis que les firmes plus petites et plus spécialisées, qui louaient des espaces de stockage, employaient une frange plutôt large d’ouvriers réguliers.
44Nous voyons donc une main-d’œuvre divisée non seulement entre différents secteurs du port, mais peut-être même plus sévèrement, au sein de chaque secteur, entre ouvriers réguliers et occasionnels. La même division se retrouvait dans les conditions de vie : les occasionnels devaient vivre dans la vicinité immédiate des docks afin de trouver un emploi chaque jour, dans des maisons de très mauvaise qualité, encombrées de logeurs, mais à loyer élevé. Après l’épidémie de choléra de 1892 et la grève de 1906, ces vieux quartiers furent graduellement démolis et leurs habitants transférés vers de nouveaux quartiers situés dans les banlieues et plus socialement hétérogènes.
45Par ailleurs, les relations professionnelles étaient caractérisées par la position intermédiaire des chefs et la toute-puissance des employeurs. Les chefs constituaient une strate intermédiaire entre les ouvriers et les employeurs, opérant dans les secteurs de l’arrimage, de l’acconage et de l’entreposage par un réseau dense de petites entreprises. Ils étaient d’origine ouvrière et normalement participaient au travail. Cependant, après 1880, avec l’expansion de l’échelle des opérations du port, ils eurent tendance à devenir des entrepreneurs à temps plein qui confiaient des ouvriers à leurs contremaîtres. Les chefs étaient suspects aux yeux des ouvriers et se retrouvaient souvent dans une position délicate entre les ouvriers du port et les gros employeurs. Ce dernier groupe consistait principalement des armateurs et des sociétés d’entreposage dotées de puissantes relations internationales et d’une influence décisive sur le gouvernement de la ville. En 1906, ils constituèrent l’Union portuaire pour combattre les grèves et créer un organisme de placement centralisé. Combinées à la politique d’emploi d’une large frange d’ouvriers réguliers, ces mesures s’avérèrent hautement efficaces pour contenir la puissance syndicale et imposer la discipline aux dockers qui, très largement, cherchaient à conserver leur mode de vie occasionnel.
Comparaison des luttes et des structures
Les luttes
46La caractéristique commune la plus saillante de tous ces ports est l’instabilité extrême des syndicats de dockers. Les ouvriers occasionnels étaient plus difficiles à syndiquer, mais plus portés à la grève, que les ouvriers réguliers. Les grèves à petite échelle, conduites par un groupe professionnel restreint, apportaient des résultats plus conséquents que les affrontements massifs qui, en règle générale, se soldèrent par des échecs, bien qu’elles frappassent plus l’opinion publique. Les périodes de fort trafic portuaire furent les plus favorables à l’obtention d’améliorations matérielles et à la syndicalisation, comme le montrent clairement les événements de Londres en 1889- 1890 et 1911-1912 ; les grands affrontements qui se soldèrent par des échecs entraînèrent des reculs sévères, allant même jusqu’à la destruction des organisations. Dans tous les ports, les fluctuations extrêmes des effectifs de cotisants ne sauraient cacher le fait, qu’en règle générale, on ne se syndiquait pas. Mais des différences nettes apparaissent aussi entre ces différents ports.
47A Londres, les nombreux intérêts particularistes, hérités du passé, entraînèrent une fragmentation qui ne fut que partiellement surmontée en 1914. La politique partisane ne joua guère de rôle. Au Havre, des divisions particularistes semblables à celles de Londres, existaient et y affaiblirent également la force syndicale ; la politique municipale était très importante, avec au moins certains Radicaux comme alliés, le Parti socialiste étant virtuellement absent. A Rotterdam, l’expansion rapide du port et l’afflux massif de migrants créa une situation de table rase qui laissa libre jeu à l’exploitation ; la faiblesse des syndicats y était – au moins partiellement – compensée par les protections légales. A Hambourg, les syndicats étaient plus forts et moins divisés et l’influence du socialisme (modéré) considérable, mais la capacité des employeurs de combiner leur force, et leur stratégie, s’avérèrent très efficaces.
Les structures
48La comparaison des caractéristiques structurelles des relations professionnelles dans nos quatre ports permet de discerner certains mécanismes supplémentaires (pour la définition de ces facteurs, voir l’Annexe, p. 93).
