La France entre l’Europe et l’Afrique
p. 355-376
Note de l’éditeur
Communication au colloque international de Rome, mars 1987, publiée in Pierre Serra (éd.)„ La Relance européenne et les traités de Rome. Bruxelles, Bruylant, 1989, p. 351-378.
Texte intégral
1Commémorer un événement historique comporte toujours quelque danger pour un historien. Une tendance naturelle pousse à faire de l’événement considéré un moment décisif, jalon distinct dans la vie des contemporains, reconnu comme tel et apprécié par ceux-ci. Or, ce qui apparaît plus tard comme une étape importante peut, sur l’instant, avoir été sous-estimé, mal compris, peut-être même ignoré. Plus tard, le regard venant de plus loin, de plus haut, a moins de peine à distinguer l’important du secondaire, mais à chaud, où se situe l’essentiel ? La signature des traités de Rome en mars 1957 ne me paraît pas devoir échapper à cette interrogation dubitative. Aujourd’hui, aucun doute n’est permis, les traités de Rome sont et resteront comme une des grandes dates de l’histoire européenne. Mais hier, en 1957, en dehors de ceux qui avaient négocié ou œuvré directement pour leur réalisation, avait-on en France compris la portée de cet événement ? En était-on impressionné ? Faut-il souscrire à ce raide jugement de Jacques Fauvet écrivant en 1958 dans son livre La IVe République :
« L’idée européenne... n’a pas atteint les couches profondes de l’opinion. Elle n’a même pas réussi à rassembler les hommes et les partis dont l’idéal “européen” commun n’a pas réussi à effacer les divisions politiques traditionnelles. Religion d’initiés dont le culte a été jalousement entretenu par les états-majors, la doctrine européenne a été peu conquérante. Elle a souffert finalement de l’immobilisme des institutions européennes »1.
2Les sondages réalisés à l’époque semblent pourtant montrer une bonne connaissance de cet événement par les contemporains. En mai 1957, 64 % des personnes interrogées par l’Institut Français d’Opinion Publique (soit 1 200 personnes) déclarent être informées du plan de Marché commun européen, 53 % du projet d’Euratom ; toutefois, 53 % et 35 % seulement de ces mêmes « sondés » peuvent attester de la participation française à l’une et à l’autre de ces organisations. L’information concernant les livraisons d’armes anglo-saxonnes à la Tunisie est plus connue (82 % des sondés en décembre 1957) et, mieux encore, les exploits spatiaux soviétiques font l’unanimité (96 % de réponses positives en décembre 1957). Les hommes plus que les femmes, les gens d’âge moyen – 30 à 64 ans –, les cadres, ceux qui ont fait des études supérieures ou secondaires, sont très bien informés ; les cultivateurs, les ouvriers, les femmes et les gens modestes en général, demeurent moins sensibilisés. Cette bonne information ne doit cependant pas faire illusion. Parmi les sujets qui préoccupent au premier chef les Français en ces années 1955- 1957, ne figurent pas les constructions européennes. En juin 1955, en août 1955, en mai 1956 leur attention se porte vers les problèmes intérieurs (35 %, 33 %, 24 %) et davantage vers les problèmes de la France d’Outre-mer, spécifiquement l’Afrique du nord (17 %, 32 %, 67 %) ; la politique extérieure se rapportant à l’Europe accroche peu (4 %, 2 %, 0 %)2. En fait, le recours aux sondages scientifiques s’impose à peine, tant il est vrai que l’atmosphère de l’époque, telle que la traduisent la presse quotidienne ou hebdomadaire et les bandes d’actualité cinématographiques, est empoisonnée par la maladie de la décolonisation. Trois noms géographiques reviennnent sans cesse dans les mots alors écrits ou prononcés : Maroc, Tunisie, Algérie. Tout le reste est secondaire.
3Partant de la constatation de cette dualité, création discrète de l’Europe et attention désespérée vers les Territoires d’Outre-mer, nous nous sommes donc interrogé sur l’interdépendance qui avait pu exister alors entre les deux plans. Pour poser la question en termes abrupts, nous nous sommes interrogé sur les effets que les soubresauts tragiques de la décolonisation, si présents à travers les « événements d’Afrique du nord », avaient pu avoir sur les créations européennes des années 1955- 1957. Du côté français, a-t-on créé l’Europe pour atténuer les conséquences de la décolonisation ? A-t-on pensé à sauver l’Union française par ces créations européennes ? Notre interrogation relève-telle de la reconstitution postérieure du passé, sans liens avec la réalité ?
4En fait, nous avons tout de suite rencontré une grande idée, que les contemporains dénommaient l’Eurafrique. Aussi bien au sein des partis considérés comme « Européens », tel le MRP ou la SFIO ou les radicaux, que chez les experts techniciens de divers ministères, ou bien encore parmi les cadres d’entreprises, au CNPF lui-même, dans la presse, bon nombre d’intervenants se manifestaient pour réclamer aux autorités la réalisation d’un vaste ensemble eurafricain. Ce courant d’opinion a-t-il eu des effets sur les actes des gouvernements concernés ? Dans certains cas, les mouvements d’opinion, même lorsqu’ils sont largement exprimés dans les journaux ou chez les intellectuels, demeurent insuffisants pour influencer les choix et les décisions des responsables. Or, en consultant certaines archives de l’époque, en suivant le détail des discussions à l’échelon gouvernemental, on constate que les négociations pour la constitution de la Communauté Économique Européenne ont été marquées par le problème de l’insertion des Territoires d’Outre-mer au sein du Marché commun, pendant la période décisive qui s’étend de mai 1956 à février 1957. L’Eurafrique ne fut pas seulement un mythe, elle fut un souci primordial des dirigeants français.
5Le Comité intergouvememental constitué à Bruxelles en application de la résolution prise à Messine en juin 1955, présente son rapport, dit rapport Spaak, le 21 avril 1956. Dans les jours qui suivent cette publication, plusieurs réactions méritent de retenir l’attention. Le 7 mai, le Conseil national du patronat français adresse au président du Conseil une lettre officielle pour lui faire part de ses premières remarques, faites à chaud, sur les deux points jugés essentiels « éléments de première importance que le rapport semble laisser sans solution pratique ou avoir omis de traiter »3 ; la première concerne l’abaissement des droits de douane et les clauses de sauvegarde, la seconde se rapporte à l’harmonisation des charges par l’inclusion des territoires d’Outre-mer dans le Marché commun. Sur ce dernier point, la position du patronat français est claire :
« il ne serait pas concevable de tenir les pays et territoires d’Outre-mer en dehors d’une opération d’unification européenne, à laquelle la France entendrait participer ».
