1. Une branche professionnelle : les mineurs
p. 23-39
Texte intégral
1Pour évaluer comme nous en avons l’intention les modèles de syndicalisme qui s’implantent durablement dans l’Europe au tournant du siècle, la première démarche est de réinscrire les réalités syndicales dans des territoires et dans des professions. De ce point de vue, l’exemple des mineurs s’impose de lui-même puisqu’il combine ces deux dimensions, les bassins miniers étant en quelque sorte un territoire professionnel. On sait la place que tiennent les mineurs dans le monde ouvrier de l’époque et même dans la société des grands pays industrialisés : dans l’imagerie populaire, le mineur est promu héros du prolétariat avant que le métallo ne le détrône au cours du siècle. Cette présence sociale tient moins à leur nombre – 15 à 20 % de la population active industrielle en Belgique et en Grande-Bretagne, mais un pourcentage trois fois moindre en Allemagne et plus réduit encore en France – qu’aux grèves massives et spectaculaires qui, périodiquement, inquiètent l’Europe industrielle. Les mineurs forment ainsi un groupe très spécifique, qui partout évoque spontanément pour l’opinion les mêmes images : un travail pénible, la solidarité dans le danger, les communautés denses et soudées dans des corons ou un habitat souvent lié au paternalisme, l’âpreté de la lutte sociale, le bénéfice d’une législation avancée... La vision impressionniste laisse deviner qu’il existe un monde minier occidental sur lequel, pour notre propos, il est impératif de se pencher.
2L’ayant fait il y a quelques années dans le cadre d’une thèse d’État à la française qui englobait tous les bassins miniers de Grande-Bretagne, de Belgique, de France et d’Allemagne des années 1880 à 1914, soit une vingtaine d’unités étudiées dans le détail mais selon une approche thématique et non par monographies successives, j’ai essayé de parcourir à nouveau cette Europe minière pour dégager les caractères saillants et présenter dans ce rapport quelques conclusions utiles à notre étude. Cependant l’avantage d’une certaine exhaustivité a aussi des revers dans le cadre qui nous est imparti : il ne s’agira pas ici d’études de cas, mais d’une vision globale qui, par là même risque de paraître un peu désincarné1. Faute de pouvoir faire l’historique de chacun des grands syndicats de mineurs, de leurs formes d’organisation et d’action au tournant du siècle, j’adopterai d’abord un parti descriptif pour contribuer à dresser le tableau du syndicalisme de cette époque. L’image qui s’en dégage est celle de l’unité fondamentale du syndicalisme minier en Europe, ce qui donne tout son intérêt à l’approche professionnelle pour la compréhension globale du syndicalisme de l’époque.
Le processus de syndicalisation : rythme et rapport de forces
Organisation ouvrière et contexte économique
3Le lien est évident dans l’ensemble des bassins d’Europe entre naissance du syndicalisme et conflit social, et il est tout aussi direct entre conflit et conjoncture économique. Flambée des prix et flambée sociale se confondent donc. Après l’embrasement des années 1869-1870, peu d’organisations survivent à la crise sauf en Angleterre où elles se consolident au début des années 1880. Le retour brutal de la prospérité amène un soulèvement général des bassins occidentaux en 1889-1891. Se constituent alors les syndicats du Pas-de-Calais, du Nord, de la Ruhr, des organisations dans les trois bassins du Hainaut belge ainsi qu’en Sarre et en Basse-Silésie, tandis que l’ensemble des bassins britanniques connaît un brillant renouveau. En 1889 se créent les fédérations nationales des mineurs britanniques, belges et allemands et la fédération internationale des mineurs. La plupart de ces organisations, sauf en Sarre et dans le Borinage, résistent à la baisse des prix et aux grandes grèves de 1893. La vague suivante de prospérité en 1899-1900 assoit définitivement les syndicats ébranlés et remet en selle ceux d’Anzin et du Pays de Galles. Viennent s’y adjoindre après 1904 Aix-la-Chapelle et la Sarre, en 1908-1910 Liège et la Haute-Silésie. Les organisations de mineurs sont donc filles de la prospérité et la baisse des prix les tue plus sûrement que l’hostilité patronale. Des deux grandes vagues de 1868-1875 et 1888- 1892, avec baptêmes du feu en 1875 et en 1893, la première est la plus agitée, la seconde qui est aussi la vague de grève la plus puissante en Europe avant 1914, est le tournant décisif.
4Les mineurs participent aux explosions sociales définies par Hobsbawn pour le xixe siècle, et qui épousent les fluctuations économiques. Mais de cette chronologie sans surprise, on retiendra donc l’intérêt qu’il y a, pour dresser un tableau de la formation et de la stabilisation des organisations syndicales, de recourir à la conjoncture économique par branche, même si dans le cas d’un produit primaire comme le charbon son impact est forcément décuplé.
Le rapport de forces avec le patronat
5Le patronat minier, assimilé trop facilement à la grande entreprise, a mauvaise réputation. Pourtant son attitude devant le mouvement ouvrier est variable d’un bassin à l’autre et souvent à l’intérieur d’un même bassin. Elle tient au contexte économique et au contexte national des relations sociales. Lorsque le patronat houiller est conforté dans sa résistance naturelle par l’autoritarisme des relations sociales au niveau national comme en Allemagne, on ne trouve aucun exemple à contre-courant de patron mieux disposé. Il en va de même en Belgique avec quelques variantes de paternalisme chrétien. Mais inversement, le plus grand libéralisme qui règne en France ou en Grande-Bretagne au plan national n’empêche pas des compagnies comme Béthune ou Anzin, de grands patrons du Yorkshire, du Lancashire, du Pays de Galles et de l’ouest écossais de refuser de composer avec le syndicalisme.