49Vieux ports, nouveaux ports : les divisions particularistes sont caractéristiques des vieux ports de Londres, Hambourg et Le Havre, et presque absentes à Rotterdam. Mais ces divisions ne sont pas identiques : la distinction entre le chargement et le déchargement n’est faite qu’à Londres, où toutes les divisions sont extrêmement ramifiées, et déterminent une subdivision sans fin de la main-d’œuvre. Cependant, il faut noter que même ces divisions deviennent des sources importantes du syndicalisme : les premiers à se syndiquer sont les petits groupes professionnels comme les arrimeurs et acconiers de Londres ou les ouvriers réguliers des entrepôts, des quais de l’État et acconiers de Hambourg, qui jouissent d’un certain statut, d’un emploi régulier, peuvent se targuer d’une certaine qualification, et doivent se défendre conte les mesures des employeurs, les innovations technologiques et les prétentions des ouvriers moins privilégiés. Lorsque les syndicats intègrent aussi les secteurs moins privilégiés et ne font pas la sourde oreille à leur volonté égalisatrice, il arrive que les secteurs cités ci-dessus fassent scission, comme les arrimeurs londoniens. Néanmoins, il arrive souvent que ces secteurs privilégiés se sentent assez forts pour passer à l’action sans l’aval des syndicats : c’est le cas notamment des peseurs de grains de Rotterdam et des conducteurs d’engins de Hambourg ; ces catégories ne se retiennent pas de faire grève, si cela peut avantager leurs intérêts, même quand les ouvriers régulièrement syndiqués manifestent un comportement plus prudent. Mais les grandes grèves portuaires sont habituellement déclenchées par les ouvriers occasionnels, qui, manquant de perspectives à long terme, préfèrent l’action directe au moment propice. L’adhésion au syndicat semble faire partie de la panoplie des stratégies des ouvriers de groupes particularistes, auquel cas la définition de l’identité et des intérêts du groupe se fonde sur les divisions particularistes existantes plutôt que sur la notion d’appartenance à une communauté plus large de prolétaires sous-privilégiés.
50De ce point de vue, on pourrait juger remarquable qu’il y ait quand même eu des grandes grèves portuaires, mais ce serait oublier la grande force mobilisatrice qui fut capable, à l’occasion, de surmonter tous ces intérêts particularistes : la solidarité. Lorsque les employeurs ont voulu contraindre les dockers à faire le travail de leurs camarades de travail en grève, que ceux-ci soient des ouvriers privilégiés ou occasionnels et de statut subalterne, ils se sont heurtés à un refus, et ce d’autant plus quand ils cherchaient à recruter des briseurs de grève en dehors des groupes de dockers existants, déjà trop nombreux pour garantir l’emploi. C’est en raison de cette réaction que des grèves partielles se sont parfois étendues rapidement jusqu’à devenir générales ; c’est également le mécanisme sur lequel certains syndicats combatifs ont cherché à s’appuyer, pour obtenir une emprise sur ces dockers si difficiles à syndiquer. C’est aussi la source de la dynamique qui rendait les grèves portuaires si difficiles à prévoir et à contenir, et donc aussi de la réputation des dockers d’ouvriers irresponsables, impulsifs et prêts à faire grève (ce qu’ils n’étaient pas). La structure du travail de la manutention portuaire et les particularités de son marché de l’emploi imposaient la solidarité comme stratégie défensive ultime contre la domination des employeurs : non pas, en premier lieu pour obtenir des résultats immédiats (bien que, parfois, certains fussent acquis de la sorte), mais pour montrer que les ouvriers n’étaient pas de simples outils de manutention. Si on les traitait comme une masse d’ouvriers permutables, ils se comportaient en conséquence, à l’occasion, en déclenchant des grèves massives.
51Les ports de marée : ils créaient des opportunités pour les tactiques à court terme, comme en témoigne l’exemple du Havre. En outre, ces ports favorisaient l’emploi occasionnel, mais ce facteur ne semble pas avoir été décisif en comparaison avec d’autres. La dominance des navires vagabonds (tramps) à Rotterdam, par exemple, créa un besoin de main-d’œuvre occasionnelle qui dépassait largement l’absence de mouvement de marée. Un flux régulier des mêmes marchandises, notamment les marchandises diverses, et la présence d’armateurs locaux favorisaient les lignes régulières, une des principales conditions de l’élimination du travail occasionnel, conditions remplies à Londres et Hambourg, mais pas à Rotterdam.
