« L’arrière-plan culturel » de la politique française d’intégration européenne
p. 391-409
Note de l’éditeur
Article publié dans H. Shamir (éd.), France and Germany in Age of Crisis. 1900- 1960, Studies in memory of Charles Bloch, Leiden, Brill, 1990. Texte en allemand
publié dans Historisches Zeitschrift, 1989.
Texte intégral
1La politique française d’intégration européenne semble résulter de l’action résolue d’un petit nombre de responsables, hommes politiques d’une part, hauts fonctionnaires d’autre part et surtout. Des noms de ministres, tels que Robert Schuman1 ou Guy Mollet2, des noms de personnalités comme Jean Monnet, Robert Marjolin, Bernard Clappier, Hervé Alphand, Pierre Uri, Émile Noël, Alexandre Verret3 paraissent symboliser cette volonté française de construire l’Europe, au moins entendue comme l’Europe des six. Une interprétation désormais classique accorde le bénéfice de l’action française à des petits groupes d’hommes décidés, parfois suspectés, ou à tout le moins distincts de la majorité de leurs concitoyens. Les groupes ou les personnalités du monde des affaires, les chefs militaires, les dirigeants syndicaux, les leaders d’opinion dans la presse ou les autres médias, les intellectuels de renom se situent aux marges (ou même en dehors) des choix et gestes décisifs en ce domaine. Sans doute l’idéal européen, entendu au sens d’une certaine construction d’ensembles européens, politiques ou économiques ou militaires, est-il largement partagé au sein des partis politiques (communistes et gaullistes exclus) ; mais la relative indifférence de la majorité des militants pour ces questions secondaires (au moins dans le court terme) apparaît bien dans la faible participation des militants lors des débats consacrés à ce thème au moment des congrès des partis4. De même, les grandes confédérations syndicales axent leurs réflexions et leurs actions sur les grands problèmes nationaux, plein emploi, défense salariale, égalité des charges sociales, durée hebdomadaire du travail, laissant à un futur encore lointain le soin et le souci d’une harmonisation européenne des conditions de travail du monde salarié.
2Il convient d’ajouter que la conjoncture interne et externe et le poids des réalités quotidiennes consolident l’impression dominante d’une faible attraction des constructions européennes pour les Français pendant les années cinquante. La guerre froide a saisi l’Europe dès 1947-1948 ; du coup, l’Europe se retrouve engagée dans deux camps antagonistes, sous deux tutelles opposées ; chez les responsables français, les tentatives ou les espoirs de maintenir un lien certain entre les deux Europe sont vite balayés5, et il faut bientôt se résoudre à une construction européenne partielle (une petite Europe) marquée par les objectifs de défense militaire. Tâche peu exaltante, peu mobilisatrice ! D’un autre côté, pour les Français, les années cinquante portent la marque de la décolonisation ; Indochine, Maroc, Tunisie et surtout Algérie sont des noms de lieux familiers, redoutés, porteurs d’une significative charge d’affection ou de rejet ; par comparaison l’Europe réclame une moindre attention, même si on l’évoque ici et là comme un moyen, une solution ou un mythe. Enfin, en ces années cinquante où la modernisation-reconstruction de la France est au cœur des débats politiques, économiques et idéologiques, il faut convenir que les aléas de la vie quotidienne, qu’ils s’incarnent dans les difficultés du ravitaillement, de la construction, dans les premières manifestations de la société de consommation, se situent à l’échelle nationale6. L’horizon mental des Français est à la mesure de l’hexagone et de l’Union française, la dimension européenne restant du domaine de l’imaginaire.
3Dans ces conditions, l’historien pourrait circonscrire l’étude de l’arrière-plan de la politique d’intégration européenne à l’analyse des concepts et des motivations de quelques responsables du type de ceux cités au début de cet article. Pourtant si l’on veut considérer l’« arrière-plan culturel » de cette politique, il faut aller plus loin. Mais dès maintenant, précisons ce que nous entendons par arrière-plan culturel. En toute période de l’histoire, les responsables, comme les mentalités collectives, ont un univers mental conditionné par plusieurs facteurs déterminants. Tout d’abord l’histoire récente, entendue comme celle vécue par les contemporains dans le délai de deux générations (environ une cinquantaine d’années) construit le cadre habituel des références normatives. Ensuite l’éducation reçue à l’école, primaire et secondaire (si le degré d’instruction est élevé), complétée par les pratiques religieuses, par les habitudes de pensée, souvent surnommées « règles morales », assure les fondements idéologiques sur lesquels les modes intellectuelles, liées aux productions de quelques « leaders », impriment des inflexions de portée inégale mais quelquefois durables. Les conditions économico-sociales enfin incitent les uns à retenir plutôt tels aspects de ce champ culturel tandis que d’autres sont attirés par des aspects différents ; à titre d’exemple, citons les réactions diverses de défense à l’intérieur des groupes ethniques, minoritaires ou majoritaires vis-à-vis d’autres groupes ethniques selon que la conjoncture économique est favorable ou non, aussi lorsque le marché du travail est ouvert ou fermé, bien que l’éducation reçue et que le contexte historique soient identiques. En somme, l’arrière-plan culturel c’est le cadre général à l’intérieur duquel les acteurs, politiques ou autres, placés au milieu du corps social national, trouvent d’abord les sources de leurs actions, puis la légitimation de celles-ci.
4Or, si les « décideurs » ont toujours une certaine capacité de se situer en dehors des grands courants culturels, dominants à leur époque, soit par leur autorité personnelle, soit par leur autonomie de culture ou de formation, il n’en reste par moins que les conditions générales prévalantes sont des forces profondes avec lesquelles ces décideurs doivent compter. Un exemple simple permet de bien situer cette relative dépendance. Au milieu des années cinquante, lorsque la construction de la Communauté économique européenne est en cause, des sondages nombreux permettent de saisir avec précision l’état d’esprit moyen des Français vis-à-vis des étrangers7. Entre novembre 1954 et décembre 1956, l’opinion française à l’égard de quatre grands États étrangers évolue faiblement, puisque la mauvaise opinion vis-à-vis de l’Allemagne et de l’URSS reste à de hauts niveaux, tandis que perdure la bonne opinion vis-à-vis de la Grande-Bretagne et, en partie, vis-à-vis des États-Unis. On pourrait donc s’attendre à ce que soit difficile la construction d’une entité européenne englobant France et Allemagne, la Grande-Bretagne restant à l’écart. L’échec de la CED se situe bien dans une telle perspective d’ensemble ; mais les traités de Rome ? A moins qu’une évolution des esprits accompagne la nouvelle donne ? Or, de fait, entre décembre 1956 et décembre 1957, la bonne impression vis-à-vis de la Grande-Bretagne s’affaisse nettement, tandis que les opinions changent sensiblement vis-à-vis de l’Allemagne. Simple coïncidence ou effet de l’un sur l’autre ? Pourquoi cette modification de l’opinion française ?