6Quant aux facteurs économiques, on ne peut les associer à des orientations sociales définies car ils agissent en faisceau. Le patronat familial est souvent plus exigeant que la société anonyme mais la grande firme est autoritaire en Allemagne, pas dans le Pas-de-Calais, le Nord-est britannique ou le Fife. La petite firme doit céder assez vite si elle est isolée ou si ses grandes voisines se montrent souples, mais là où elle domine, elle peut résister longuement, comme en Belgique et dans certains bassins anglais. Certains facteurs sont constamment défavorables aux organisations ouvrières : d’une part, les compagnies mixtes minières et sidérurgiques refusent absolument le syndicalisme, pour la simple raison que le coût du charbon est un élément du prix de revient de la fonte et de l’acier et qu’elles sont donc en conflit permanent avec les mineurs pour les salaires. Cette attitude se vérifie sans exception en Ecosse, dans la Ruhr, en Haute-Silésie. D’autre part, les difficultés économiques structurelles des bassins moins bien lotis, par exemple dans le Lancashire, en Écosse, en Wallonie, entraînent une lutte sociale épuisante et forcenée. Parfois, ces éléments se cumulent : prospérité et libéralisme social dans le Pas-de-Calais et beaucoup de bassins anglais, déclin et rigidité sociale en Wallonie, en Basse-Silésie et en Saxe renforcent leurs effets. Si les facteurs se contredisent, ceux qui entraînent le patronat à résister l’emportent toujours sur ceux qui favorisent l’ouverture : la prospérité ne rend pas les grands patrons de la Ruhr moins intransigeants. Pour forcer la reconnaissance patronale, il faut donc une combinaison de circonstances favorables, ou un rapport de forces très déséquilibré entre un syndicat de bassin puissant et de petites compagnies désunies, comme parfois en Angleterre.
7Une conclusion d’ensemble sur l’attitude du patronat minier ne peut donc être que très nuancée : en gros, le climat national, plus ou moins ouvert ou plus ou moins rigide, l’emporte sur les facteurs économiques, sauf en cas de difficultés économiques structurelles qui entraînent automatiquement une forte résistance patronale, alors que la prospérité n’est pas gage d’ouverture2. Ajoutons que l’évolution qui se fait jour progressivement vers une reconnaissance ou du moins une acceptation implicite du syndicat est souvent plus tactique que sincère.
L’intervention de l’État
8Il s’agit là d’un élément nouveau et parfois décisif. Les mineurs font très anciennement appel à lui pour contourner l’intransigeance du patronat. Outre une législation sociale particulière, ils demandent à l’État et à tous les représentants de l’autorité d’intervenir dans les relations industrielles et d’imposer l’arbitrage. Or pour les gouvernements, la production de charbon représente un secteur stratégique et la grève générale des mineurs une menace prise au sérieux. Encore faut-il distinguer : octroyer des avantages sociaux est envisageable, se laisser entraîner dans les relations de travail l’est beaucoup moins. Si la République française et l’Empire allemand sont facilement interventionnistes en ce qui concerne la protection sociale, la Grande-Bretagne est moins empressée et la Belgique catholique hostile. Mais le Reich rejoint la Belgique dans la répression brutale dès qu’il s’agit d’organisation ouvrière alors qu’en France et en Grande-Bretagne, la répression toujours possible dans les grands affrontements n’est plus aussi mesquine au quotidien.
9Cependant, dans une phase décisive, celle des années 1889-1893, alors que le patronat est bousculé par la vague ouvrière et se replie en désordre ou ensuite lorsqu’il reprend l’offensive, soit en Allemagne en 1889-1890, en Belgique en 1890, en France en 1891 et en Angleterre en 1893, l’État fait pencher la balance en faveur des mineurs, en forçant les patrons au compromis lors de grands conflits du travail dont les syndicats sortent très consolidés. Mais cette phase d’engagement reste sans lendemain. Dès 1891 en Belgique, 1892 en Allemagne, 1893 en France, 1896 en Grande-Bretagne, les mineurs ne peuvent plus compter sur L’État dans les relations industrielles, tandis que l’œuvre législative reste importante surtout à partir de 1905-1906.
10Le coup de pouce de l’État intervient à un moment crucial. Plus généralement, le souci permanent de trouver un appui dans les autorités est une attitude très moderne de la part d’un syndicalisme qui constitue de ce point de vue une avant-garde. Pour les mineurs, mais aussi pour d’autres corporations, dès cette époque le rapport de forces met toujours en jeu trois partenaires, et ne se limite pas à un face-à-face entre ouvriers et patrons.
Les formes d’organisation
Syndicat de masse, syndicat de métier
11Avec toutes les précautions d’usage sur les sources dont la collecte est ardue et l’utilisation délicate, particulièrement en France et en Belgique, et sur la signification de l’adhésion et notamment ses implications financières, on peut affirmer sans crainte qu’en Europe le syndicalisme minier est un syndicalisme de masse, avec d’abord d’importantes flambées conjoncturelles puis une stabilisation définitivement acquise au plus tard en 1906-1908. Globalement, sur le continent lors des vagues de syndicalisation de la fin du xixe siècle, pendant plusieurs années de suite le syndicat regroupe un mineur sur deux, puis conserve souvent 40 % de ces effectifs. A la veille de la guerre, dans une période peu favorable, un tiers des mineurs français, belges et allemands sont organisés. En Grande-Bretagne, où l’adhésion est beaucoup plus ancienne, ce pourcentage atteint 50 % à deux tiers.
12Malgré des faiblesses locales, – l’Ecosse par exemple dans le contexte britannique – les mineurs sont donc beaucoup mieux organisés que l’ensemble des ouvriers. Ceux qui réussissent le moins sont les Français ; encore faudrait-il dans leur cas prendre en compte le soutien unanime de la population minière au syndicat même si elle ne se traduit pas par une adhésion en bonne et due forme. De toute façon les mineurs français sont très syndiqués par rapport à la moyenne de leur pays. Ceux qui obtiennent les meilleurs résultats, les Anglais, font mieux qu’une moyenne nationale déjà honorable. L’écart est particulièrement remarquable entre les mineurs et les ouvriers de la grande industrie et le pourcentage de syndicalisation des bassins houillers se compare à celui des travailleurs très qualifiés et des métiers urbains.
13Effectivement, malgré les apparences, une organisation de mineurs n’est pas un syndicat d’industrie à vocation générale, et par bien des aspects se rattache au syndicalisme de métier. En effet, l’étude de détail révèle un degré d’adhésion et de participation bien différent selon les groupes de travailleurs de la mine : ce syndicalisme reflète la hiérarchie ouvrière, sur laquelle nous reviendrons, qui exclut les ouvriers du jour et privilégie au fond les abatteurs. Si l’on ne tient compte que de ces abatteurs et des autres ouvriers adultes du fond, c’est un travailleur sur deux qui appartient à une organisation sur le continent ; en Grande-Bretagne ce pourcentage dépasse les deux-tiers pour atteindre les trois-quarts dans les vieux bassins anglais. On a donc affaire dans toute l’Europe à un syndicalisme majoritaire qui présente ce caractère remarquable d’être à la fois un syndicat de masse et un syndicat de métier.