52Les savoir-faire spécifiques : les voiliers se maintinrent à Londres et au Havre, tandis que la vapeur (appliquée aux navires, treuils et grues) fit des progrès rapides à Rotterdam et Hambourg, rendant certains métiers anciens obsolètes tout en en créant de nouveaux, tels les conducteurs d’engins, tendance d’autant plus marquée qu’elle coïncidait avec une importance croissante des pondéreux et vracs, comme à Rotterdam (80 %) et Hambourg (jusqu’à 50 %).
53Compétitivité : Quant à la performance de ces ports face à leurs concurrents, la plus forte revint à Hambourg, qui connut une énorme expansion après 1860 ; lui fait suite celle de Rotterdam, dont l’essor commença plus tard, mais qui eut tendance à améliorer son rang après 1900, tandis que celle de Londres lui permit juste de maintenir sa première position, et que celle du Havre se traduisit par un recul relatif.
54Le marché de l’emploi : il était partout marqué par une surabondance de l’offre de main-d’œuvre non qualifiée, tendance d’autant plus accusée que les activités non-portuaires n’offraient que peu ou pas d’emplois alternatifs, ce qui était clairement le cas à Rotterdam, ville plutôt dépourvue d’usines à l’époque, un peu moins à Londres, avec ses nombreuses petites industries saisonnières de luxe, et encore moins à Hambourg avec son développement industrialo-portuaire considérable. Contrairement à de nombreuses généralisations abusives et faciles du type de celles de Kerr et Siegel, les dockers ne constituaient nulle part un groupe socialement ou professionnellement cohérent : ils n’étaient qu’à grand-peine capables d’une action collective affectant toutes les activités du port ; ils se divisaient sans cesse et cultivaient avidement les différences, qu’ils reproduisaient dans leurs conditions de vie. L’archétype de cette tendance était Londres, et l’exception, probablement Rotterdam, où tout était encore neuf et chaotique, les relations professionnelles et les modèles d’organisation et de luttes sociales encore peu cristallisées (processus achevé uniquement en 1945). Dans tous les ports, les différences d’origines régionale et sociale eurent une influence négative et furent source de retard pour la syndicalisation.
55La cohésion des différents secteurs d’employeurs : elle ne fut pas très forte non plus : les groupements d’intérêts pouvaient s’affronter, à l’avantage des dockers. Mais, comme le cas des armateurs de Hambourg le démontre clairement, lorsqu’un groupe jouissant d’un pouvoir politique et économique, réussissait à s’imposer aux autres, il pouvait remodeler les relations professionnelles à son gré, déclencher une répression ouverte, soumettre les syndicats et créer une frange relativement nombreuse d’ouvriers réguliers disciplinés. Le phénomène se produisit aussi au sein des sociétés de docks de Londres et du Havre, mais sans que cette influence n’arrive à s’imposer au-delà.
Les ports et leur cadre national
56On peut expliquer de façon satisfaisante beaucoup des différences de développement des syndicats dans les quatre ports comparés ici en les rapportant à des variations structurelles de ces ports au sein de la branche. Non pas que les influences locales et nationales fussent absentes, mais elles avaient dû s’adapter à l’environnement de la branche. Les syndicats du port de Londres faisaient partie du système syndical britannique, mais ne collaient pas bien au modèle du nouveau syndicalisme (« new unionism ») puisque, par exemple, ils ne furent pas fortement centralisés et que chacun suivit sa propre voie particulariste, à l’exception du Syndicat des dockers qui, lui, il est vrai, adopta un modèle centraliste. Peut-être fut-ce vrai aussi d’autres syndicats britanniques pour lesquels l’étiquette de nouveau syndicalisme aurait alors représenté un programme plus qu’une réalité. Mais, même en supposant cela, les syndicats de dockers se distinguèrent par leur culte des particularismes et leur instabilité extrême, traits dérivés des caractéristiques portuaires.
57Au Havre, le syndicalisme révolutionnaire fut dominant comme dans le reste de la France, mais là aussi, son profil correspondait parfaitement au modèle d’action directe, à court terme, si caractéristique de tous les ports de cette époque, et en particulier des ports de marée comme Le Havre.