5Avant de tenter de donner une réponse à cette dernière question, il faut, en un premier temps, analyser les conditions d’ensemble de la formation culturelle des Français, pendant les années cinquante. Une mutation dans une opinion se perçoit mieux si, d’abord, on a éclairé les causes de la tendance dominante de cette même opinion. En l’espèce, comment les Français s’imaginent alors un futur européen, s’ils en sont partisans, et sur quelles bases théoriques et concrètes ? La difficulté d’apporter des réponses nettes tient à la situation actuelle de la recherche en ce domaine ; cette communication représente plutôt un effort pour dégager des pistes de recherches que le résultat de travaux déjà effectués. Mais n’est-il pas opportun de présenter quelques premières observations afin d’entraîner des études comparées en d’autres pays ?8
6Les analyses menées depuis quelques années sur la perception de la puissance en France et dans quelques autres États européens9, permettent de présenter les articulations de la recherche à mener. Il nous semble que trois niveaux d’analyse sont à envisager pour comprendre l’idée d’Europe envisagée par les responsables français à l’aube des années cinquante. L’élaboration de cette idée repose d’abord sur un schéma traditionnel, que nous qualifierons d’idée de long terme, puisqu’elle a trouvé ses origines dans l’histoire des débuts du XXe siècle. Dès avant la Première Guerre mondiale, malgré la fièvre nationaliste de l’avant 1914, des politiques et des intellectuels ont saisi l’interdépendance des situations et des cultures européennes ; ils ont compris l’avantage que l’on pourrait tirer d’une organisation internationale capable de régler pacifiquement les conflits intra-européens. Dans cette perspective, les mouvements internationalistes, Internationale du Capital comme Internationale socialiste, surtout actifs à l’échelle européenne, tout comme ceux qui rêvent d’élargir le champ d’action de la Cour internationale de Justice de la Haye, évoquent les États-Unis d’Europe à la manière d’un Victor Hugo ou toute construction qui enrayerait la course aux armements, génératrice d’un conflit mortel10. Du côté français, on pourrait ici citer des hommes politiques comme Maurice Rouvier ou Joseph Caillaux ou Jean Jaurès, des banquiers comme M. Noetzlin directeur de la Banque de Paris et Pays-Bas et L. Dorizon directeur de la Société Générale, des écrivains ou intellectuels comme Roger Martin du Gard, Anatole France, Lucien Herr11. L’interdépendance des courants artistiques dans des centres comme Paris, Berlin et Vienne, pour s’en tenir aux plus illustres, renforce cette tendance « cosmopolite » européenne.
7Sans doute la Grande Guerre, précédée d’une vague nationaliste où le chantre Barrès, le clairon Déroulède et le théoricien Maurras s’illustrent, ébranle cette mystique « européenne », pacifiste et universaliste. Mais l’enseignement diffusé dans certains grands établissements d’éducation, comme l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, a marqué certains esprits. Le grain a été jeté, notamment dans les écoles primaires ; les instituteurs de la IIIe République finissante, après la guerre, maintiendront cette orientation trouvant même dans la bestialité de la guerre de nouveaux arguments contre le nationalisme. Elle inspire, même de loin, bon nombre de radicaux et de socialistes12 :
« La génération qui parvient aux affaires entre 1919 et 1939 constitue bien, en fait, le rameau politique et quinquagénaire des jeunes clercs qui eurent vingt ans à la charnière des deux siècles » (J.-F. Sirinelli),
illustré par un personnage célèbre du populaire roman de Jules Romains, Les hommes de bonne volonté, Jean Jerphanion, alias Yvon Delbos, normalien et ministre des Affaires étrangères du Front populaire13. Une large fraction de la génération normalienne de 1905 est pacifiste, inspirée par le philosophe Alain (Émile Chartier) ; elle se retrouve dans les orientations d’Aristide Briand.
8Elle n’est pas dans ses principes, hostile à l’Allemagne, surtout celle de Weimar, pourvu que les forces conservatrices et nationalistes de ce voisin soient tenues en lisière par les Allemands cultivés, démocrates et ouverts ; c’est la bonne Allemagne de Giraudoux (Siegfried et le Limousin), celle qui mérite l’estime d’un Gide, d’un Romain Rolland. On ne s’étonne point de retrouver ici les noms d’intellectuels bien davantage portés à soutenir Briand qu’à encenser Poincaré le nationaliste-type. Or, ces mêmes professeurs, intellectuels, hommes politiques vont, à leur tour, apporter à la génération suivante une sorte d’idéal, fait de dépassement de l’horizon national, de volonté de sauvegarder la paix en Europe, même si, à court terme, les perversions nazie et fasciste ruinent toutes constructions de ce type ; même si la Société des Nations s’affaisse dans les années trente, l’idée de créer un tribunal d’arbitrage, une Cour de Justice internationale, une organisation politique commune, etc., garde du prestige. Sans doute ces créations sont imaginées plutôt à l’échelle internationale qu’à l’échelle européenne, mais dans la mesure où l’Europe demeure le centre du monde civilisé pour les contemporains, n’en vient-on pas à penser que l’idée d’une Europe unie serait la base d’un monde meilleur ?
9Le second niveau d’analyse se situe dans le moyen terme, c’est-à-dire dans la conjoncture économique née de la Grande Crise de 1929. Pour s’en tenir à l’essentiel, des responsables français des années trente, marqués par l’ampleur des bouleversements financiers, industriels, commerciaux, agricoles, se tournent souvent en France vers des solutions internationales ou régionales pour dépasser la crise économique. Inspirés par les doctrines libérales, professées à l’École libre des sciences politiques ou à la Faculté de Droit de Paris, les jeunes inspecteurs des Finances qui parviennent à des postes importants d’État (souvent avant de passer ensuite dans le secteur privé) sont plutôt portés à rechercher des sorties de crise par la négociation dans des cadres européens ; telle l’idée avancée par Jacques Rueff de l’exception d’Europe à la clause de la nation la plus favorisée, à la base de la construction de l’Union européenne d’Aristide Briand, ou la tentative d’une Union économique danubienne à travers le plan Tardieu de 193214. Les efforts postérieurs pour dégager des solutions d’apaisement et de relance négociées entre puissances riches (USA, Grande-Bretagne, France) et puissances « prolétaires » (Allemagne, Italie), telle la mission Van Zeeland (1937- 1938)15, ou bien les reconstructions de cartels inter-européens, tel celui de l’Acier, se soldent par des échecs à cause des contingences politiques et des choix hitlériens, mais des orientations prises alors sont autant de germes pour l’après-guerre (cf. le FMI ou la BIRD). Tout cloisonnement national est jugé inadapté, qu’il prenne la forme d’une autarchie à l’allemande ou à l’italienne ou qu’il s’établisse à la dimension d’un Empire colonial. Dans le court terme, à la veille de la guerre, les tenants du libéralisme par l’ouverture des frontières, comme ceux qui préconisent la concertation pour organiser des secteurs économiques à l’échelle européenne, sont perdants, mais leurs idéaux demeurent.