14Cet exemple incite donc, sur un plan plus général, à ne pas opposer trop vite syndicat de métier et syndicat d’industrie, « skilled » et « unskilled » : Dans toutes les branches, n’y a-t-il pas hiérarchisation en fonction d’une qualification interne, et ne faut-il pas mieux discerner des « métiers » dans toute activité industrielle considérée trop globalement comme non qualifiée ?
Le double ancrage du syndicalisme dans la communauté et dans le métier
15Dans certains bassins où sa réussite est éclatante, le syndicat de mineurs a parfois été comparé à l’église médiévale. Effectivement, il concentre souvent les responsabilités sociales et la communauté ouvrière se tourne spontanément vers ses militants pour répondre à ses besoins collectifs. Dès lors, il y a une complémentarité profonde entre le syndicat et ces autres formes d’organisation que sont la coopérative, la mutualité, le parti, – sur lequel nous reviendrons – souvent au bénéfice de l’organisation syndicale qui joue un rôle hégémonique, mais avec tout un éventail de possibles : les syndicats anglais sont prestataires de service tandis qu’en Wallonie, le mouvement ouvrier est fusionnel, et l’Union installée à la Maison du peuple est une société de résistance pratiquant les bases multiples en même temps qu’une coopérative. Le mouvement coopératif, mais sur une plus grande échelle, est aussi important en Grande-Bretagne et dans la Ruhr alors que dans le nord de la France le syndicalisme vit plutôt en symbiose avec le petit commerce. Il faut cependant distinguer les pays du « self help », Grande-Bretagne et Belgique, où le champ d’action de l’organisation ouvrière est très vaste, des pays d’obligation légale, France et Allemagne où l’État organise déjà la protection sociale. Sur ce plan également, les mineurs, souvent assimilés aux ouvriers d’industrie, diffèrent de ceux-ci qui ont beaucoup de mal à se protéger, et se rapprochent des ouvriers de métier. Au chapitre des responsabilités sociales, on ajoutera, sauf en Allemagne où c’est impossible, la conquête du pouvoir communal qui est un succès proprement syndical et nullement socialiste.
16Quant à l’ancrage dans le métier, il s’opère en profondeur grâce à l’existence de fonctions électives au suffrage universel qui touchent de près aux intérêts des mineurs : salaire, sécurité, retraite. En Grande-Bretagne, est élu dans chaque puits à partir des années 1860 un basculeur, le « checkweighman », qui vérifie le poids des bennes et donc le salaire, et joue accessoirement le rôle d’inspecteur à la sécurité à partir des années 1880. En France, un rôle central est joué par le délégué ouvrier à la sécurité élu dans chaque puits à partir de 1890 plus que par les administrateurs de caisses de secours élus après 1894, et en Allemagne, cette autorité est dévolue aux « Ältesten » qui gèrent paritairement la caisse de secours, la Knappschaft, à partir de 1890. Dans ce pays il existe aussi d’autres institutions, conseillers prud’hommes, membre des comités d’entreprises, délégués à la sécurité, mais elles ne confèrent pas grand pouvoir, non plus que les postes de délégués à la sécurité et aux conseils de l’industrie et du travail qui existent en Belgique. Dans la plupart des bassins, les mineurs ont donc le rare privilège d’élire au suffrage universel certains de leurs camarades placés en des points stratégiques pour la défense ouvrière et indépendants financièrement et moralement du patronat. Les élections à ces postes sont d’ailleurs les temps forts de la vie des bassins, et la participation y est souvent plus forte qu’aux élections politiques. Bien entendu, ces élus se confondent avec l’appareil syndical qui profite à la fois de leur enracinement et de leur autonomie.
17L’exemple des mineurs est probablement exceptionnel. On en retiendra qu’il est parfois vain de vouloir distinguer des formes trop pures d’organisation ouvrière sur le plan économique, et surtout qu’une emprise sociale de type social-démocrate n’est pas réservée au parti. A la mine, l’enracinement dans le travail et si possible sur le lieu de travail constitue une des forces essentielles du syndicat, détermine le type de militants et marque encore une fois la grande modernité de ce type de syndicalisme.
Le fonctionnement des syndicats
18Cette question, dont les aspects sont multiples, ne peut donner lieu ici à développement. Notons seulement que le niveau d’organisation adéquat est le bassin, unité physique facile à déterminer et cadre naturel d’expression face au patronat, et non le niveau national, même si c’était légalement nécessaire en Allemagne. Le « localisme » souvent dénoncé est donc une règle absolument générale.
19Le syndicat de mineurs type est une organisation stable de taille moyenne, aux structures légères mais solides. A sa tête, quelques pionniers de la génération des années 1870 en Grande-Bretagne, et surtout de la génération des années 1890 restent étonnamment stables jusqu’à la guerre. S’ils dirigent en autocrates, leur charisme leur donne une légitimité qui va bien au-delà de la sanction démocratique. Sous leur influence, les organisations sont obsédées par les « grosses caisses » nécessaires en cas de grève. Alors qu’il s’agit de syndicats « installés » et à l’aise financièrement, leurs dépenses de fonctionnement restent extrêmement faibles, ce qui enlève beaucoup de sa pertinence à la littérature sur la bureaucratie syndicale3.
Les modes d’action
20Les mineurs sont réputés « gréviculteurs » en raison du poids de leurs grands conflits dans la statistique et ils laissent derrière eux la plupart des autres corporations, sauf peut-être les travailleurs des ports. La pratique gréviste varie cependant en intensité : d’une part les mineurs belges représentent toujours 50 % à deux tiers des grévistes dans leur pays et les Britanniques constituent du tiers à la moitié des effectifs grévistes ; d’autre part pour les Allemands le pourcentage est de 5 à 10 % en général, 20 % les grandes années et pour les Français s’il atteint 15 à 20 % dans les années 1890, il s’effondre avant la guerre. Les conflits, essentiellement salariaux, épousent étroitement la conjoncture. Néanmoins, les mineurs ne participent pas à la montée régulière et irrésistible de la grève dans presque tous les pays avant 1914. La raison en est essentiellement qu’ils sont déjà très grévistes au départ. Les syndicats n’hésitent pas, pourtant, à s’attribuer le mérite d’une telle évolution qui, sans combler leurs vœux, va dans le sens de leurs prises de positions extrêmement tranchées.