58Nous trouvons les mêmes préférences à Rotterdam, où le syndicalisme fut lent à démarrer et fut introduit, de l’extérieur du port, avec un succès très limité. Phénomène assez exceptionnel pour les Pays-Bas, les syndicats catholiques et protestants furent virtuellement absents et la tendance combative conserva sa force, malgré les croisades que les sociaux-démocrates déclenchèrent contre elle.
59Ce n’est que dans le port de Hambourg que s’affirma une tendance à l’émergence d’un syndicat bien organisé des travailleurs du port, opérant comme détachement discipliné d’une armée nationale sous commandement social-démocrate, mais cela ne fut possible qu’après une série de défaites terribles face à un ennemi suprême opérant comme une armée prussienne ; la stratégie social-démocrate apparut alors comme la seule arme capable d’assurer une riposte efficace : cependant, ce n’est qu’à contrecœur et après de longues luttes intestines que les dockers hambourgeois acceptèrent ce type de syndicalisme. Entre-temps, les dockers semblent avoir suivi leurs propres préférences pour les actions particularistes, à court terme, et n’avoir guère été intéressés par les modèles plus sophistiqués de syndicalisme, qu’ils considéraient comme incommodes et peu utiles. En fin de compte, néanmoins, leur syndicalisme s’aligna sur le modèle national.
60L’État central fut un facteur supplémentaire, mais pas décisif dans la formation des relations professionnelles des ports. Le libre-échange était la politique officielle, sauf à Hambourg après son incorporation économique à l’Empire allemand (qui entraîna la construction d’une immense zone d’entreposage). Partout, les autorités locales intervinrent dans les grèves pour protéger les briseurs de grève. Quant au reste, les gouvernements nationaux firent peu de choses. Le Port autonome de Londres (1908) ne put obtenir aucun résultat dans le domaine de l’élimination du travail occasionnel avant 1914, et la législation ultérieure (les Lois de 1909 sur les bourses du travail, et de 1911 sur l’assurance) n’eut que peu d’effet sur la manutention portuaire. Aux Pays-Bas, la Loi de 1914 sur la manutention portuaire fut certes une compensation importante de l’incapacité des partis en présence dans le port à structurer les relations professionnelles et à améliorer le sort des dockers, mais ses résultats se situent en dehors de notre période. Même dans la France hypercentralisée, la vie politique locale et la municipalité eurent plus d’importance pour la communauté portuaire havraise que Paris.
61Dans toute l’Europe occidentale, les États nationaux déployaient d’intenses efforts pour intégrer les éléments hétérogènes dans le cadre national. Telle une région lointaine parlant sa propre langue et préservant ses traditions, les ports jouissaient d’un statut semi-autonome qui perpétuait leurs propres règles et coutumes. On pourrait alors interpréter les écarts plus ou moins grands de ces ports par rapport au modèle national comme correspondant à différentes phases de ce processus d’intégration. Dans cette optique, Hambourg aurait avancé le plus loin sur cette voie, grâce à la supériorité écrasante de ses armateurs, qui avaient ouvert la voie à l’État central et provoqué des ripostes, se voulant à la même hauteur, de la part du syndicat national. Rotterdam suivrait en seconde place, parce que son port n’avait pas acquis de traditions déviantes sur le long terme et pouvait donc être intégré par la législation (Loi sur la manutention portuaire de 1914), tandis que les ports du Havre, et surtout de Londres, qui restèrent pendant longtemps un univers à part, auraient différé cette issue le plus longtemps.