10A l’issue de la guerre, bon nombre de ces gens se trouvent portés à des postes de responsabilité. Or, pendant la guerre, les uns ont mesuré dans la gestion interalliée de la guerre économique la pertinence d’une concertation avec les Anglo-Saxons, tel Jean Monnet en poste à Londres, Washington et Alger ; ils se retrouvent avec d’autres, chargés à Alger de dresser des plans de reconstruction pour la France libérée, tels P. Mendès France ou R. Mayer, ou plongés dans les combats clandestins, tels E. Mönick ou F. Bloch-Lainé, pour envisager des solutions régionales, européennes, afin de redonner puissance et modernité à la France16. La négation de l’« Europe nouvelle », continent sous tutelle allemande, acceptée par certains hauts fonctionnaires vichystes en 1940-1941, tels J. Bamaud ou Y. Bouthillier n’implique pas le retour à une France isolée, cherchant son salut en elle-même et pour elle-même. La Seconde Guerre mondiale loin de marquer une rupture dans les conceptions générales, conforte ces responsables dans leur volonté d’une France ouverte sur, et avec, ses voisins européens. Les opinions divergent plutôt au sujet de l’extension de cette ouverture : avec qui bâtir les lendemains ? A titre provisoire, transitoire, des restrictions à la libre circulation sont indispensables pour assurer la reprise interne, mais très vite l’économie française devra s’imbriquer dans un ensemble européen-occidental. Avec le Bénélux ? avec l’Italie ? avec les pays rhénans ? (l’Allemagne n’existant plus) ? et, peut-être avec la Grande-Bretagne, alliée victorieuse ?
11Le danger allemand constitue le troisième niveau ; celui du court terme. Comment organiser une Europe stable et pacifique, si l’Allemagne battue, divisée, occupée, mais crainte, se relève trop vite ? L’obsession de l’Allemagne peut sembler paradoxale, puisque cette puissance est brisée en 1945. Pourtant les mythes et les stéréotypes traditionnels concernant le voisin d’outre-Rhin continuent d’être véhiculés dans l’immédiat après-guerre, quel que soit le statut juridique des territoires allemands. On a eu trop peur de l’Allemagne, la défaite de 1940 et l’occupation sont encore trop proches pour que les suspicions disparaissent dans la mentalité des Français. Nul en France n’est vraiment choqué à l’idée que la zone française d’occupation soit exploitée au maximum possible, pas plus que l’utilisation des richesses sarroises ne suscite d’interrogation, inquiète. On a même peine, sauf chez certains spécialistes germanistes, à croire en une résurrection possible de l’Allemagne démocratique, paisible, cultivée, celle d’avant 1870 ; ne voit-on pas certains manuels scolaires français d’histoire ou de géographie, publiés au début des années cinquante, non seulement s’inquiéter du trop rapide relèvement économique allemand, mais encore mettre en garde leurs jeunes lecteurs capables d’accorder une trop grande confiance dans la démocratisation de l’Allemagne (cf. le manuel de Hatier à propos d’un changement des habitudes de pensée en RFA) ?17 Dans ces conditions, le regard amical, l’espérance d’une entente très cordiale se portent vers la Grande-Bretagne. On espère bien que celle-ci, enfin instruite par l’exemple récent, comprendra où sont les intérêts conjoints des Européens occidentaux : assurer leur sécurité future face à l’Allemagne.
12Or, deux phénomènes majeurs vont obliger les Français responsables à une révision déchirante : d’une part, les Anglo-Saxons, notamment les Britanniques, refusent de suivre les schémas français tant globalement vis-à-vis de l’Allemagne que vis-à-vis du système économique ou financier applicable à l’Europe ; d’autre part, la sécurité française est soumise à une nouvelle menace, surtout à partir de 1948, celle venue de l’est de l’Europe, celle de l’expansionnisme stalinien. En quelques années, entre 1946 et 1949, de nouveaux rapports de force s’établissent en Europe, la grande fracture en deux blocs se solidifie et la dépendance envers les États-Unis est vécue comme une mutation douloureuse, sinon indispensable. Les impératifs du court terme font basculer les idées du temps long.
13A travers quelques recherches récentes18, il est maintenant possible de préciser les principales étapes des changements intervenus. La première conception des rapports entre la France et l’Europe occidentale, établie dès 1944, se trouve ruinée dès 1947. Lors de discussions tenues à Alger en 1943-1944 (plan Mayer) ou à la Libération, les experts français pensaient que l’Allemagne étant divisée en plusieurs petits États, la Ruhr étant internationalisée, la France aurait pu se placer à la tête d’un ensemble ouest-européen englobant (sur le plan économique) Bénélux, Italie et zone rhénane, l’Espagne franquiste étant mise hors du jeu à cause de son statut de dictature ; en matière de sécurité, le même ensemble (sans l’Italie, pays vaincu) aurait été renforcé par la Grande-Bretagne. De ce point de vue, le traité de Bruxelles constituait un instrument adapté, mais déjà modifié dans son esprit lorsqu’il fut signé le 17 mars 1948. Dès ce moment en effet, le climat de guerre froide domine ; du coup, le traité de Bruxelles devient l’axe d’une alliance anti-soviétique (ce qu’il n’était pas à son origine) ; il perd son rôle économique car depuis le milieu de l’année 1947 le plan Marshall est devenu la pièce-maîtresse de la reconstruction européenne. Or, ce plan américain évoque une union européenne, beaucoup plus large que les premières vues françaises et surtout il instaure un système de concertation intra-européen fortement dépendant des objectifs et des vues américaines ; celles-ci envisagent, entre autres choses, une réinsertion de l’Allemagne dans l’Europe occidentale, accompagnée d’un rapide relèvement économique, industriel surtout. Il ne s’agit plus de faire payer l’Allemagne vaincue et de l’occuper pour en tirer réparation, mais d’aider l’Allemagne à se fondre dans l’Europe occidentale ; il ne s’agit plus d’obtenir aisément du charbon de la Ruhr, mais de permettre à la Ruhr de redevenir le cœur économique allemand. En un combat permanent d’arrière-garde contre les volontés anglo-saxonnes, régulièrement mené et régulièrement perdu, les autorités françaises constatent peu à peu leur impuissance et la vanité de la politique allemande de la France. Douloureux constat.