Grève et conciliation
21En effet, le refus de principe de la grève ne souffre pas d’exception dans tous les syndicats de mineurs, alors que tous sont en même temps des fanatiques du compromis. A partir d’une vive conscience de conjoncture, de l’observation des prix et des stocks, les leaders miniers croient à la possibilité d’une action économique rationnelle et prévisible. La grève est l’inverse à leurs yeux, elle est donc mal venue et mal aimée. De toute façon, ils en ont une perception comptable et ne l’envisagent jamais comme une expérience ouvrière formatrice. Pour tous les responsables des mineurs occidentaux, la grève qui se déclare est symbole de l’échec du syndicat plus que de sa possible victoire, c’est un pis-aller, une erreur ou une insuffisance. En revanche tous manifestent une foi inébranlable dans un règlement pacifique des conflits par arbitrage, avec si possible la mise sur pied d’organisations paritaires permanentes. Alors que la grève leur apparaît comme un souvenir des temps barbares, la conciliation va dans le sens du progrès et est le prolongement naturel de l’évolution économique qui concourt au développement d’une société corporatiste.
Rationalisation du conflit et guérilla locale
22Force est de constater que le syndicat peut bien être hostile à la grève, les mineurs sont grévistes, ce qui oblige l’organisation à s’adapter au mouvement social. Il convient de distinguer les grandes grèves générales des petits conflits locaux. Les premières sont redoutables, car elles mettent en péril l’organisation, mais la grève massive, coordonnée, est parfois le dernier recours, et c’est donc un mal inévitable. En revanche, il faut pourchasser la grève partielle et incontrôlée. Le syndicat y parvientil ? Des années 1890 à la guerre, on constate un double mouvement de rationalisation de la grève générale et de persistance, voire de résurgence, du conflit localisé. Si les syndicats freinent le déclenchement des conflits, ils interviennent de plus en plus dans leur conduite et dans leur issue. Il y a donc, assez nettement, prise en charge de la grève par le syndicat qui parvient à en discipliner les formes et généralement à en écarter les conséquences les plus dramatiques. Mais si les mineurs acceptent de mener les grandes grèves dans les règles, ils ne renoncent pas à la guérilla. Les petits conflits ne sont pas maîtrisés et constituent un signal d’alarme pour le syndicat. Ils sont soit le fait des abatteurs qui mettent en cause l’insuffisance de la conciliation au sommet pour déterminer le salaire individuel et obligent ainsi le syndicat à s’orienter vers la recherche d’un revenu minimum, soit le fait de catégories au statut inférieur que le syndicat ne défend pas et dont l’action endémique l’oblige à envisager l’intégration en évoluant vers un vrai syndicalisme d’industrie.
23Quant à la conciliation, elle progresse effectivement dans la mesure où la fin de tous les grands conflits est désormais négociée. Le bilan est plus contrasté pour ce qui est de la mise sur pied d’une conciliation permanente afin de fixer les salaires. Mineurs belges et allemands prêchent dans le désert, tandis que Français et Britanniques parviennent à s’engager dans les premiers rapports collectifs. Les échelles mobiles, qui instituent un lien mécanique entre prix et salaire et soumettent donc ceux-ci à la loi du marché, sont progressivement abandonnées. Mais à partir de 1891 dans le Nord-Pas-de-Calais et de 1894 pour les bassins centraux anglais, des conventions salariales régulières sont négociées paritairement. Le bilan en est mitigé, mais il faut tenir compte du fait que l’action syndicale s’inscrit dans une double perspective : à court terme, les conventions font reculer l’arbitraire mais le mécontentement des mineurs quant à leur résultat est probablement justifié ; à long terme, le gain que représente pour le syndicalisme la reconnaissance dont il jouit par une amorce de paritarisme, si exceptionnelle encore pour le reste du monde ouvrier avant 1914, justifie pour ses dirigeants les sacrifices consentis.
24Les mineurs sont à l’avant-garde d’une organisation des relations industrielles. En fait, le syndicalisme minier se montre très en avance sur le patronat, en particulier sur le continent où il n’a de cesse d’imiter les Anglais. Par ses offres audacieuses – la conciliation est le seul domaine où les dirigeants syndicaux se laissent aller à rêver – il est même en porte-à-faux, car le contexte nécessaire à ce type de relations sociales n’est pas encore en place. Par là il est aussi en décalage avec la masse ouvrière qu’il doit représenter et qui ne le suit pas sur ce terrain, d’où une tension notable entre le mouvement social réel et le projet syndical.
Le primat de l’action parlementaire
25L’autre pilier de l’action syndicale – pour certaines organisations ce devrait même être le premier –, est le parlementarisme pratiqué directement par les députés du syndicat ou par un lobbying intense. Il est certain que dans chaque pays les mineurs obtiennent plus que toute autre catégorie ouvrière : là où la législation sociale est maigre, les exceptions sont en leur faveur, là où elle est abondante ils sont privilégiés. Ces avantages leur sont accordés soit dans le cadre de grandes lois minières récapitulatives, en Grande-Bretagne et en Allemagne, soit par des lois spécifiques en France et en Belgique. C’est dans la période 1909-1913 que les syndicats voient le couronnement de leur long travail de harcèlement, en particulier pour la journée de huit heures, les retraites et la sécurité au fond. Dans la mesure où on lui a souvent tout sacrifié et où on en a fait une panacée préférable à la mobilisation sociale, le résultat provoque aussi parfois certaines déceptions chez les mineurs.