Lexique de quelques mots spécialisés ou anciens relatifs au syndicalisme docker
62français-anglais
acconier : lighterman, bargeman
armateur : shipowner
arrimeur : stevedore
bourse du travail : labour exchange
cabotage : shortsea trade
camionneur (anciennement brouettier et charretier, avec son suiveur) : carman, haulier (and boy)
charbonnier : coal porter
charrette à bras ou camion : hand truck and truck
chauffeur de locomotive : locomotive engineer
conducteur d’engin : machine operative
courtier maritime : ship broker
délesteur : ballast heaver
divers (marchandises diverses) : general cargo
docks, quais, rives ou appontements du fleuve : dock, wharf and riverside
entrepôt bord à quai : dock
équipe (bordée) : team, gang
gréeur : sail rigger
grutier : crane driver
hâleur : hauler, rope tower
homme de pont : deckman
journalier : labourer, day labourer
journaliers généraux (ouvriers du port) : general labourers
lamaneur : mooring lineman
manutention portuaire : port transport, dock labor
marchandise : cargo
marchandises diverses : general cargo
membre de l’équipe : gang member, team member
navire vagabond : tramp, tramp ship
obligation de se syndiquer : closed shop, union shop
ouvrier des navires de cabotage : shipworker in the shortsea trade
ouvrier des remorqueurs : tugboatman
ouvrier du thé : tea operative
ouvrier du port : port worker, harbour worker
particularisme professionnel : sectionalism
pilote : pilot
pointeur-mesureur (commis auxiliaire des quais) : tally clerk
pondéreux et vracs : bulk goods
Port autonome : Port Authority
port de marée : tidal port
porteur de bois blancs : deal porter
porteur de bois blancs à bord des navires : lumper
porteur de céréales : corn porter
relations professionnelles : labour relations, industrial relations
syndicat professionnel : occupational union
travailleur des navires à vapeur : steamship worker
voilier (bâcheur) : sailmaker
anglais-français
ballast heaver : délesteur
bulk goods : pondéreux et vracs
cargo : marchandise
carman, haulier : camionneur (anciennement brouettier et charretier, avec son suiveur)
closed shop, union shop : obligation de se syndiquer
coal porter : charbonnier
corn porter : porteur de céréales
crane driver : grutier
deal porter : porteur de bois blancs
deckman : homme de pont
dock : entrepôt bord à quai
dock, wharf and riverside : docks (entrepôt bord à quai), quais, rives ou appontements du fleuve
gang member, team member : membre de l’équipe, de la bordée
general cargo : marchandises diverses
general labourers : journaliers généraux (ouvriers du port)
hauler, rope tower : hâleur
labour relations (industrial relations) : relations professionnelles
labour exchange : bourse du travail
labourer, day labourer : journalier
lighterman, bargeman : acconier
lineman : lamaneur
locomotive engineer : chauffeur de locomotive
lumper : porteurs de bois blancs à bord des navires
machine operative : conducteur d’engin
occupational union : syndicat professionnel
pilot : pilote
Port Authority : Port autonome
port transport, dock labor : manutention portuaire
port worker, harbour worker : ouvrier du port
sailmaker : voilier (bâcheur)
sail rigger : gréeur
sectionalism : particularisme professionnel
ship broker : courtier maritime
shipowner : armateur
shipworker in the shortsea trade : ouvrier des navires de cabotage
shortsea trade : cabotage
steamship worker : travailleur des navires à vapeur
stevedore : arrimeur
tally clerk : pointeur-mesureur (commis auxiliaire des quais)
tea operative : ouvrier du thé
tidal port : port de marée
tramp, tramp ship : navire vagabond
truck (hand truck) : charrette à bras ou camion
tugboatman : ouvrier des remorqueurs.
Annexe
Annexe Les facteurs structurels
Si nous voulons comparer les facteurs structurels, nous devons déterminer quels facteurs doivent être comparés et pourquoi. Notre analyse suggère que les facteurs suivants sont importants :
- ports anciens, ports nouveaux : dans les ports anciens, les divisions traditionnelles du travail et les démarcations de corps de métier jouent un rôle déterminant dans la formation des identités professionnelles et des organisations syndicales
- les ports de marée ont des fluctuations à court terme du trafic qui excluent les journées de travail normales
- la prédominance des navires vagabonds sur les lignes régulières entraîne la formation d’une large frange de travailleurs occasionnels
- les marchandises diverses appellent de grandes quantités d’ouvriers expérimentés ; les pondéreux et vracs, par contre, des ouvriers moins nombreux et moins qualifiés ; mais aussi plus de mécanisation et de conducteurs d’engins ; un contraste similaire oppose les arrivages saisonniers et les flux continus
- avec le remplacement des voiliers par les vapeurs, on voit des opérations à plus grande échelle, dans de nouvelles conditions de travail, à des cadences accélérées, accompagnées de déqualification
- les innovations technologiques réduisent le nombre des ouvriers mais peuvent conférer aux ouvriers restants, conducteurs d’engins, une position plus forte dans la négociation ; une augmentation des entrées et sorties de navires sans allongement simultané des quais disponibles a l’effet opposé
- la compétitivité du port, face à ces concurrents, combinée aux cycles des affaires.