14Pourtant un espoir français subsistait encore en 1947-1948 ; puisqu’il fallait suivre les vues anglo-saxonnes sur le futur allemand, on se prenait à espérer que le plan Marshall serait au moins l’occasion d’une concertation anglo-française pour gérer l’Europe occidentale, à la manière dont Bevin et Bidault avaient organisé les premières conférences préparatoires de l’été 1947. L’anglophilie dominante des milieux dirigeants français espérait une réponse positive des alliés britanniques lorsqu’on leur proposa une défense commune des monnaies, un élargissement réciproque des échanges commerciaux, un renforcement des solidarités militaire et coloniale. Or, les réponses furent très décevantes, les malentendus nombreux, les incompréhensions quotidiennes ; tantôt vécue comme des conflits de personnes (Bidault contre Bevin, Montgomery contre de Lattre) tantôt présentée comme la conséquence des choix géo-stratégiques fondamentaux (le grand large atlantique ou le Commonwealth pour les Britanniques, le continent européen pour la France), cette « mésentente cordiale » domina les esprits, rendant bien vaines les multiples tentatives de l’ambassadeur R. Massigli pour un rapprochement réel19.
15En réalité, comme on le perçoit maintenant, grâce à la lecture des sources d’archives, le désaccord franco-britannique est plus profond, car il exprime deux conceptions différentes de la reconstruction économique et sociale de l’Europe, donc deux types différents de l’Europe. Du côté britannique, sous l’influence de Keynes (jusqu’à sa mort en avril 1946), on fait porter la priorité dans la reconstruction sur le rétablissement des équilibres monétaires de la zone sterling, c’est-à-dire le rétablissement de la £ face au $ grâce au système d’échanges renforcé entre le Commonwealth et la métropole et, accessoirement grâce à un certain développement commercial inter-européen ; l’austérité interne subie par le peuple britannique a pour objectif le rétablissement rapide de la monnaie nationale, symbole évident de la puissance passée et future ; celle-ci dépend de l’aide américaine, mais plus encore de la vitalité de la zone sterling, donc pour l’essentiel d’un monde extérieur à l’Europe.
« British réluctance to integrate with Europe appeared to have a sound économic rationale, although, as it turned out, British perceptions of the future were mistaken » (G. Peden)20.
Au contraire, la reconstruction française, même si elle est d’abord pensée pour faire retrouver sa puissance à la France, dépend étroitement d’accords passés à l’échelle européenne. Comme G. Bossuat le montre bien dans sa thèse, les négociations inter-européennes à propos du plan Marshall, tout comme les discussions sur les constructions politiques européennes, recouvrent les desseins français de trouver des solutions globales à des problèmes sectoriels qui entravent la modernisation des structures économiques françaises ; car, en France, la défense de la monnaie passe après les impératifs de la croissance industrielle ou agricole. Les goulots d’étranglement sont faciles à détecter : d’abord les criants besoins en charbon, puis les équipements massifs en métallurgie lourde, sans oublier la transformation qualitative des moyens de transport et des méthodes agricoles ; or, la solution de ces besoins se trouve en Europe, même si l’aide financière américaine constitue un préalable. L’Union française constituant à court terme un réservoir et devant elle-même être d’abord irriguée de nouveaux capitaux avant d’apporter un appui décisif, c’est le charbon allemand ou britannique, ce sont les échanges commerciaux avec les voisins (voire l’Europe orientale) qui permettront la réalisation des objectifs du Plan de modernisation et d’équipement, donc le décollage industriel.
16A plusieurs reprises, les responsables français avaient cru pouvoir trouver les concours nécessaires en Grande-Bretagne pour construire une Europe économique servant les desseins français ; à plusieurs reprises, les réponses dilatoires ou négatives venues de Londres avaient montré l’irréalisme des vues françaises. Dans ses Mémoires, Jean Monnet évoque ses entretiens d’avril 1949 avec son homologue britannique du Plan, Edwin Plowden, entretiens inutiles tant les visions britanniques sont éloignées des siennes sur l’Europe future21. En fait, cette dernière tentative d’entente correspondait bien à un ultime sondage d’un homme qui, avec regret, avait mesuré et mesurait encore l’écart entre les conceptions « européennes » des deux pays riverains de la Manche. D’autres responsables français avaient fait les mêmes constatations, dès l’automne 1948.
17En juillet 1948, A. Harriman, au nom de l’administration américaine du Plan Marshall avait demandé aux États européens, futurs bénéficiaires de l’aide américaine, de préparer un plan à long terme de quatre ans pour parvenir en 1952 à un équilibre des balances des paiements européens22 Jean Monnet, responsable du Plan français, poussa les Français à proposer d’accentuer leurs exportations agricoles, en liaison avec les besoins britanniques, bénéluxiens et allemands. Or, très vite, les Britanniques firent savoir qu’ils doutaient des capacités françaises d’exporter (lettre de Stafford Cripps à H. Queuille du 27 novembre 1948) ; la partie française suspecta fortement les Britanniques de masquer ainsi leur profond désir d’autarcie à l’intérieur du Commonwealth ; des débats difficiles se déroulèrent à l’OECE ; l’espoir de parvenir à une entente par des négociations bilatérales directes (rencontres Cripps-Petsche, février-mars 1949) fut abandonné. Au printemps 1949, selon R. Marjolin, on se rendit à l’évidence : l’Europe sous direction franco-britannique n’existait pas ; le plan de quatre ans échoua23. Le Luxembourgeois Bech avait raison de constater que
« la volonté de coopération britannique n’excède pas pour l’instant le plan des manifestations verbales »24.
18Du coup, certains, à la Direction des Affaires économiques du Quai d’Orsay, à la Direction d’Europe et à la Direction des Relations extérieures du ministère des Finances commencèrent à envisager une solution de rechange sur le plan économique, mais dont les implications politiques étaient considérables. Une note des services du Quai d’Orsay, communiquée en décembre 1948 aux ambassadeurs à Londres et à Washington, évoqua une « association économique et politique avec cette Allemagne à l’intérieur de l’Union occidentale en cours d’élaboration », quitte à abandonner une partie de la souveraineté française
« au profit d’une organisation démocratique européenne qui rendrait un nouveau conflit franco-allemand économiquement et politiquement impossible »25.
19Les experts du Plan de modernisation, toujours selon la même note,
« sont en train de consacrer à cette question des études approfondies car “les profits que nous retirerions d’une telle orientation économique compenseraient [...] les profits limités, à tous points de vue et essentiellement éphémères, que nous retirons des réparations ».
Dès cette fin d’année 1948, apparaissent ainsi les premières réflexions qui mèneront dix-huit mois plus tard au plan Monnet-Shuman. Dans leurs études sur les origines du plan Schuman26, P. Gerbet et R. Poidevin ont, à très juste titre, souligné les raisons qui, après l’échec de la politique allemande de la France, ont mené vers l’autre solution ; il nous paraît toutefois que le « facteur Europe » se comprend mieux si on le restitue dans la double contrainte de l’impossible exécution du plan Marshall à l’échelle européenne malgré les « sermons » américains et du cavalier seul britannique.