Un splendide isolement
26Les mineurs se considèrent eux-mêmes comme des travailleurs à part. Sur le terrain, ils sont isolés par la mono-industrie ou dans leurs villages et quartiers. La Ruhr même est une province industrielle plus qu’une région urbaine. Dans les zones d’industrie lourde, mineurs et métallos s’évitent le plus souvent ou les contacts sont sans profit. D’ailleurs, dans la Ruhr comme dans le Valenciennois, les ouvriers du métal dans leur grande masse sont apathiques et inorganisés. A l’opposé, les verriers sont des aristocrates du travail, mais ce sont eux qui méprisent les mineurs. A quelques exceptions près, en Saxe et dans le Lancashire, il n’y a pas de contacts avec d’autres ouvriers pour affaiblir le corporatisme minier. L’organisation le reflète et même elle le renforce plus qu’elle ne le surmonte. Dans tous les congrès s’exprime à profusion cet esprit de caste et cet exclusivisme corporatif. Par exemple, les mineurs préfèrent revendiquer pour eux seuls la journée de huit heures, que réclame alors tout le mouvement ouvrier, et ils l’obtiennent en francs-tireurs. Les rapports avec les autres organisations, nous le verrons, sont aussi lointains et méfiants. Inversement, les mineurs sont attentifs à ce qui se passe dans les bassins miniers des autres pays et dont les syndicats se font l’écho, plus sans doute que n’importe quelle corporation. L’histoire de leur fédération internationale, avec les limites propres à l’époque, en offre des aperçus étonnants.
Dans la mouvance trade-unioniste
La vigueur du corporatisme
27De tous les éléments ainsi successivement décrits se dégage un type original de syndicalisme aux caractères fortement marqués : résolument moderne dans ses aspirations et ses pratiques – moderne au sens où il préfigure nombre d’évolutions du syndicalisme dans les décennies suivantes –, ne se plaçant pas uniquement sur le terrain économique mais extrêmement intégré à la vie sociale de la communauté, et enfin étroitement corporatiste.
28Le projet syndical développé par les organisations de mineurs place l’efficacité et la dignité collective dans la rationalité. Le syndicat vise à former des hommes responsables et éduqués – sa modernité vient aussi du rôle qu’il attribue à l’analyse économique – à la hauteur de leurs adversaires patronaux et qui se démarquent des meneurs car ils placent les solutions pacifiques très au-dessus de la lutte ouverte. Il pratique donc une politique de conciliation à l’égard des employeurs, quelle que soit l’attitude de ceux-ci, car c’est la seule qui corresponde à sa vision des rapports sociaux. Moderne il l’est tout autant en ce qu’il recherche ardemment l’intervention et la protection de l’État. Malgré le bruit que font dans l’opinion les grandes grèves minières, il s’agit avant tout d’un syndicalisme de compromis et de négociation : par les moyens qu’il utilise comme par les objectifs qu’il proclame, le syndicalisme minier se veut donc un instrument de rationalisation des rapports sociaux plutôt que de lutte sociale.
29Le syndicat de mineurs est extrêmement intégré à la vie de la communauté. Il réunit souvent la majorité des ouvriers et exerce de toute façon une influence et une autorité morale qui vont bien au-delà des adhérents. Syndicat de masse, il est aussi un syndicat de métier, adapté aux hiérarchies internes du travail en privilégiant les ouvriers qualifiés. De même, son appareil s’identifie partout où c’est possible avec les élus ouvriers les mieux placés pour défendre le salaire, la sécurité et la protection sociale. Enfin, il a vocation à répondre aux besoins sociaux de la communauté dont il est l’unique représentant.
30Il s’agit donc d’une forme d’organisation qui envahit l’espace social, mais sans en dépasser les bornes. La vigueur de l’identité professionnelle se traduit en effet par un net repli corporatiste. Chaque syndicat de mineurs est tenté de pratiquer un localisme de bassin, et s’intéresse éventuellement plus à ce qui se passe dans les autres bassins miniers que chez les ouvriers voisins. Du reste du monde ouvrier, il se méfie car il ne s’y reconnaît pas, et ne voit pas l’utilité de contacts suivis. Aussi les revendications restent-elles étroitement corporatistes, voire égoïstes si la tactique l’exige. Si l’on dépasse le niveau des revendications matérielles, on ne trouve pas dans ce type d’organisations un idéal de libération sociale, mais au mieux de paritarisme, voire de cogestion d’un monde minier dont on envisage l’avenir avec optimisme.
31Le syndicalisme minier est donc partout un syndicalisme modéré et étroitement professionnel auquel on accolera volontiers l’étiquette vague de réformiste. Si on cherche à le situer en regard des trois modèles syndicaux généralement décrits en Europe, c’est au trade-unionisme qu’il se rattache le mieux. Cela va de soi pour les gros bataillons anglais, mais mériterait déjà quelques précisions sur le continent. En fait, n’y voir que l’illustration dans une profession particulière d’un modèle général n’est sans doute pas pertinent : le syndicalisme minier – qui s’implante aussi bien dans des environnements qui n’ont rien de trade-unioniste – est sui generis et ne se coule pas dans le modèle national dominant, quand même il ne le contredit pas.
Le rapport aux organisations syndicales nationales
32On s’en convaincra aisément en revenant sur les rapports entre ces syndicats de mineurs et les centrales syndicales nationales. Cette question qui suscite l’indifférence des ouvriers est de toute façon affaire d’appareil. Dans un seul cas les relations sont étroites, c’est celui du Gewerkverein de la Ruhr qui est le pivot du syndicalisme chrétien dans toute l’Allemagne. Ailleurs, les mineurs qui ont créé leurs organisations sans secours extérieur entretiennent avec les centrales nationales des relations qui dépendent de la façon dont celles-ci acceptent leurs valeurs corporatistes.
33En Grande-Bretagne, le syndicalisme est de toute façon très mal confédéré et le corporatisme est à la base de l’organisation ouvrière. Les mineurs ne sont pas l’exception dont l’égoïsme dérange, mais la réussite qu’on admire. La MFGB participe donc au TUC, lequel n’a pas les moyens d’interférer dans la vie de ses membres, mais c’est pour un motif étroitement intéressé, l’obtention de la journée de huit heures. Lorsqu’elle estime qu’il vaut mieux l’obtenir pour les mineurs seuls, elle s’en désintéresse, désintérêt qui devient méfiance avec la montée du socialisme.
34En Belgique, les syndicats sont les organes de base du Parti ouvrier, assez œcuménique pour respecter tous les particularismes. Il existe des tensions entre le PO et les mineurs à propos de la grève générale, mais toutes les grandes grèves pour le suffrage universel reposent sur eux. Très méfiants envers Bruxelles et les Flandres, les mineurs wallons, réticents à entrer dans les structures nationales, boudent la commission nationale des syndicats qui, sans eux, peine à exister.