Le 17 mai 1956, le ministre de la France d’Outre-mer, Gaston Defferre, écrit également au président du Conseil à propos du projet de Marché Commun Européen4. Là encore, la position est nette : « il est indispensable que les TOM soient intégrés dans le Marché commun ». L’argumentation serrée du ministre, développée sur huit pages, se termine par la demande pressante de faire de cette intégration « une condition préalable de notre entrée dans l’éventuel Marché Commun Européen ». Notons immédiatement un argument avancé dans la conclusion de cette lettre interministérielle, entre deux ministres d’un même parti qui ont vécu les difficultés récentes du débat sur la CED :
« Il ne fait pas de doute que les populations et les élus des Territoires d’Outre-mer marqueront leur intérêt pour les différents problèmes soulevés par la situation de leur pays d’origine vis-à-vis du Marché commun. En dehors du fait que les voix des parlementaires d’Outre-mer peuvent, selon la conjoncture politique, déterminer l’issue du débat qui précédera la ratification du Traité, il est inutile d’insister sur le danger que présenterait la mise en application de celui-ci si elle était acquise malgré leur opposition ».
Pour rassurer les futurs partenaires de la France, G. Defferre suggère à la fin de sa missive
« de faire apparaître en contrepartie que l’offre faite de cette manière par la France est extrêmement constructive et que l’accomplissement d’une œuvre commune en Afrique est sans doute la tâche la plus grandiose qui puisse aujourd’hui être proposée à l’Europe rassemblée ».
6Cette « tâche grandiose » hante beaucoup d’esprits en France. En septembre 1952, l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe avait élaboré un « plan de Strasbourg » qui consistait à créer une Banque européenne d’investissements pour les territoires d’Outre-mer, avec participation des États européens sans responsabilités « coloniales », et à protéger temporairement les économies de ces territoires. Cette conception se retrouve dans le rapport de politique extérieure que présente Jacques Mallet en juin 1955, devant le Comité national du MRP. Elle est un des éléments importants de la réflexion des dirigeants de ce parti, préoccupé de la relance européenne. En décembre 1955, parmi les dix-neuf objectifs immédiats de ce parti déterminés par les instances centrales, figure le projet de création de « Centrales d’investissements pour les pays sous-développés, en particulier pour l’Afrique noire »5. D’abord thème de réflexion, l’idée de l’Eurafrique, popularisée au sein du MRP par deux conseillers de l’Union française, Georges Lebrun-Keris et Kenneth Vignes, devient thème de propagande pendant l’année 1956 ; en janvier 1956, à propos de l’Europe, il est écrit que le MRP est
« plus que jamais conscient que le développement de la politique économique et sociale et de la politique en Union Française – comme la défense de la paix – sont étroitement liées à la construction européenne »6.
Lors du congrès MRP de Montrouge, Jean-Jacques Juglas, député du Lot-et-Garonne, proclame que la
« sauvegarde des pays d’Outre-mer qui participent à la communauté française, non seulement est possible dans le cadre de l’Europe unie, mais... c’est par l’Europe que nous pourrons le mieux et les sauvegarder et remplir notre mission humanitaire » (mai 1956).
En décembre 1956, la propagande du parti sera organisée pour prémunir l’opinion contre la levée de bouclier « nationaliste » qui tirerait argument d’un abandon des territoires français à l’influence de l’Allemagne ou de l’Italie par le biais de l’Eurafrique. Du coup, en janvier 1957, Pierre Pflimlin écrit dans l’organe du parti, Forces Nouvelles, les lignes suivantes :
« Pour consolider la paix, pour éviter que l’Afrique ne tombe sous la domination soviétique et ne devienne une base d’agression contre l’Europe, nous demandons que soit constituée l’Eurafrique »7 .
En février 1957 c’est au tour d’André Raillet d’enfoncer le clou dans le même journal :
« Être national aujourd’hui signifie également permettre à la France de reconstruire l’Occident. L’Eurafrique n’est pas un mythe dangereux. C’est l’espace géopolitique de la sécurité française, c’est l’environnement inéluctable de notre pays, c’est la condition de l’avenir de notre jeunesse. On ne saurait opposer l’Afrique à l’Europe, la Nation à l’Europe sans ruiner l’équilibre dynamique d’une croissance, clé de la renaissance de l’espérance »8.
Plus importante encore est l’entrée dans la lice d’un des maîtres à penser et des figures européennes de ce parti, Robert Schuman. Dans un entretien avec K. Vignes publié dans France-Forum en février 1957, le « père » de l’Europe explicite ce que pourrait être une véritable coopération entre l’Europe et l’Afrique ; créer une Banque internationale dont le capital serait constitué par les apports des États européens, accorder des prêts aux territoires africains qui seraient remboursés par des redevances perçues sur les sources d’énergie, constituer un autre organisme qui prendrait en charge le développement industriel :
« il ne s’agit pas d’une exploitation unilatérale au profit d’un pays colonisateur, mais d’une mise en commun des ressources et des efforts »9.
Sous l’influence des restrictions que les approvisionnements en pétrole ont connues avec la crise de Suez, R. Schuman montre aussi que cette mise en commun des ressources euroafricaines serait profitable à tous les Européens. Lors du débat à l’Assemblée nationale sur le Marché commun européen, en janvier 1957, l’orateur du parti, Pierre-Henri Teitgen, autre leader incontesté, traite particulièrement de la situation des territoires d’outre-mer pour lesquels il préconise l’intégration progressive, un régime spécial de protection et la création d’un Fonds européen d’investissements. On est donc bien en face d’une option fondamentale pour le parti des Républicains Populaires. Quand on connaît le rôle joué par ce groupe politique dans les constructions européennes, on ne peut s’empêcher de penser que, sur le moment, l’affaire était d’importance.
7D’autres prises de position politiques allaient dans le même sens. Sans vouloir dresser un tableau complet des attitudes politiques françaises vers 1956-1957, on peut retenir que des hommes politiques appartenant à la SFIO, à l’UDSR (notamment François Mitterrand), aux radicaux, aux groupes de centre-droit, pensaient trouver une solution à l’agitation grandissante des Territoires d’Outre-mer à la fois dans l’octroi d’une autonomie politique locale ou régionale et dans la fourniture d’une aide économique substantielle. Divisés sur l’ampleur des concessions politiques à accorder (on le voit bien à propos des discussions qui entourent le vote de la loi-cadre présentée par G. Defferre au printemps 1956), l’indépendance totale étant presque toujours exclue, les groupes politiques envisagent avec faveur l’action sur le terrain économique ou financier. Il sera évidemment plus facile de venir en aide aux ex-colonies en matière économique que de procéder à de profondes réformes politiques, susceptibles de mener vers un retrait, un abandon disent les ultras, qui signifierait un abaissement de la puissance française. L’idée d’un avenir français en Afrique est largement répandue. Mais cet avenir peut-il être aussi celui de l’Europe ? En 1953, F. Mitterrand qui avait été ministre de la France d’Outre-mer dans le gouvernement Pleven en 1950, écrit les lignes suivantes dans un livre intitulé Aux frontières de l’Union Française, Indochine, Tunisie :
« L’Europe ne peut rien sans la France. Où irait-elle à l’Est ? Le Sud s’ouvre largement à ses hommes, à ses machines, à ses capitaux, mais toutes les routes qui y mènent, passent par chez nous. L’itinéraire français, une fois de plus, commandera celui de l’Europe ».
A l’époque, la vision de F. Mitterrand demeure assez franco-française :
« Comme si tous les Français ne devaient pas se faire d’abord les défenseurs de la seule réalité historique incontestable : la France eurafrique qui, actuellement, comprend ou contrôle quatre-vingt cinq millions d’êtres ».