20Dans ces premières années d’après-guerre, chez les responsables, l’idée de construire l’Europe paraît beaucoup plus obéir à des volontés nationales d’user de ce concept pour satisfaire des besoins nationaux qu’à des idéaux généreux et généraux. Incontestablement, aucun responsable politique ne repousse alors l’idée de construire l’Europe et le lustre apparent du fameux Congrès de la Haye où chacun, à sa manière, exalte la magnifique perspective de construire l’Europe, va dans le même sens ; toutefois est-il possible, en ce moment de dépasser le point de vue national ? Le général de Gaulle lui-même écrit ces lignes suivantes à R. Coudenhove-Kalergi :
« Nul plus que moi n’est convaincu de la nécessité de construire l’Europe. C’est le seul moyen d’aboutir à un règlement du problème allemand... Entre une Angleterre que sollicite le Commonwealth et une Allemagne qui se cherche, j’ai toujours pensé que la France était destinée, par la géographie même, à promouvoir l’Union européenne »27.
En fait, faire l’Europe, consiste à faire se ranger les petites puissances européennes ou celles qui, vaincues, paraissent encore ébranlées, derrière tel ou tel puissant État. Reprenons une conclusion de G. Bossuat :
« Chacun imagine l’Europe à sa mesure, à sa dévotion pour ses objectifs particuliers : la défense du sterling en Grande-Bretagne, la défense de la modernisation en France. La notion d’abandon de souveraineté est complètement étrangère à la construction européenne dans les années 1948-1949 »28.
21Cette conclusion serait tout aussi valable pour les aspects militaires de la défense européenne. La peur de l’avancée communiste avec les crises de Prague et Berlin, bientôt relayée par le déclenchement de la guerre de Corée, obligea les Européens à s’entendre dans le cadre d’une défense atlantique ; la supériorité écrasante de la puissance américaine évita toute discussion inter-européenne sur le choix d’un leader en ce domaine, mais à l’échelon immédiatement inférieur, que de querelles de chefs et de hiérarchies mal admises, puisque chacun continuait à penser à sa défense et à sa sécurité comme il l’avait toujours fait, c’est-à-dire fondamentalement à travers son armée. Les études menées par les spécialistes des questions militaires pour le colloque sur la Puissance française vers 1948, démontrent que les militaires français, conscients des faiblesses de l’armée française, acceptaient la tutelle américaine, mais qu’ils continuaient à espérer en un système national de défense suffisant, soit que celui-ci provienne d’une mutation industrielle et scientifique (vers la bombe nucléaire), soit qu’il s’établisse sur un espace large, incluant les territoires de l’Union française (surtout l’Afrique du Nord)29. Les militaires français, tout comme les autres responsables, avaient toujours appris à penser à l’échelle nationale, sur la vision d’une France, nation indépendante, ayant des alliés, mais souveraine d’elle-même. Admettre une indispensable solidarité atlantique n’impliquait pas l’obligation de réaliser une armée européenne où chacun abandonnerait une parcelle de souveraineté. Au fond, peu de gens en France avaient été préparés par leur éducation antérieure, par l’histoire passée, par les conditions économico-sociales de l’avant-guerre à penser à une intégration européenne. N’est-il pas symbolique de constater l’absence totale de l’idée de l’Europe dans les enseignements professés à l’Institut d’études politiques vers 1948 ?30 L’intégration européenne n’a pas encore d’arrière-plan culturel réel en France dans l’immédiat après-guerre.
22Quand, dès lors, les choses ont-elles changé (si elles ont changé) et pourquoi ? Avouons immédiatement que l’historien entre ici dans le domaine des hypothèses. Si nous commençons à bien connaître les conditions concrètes, réelles, des négociations qui ont entouré la signature des traités de Rome, nous sommes beaucoup moins avancés en ce qui concerne les modalités des changements profonds dans l’opinion publique et chez les responsables. On mesure clairement le rôle de certains hommes politiques, de certains hauts fonctionnaires, de certains diplomates français dans la marche vers l’intégration ; mais pourquoi, après l’échec de la Communauté de Défense, en août 1954, après un débat intense dans le pays (une « nouvelle affaire Dreyfus » disaient certains) les traités de Rome sont-ils acceptés sans grande opposition, peut-être dans l’indifférence selon certains commentateurs (les débats à la Chambre des Députés en 1956 sur l’Euratom ou la CEE ne font pas recette) ? Comme hypothèse de travail, on pourrait avancer l’idée que les aspects économiques prédominants en ces traités choquaient moins les contemporains que les aspects militaires de la CED ; cependant pourquoi, dès le début 1955, l’Union européenne occidentale consacre-telle le réarmement de l’Allemagne sans que l’opinion française soit à nouveau enflammée ? Un changement dans la conjoncture générale (on en vient à la détente en Europe) expliquerait-il ce « ralliement » sans panache à l’armée européenne, puisque celle-ci serait de moins en moins susceptible d’agir rapidement ? Ce ne sont que raisons de circonstances. Il faut aller plus loin dans la tentative de compréhension de cette mutation qui, entre 1955 et 1959-1960, fait entrer la France dans un nouveau rapport avec l’intégration européenne. Quelques conclusions dégagées lors du colloque tenu à Florence en septembre 1987 sur la perception de la Puissance française vers 1954-1958, vont me permettre de présenter quelques hypothèses31.
23Serge Berstein dans son rapport sur « La perception de la puissance française par les forces politiques » a pu souligner le paradoxe apparent de la compréhension négative de la puissance française par les partis politiques français à ce moment : alors que les efforts de reconstruction économique commencent à porter leurs fruits et que la modernisation de la France s’accentue, tous les partis politiques connaissent une crise de conscience et expriment une même désespérance sur le destin de la France. Bien entendu, ces partis préconisent des solutions diverses pour sortir de ce déclin, mais tous pourraient reprendre les formules de Pierre Mendès France dans un discours adressé aux élèves des grandes écoles et aux étudiants en mai 1954 :
« tout va paraître très simple dans la nouvelle bataille de libération qui va commencer... pour la grande croisade du renouveau auquel nous aspirons pour la France »32.
L’appel à la jeunesse se retrouve un peu partout, d’autant plus vif que le renouveau démographique qui a commencé dès 1942, preuve d’une certaine vitalité française, se maintient et que la jeune génération, celle qui aura vingt ans vers 1965, devra trouver de nouveaux idéaux.
« La France aspire au fond d’elle-même à la force, à la noblesse, à la grandeur qu’elle a toujours connues et grâce auxquelles elle renaîtra »
affirme de Gaulle devant les élèves-officiers de Coëtquidan.
24 Mais comment retrouver les moyens du renouveau, au-delà des transformations du régime politique souvent préconisées ? Selon quels idéaux ? On pourrait avancer l’idée que l’émergence de nouveaux idéaux dépend de la disparition réciproque des anciens idéaux.