35En Allemagne, les mineurs restent jusqu’en 1901 à l’écart de la Generalkommission mise sur pied par le parti. Mais les dirigeants de cette organisation partageant leurs conceptions sociales, ils s’en rapprochent pour lutter ensemble contre la prétention de la social-démocratie à faire des syndicats des organisations de masse lui servant de tremplin. Cette alliance de réformistes pour l’autonomie syndicale fonctionne à plein dans le débat sur la neutralité syndicale, mais les liens restent lâches et les mineurs s’abstiennent de toutes les activités intersyndicales.
36En France enfin, les syndicats du Nord-Pas-de-Calais et la fédération des mineurs se cantonnent obstinément dans le particularisme. Rien de plus éloigné d’ailleurs que la CGT et les mineurs : d’un côté le parisianisme, l’exaltation idéaliste, l’appel à l’action directe et à la grève générale ; de l’autre le régionalisme jaloux, la modération pour des rapports sociaux constructifs, le salut par le parlementarisme honni de direction de la CGT. L’adhésion des mineurs, tumultueuse, n’est pas sincère et ne dure guère.
37Les rapports avec les organisations nationales sont certes un des éléments qui évoluent le plus avec la remise en cause interne des valeurs du syndicalisme minier. Le rapprochement a lieu en 1907-1908 en France et en Allemagne, un peu plus tôt en Belgique, plus tard en Grande-Bretagne. Mais souvent il est seulement tactique.
Un travaillisme spontané
38Si les mineurs préfèrent agir seuls, c’est que le syndicat minier, expression vigoureuse du corporatisme, leur semble un instrument suffisant pour les défendre sur tous les plans. Les mineurs ne renoncent pas à l’action politique, mais la considèrent sous le seul angle corporatif. Dans cette conception instrumentale, la nécessité d’une représentation ouvrière n’a rien à voir avec la conscience de classe, et l’adhésion à une expression politique renvoie à une identité collective et non à une option idéologique. Cette attitude gouverne leurs relations aux partis qui les courtisent.
39Lorsque le syndicat est encore faible, les mineurs cherchent des alliances pour améliorer la législation sociale. Ils n’ont aucune réticence devant les notables démocrates. Ainsi en Grande-Bretagne, le parti libéral concède des sièges de députés aux leaders miniers sauf dans le Lancashire et le Lanarkshire où le libéralisme s’identifie trop au patronat charbonnier. Ailleurs, notamment dans le Nord-est et le Yorkshire triomphe ce « lib-labism » sur fond de non-conformisme. Sur le continent, les libéraux belges sont antisociaux sauf à Charleroi où le « lib-labism » fonctionne un temps, et les libéraux allemands de gauche trop faibles. Mais d’un point de vue fonctionnel, c’est le Zentrum qui remplit cette fonction comme sait le faire en France le radical-socialisme avant de laisser son héritage aux chefs syndicaux.
40Avec le renforcement du syndicalisme, les mineurs s’orientent vers une autre solution, qui est de se représenter eux-mêmes dans une sorte de travaillisme catégoriel. En même temps le socialisme leur fait des offres de service. Lorsqu’ils ont déjà de bons alliés, le travail de propagande socialiste durera au moins une génération. Là où aucune alliance ne fonctionne, en Belgique, en Écosse, dans les bassins allemands, les députés mineurs sont socialistes mais prouvent vite que la voie parlementaire qu’ils suivent de concert avec le parti a pour objet premier le progrès de la corporation. L’originalité des mineurs réside moins dans cette tentation travailliste, certainement répandue dans d’autres corporations, que dans leur capacité à mettre en pratique de façon totale ou partielle leur modèle ouvriériste, alors que les autres y échouent généralement. Les facteurs qui le facilitent sont leur force électorale unique, l’antériorité fréquente de leur organisation sur celle du parti et l’enracinement de la conception corporatiste.
41Dans beaucoup de bassins, il y a donc représentation directe du monde du travail, l’étiquette politique comptant beaucoup moins que la nature des élus, présidents et secrétaires du syndicat. Ainsi dans le Nord-Pas-de-Calais, les députés mineurs – six pour 120000 ouvriers – sont une institution durable. Sous couvert d’allégeance à la SFIO mais en l’étouffant complètement, ils maintiennent vivante la tradition du républicanisme social. Les mineurs britanniques, sans être déçus par le libéralisme, s’émeuvent vers 1900 de la faible place qu’il leur accorde. Peu soucieuse de partager son argent avec d’autres, la MFGB crée son propre fonds parlementaire et obtient une vingtaine d’élus en 1910 pour un million d’ouvriers. Le nouveau Labour Party, qui n’a pas d’existence autonome, ne menace en rien la suprématie du syndicat et cette logique de communauté. Le travaillisme à la belge fonctionne de la même manière et les 100000 mineurs wallons font élire cinq à sept de leurs chefs. En constituant un groupe parlementaire mineur en 1900 – les Français feront de même en 1910 – la fédération des mineurs affirme son optique clairement corporatiste sur le modèle anglais.
42Seuls les mineurs allemands sont en situation plus difficile. Le vote minier est essentiel dans moins d’une dizaine de circonscriptions dont trois de la Ruhr. Jouent également la division confessionnelle et l’antécédence des partis ; les syndicats sont condamnés à une entente avec le Zentrum ou la social-démocratie. Outre le seul siège minier au sens français, celui de Waldenburg en Basse-Silésie, qui échoit toujours au président du Vieux syndicat, celui-ci ne conquiert que Bochum. Avec les élus aux Landtag de Prusse, on compte cependant sept à huit élus mineurs au total. Pour autant, le Gewerkverein chrétien n’est pas une succursale du Zentrum, et le Vieux syndicat est particulièrement arrogant avec la social-démocratie : il développe le principe de neutralité envers les partis au-delà du supportable, s’adresse à tous les alliés potentiels de bonne volonté – le parti du prolétariat n’en étant qu’un – et en général renvoie la presse social-démocrate à ses insuffisances, les théoriciens à leurs chères études, et la grève générale au magasin des accessoires. Devant une social-démocratie puissante à prétention hégémonique, le syndicat des mineurs fait plus que se démarquer du parti comme l’ensemble du syndicalisme allemand : il affirme la supériorité des critères professionnels et écrase les organisations socialistes locales.