Préoccupé de trouver dans les territoires d’Outre-mer une solution évolutive qui suscite le concours politique des élus africains noirs, tel le ministre Houphouët-Boigny, F. Mitterrand voudrait que les Français s’emploient vraiment à mettre l’Afrique en œuvre :
« Pour les Français qui se désolent et qui étouffent dans les frontières étroites d’une métropole vieillie, quelle responsabilité exaltante : d’eux peut dépendre l’avenir d’un continent ! »10.
Cette volonté n’interdit pas la critique sévère du colonialisme, comme on la trouve dans un autre livre de F. Mitterrand, publié en 1957, Présence française et abandon ; mais l’accent est d’abord mis sur la nécessité d’une mise en valeur de ces pays africains, au point que l’auteur d’un compte rendu de cet ouvrage dans la revue Politique étrangère peut décerner à F. Mitterrand le titre de « vrai mainteneur de l’empire et, pour peu, (il) revendiquerait la qualité de colonialiste éclairé »11.
8 L’objectif de transformer économiquement et socialement les territoires d’Outre-mer, pour trouver une solution politique à leurs secousses, est repris par beaucoup de responsables. Les déclarations ministérielles en portent témoignage ; les réunions internes des partis sont souvent partagées par cette question. En octobre 1955, le groupe parlementaire SFIO envisage l’avenir de l’Algérie ; il s’interroge sur la priorité à accorder au contexte politique. Albert Gazier pose nettement la question :
« Nous devons absolument résoudre la question préalable, à savoir quel est le caractère actuel du drame de l’Algérie. Est-il essentiellement administratif, économique et social ou politique ?... Est-ce que le courant qui, dans le monde entier, est en train de pousser vers l’indépendance les peuples autrefois soumis, va ou non épargner l’Algérie ? Est-ce que les Algériens commencent à croire, comme d’autres, que les problèmes économiques et sociaux ne pourront plus trouver de solution avant que les questions politiques soient résolues ? »12 .
Quelques mois plus tard, à son retour d’Alger, en février, Guy Mollet explique à ses camarades du groupe qu’il faut agir en priorité dans les domaines économiques et sociaux, par une politique de petits travaux, mais
« quand nous aurons fait tout ce qui est à faire dans le domaine social, dans les premières semaines (réforme agraire y compris), ce sera encore insuffisant car il y a une priorité au problème politique »13.
Cette clairvoyance « théorique » se heurte à la complexité des réalités ; dans les mois qui suivent, le gouvernement présidé par G. Mollet est incapable de dégager une voie politique qui règle au fond le problème politique. Du même coup, l’action réelle se circonscrit à deux domaines ; d’une part, l’emploi du « maintien de l’ordre » pour mater la « rébellion », d’autre part, la réalisation du programme économique défini dans la loi sur les pouvoirs spéciaux votée par l’Assemblée nationale le 16 mars 1956 (poursuite de l’expansion économique, abaissement des coûts de production, élévation du niveau de vie des populations, accélération du progrès social, etc.).
9On retrouve les mêmes préoccupations et les mêmes solutions dans une autre loi votée le 29 décembre 1956, la loi créant une Organisation Commune des Régions Sahariennes. Destinée à « la mise en valeur, l’expansion économique, la promotion sociale des zones sahariennes » cette loi préparée par le ministre délégué à la présidence du Conseil Houphouët-Boigny, veut répondre concrètement à un vaste plan, souvent présenté dans la presse, qui consisterait à tirer profit de cet immense désert, riche en minerais, en pétrole pour financer l’effort accompli par la France pour la mise en valeur du reste de l’Afrique. Le mythe du Sahara est alors vivace. On peut en trouver une belle illustration dans un long article rédigé dans la revue Politique étrangère par Jean Michel de Lattre, délégué général adjoint de l’Association eurafricaine minière et industrielle14. Depuis des années, Erik Labonne avait préconisé de mettre en valeur la zone saharienne ; au début des années cinquante, des découvertes minières, fer et cuivre, incitèrent des hommes politiques et des responsables économiques à poser la question de l’organisation politique de cet immense territoire. Le Sahara était partagé administrativement entre l’Algérie, alors département français, le Maroc et la Tunisie devenus indépendants, et les régions septentrionales des ensembles AOF et AEF. Pouvait-on le placer sous une seule autorité française, départementale ? On n’osa le faire ; la loi se contentait d’unir en un statut économique spécifique les zones sahariennes françaises sans les détacher de leurs bases constitutionnelles.
10Ce préalable réglé, on pouvait en venir aux aspects économiques. Pourquoi prêter tant d’attention à ce désert ?
« Ce que le désert peut donner à la France, ce sont les moyens de son indépendance énergétique, ce sont, par voie de conséquence, les moyens de rééquilibrer la balance des comptes du pays » (l’article est écrit quelques mois après l’affaire de Suez).
« La politique à suivre doit s’inspirer de trois objectifs : l’amélioration de l’équilibre économique et financier de l’ensemble franco-africain, la constitution progressive d’“Eurafriques fonctionnelles” susceptibles de constituer des étapes dans le développement de l’association des territoires d’Outre-mer au Marché commun, la multiplication des interdépendances politiques entre les parties constitutives de l’ensemble franco-africain ».
Pour réaliser ces objectifs, J.M. de Lattre préconise de constituer des « pôles de croissance » ; mais pour réunir les capitaux nécessaires à l’exploitation du pétrole ou du fer ou du cuivre, il est indispensable de faire appel aux apports étrangers :
« dans l’état actuel d’équilibre des forces internationales, la France ne peut prétendre exploiter à elle seule des gisements d’importance mondiale sans susciter des réactions dangereuses pour sa politique étrangère ou sa liberté financière ».
L’auteur fait référence aux capitaux anglo-saxons, mais aussi au Marché commun en constitution : une communauté du pétrole, une communauté du fer, une communauté du gaz, « Eurafriques fonctionnelles » s’inscrivent dans la ligne même du Marché commun, selon J.M. de Lattre. Une mission menée par un groupe d’industriels allemands en Afrique noire, en mars 1957, a déjà mesuré la richesse des mines de fer et de cuivre de Mauritanie, comme celle des mines ou potentialités hydro-électriques de Guinée ; n’est-ce point là le point de départ de l’Eurafrique réelle ?
11Nous sommes bien ici face au nœud du problème. On peut le résumer ainsi : la France, puissance africaine, a besoin du concours d’autres puissances développées pour rendre effective la croissance de l’Afrique. Le Marché commun ne peut-il fournir les moyens de réaliser ce « grand dessein » ? De nombreux experts en sont persuadés, à la manière de Pierre Moussa, alors directeur des affaires économiques au ministère de la France d’Outre-mer, auteur d’un livre remarqué sur Les chances économiques de la Communauté franco-africaine 15. P. Moussa a présenté ses vues sur les liaisons possibles entre Marché commun et Afrique française lors d’un exposé au Centre de politique étrangère, en décembre 1956. L’idée dominante chez ce haut fonctionnaire apparaît nettement : les rapports entre l’Europe et l’Afrique ont été actualisés par la mise en place du Marché commun. Celui-ci oblige la France à un choix : elle ne peut être « bigame », c’est-à-dire rester intégrée à un marché commun particulier, celui de la zone franc, et devenir membre d’un autre marché commun, en Europe. Donc il faut lier les deux marchés, car le divorce est certes impensable. Pour ce faire, à côté de dérogations particulières destinées à faciliter le passage progressif des économies franco-africaines vers une économie de marché, il faut unir les Européens pour supporter les charges très lourdes du flux financier, indispensable entre pays développés et pays sous-développés en « dénaturalisant » les apports nationaux des Européens au sein d’un effort collectif grâce à un Fonds d’investissement européen.