25A la fin de la Seconde Guerre mondiale, on avait considéré généralement l’Union française (nouvelle donne politique pour l’ex-Empire colonial) comme la source possible du redressement avec la modernisation économique du pays. La modernisation s’accomplissait bien ensuite, mais elle semblait trop dépendre de l’aide américaine ; elle se traduisait pour les Français par une mutation sociale évidente, même si la crise du logement subsistait. La consommation de masse (ou société de consommation) progressait dans toutes les catégories sociales mais on ne pouvait guère présenter comme un idéal la frénésie de consommer qui s’emparait des Français33. Du coup, on avait proposé aux jeunes de trouver en outre-mer la source immédiate de développements radieux, d’aventures enthousiasmantes (cf. la popularité de l’École coloniale parmi les étudiants, toujours plus nombreux à s’y présenter après la guerre ou les formules de nombreux manuels scolaires). L’idée d’Europe paraissait lointaine, plus mythique, trop entravée par le délicat problème allemand.
26Vint le temps de la décolonisation, avec son cortège de violences, de guerres, ouvertes ou larvées. Pouvait-on continuer de proposer l’Union française comme un idéal ? La guerre d’Indochine, la « sale guerre », lointaine et un peu oubliée, puis lancinant remords pour beaucoup d’intellectuels et d’hommes politiques, ne pouvait guère fournir matière à rêver ou à agir avec bonne conscience34. Fallait-il distinguer les territoires africains de ceux d’Asie et réserver aux premiers l’appel à l’action (comme le suggérait F. Mitterrand dans son livre Aux frontières de l’Union française en 1953) ? Bientôt certains avançaient l’idée d’Eurafrique, vaste entité qui permettrait à la France, pont naturel entre les deux continents, de trouver un champ d’activité conforme à son « génie »35 ; les alliés européens de la France se verraient offrir la « chance » d’aider la France dans la mise en valeur des terres africaines. Mais ces visions grandioses se heurtaient à la dure réalité des soubresauts marocain et tunisien, bientôt relayés par la terrible affaire algérienne. Comment proposer un idéal mobilisateur à une jeunesse, contrainte de passer un an, puis deux années dans une guerre qui n’ose pas dire son nom (la guerre n’est pas officiellement déclarée) ? Par sa durée, par l’ampleur des troupes non-volontaires qui y sont engagées (200 000 hommes en Algérie en août 1955, 400 000 en juillet 1956) la guerre d’Algérie devient plus qu’un délicat problème politique ou militaire ; elle est le creuset où se déterminent bon nombre d’engagements moraux ou idéologiques de la jeunesse française. Relisons le philosophe catholique Étienne Borne, professeur de khâgne à Louis-le-Grand, à propos des effets de la guerre d’Algérie sur la jeunesse au moment où l’Union nationale des étudiants de France se prononce pour la négociation avec le GPRA et où 120 intellectuels français signent un Manifeste proclamant le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie (septembre 1960).
« La vérité est que la guerre d’Algérie, telle qu’elle se poursuit, est un attentat permanent contre le moral de la France et plus particulièrement de sa jeunesse. Sous l’interpellation de l’événement, des générosités prises de vertige sont en passe d’y ressusciter la plus irréaliste des gauches ou la plus forcenée des droites. Que les responsables de la France et que les générations rassises, qui n’ont guère été capables de mettre ensemble la morale et la politique, ne s’étonnent pas de l’état de désarroi et peut-être de désespoir, dans lequel se trouve une jeunesse partagée qui leur renvoie la violente image de leur propre échec »36.
En vérité, on ne fonde pas un noble idéal sur le désarroi ; la guerre d’Algérie contribue seulement à ruiner définitivement l’idée d’une France régénérée par l’aventure coloniale.
27Alors l’aventure européenne comme contrepartie ? Le dilemme Europe/Outre-mer se pose clairement pour les commentateurs (surtout après).
« La France doit-elle avoir comme objectif prioritaire une politique mondiale basée sur ses possessions coloniales ou une politique continentale déterminée par l’équilibre des forces en Europe et dans le monde ? »37.
Les choses ne furent pas si simples pour les contemporains englués dans la vie quotidienne ; en outre il faudrait disposer d’études détaillées pour porter un jugement sur la rapidité et l’ampleur des changements. Incontestablement certains dirigeants ou responsables ont eu la vision de cette permutation. La crise de Suez y a fortement contribué, dans la mesure où elle a fait apparaître la vanité d’une recherche périmée de la puissance française par un retour à la diplomatie de la canonnière. C’est Guy Mollet lui-même qui dans un article postérieur du Populaire, qualifie l’Europe du Marché commun de « suprême chance de la France »38. C’est Alain Savary, rapporteur des traités de Rome devant l’Assemblée nationale qui souligne la nécessité d’user du Marché commun pour se débarrasser du protectionnisme, générateur du malthusianisme, et qui prône la ratification de ces traités après avoir été un adversaire résolu de la CED en concluant
« l’option pour la France n’est pas entre la Communauté et le statu quo, mais entre la Communauté et la solitude ».
C’est André Siegfried, qui tirant le bilan général de L’Année politique en 1957, écrit ces lignes :
« Le phénomène, le fait notable, dans le sens de l’optimisme, c’est que la construction européenne se fait avec une étonnante et, à vrai dire, inattendue rapidité. Il semble qu’il s’agisse d’une poussée organique, effet d’un instinct vital plus encore que de la volonté consciente des constructeurs eux-mêmes… C’est dans cet esprit d’optimisme que l’aventure, car après tout c’en est une, du Marché commun a pu être acceptée, et c’est dans ce sens que l’année 1957 marque peut-être, en ce qui nous concerne, le plus grand tournant depuis la libération »39.
« Instinct vital » écrit A. Siegfried. S’agirait-il d’une poussée venue du fond des consciences ? Dans l’affirmative, il conviendrait de rechercher les bases d’une telle attitude, les origines intellectuelles de ces transformations.
28Un point central pourrait fournir une clef pour comprendre la mutation en cours : malgré l’échec de la CED ou peut-être à cause de son échec, les Français ont saisi qu’il fallait modifier leurs rapports avec leur voisin allemand pour faire avancer l’intégration européenne. Prenons l’exemple de la démonstration faite par Maurice Duverger, adversaire de la CED, dans Le Monde, selon lequel la
« neutralisation de l’Allemagne n’a de sens et de possibilité réelle que complétée par une intégration dans l’Europe... faire entrer l’Allemagne unifiée dans une communauté économique, culturelle et politique progressivement organisée, par étapes successives, c’est lui ôter un sentiment d’isolement et de frustration, c’est ouvrir à son énergie et à son génie créateur des possibilités d’action tournées vers des œuvres de paix, accomplies en collaboration »40.