43Ainsi se complète notre tableau : le syndicalisme minier se comporte quand il le peut en un véritable parti du travail, ou revendique de l’être dans l’idéal. Ce travaillisme spontané – non issu d’un modèle national – et cette indifférence ou cette méfiance, qui ne se démentent pas pour les organisations extérieures, témoignent dans le domaine où c’est le plus difficile, celui de l’expression politique, de la clôture des communautés minières sur elles-mêmes. Aussi faut-il revenir sur ce monde dans lequel le syndicat s’enracine si profondément.
La communauté professionnelle
44Pour les observateurs, le caractère le plus frappant d’une communauté minière est sa solidarité à toute épreuve. On l’attribue généralement à un certain nombre de facteurs objectifs comme l’isolement, l’homogénéité de l’habitat, le danger partagé. Mais l’unité profonde de ce monde s’explique mieux par son fonctionnement intérieur, dont rend compte la notion de communauté professionnelle (« occupational community ») c’est-à-dire la réunion des travailleurs d’un même métier dans une communauté de vie organisée par et autour du métier : le travail y est la valeur de référence pour tous les comportements sociaux hors-travail. D’ailleurs, les ouvriers appartenant à ces groupes, souvent exclusivement masculins, se définissent en toutes circonstances avant tout par référence à leur métier, selon un code de valeurs pas toujours compréhensible de l’extérieur. Dans cette optique, la mine a donné lieu de longue date à des monographies célèbres comme le « Coal is our Life » de Dennis, Henriques et Slaughter et il est vrai que la mono-industrie et l’isolement spatial ne font que renforcer les caractères que nous venons de mentionner. Réseaux de travail et de vie se superposent, bientôt renforcés par un passé commun et une tradition familiale soutenue, et par l’imbrication des relations sociales. Le ressort fondamental du monde minier est donc que l’expérience de travail est centrale à toutes les autres expériences de la communauté.
45Pour comprendre la société minière, il faut donc revenir d’abord au travail et descendre au fond du puits. Malgré des nomenclatures complexes, ce travail se divise partout en quelques opérations simples : autour d’une phase centrale qui est l’abattage par l’ouvrier à veine, s’articulent deux groupes d’activités complémentaires : frayer les voies et assurer la sécurité en boisant ; évacuer le charbon abattu. Fondamentalement, on distingue deux grandes catégories, le haveur qui abat, le herscheur qui transporte. Plus simplement, le seul à mériter le titre de mineur est l’abatteur, seul aussi à être directement productif, et autour duquel s’affairent des catégories auxiliaires dont le travail ne vise qu’à faciliter le sien. Les rôles ne sont pas définitifs et chacun suit, idéalement un cursus professionnel : le jeune homme passe des occupations périphériques à l’abattage qui combine la supériorité du statut, de la responsabilité et de la paye, mais en vieillissant, il s’en éloignera de nouveau. De toute façon chacun est aussi loyal à l’équipe de travail qui prend en charge un chantier, de petite taille à cette époque, et où elle est relativement autonome.
46Au centre du cycle de vie comme de l’équipe, on trouve rabatteur. Ce groupe de travailleurs présente deux spécificités qui expliquent leur force. D’une part, bien que spécialisés, ils ne sont pas marginaux en nombre et représentent selon les bassins du tiers à la moitié de la main d’œuvre du fond ; d’autre part, la technique d’abattage reste artisanale et l’initiative personnelle importante car la mécanisation n’atteint encore que les autres opérations. Aussi ce mineur – généralement classé parmi les travailleurs non-qualifiés – se ressent-il comme porteur d’une qualification réelle, faite d’adresse manuelle et de savoir-faire, qui n’est pas reconnue à l’extérieur mais l’est dans le groupe ainsi que par le patronat et est pourvoyeuse d’un statut social supérieur. Dans la société minière, les abatteurs sont donc non pas une aristocratie, mais une élite réelle et acceptée. Elle ne forme pas le sommet d’une pyramide mais plutôt le centre d’un monde qui s’organise en cercles concentriques autour d’elle : symboliquement, le statut social dépend de la distance au front de taille, ce qui explique le peu de cas qu’on fait des ouvriers du jour, mais vaut aussi dans la famille comme dans la vie collective.
47Ainsi le fait que les rapports du fond se reproduisent à la surface détermine l’ancrage de l’organisation professionnelle dans tous les aspects de la vie de la communauté ; la hiérarchie autour d’un groupe qualifié mais nombreux explique qu’il s’agisse d’un syndicat de masse et de métier à la fois ; la non-reconnaissance extérieure, le caractère purement interne de la qualification jouent en faveur du corporatisme autant que l’isolement physique des communautés ; le poids de l’économique et la simplicité des relations de pouvoir dans le monde minier font aussi de la défense professionnelle la préoccupation dominante et donc du syndicat l’institution ouvrière centrale qui sert de pilier aux autres et se transforme naturellement en parti du travail en raison du corporatisme de ce monde clos sur lui-même. Plus que le « contexte » économique, sociologique ou les influences idéologiques, qui déterminent effectivement le cadre et les rapports de force dans lesquels le syndicalisme minier se développe et agit, ce sont les ressorts internes d’une communauté ouvrière polarisée par le travail qui expliquent ses formes et ses orientations.
48L’approche par la branche professionnelle permet donc de faire émerger une réalité syndicale qui ne se dévoilerait pas dans un autre cadre. Chez les mineurs, cette réalité est à la fois étroitement locale et repérable au-delà des frontières. Certes, répétons-le encore, elle est décrite ici de façon bien schématique : l’histoire de chaque bassin ne se réduit pas à une l’illustration locale d’un développement commun, et, pour prendre des exemples extrêmes, les mineurs de la Deerness valley dans le nord-est britannique semblent bien loin de ceux de Hamborn dans la Ruhr... Certaines précautions s’imposent d’elles-mêmes. On qualifiera cette réalité de transnationale plutôt que d’internationale car si les mineurs ne se reconnaissent pas dans les autres ouvriers, l’identité française ou allemande l’emporte bien entendu sur l’identité professionnelle. On évitera aussi de figer en une structure intemporelle ce qui est un moment dans l’existence des communautés minières, plus ou moins bien développé selon les lieux et selon les temps, qui bien souvent a sa valeur en 1900-1905 – l’époque qui nous intéresse aujourd’hui – mais est déjà remis en cause avant la guerre par une nouvelle génération et sera bousculé par la mécanisation et le communisme. Ce n’est pas non plus le lieu de justifier la méthode employée, cette combinaison du comparatisme sur une vaste échelle et d’une notion de communauté a priori plus adaptée aux études de cas, ni de passer en revue les « Störfaktoren », qui invalideraient l’étude dans tel ou tel bassin4 : A vrai dire, il faudrait pouvoir consacrer au moins quelques pages à la Ruhr – en réalité les Ruhr –, où ces facteurs perturbant se retrouvent presque tous5 pour expliquer leur articulation à un modèle général.