« L’Europe prenant dans le domaine de cette grande œuvre, la charge particulière des pays sous-développés du bassin méditerranéen et de l’Afrique, ce n’est pas une opération néo-colonialiste, comme certains le disent, dans laquelle les dames patronesses que seraient les nations de la vieille Europe diraient en parlant de l’Afrique, “nous avons nos pauvres”. Ce n’est pas un paternalisme à l’échelle des peuples. Vu sous l’aspect qui vient d’être dégagé, cela apparaît plutôt comme un régionalisme à l’échelle des peuples ».
12Cet appel à l’investissement européen dans l’ex-Empire français est cependant loin de réaliser l’unanimité des milieux économiques. Comme Jacques Marseille l’a bien montré, deux tendances principales partagent le patronat français lorsqu’il s’agit de la mise en valeur de la « très grande France »16. D’un côté, les coloniaux traditionnels qui ont toujours vécu la « complémentarité » des économies française et coloniales comme un bienfait ; le pays développé vend sa production industrielle avec profits tandis que les territoires sous-développés fournissent à bon compte les matières premières : l’établissement de barrières douanières met en outre ce « trafic » à l’abri de la concurrence internationale ; l’autarchie constitue la suprême garantie. A l’inverse, d’autres patrons portés à affronter la concurrence car mieux armés pour y résister, plus dynamiques, acceptent l’ouverture des territoires coloniaux. La modernisation de l’économie métropolitaine ne permet-elle pas la compétitivité internationale ? Entre 1948 et 1952, c’était le fort excédent des ventes dans la zone franc qui avait à peu près équilibré le commerce extérieur de la France ; à partir de 1953 l’amélioration de la situation commerciale provient surtout d’un meilleur taux de couverture du commerce avec les pays étrangers (82 % en 1953, 86 % en 1954, 93 % en 1955). Faut-il saisir cette occasion pour transformer les relations économiques France-Union française ?
13La menace directe de l’entrée des concurrents européens dans les relations commerciales et financières de la zone franc, si le Marché commun se réalise, oblige en tout cas les responsables, administrateurs ou hommes d’affaires, à faire des choix. Un premier groupe, mené par l’influent Marcel Boussac, est franchement hostile ; l’insertion des territoires d’Outre-mer dans la nouvelle structure économique mettrait fin aux « privilèges » de l’autarchie. Or, l’industrie cotonnière (où Boussac est roi) tire un grand bénéfice de sa rente de situation en Afrique. L’argumentation développée par Boussac, que l’on retrouve exprimée dans une brochure écrite par Pierre de Calan, vice-président du Syndicat général de l’industrie cotonnière, et publiée au printemps 1957, porte sans doute moins que les procédés d’influence employés par monsieur Boussac17. Informé par Antoine Pinay des conditions de création de la CEE, l’industriel part en guerre immédiatement contre ce projet en usant de deux arguments, la perte des marchés coloniaux et la crainte de la concurrence allemande. Ensuite il multiplie les contacts, les notes rédigées par « les brillants inspecteurs des finances qui l’entouraient » (selon le ministre Jean Chamant, secrétaire d’État aux Affaires étrangères dans le ministère Edgar Faure), actionne les délégations de professionnels qui viennent gémir devant les administrations. Plus tard Pierre de Calan juge les motivations de Boussac :
« Il entrait dans sa dénonciation des dangers du Marché commun une part d’intérêt, la sauvegarde de sa liberté totale d’achats et de ses garanties d’écoulement privilégié vers les marchés d’Afrique noire ; mais il était surtout inspiré par le souci de la protection de la main-d’œuvre et préoccupé de sa reponsabilité en matière d’emploi ».
Malgré son entregent, Boussac est incapable de renverser la tendance majoritaire qui consiste à accepter le Marché commun pourvu que les intérêts français soient mieux pris en compte en Afrique.
14Telle est l’attitude du Comité d’Études et de Liaison du Patronat de l’Union Française (CELPUF). Dès le 30 avril 1956, cet organisme qui siège au CNPF, fait une analyse du rapport Spaak, adressée au ministère des Finances ; ce texte a été préparé lors de deux réunions, les 19 et 25 avril, des instances du Comité. Cette analyse est suivie d’observations générales qui méritent d’être citées largement18. Après avoir rappelé que l’option pour ou contre le Marché commun, dans les modalités alors prévues, repose sur la seule situation en métropole, le Comité s’interroge sur le silence du rapport à propos des territoires d’Outre-mer.
« Il semble bien que le président du Comité, M. Spaak, ait eu tout avantage à éviter ce sujet étant donné le souci constant de la Belgique de tenir le Congo belge à l’écart de la communauté européenne ; le Congo belge a un statut économique international très libéral mais les Belges ont créé certaines protections occultes en faveur de leur industrie et ils ne souhaitent pas qu’elles soient remises en cause par la création d’un marché commun européen. Quant aux négociateurs français, ils n’ont pas soulevé le problème de nos relations Outre-mer. On ne connaît pas les raisons de ce silence ; il apparaît même que les services spécialisés n’ont pas été interrogés ».
Ce silence des textes n’interdit pas de poser la question du sort futur des TOM au sein de la CEE. Au fond, le CELPUF opte pour l’acceptation conditionnelle du rapport Spaak. En étudiant successivement les échanges dans le sens Europe-Outre-mer, puis dans le sens inverse, le Comité en arrive à formuler huit « précautions » indispensables pour donner un accord, mais il ne rejette pas l’ouverture à la CEE et l’insertion de l’Union française dans le Marché commun.
« Il apparaît assez nettement que la situation qui résulterait de l’intégration de la métropole dans le marché commun et de l’exclusion de l’Outre-mer français serait absurde et intenable ; il convient donc d’appeler immédiatement les négociateurs français à étudier les problèmes particuliers posés par l’intégration de l’Outre-mer et à soumettre des projets de solution à nos partenaires européens ».
Cette position ne surprend pas si on la met en relation avec les conclusions tirées lors d’une conférence plénière tenue en 1954 par le CELPUF, citées par J. Marseille :
« Si elle est très ferme sur le principe du maintien de la zone franc comme entité économique distincte, la Conférence plénière se prononce avec autant de netteté contre toute politique d’inspiration autarcique tendant à faire de l’Union une sorte de bloc où l’on chercherait à développer avant tout les échanges internes en élevant de hautes murailles vis-à-vis de l’extérieur... L’isolement est toujours dangereux, car il conduit à vivre dans l’illusion et à accepter l’anémie comme un état normal. L’intérêt général commande donc de rendre l’Union française compétitive et de l’ouvrir à l’extérieur, aussi bien à l’achat qu’à la vente ».