Du même coup, il faut se convaincre que les Allemands ne sont pas des gens dangereux, et que leur idéal est celui d’une expansion économique et d’un progrès social. Faut-il croire L’Express qui à la veille des élections allemandes de septembre 1953, fait une enquête intitulée « Comment vivent les Allemands » dans laquelle l’hebdomadaire montrent ceux-ci « obsédés par le gain de l’argent », ayant « le grand problème d’être heureux », « la chasse au bonheur individuel, le dégoût des choses politiques laissant peu de place aux rêves de domination mondiale que les conditions matérielles rendent bien prétentieux »41. Alors existerait-il une bonne Allemagne ? On la retrouve présentée avec une ironie féroce dans le nouveau guide Fodor publié en 1957 ;
« Aujourd’hui les Allemands semblent consacrer l’essentiel de leur énergie à la reconstruction. Dans l’ensemble leurs habitudes sont paisibles. L’humour allemand, réputé d’être un peu lourd, s’est quelque peu amélioré. Il semble qu’on rie plus volontiers de soi, les plaisanteries sont plus compréhensibles pour les étrangers, mais elles restent un peu grosses pour le goût occidental »... (sic),
« mais aucun observateur raisonnable ne niera que, tout compte fait, l’Ouest soit plus riche et plus puissant grâce à l’apport de ce nouvel allié ».
Dans ces conditions, on constate sans surprise dans un sondage de juillet 1954, qu’une majorité de Français est persuadée d’un possible rapprochement franco-allemand, surtout si celui-ci porte sur les domaines économique, culturel et technique. D’où ce commentaire de R. Aron et D. Lemer, daté de 1956 :
« Ils [les Français] acceptent donc la coopération malgré leur scepticisme. Peut-être font-ils un pari ? Ils le font en tout cas dans le sens de l’entente pacifique. L’analyse sociologique des attitudes favorables au rapprochement franco-allemand montre bien qu’il s’agit d’un effort rationnel de compréhension s’opposant au réflexe de l’instinct »42.
L’instinct ? Encore l’instinct ? Mais à quel critère scientifique fait-on référence ? L’instinct n’est-il pas ici synonyme d’idée reçue, de mythe entretenu depuis longtemps ? Le court terme verrait-il se transformer le long terme ?
29On va parler, plus tard, de réconciliation franco-allemande43. Où en est-on vraiment vers 1956-1958 ? L’idée européenne a-t-elle alors facilité cette réconciliation ? Ou bien le rapprochement franco-allemand aide-t-il l’intégration européenne en ces années décisives ? Si l’on veut aller au fond des choses, c’est-à-dire retrouver l’histoire culturelle de l’Europe, à travers l’exemple français, – pour conclure sans avoir la prétention d’être en mesure de le faire vraiment, tant il nous reste à défricher ce chantier – laissons la parole à trois commentateurs, qui, chacun dans leur fonction, avaient pouvoir d’influencer certaines élites françaises. En 1956, Jean-Marcel Jeanneney, professeur de droit, mais déjà économiste réputé, avant de devenir ministre sous la Ve République, publie un livre, bientôt classique, sur l’économie française ; il évoque la capacité de créer une Union européenne dotée d’une autorité fédérale et comportant un libre marché pour remarquer :
« Quelle que soit la structure constitutionnelle donnée à une telle autorité, ni les Anglais, ni les Français ni probablement les autres peuples n’accepteraient de remettre leur sort en ses mains. Au sein d’une nation, même si l’autorité politique exerce maladroitement son pouvoir, elle agit légitimement parce qu’elle émane d’une collectivité dont l’histoire a fait une réalité sociale. L’histoire n’a pas fait de l’Europe occidentale une nation. Elle a au contraire violemment opposé les peuples qui l’habitent... Aucun d’entre eux n’est prêt à reconnaître comme légitimes les décisions prises contre la volonté de ses représentants »44.
Jacques Fauvet, rédacteur en chef du Monde, en 1958, publie un livre sur la IVe République dont la conclusion évoque l’absence d’une école de pensée ou d’idée-force en France pendant cette période.
« Seule l’idée européenne, d’une Europe non seulement unie mais intégrée, d’une super nation européenne au dessus des nations, a représenté une idée-force ou même un mythe pour certains cercles politiques et professionnels. Mais outre qu’elle était par définition moins nationale que supranationale, elle n’a pas atteint les couches profondes de l’opinion... Religion d’initiés dont le culte a été jalousement entretenu par les États-majors, la doctrine européenne a été peu conquérante. Elle a souffert finalement de l’immobilisme des institutions européennes »45.
Dure conclusion ! Est-elle juste si l’on considère les transformations de fond des mentalités et serait-elle due à cette observation formulée par Guy de Carmoy, professeur à l’Institut d’études politiques, dans un livre publié en 1966, lorsqu’il s’interroge sur l’incapacité des Français de trancher le dilemme Europe/Outre-mer en 1958 :
« La seconde observation concerne une attitude mentale qui relève de l’éducation. Le Français reçoit une formation historique et vit, à l’école primaire comme à l’université, dans les rêves de la grandeur française... Le rêve permanent de la grandeur chez l’étudiant, entraîne le refus de la vérité et de la responsabilité chez le citoyen. Refus de la vérité politique actuelle... refus de la responsabilité : si les faits ne collent pas aux prévisions optimistes, la faute en incombe aux autres. Dans ce climat psychologique, l’Union française devient un alibi, un moyen de continuer à vivre la “France seule” »46.
Ces trois intellectuels ont-ils raison ? Pour en juger, il faudrait continuer à développer l’histoire culturelle de l’intégration européenne, en France, et ailleurs.
Notes de bas de page
1 Consulter Raymond Poidevin, Robert Schuman, homme d’État, 1886-1963, Paris, 1986.
2 Guy Mollet, un camarade en République, B. Ménager [et al.] (éd.), Actes du colloque tenu à Lille, octobre 1986, Lille, 1987.
3 Certains hauts fonctionnaires ont publié leurs mémoires, tels Jean Monnet, Mémoires, Paris, Laffont, 1986 ; Robert Marjolin, Le travail d’une vie, 1911-1986, Pari, s 1986 ; Hervé Alphand, L’étonnement d’être, Paris, Fayard, 1977 (Journal 1939- 1973).
4 Sur cette indifférence militante, voir les remarques de C. Pineau à propos de la SFIO dans « La SFIO et la politique étrangère de la France entre 1945 et 1954 », Cahiers Léon Blum, n° 21, 1987.
5 On peut suivre le désenchantement de Vincent Auriol, président de la République, à travers Le journal du septennat, 6 volumes, notamment les années 1947-1948.
6 Voir Jean-Pierre Rioux, La France de la IVe République 1944-1958, 2 vol., Paris, Seuil, 1980-1983 et Jean Bouvier, François Bloch-Lainé, La France restaurée 1944- 1954, Dialogue sur les choix d’une modernisation, Paris, Fayard, 1986.
7 La revue Sondages publie régulièrement les résultats des travaux de l’Institut Français d’Opinion Publique dirigée par F. Stoezel.
8 Cette communication peut être présentée comme une première esquisse de recherches à mener dans un vaste projet européen sur l’histoire culturelle de l’Europe.