- le marché de l’emploi des dockers : l’offre et la demande de travail des différentes catégories
- l’homogénéité sociale des dockers : leurs origines, croyances, modes de vie, quartiers résidentiels
- la cohésion des employeurs : les divers groupements d’intérêts et traditions, la concentration locale, les origines, les croyances.
Notes de bas de page
1 En plus des monographies générales du port de Londres, on se référera pour les métiers et le syndicalisme à : Lovell J., Stevedores and Dockers. A Study of Trade Unionism in the Port of London, 1870-1914, Londres, 1969 ; – Lovell J., « The Significance of the Great Dock Strike of 1889 in British Labour History », in Mommsen W., Husung H.-G. (dir.), The Development of Trade Unionism in Great Britain and Germany, Londres, 1985 ; – Lovell J., « Sail, Steam and Emergent Dockers’ Unionism in Britain, 1850-1914 », International Review of Social History, vol. 32, 3, 1987 ; – Matthews D., « 1889 and all that : New views on the New Unionism », International Review of Social History, vol. 36, 1, 1991 ; – Mcivor A., « “Employers” Organisation and Strike Breaking in Britain, 1880-1914 », International Review of Social History, vol. 29, 1984 ; – Phillips G., Whiteside N., Casual Labour. The Unemployment Question in the Port Transport Industry, 1880-1970, Oxford, 1985 ; – Schneer J., « London’s docks in 1900 : Nexus of Empire », Labour History Review, vol. 59, 3, 1994.
2 Annuaire du commerce et de l’industrie de la Ville et du Port du Havre, 1889 à 1914 (Le Havre : 1888 et suiv.) ; – Geffré J., Les manutentions dans les ports maritimes français, Bordeaux, 1934 ; – Gilles de Pélichy C., Le régime du travail dans les principaux ports de mer de l’Europe, Louvain, 1899 ; – Hérubel M., La France au travail. En suivant les côtes de Dunkerque à Saint-Nazaire, Paris, 1910 ; – Legoy J., Le peuple du Havre et son histoire, vol. 2 et 3 : Du négoce à l’industrie 1800-1914, Saint-Étienne-du-Rouvray, 1982 ; – Lemarchand A., La structuration des marchés du travail portuaire, Thèse, Univ. de Paris X, 1994 ; – Vigarié A., Les grands ports de commerce de la Seine au Rhin. Leur évolution devant l’industrialisation de l’arrière-pays, Aubenas, 1964.
3 Enquête 1890, Eindverslag der Commissie, Derde Afdeling der Staatscommissie van Arbeids-enquête (zie ook : Schriftelijke Inlichtingen) ; – Harmsen G., van Gelder F., Onderweg. Uit een eeuw actie- en organisatiegeschiedenis van de Vervoersbonden, Baarn, 1986 ; – Jansen T., « “De wil der bazen regelt het werk”. Havenarbeiders rond 1900 in Rotterdam en Amsterdam », Jaarboek 1979 voor de geschiedenis van socialisme en vakbeweging in Nederland, Nimègue, 1979, p. 7-88 ; – Laan R., Jaren van principiële strijd. Geschiedenis van de Centrale Bond 1918-1955, Rotterdam, 1956 ; – Mol H., Memoires van een havenarbeider, Nimègue, 1980 ; – Staatscommissie over de Werkloosheid, dl. 3, Tweede Subcommissie, Den Haag, 1913 ; – Teychiné Stakenburg A.J., Stand Van Zaken. Een halve eeuw arbeidsverhoudingen in de Rotterdamse haven, 1907-1957, Rotterdam, 1957 ; – Van Tun Th., « Het sociale leven in Nederland », Algemene Geschiedenis der Nederlanden, Haarlem, dl. 13, 1978, p. 295-327.
4 Sur Hambourg, outre les monographies générales, voir : Grüttner M., Arbeitswelt an der Wasserkante. Sozialgeschichte der Hamburger Hafenarbeiter, 1886-1914, Göttingen, 1984 ; – Weinhauer K., Alltag und Arbeitskampf im Hamburger Hafen, 1914-1933, Paderborn, 1994.
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