Comme l’écrit J. Marseille « c’était le vent du grand large qui commençait à souffler pour le patronat français »19.
15Il est évidemment difficile de déterminer avec précision qui étaient les hommes d’affaires français partisans de cette approche, faute d’études suffisantes à ce jour. Une analyse de la presse économique française permet de poser des jalons, qui auront besoin d’être consolidés20. En décembre 1955, Le Monde économique et financier présente le projet de mise en valeur des fleuves Konkouré et Kouilou en Guinée ; ce projet nécessite de gros investissements qui seront rassemblés par une société européenne, l’AFRAL ; avec la firme Péchiney-Ugine comme tête de file et le soutien des Banques Rothschild et Paribas. C’est l’occasion pour le journal d’une réflexion sur les nécessités de marchés communs sectoriels, impliquant la constitution Outre-mer, puis en Europe, de marchés communs. Même interprétation dans L’Usine nouvelle, en juillet 1955, à propos de la constitution d’une Société d’études pour l’équipement minier et industriel où se rencontrent des Italiens (IRI), des Allemands (Ferrostaal), des Français (dont Louis Armand). Ces réflexions traduisent-elles les vues de l’aile dynamique, libérale, moderniste de l’industrie française, comme le suggère J. Marseille ? Trouve-t-on une semblable attitude dans le milieu bancaire français ? Il est trop tôt pour conclure. Des analyses ponctuelles montrent que tel dirigeant d’entreprise, comme Pierre Lefaucheux, directeur des usines Renault, le centre des Jeunes Patrons sont favorables à la CEE, mais que les PME ou leurs organisations sont opposées à toute formule de ce genre21. Ces attitudes dépendent-elles des contraintes sectorielles ? Avouons notre actuelle ignorance.
16Incontestablement certains dirigeants d’entreprises sont proches de la solution « à la néerlandaise » qui a consisté, après 1949, à reconvertir l’économie de ce pays en tournant le dos à l’Indonésie ; mais ce « complexe hollandais » (le mot est de P. Moussa) est moins répandu en 1955-1957 qu’il ne le paraît. La solution moyenne consiste davantage à se réorienter vers l’Europe tout en conservant des liens privilégiés avec l’Afrique. La popularité de l’idée d’Eurafrique dans la presse économique proche des milieux d’affaires peut en administrer la preuve. Une étude systématique de cette presse (exactement les hebdomadaires suivants, la Vie française, les Échos, l’Usine nouvelle, le Monde économique et financier) montre le succès croissant du terme d’Eurafrique entre 1955 et 1957 : « Il symbolise bien le désir de “relancer” l’Empire en même temps que l’Europe »22. Cette remarque prend d’autant plus d’intérêt que les mêmes hebdomadaires ne sont pas passionnés par l’Europe ; pendant la même période, 4 % à 7 % du volume des pages économiques de ces hebdomadaires sont consacrés à l’Europe, le problème de la construction européenne étant surtout abordé sous son angle politique, en termes généraux jusqu’à la publication du rapport Spaak. Entre la conférence de Messine et la remise du rapport des experts, la Vie française et Les Échos montrent des dispositions favorables à la relance, sans avancer de propositions concrètes ; ensuite, la fonction tribunicienne l’emporte dans ces journaux : tour à tour les représentants des divers secteurs de l’économie française interviennent pour faire part de leurs inquiétudes et de leurs souhaits. Les nuances des uns et des autres s’estompent lorsqu’on aborde la question de l’insertion des TOM dans le Marché commun ; la demande de l’association est générale. On est donc fondé à conclure que l’avenir de la construction européenne passe par la résolution de cette importante question.
17En a-t-on tenu compte dans les milieux chargés de conduire la négociation à son terme ? Il nous faut maintenant nous tourner vers les négociateurs, administrations et hommes politiques en charge de celle-ci.
18Pour des raisons qui restent encore à déterminer avec netteté, les experts du Comité Spaak n’avaient pas abordé le problème des territoires d’outre-mer. Était-ce par souci des partenaires de la France de ne pas gêner celle-ci aux prises avec les difficultés de la décolonisation ? Les gouvernants français avaient-ils été embarrassés par les difficiles négociations avec la Tunisie et le Maroc, dont les statuts juridiques et commerciaux rendaient toute solution générale délicate ? En tout cas le gouvernement Edgar Faure ne semble pas avoir donné de consignes à ses négociateurs et aucune réflexion en ce domaine ne procède de l’intérieur du groupe des experts chargés de présenter des propositions après la relance de Messine. Peut-être aussi l’intérêt très vif des Français pour l’Euratom, supérieur à celui qu’ils accordent au Marché commun, explique-t-il cette omission ?
19La situation change du tout au tout dès que le rapport Spaak est rendu public. On a déjà noté la réaction du CNPF et celle du ministre de la France d’Outre-mer. Tous les ministres concernés réagissent à l’absence de mention des TOM dans le rapport. Au ministère des Finances, où le ministre Paul Ramadier marque de la réserve pour le Marché commun, à l’instar de la plupart des directeurs de son ministère, l’omission a été relevée ; le secrétaire d’État aux Affaires économiques Jean Masson (radical) évoque l’impuissance future de la France si l’Outre-mer reste en dehors. Tous sont solidaires de l’argumentation développée par G. Defferre concernant la nécessité d’obtenir une contribution des partenaires pour les financements en Outre-mer, une protection de la naissante industrialisation en ces pays, une prise en compte spéciale des productions agricoles exportées depuis ces régions. Lorsqu’un mémorandum est préparé pour la conférence qui doit se tenir à Venise où la France sera représentée par Christian Pineau, celui-ci fait de l’intégration des TOM dans la CEE un préalable. Sur ce point, la Conférence des 29 et 30 mai donnait satisfaction à la France (qui par ailleurs faisait des concessions à propos de la future négociation). Désormais les TOM devenaient un des principaux points de la négociation entre les délégations chargées d’aboutir aux traités.
20En un premier temps, d’autres aspects de la négociation prédominaient. En juillet, le débat à l’Assemblée nationale sur l’Euratom, bonne occasion pour le président du Conseil de faire une déclaration « européenne » très engagée, semblait prouver que l’énergie atomique intéressait plus que la CEE ; en vérité, l’absentéisme des députés pendant le débat fut si marqué qu’il scandalisa les présents, peu nombreux (on finit par suspendre le débat faute de la présence des orateurs inscrits). La redoutable question de l’harmonisation des charges sociales entre États membres ou celle du taux de libéralisation des échanges commerciaux ou certains aspects institutionnels retiennent alors l’attention. Pourtant lorsque le Conseil économique et social, saisi pour avis par le gouvernement, débat de l’entrée de la France dans la CEE. « La question des pays d’Outre-mer joue un rôle important » (E. Bjöl) ; aussi bien le rapporteur, pourtant favorable, Deleau que l’opposant Malterre reprochent leur silence aux experts de Bruxelles (12-15 juillet)23.