9 Voir R. Girault et R. Frank (éd.), La puissance en Europe, 1938-1940, Paris, 1984 (actes du Colloque tenu à Paris-Sèvres en 1982) et J. Becker et F. Knipping (eds), Power in Europe ? Great Britain, France, Italy and Germany in a postwar World 1945-1950, Berlin-New York, Gruyter, 1986 (Actes du colloque tenu à Augsburg en 1984, 1986).
10 Voir Les Internationales et le problème de la guerre au XXe siècle, Actes du Colloque de Rome, 1984, Publications École française de Rome, n° 95, 1987. R. Girault, Diplomatie européenne et impérialismes 1870-1914, Paris, Masson, 1995 (1re éd. 1979). Voir aussi l’article de Maurice Vaïsse, « Le pacifisme français des années trente », Relations internationales, n° 53, printemps 1988.
11 Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, A. Colin, 1986.
12 Serge Berstein, Histoire du parti radical, 2 vol., Paris, Presses de la FNSP, 1980 et 1982.
13 P. Ory et J.-F. Sirinelli, Les intellectuels en France..., op. cit., p. 88.
14 Voir les mémoires de Jacques Rueff, De l’aube au crépuscule, autobiographie, Paris, Plon, 1977. J. Becker et K. Hildebrand (éd.), Internationalen Beziehungen in der Weltwirtschaftskrise 1929-1933, Münich, 1980.
15 René Girault et Robert Frank, Turbulente Europe et nouveaux mondes 1914- 1941, Paris, Masson, 1998 (1re éd. 1988).
16 Ces aspects sont évoqués dans les thèses de Philippe Mioche, Le plan Monnet, genèse et élaboration 1941-1947, Paris, 1987 ; Michel Margairaz, L’État et la direction de l’économie et des finances en France 1932-1952, paru sous le titre L’État, les finances et l’Économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, 2 vol., Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, ministère des Finances, 1991 ; Gérard Bossuat, La modernisation de la France sous influence, les premières étapes de l’appel à l’étranger 1944-1949, ex. dactylographié, Paris, 1988.
17 « Elle conserve la ténacité, l’opiniâtreté, le sens de l’organisation, la valeur technique, le sens de la discipline et du travail collectif qui caractérisent ses habitants. Il n’est aucunement certain que les ambitions et l’orgueil de naguère ne couvent pas encore, de-ci de-là, dans le silence », manuel Hatier, Les principales puissances économiques du monde, classe de philosophie, 1950.
18 Outre les thèses déjà citées en note 16, voir Annie Lacroix-Riz, Le choix de Marianne, Paris, Scandéditions-Éd. sociales, 1986 et Jacques Eutrope, L’aide économique américaine et la politique française, juin 1944-juillet 1947, ex. dactylographié, Paris, 1986. Sur la politique française à l’égard de l’Allemagne, consulter le numéro de Relations internationales consacré à « l’Allemagne vue de l’Ouest, 1945-1953 », n° 51 (articles de A. Lacroix-Riz, Marie-Thérèse Bitsch, Nicole Piétri).
19 René Massigli, Une comédie des erreurs, 1943-1956. Souvenirs et réflexions sur une étape de la construction européenne, Paris, Plon, 1978.
20 Article de Georges Peden in Power in Europe ?, op. cit., p. 256.
21 Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, p. 330.
22 Nous reprenons ici les travaux de G. Bossuat ; voir aussi Pierre Mélandri, « Le rôle de l’unification européenne dans la politique extérieure des États-Unis 1948-1950 » in Poidevin R. (éd.), Histoire des débuts de la construction européenne, mars 1948-mai 1950, Bruxelles, Bruylant, 1986 (actes du colloque de Strasbourg, 1984).
23 Mémoires de R. Marjolin, op. cit., p. 201.
24 Cité d’après G. Bossuat, rapport de l’ambassadeur français à Luxembourg.
25 Note du 30 novembre 1948, non signée, probablement de M. Gary, collaborateur de P. Paris, selon G. Bossuat, op. cit., p. 537.
26 Histoire des débuts de la construction..., op. cit.
27 Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, mai 1945-juin 1951, Paris, Plon, 1984, p. 330.
28 G. Bossuat, op. cit., p. 566.
29 Jean Delmas, « Réflexions sur la notion de puissance militaire à travers l’exemple français (1945-1948) », in R. Girault et R. Frank (éd.), La puissance française en question ! 1945-1949, op. cit., p. 273-288, publié en anglais dans J. Becker, F. Knipping (eds), Power in Europe, op. cit., p. 339-352.
30 Pascal Ory, « Introduction à l’ère du doute : la “puissance française” dans les représentations culturelles vers 1948 », ibidem, p. 409-422.
31 Colloque de Florence organisé par l’Université de Scienze Politiche, septembre 1987 ; voir Ennio Di Nolfo (ed.), Power in Europe II. Great Britain, France, Germany and Italy of the EEC, 1952-1957, Berlin-New York, de Gruyter, 1992.
32 Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome 2, Une politique de l’économie, 1943-1954, Paris, 1985, p. 515.
33 J.-P. Rioux, La France de la IVe..., op. cit., p. 240
34 Voir Jacques Dalloz, La guerre d’Indochine 1945-1954, Paris, Seuil, 1987.
35 Voir dans le présent volume l’article : « La France entre l’Europe et l’Afrique ».
36 Article du Monde du 1er novembre 1960, « Le partage de la jeunesse ». E. Borne fait allusion dans ce texte aux premiers signes de l’apparition d’une gauche ultra (pré- 68) et d’une droite ultra-nationaliste (OAS).
37 Guy de Carmoy, Les politiques étrangères de la France, Paris, La Table ronde, 1966, p. 242.
38 Article du Populaire, numéro du 23 janvier 1957.
39 Introduction générale p. XX, L’Année politique, 1957, Paris, 1958. Ce texte est cité plus largement supra, à la fin de l’article « La France entre l’Europe et l’Afrique ».
40 Maurice Duverger, Le Monde, numéro du 20 janvier 1954.
41 « Veille d’élections : comment vivent les Allemands », L’Express, numéro du 5 septembre 1953, p. 6.
42 Les hommes plus que les femmes, les cadres, les fonctionnaires, les membres des professions libérales, ceux ayant en général un niveau intellectuel élevé comptent parmi les plus ouverts. Raymond Aron et Daniel Lerner, La querelle de la CED, Paris, A. Colin, 1956, p. 141.
43 L’ouvrage édité par F. Knipping et E. Weisenfeld, Eine ungewöhnliche Geschichte Deutschland-Frankreich seit 1870, Bonn, 1988, évoque plutôt le début des années cinquante ou le début de la Ve République que les années 1954-1958.
44 Jean-Marcel Jeanneney, Forces et faiblesses de l’économie française, Paris, PUF, 1956, p. 52.
45 Jacques Fauvet, La IVe République, Paris, 1958, Fayard, p. 359.
46 Guy de Carmoy, Les politiques étrangères..., op. cit., p. 244.
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