49Du moins, dans l’ensemble géographique retenu, la relation étroite entre le mineur et son travail, entre le travail et l’existence sociale, n’est pratiquement jamais en cause et légitime l’utilisation de la notion de communauté professionnelle. Celle-ci est – elle extensible à d’autres milieux ouvriers ? Elle fonctionne particulièrement bien à la mine, où métier et territoire se superposent, mais elle a été inventée pour les typographes, dont l’habitat est dispersé, et reprise par divers auteurs à propos des marins, des dockers, des verriers, des cheminots, voire de certaines villes textiles. Admettons qu’elle est faiblement opératoire dans nombre de grandes branches professionnelles à la fin du xixe siècle, même si le travail conserve souvent un cadre traditionnel, où le savoir-faire n’a pas été tué par la mécanisation, et si les populations ouvrières ne sont pas encore diluées dans un espace urbain plus ouvert où agissent à plein des influences centrifuges. Reste l’essentiel, en l’absence de communauté professionnelle, qui est l’enracinement dans le processus de travail des valeurs ouvrières et donc aussi de l’organisation qui en est le plus proche, le syndicat. Dans cette optique, l’analyse du rôle des métiers chez les ouvriers d’industrie est certainement une des clés qui permet d’expliquer par exemple le « sectionalism » dans le textile. Cette voie est déjà largement ouverte, notamment par les chercheurs anglo-saxons, et l’étude sous cet angle des organisations existant en France au début du xxe siècle donne du syndicalisme français une autre image ou au moins une image plus complexe que celle d’une CGT anarcho-syndicaliste.
Notes de bas de page
1 De même on comprendra qu’il est difficile de donner dans un tel cadre des références bibliographiques : il en faudrait des milliers et il semble inutile de renvoyer aux archives sur tel bassin plutôt que sur tel autre ou aux ouvrages dont on trouve aisément la liste dans les histoires nationales. On s’excuse donc de devoir se limiter à un renvoi permanent à : Michel J., Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne). Étude comparative des années 1880 à 1914, Thèse de doctorat sous la direction de Y. Lequin, Univ. de Lyon, 1987.
2 Nous envisageons l’attitude patronale face à la création des organisations. Si l’on se place du point de vue des résultats de l’action syndicale, ce que nous n’aurons pas l’occasion de faire dans cette contribution un élément fondamental reste partout la situation du marché du travail, caractérisée pour l’essentiel de la période par le manque de main d’œuvre, et donc très favorable aux ouvriers. Dans ces conditions, qu’il y ait ou non pression syndicale, les mineurs profitent de la hausse des prix du charbon dans le long terme. Globalement le salaire reste encore régi par le jeu des forces économiques plutôt que par l’intervention ouvrière. Celle-ci, lorsqu’elle est forte, a pour effet de moduler les évolutions et de stabiliser les fluctuations dans le court terme. Notons que pendant une bonne partie de la période, aux yeux des mineurs, les accords que les syndicats parviennent à passer dans ce domaine les empêchent plutôt de profiter de très fortes hausses des prix.
3 Le bénévolat reste la règle, ou la prise en charge par des institutions autres que le syndicat. Il n’y a début de fonctionnarisation que dans la Ruhr, pour des raisons propres à l’Allemagne et à la taille du bassin, mais le Vieux syndicat de la Ruhr reste sous-encadré par rapport aux autres syndicats allemands.
4 Toutes ces discussions tiennent évidemment une large place dans la thèse citée. Contentons-nous d’évoquer à titre d’exemples deux grands dangers menaçant cette cohésion sociale qui est un préalable au fonctionnement communautaire. Le premier serait que la rapidité du développement économique et donc démographique les empêche de parvenir à une stabilité sociale minimum. Mais sauf en Lorraine et dans le nord de la Ruhr, les phénomènes de frontières n’empêchent pas la constitution d’un territoire commun où les déplacements internes ne mettent pas en cause l’appartenance professionnelle. Le péril est plus grave lorsque la cohésion interne est brisée par des loyautés extérieures qui affaiblissent le séparatisme corporatif. Le principal facteur en cause est l’attitude religieuse, fortement exprimée par des mineurs catholiques, non-conformistes ou anticléricaux et qui semble orienter leurs choix. En fait, le discrédit général des églises officielles, soutien du patronat, aboutit soit à la déchristianisation des mineurs lorsqu’une seule église domine (en France et en Belgique) ce qui laisse libre champ au syndicat soit, s’il y a pluralisme religieux, à la dissidence au sein d’une contre société catholique apte à mobiliser les résistances sociales y compris dans l’organisation ouvrière (en Allemagne) ou du méthodisme dont on sait à quel point, dans les bassins anglais, il conforte cette organisation.
5 Les fractures de la communauté minière, ethniques, confessionnelles, sont si fortes que le syndicalisme éclate en trois organisations – ou plutôt ne devrait-on pas dire « a besoin » de trois organisations ? Dans cette Ruhr plurielle plutôt qu’unique, qui est moins en proie à un développement à l’américaine qu’elle n’est constituée de strates successives bien individualisées, – quand dans le nord il y a explosion démographique, dans le sud, on lutte déjà pour « travailler au pays » – il y a moins superposition que juxtaposition. Dès lors la division syndicale est aussi un pluralisme salutaire : le Vieux syndicat, prototype de l’organisation que nous avons décrite ne saurait attirer toute la main d’œuvre, même s’il est le seul à recruter partout. Le Gewerkverein catholique se limite aux mineurs traditionnels dont le corporatisme est encore plus accentué, et le syndicat polonais a pour base une main d’œuvre peu qualifiée, proche finalement d’un syndicat d’industrie.
Auteur
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