21Naturellement le début et le développement de la crise qui mènera à l’expédition de Suez, paraissent faire passer à l’arrière-plan les préoccupations concernant les TOM. La détérioration de la conjoncture financière, les difficultés d’approvisionnnement en pétrole occupent beaucoup plus les esprits que les lointains territoires africains. En fait, la question algérienne dominant tout, et celle-ci rendant encore plus indispensable de financer le développement économique des ex-colonies, il serait inexact de considérer que les négociateurs français étaient libérés du problème de l’Outre-mer. Le principal négociateur, Maurice Faure, secrétaire d’État chargé du problème européen, reconnaîtra lui-même plus tard que les tensions algérienne, égyptienne, est-orientales (l’octobre polonais, l’insurrection hongroise) lui ont donné une plus grande marge de manœuvre, car les dirigeants avaient d’autres soucis majeurs. Il n’en reste pas moins que les délibérations internes entre hauts fonctionnaires démontrent que l’Outre-mer continue de retenir l’attention. En septembre 1956, lorsqu’on prépare un nouveau mémorandum pour la véritable reprise des discussions, les instances gouvernementales restent plutôt préoccupées par les clauses institutionnelles (souplesse à introduire pour l’exécution des obligations, délai de mise en vigueur du traité, mesures conservatoires) ou des situations économiques (disparité des prix français et étrangers, libéralisation des échanges). C’est qu’en réalité le véritable obstacle reste encore le contentieux franco-allemand sur la Sarre ; celui-ci est vraiment réglé par les entretiens Mollet-Adenauer de la fin septembre. Désormais la marche vers la conclusion des traités semble rapide et facile, à condition de régler le problème de l’Outre-mer.
22Des conversations entre experts français et belges avaient été prévues et organisées pour aboutir à des propositions précises en ce domaine. Pour bien marquer l’orientation que la France entend voir donner, un conseil interministériel, réuni le 9 octobre, dégage les voies majeures, complétées pour les modalités de détail lors d’un second conseil ministériel restreint le 18 octobre24. Tout d’abord, il est réaffirmé que l’adhésion de la France à la CEE est subordonnée à l’insertion des TOM dans celle-ci. Mais en même temps il est entendu que la zone franc sera maintenue, car « la France entend maintenir l’unité économique et commerciale de la communauté française ». Du coup, la France ne demandera plus l’intégration des TOM dans la CEE, mais leur « association » pour l’instant, le véritable Marché commun réunissant l’Europe et l’Outre-mer devant se faire plus tard. Les produits agricoles originaires des TOM devront faire l’objet d’un régime d’organisation des marchés inspiré de celui à l’étude pour les produits agricoles métropolitains ; inversement, les produits vendus par tous les pays membres entreront sans discrimination dans les TOM. Une politique commune d’investissements sera entreprise grâce à un Fonds européen d’investissement qui devrait pouvoir disposer d’un chiffre annuel de crédits à distribuer d’environ 350 milliards de francs (soit le double de ce que la France investit alors annuellement dans les TOM). La non discrimination entre pays européens pour les ventes dans les TOM devrait être subordonnée à la mise en route du Fonds d’investissement. Enfin les adjudications locales et les investissements privés directs seraient réalisés sans discrimination entre pays membres. En acceptant de jouer le jeu de la concurrence avec les Européens, les Français espèrent visiblement que le poids financier de la mise en valeur de ces territoires sera pris en charge par nos partenaires au moins autant que par nous mêmes.
23 Ce n’est donc pas un hasard si, dans le même moment, la presse spécialisée évoque la création d’un consortium européen, CONSAFRIQUE, destiné à développer les ressources naturelles de l’Afrique française, où se retrouvent des capitaux français (Banque de l’Indochine, la COFRAMET), belges (Société de Bruxelles pour le financement et l’industrie), allemands (Deutsche Bank) avec un capital social en monnaie luxembourgeoise. On remarque également que des rencontres franco-allemandes rassemblant hommes politiques, économistes, hommes d’affaires, journalistes traitent du problème des coopérations franco-allemandes dans les TOM. Ainsi, lors d’une rencontre organisée par le Centre d’Etude des relations franco-allemandes, en octobre, le député social-démocrate allemand Carlo Schmid, vice-président du Bundestag, évoque la création d’un « Plan Marshall européen » destiné aux peuples sous-développés25. Ces conférences sont l’occasion d’un dialogue franco-allemand où les Français réclament compréhension et soutien pour l’action menée à Suez et en Algérie, tandis que les Allemands marquent bonne volonté et réserve ; on sent bien que le nerf de la guerre est déjà de l’autre côté du Rhin, les réserves en devises étant en Allemagne le double des réserves françaises et britanniques réunies au moment de la crise de Suez. Prudente la Vie française remarque qu’il ne faut pas s’attendre à un « don gratuit » de nos partenaires allemands. Il semble bien en effet que les Allemands suspendent leur décision à l’issue de la crise de Suez qu’ils suivent évidemment avec attention.
24Lorsque commence le débat à l’Assemblée nationale sur la CEE (15- 22 janvier 1957) le problème de l’association des TOM à la CEE est encore pendant. Les propositions formulées le 16 novembre par le chef de la délégation française suscitent en effet des réticences nombreuses chez les Néerlandais, les Italiens ; et les Allemands n’ont guère envie d’être les seuls à financer les investissements Outre-mer. Maurice Faure a beau indiquer aux députés le souci extrême des négociateurs français pour les TOM, on sent des inquiétudes marquées chez les élus d’outre-mer (notamment chez L. Senghor). Christian Pineau à son tour promet de ne pas oublier les TOM ; en fin de débat, Guy Mollet assure que le gouvernement ne signera pas sans avoir obtenu satisfaction sur ces points. Certes, la discussion porte aussi sur d’autres aspects (en particulier les aspects agricoles), mais est-ce un hasard si les « ténors » économiques et politiques s’emparent du sujet ? Ainsi le président du CNPF, Georges Villiers, consacre l’essentiel de son exposé devant l’assemblée générale du Patronat, en janvier 1957, à trois thèmes majeurs, l’harmonisation obligatoire des charges sociales, l’inclusion des TOM dans la CEE, la suppression du blocage des prix intérieurs, lorsqu’il évoque la prochaine création du Marché commun, point central des débats du CNPF. On a déjà vu la campagne menée par les leaders du MRP. En janvier, dans la Vie française, Edgar Faure vient à la rescousse en faisant porter son argumentation sur les avantages à attendre de la CEE pour l’agriculture française et sur l’intérêt pour la France de voir ses charges financières outre-mer partagées par ses futurs partenaires européens ; l’ancien président du Conseil approuve la position gouvernementale qui fait de l’association des TOM un préalable à la signature du traité.
25Cette prise de position répond dans une certaine mesure à un article de Georges Boris « Mirages de l’Eurafrique » publié dans L’Express du 28 décembre 1956. Sachant les liens qui unissent G. Boris à Pierre Mendès France, on peut mesurer la portée de cette prise de position, nettement hostile. L’inspirateur de P. Mendès France rappelle d’abord les liens économiques et financiers qui unissent alors France et TOM : la France tire profit du système préférentiel qui favorise les industries nationales malgré des prix supérieurs aux prix mondiaux ; en contrepartie, la France dépense sur place les frais de « souveraineté », finance les investissements publics, en général non rentables et fait payer aux consommateurs français un surprix pour les achats faits dans ces territoires. L’extension de la CEE aux TOM ferait perdre à la France ses avantages, sans que nos partenaires soient vraiment disposés à nous suppléer pour la prise en compte des charges financières ; charges de souveraineté, surprix sont refusés par eux :
« Nos négociateurs ont tout d’abord vainement tenté de faire admettre une répartition de cette charge au prorata du revenu national de chacun des pays participant, puis un partage par moitié entre la France et ses associés. Une solution a été alors envisagée aux termes de laquelle la contribution française de 200 milliards serait complétée par un versement global de 70 milliards... dans ce cas, l’Allemagne verserait une contribution annuelle d’une trentaine de milliards, soit 0,3 % de notre revenu national ».
Boris réfute ensuite l’argument de l’intérêt des autres Européens pour nos TOM :
« Ce que nous leur offrons, à savoir des pays sous-développés pour les mettre en valeur ou y commercer, est à leurs yeux une marchandise très courante dans le monde et qu’ils prétendent pouvoir trouver ailleurs. Ce qui ne signifie pas qu’il en soit de même pour nous ».
En fait,
« l’inclusion des TOM dans le Marché commun abolirait pratiquement la zone franc et désagrégerait le ciment qui joint les éléments de l’édifice Union française ».
La conclusion de l’article est terrible :
« Les rêveurs naïfs de l’Eurafrique peuvent l’ignorer, mais il y a peut-être des esprits machiavéliques pour qui le Marché commun étendu est une étape pour la liquidation souhaitée : ils calculent qu’après l’abandon du marché privilégié, les Français pourront se demander pourquoi ils continuent d’assumer une si lourde charge dans les pays d’outre-mer ; après la rupture du lien monétaire, les pays d’outre-mer se demanderont pourquoi ils demeurent unis à la France. »
Dans le contexte de la décolonisation qui bouleverse alors les Français, ce dernier argument sonne fortement. Le Marché commun pour sauver l’Union française ou pour la faire disparaître ?
26On serait plutôt tenté de répondre que les contraintes du court terme font espérer que les fonds fournis par nos futurs partenaires seront une solution pour boucler des fins de mois difficiles, notamment pour combler le déficit grandissant de la balance des paiements. Les perspectives de la fin de l’année 1956 sont en effet dramatiques, aggravées par l’expédition de Suez. Selon une note du directeur des Finances extérieures à P. Ramadier26, en janvier 1956 le Fonds de stabilisation des changes disposait d’un milliard de dollars (auquel s’ajoutaient les 860 millions de dollars de l’encaisse-or de la Banque de France). Fin septembre, on prévoit d’aborder l’année 1957 avec un reliquat de 200 à 250 millions de dollars. Or on ne peut prévoir une augmentation massive de nos exportations qui permettra de reconstituer le matelas antérieur, et les capacités de trouver des financements externes sont des plus limitées ; ni le gouvernement américain, ni la Banque internationale de reconstruction et de développement ne pourront intervenir ; le Fonds monétaire international et l’Union européenne des paiements seront un peu mieux disposés, mais comment financer des projets comme celui de Konkouré-Kouilou qui nécessite environ 60 milliards de francs ? La dette extérieure à long terme est chiffrée à 2,5 milliards de dollars ; c’est-à-dire que toute aide extérieure sera un ballon d’oxygène particulièrement apprécié. Or, les effets de l’expédition de Suez renforcent le pessimisme des responsables ; non seulement le financement des mesures militaires est difficile, mais la fuite des capitaux se renforce au début de l’année 1957. En janvier 1957, selon les Finances extérieures, les ressources de trésorerie disponibles seront insuffisantes pour couvrir l’endettement prévisible, le « trou » étant estimé à 300 millions de dollars en fin 1957. Encore s’agit-il là d’une estimation jugée « optimiste » par d’autres experts.
27Dans ces conditions, le ministère des Finances français prend nettement position pour que le gouvernement tienne ferme à propos de l’association des TOM au futur Marché commun. Le premier point d’une lettre adressée par ce ministère au ministère des Affaires étrangères, lorsque les négociations entrent dans leur phase décisive en janvier 1957, manifeste clairement ce souci27. P. Ramadier insiste pour que l’association des TOM soit obtenue,
« avec des contreparties très sérieuses à l’ouverture des marchés coloniaux à nos partenaires, tant sur le plan de la prise en charge d’investissements non rentables que sur l’octroi de garanties de débouchés aux produits de l’Union Française ».
« Il ne peut être question d’accepter une méthode d’association qui pourrait nous enlever la liberté de décider si les contreparties obtenues sont suffisantes... Aucun arbitrage international, ni aucune intervention des institutions européennes ne peuvent être tolérés en la matière ».
Le ton adopté par le ministère des Finances prouve l’importance d’une bonne solution en ce domaine.
28C’est que par ailleurs la négociation avec nos partenaires devient délicate. Le débat à l’Assemblée nationale ayant montré le souci des parlementaires français de faire associer les TOM à la CEE, Maurice Faure, qui était reparti à Bruxelles flanqué de Félix Houphouët-Boigny, ne peut trop transiger en ce domaine. La conférence des ministres des Affaires étrangères qui se tient à Bruxelles les 26-28 janvier, voit les Néerlandais se raidir et on préfère renvoyer l’étude de l’association des TOM à une prochaine rencontre à l’échelon des chefs de gouvernements. Or, quelques jours plus tard, si les ministres des Affaires étrangères parviennent, en un dernier effort, à trouver les voies qui mèneront à un accord général sur d’épineux problèmes comme celui du tarif douanier extérieur, ou celui de l’agriculture, ou celui de la composition des Assemblées et du Conseil des ministres, l’écart reste grand sur l’association des TOM à la CEE.
29On prépare avec précision les instructions qui devraient permettre aux experts de déblayer les aspects techniques du dossier qui sera soumis les 19 et 20 février aux chefs de gouvernements : la France demandera l’établissement d’une clause de sauvegarde pour protéger l’industrialisation des TOM, l’inclusion d’un chapitre fixant les objectifs à atteindre pour ces territoires, une déclaration d’intention à propos de l’association du Maroc et de la Tunisie, l’établissement d’un premier projet de Convention d’association couvrant une période de cinq ans. Mais surtout, après une série de discussions tenue autour de Robert Marjolin, chargé de diriger la négociation interministérielle (en accord avec le Comité interministériel animé par Alexandre Verret), les Français préparent ce que l’on peut considérer comme l’ultime marchandage : on cédera sur les avantages commerciaux que nous pouvons accorder à nos partenaires dans les TOM, pourvu que ceux-ci acceptent de contribuer de manière efficace aux investissements outre-mer. On attend une contribution financière d’environ 150 millions de dollars, les obtiendra-ton ? Rien n’est moins sûr :
« Des doutes subsistent sur les chances de faire accepter l’effort de financement prévu. L’Italie est considérée comme incapable d’y prendre une part importante, la Hollande, aux dires du président Spaak, méritait d’être épargnée. Or il est sûr que les Allemands qui considèrent qu’ils éprouveront de réelles difficultés pour faire accepter par leur opinion publique l’idée même d’un concours financier, seraient vigoureusement hostiles à une formule qui leur en laisserait la charge quasi intégrale »28.
30La Conférence de Paris des 19 et 20 février 1957 devait mettre un point final à cette épineuse question. Après une difficile discussion, et grâce à la volonté « politique » de G. Mollet et K. Adenauer, le Fonds d’investissement à créer allait recevoir un montant propre à calmer les inquiétudes françaises. Doté de 581 millions de dollars pour cinq ans, avec une progression des dépenses possibles qui aboutirait à un montant de 120 millions de dollars la cinquième année, la part française s’élèverait à 500 millions de dollars au total, ce qui compte tenu de l’apport français lui-même (200 millions), signifierait un apport d’argent étranger de 311 millions de dollars fournis à hauteur de 200 millions par l’Allemagne, 70 millions par la Belgique et les Pays-Bas chacun, 40 millions par l’Italie, (la Belgique recevra 30 millions, les Pays-Bas 35, l’Italie 5 millions). En définitive la France obtenait satisfaction, mais moins que les espoirs précédents. Au lieu des 150 millions prévus annuellement, les TOM recevraient exactement la première année 31 millions, la seconde année 39 millions, la troisième année 49 millions, la quatrième 70 millions, la cinquième 120 millions, de la part des partenaires étrangers. En contrepartie ceux-ci ne s’imposeraient-ils pas rapidement en matière commerciale ? Analysant les diverses clauses du Traité de Rome, l’hebdomadaire l’Usine nouvelle commentait ainsi les articles 131 à 135 du traité, ceux consacrés à l’Association des TOM29 :
« Cette question, on le sait, n’a été résolue qu’“in extrémis”. Pour emporter l’adhésion de nos partenaires, nous avons dû consentir des concessions qui représentent pour la France de gros sacrifices, dont on ignore si elle en retirera un avantage. De leur côté, nos partenaires, et notamment les Allemands, manifestent encore la crainte de se trouver entraînés dans des responsabilités “coloniales” qu’ils se réjouissent actuellement de ne pas avoir ».
Pour cet hebdomadaire, proche des milieux industriels français, ces articles obligent nos partenaires à un effort financier limité (en moyenne moins du huitième de notre effort annuel) sans qu’ils s’engagent à une politique de soutien aux productions d’Outre-mer ; ce, pour une durée de cinq années sans garantie formelle de maintenir le futur concours financier au niveau de la cinquième année. Du coup, la France peut maintenir son propre engagement outre-mer
« ou, pour le continuer seule, sera conduite à se retirer du Marché commun, ou pour rester dans le Marché commun, devra, soit être allégée de ses charges par un partage équitable entre les six, soit en cas de refus de ses partenaires, renoncer à son aide aux TOM et les laisser livrés à eux mêmes et aux influences extérieures de l’Europe. ».
Décolonisation forcée ?
31Finalement la montagne accouchait-elle d’une souris et tous les efforts entrepris pendant plus de neuf mois, d’avril 1956 à février 1957, étaient-ils dérisoires ? Deux intervenants dans le débat de ratification, qui eut lieu du 2 au 10 juillet30, fournissent une réponse. Pour le rapporteur général, Alain Savary,
« il est impossible de dire qu’un néocolonialisme européen va se substituer au colonialisme français. Le traité est au contraire conforme à la politique de décolonisation qui vient de franchir une grande étape par le vote de la loi-cadre ».
Pour le principal négociateur de la phase finale, Maurice Faure
« Tels qu’ils sont, les traités, comme tous les traités, représentent un compromis entre les thèses en présence... Ils comportent évidemment des lacunes ; pouvaient-ils définir d’emblée une politique économique, financière, agricole, sociale ? Ils pouvaient seulement fixer des objectifs, un cadre, une procédure. Ils redonnent à la France sa véritable vocation : celle de mettre en contact, grâce à son génie universaliste, l’Europe et l’Afrique ».
32Il n’est donc pas excessif de prétendre que la signature des Traités de Rome constituait un jalon important dans la politique de décolonisation de la France, dans sa politique africaine. C’était l’occasion de situer nos engagements futurs, de préparer la place de la France et en Europe et en Afrique. Peut-être pour les négociateurs initiaux, ceux du comité Spaak, la vue « européocentriste » prédominait-elle encore, ou plus exactement dissociaient-ils Marché commun et problèmes coloniaux, ce qui permettait de faire avancer la relance européenne sans toucher au baril de poudre de la décolonisation (ce qui expliquerait leur total silence). Mais ensuite, l’insistance des milieux politiques et économiques français à imposer cette question brûlante montre bien que l’Europe ne pouvait se construire sans que l’environnement politique, fait des affaires d’Algérie, d’Afrique du Nord, de Suez, d’Afrique noire, ne pèse sur les choix et sur les décisions.
33En imposant à ses partenaires de s’occuper des TOM, la France poussait l’Europe à penser à l’aide aux pays sous-développés. Les difficultés financières qui assaillaient alors la France, peuvent aussi expliquer ce souci ; mais ce regard français, intéressé et intéressant, préfigure déjà Lomé. Il fallait déjà aborder un problème qui marquait profondément les consciences, même si la solution retenue donnait un argument supplémentaire aux Britanniques pour ne pas adhérer ; comment le Marché commun élargi à l’Algérie et aux TOM pourrait-il se concilier avec la zone de libre-échange voulue par les Britanniques en dehors de la zone sterling et du Commonwealth ? Les négociations entre Maurice Faure et le chancelier de l’Échiquier Thomeycroft en mai 1957 achoppent aussitôt sur ce point. En réalité les partisans du traité voulaient s’engager dans un processus de large modernisation. Pouvaient-ils le faire sans s’attaquer à la nature des liens entre France et Outre-mer ? Certainement non. Sur ce point comme sur d’autres, ils devaient compter surtout sur ceux qui étaient capables d’affronter la concurrence, qui avaient les moyens de lutter. A en juger par les nombreuses réticences et oppositions des milieux d’affaires, il semble bien que la majorité de ceux-ci était encore peu sûre de leurs capacités en 1956-1957, de même que bon nombre d’administrations concernées doutaient de la pertinence d’un pareil remède. Sans l’insistance, les manœuvres habiles d’un Robert Marjolin, d’un Alexandre Verret, d’un Émile Noël, aurait-on pu surmonter les « réserves », le mot est faible, de la plupart des administrateurs français ?
34Concluons avec André Siegfried. Dans L’Année Politique 1957, il écrit :
« Le phénomène le plus notable, dans le sens de l’optimisme, c’est que la construction européenne se fait avec une étonnante, et à vraie dire inattendue rapidité. Il semble qu’il s’agisse d’une poussée organique, effet d’un instinct vital plus encore que de la volonté consciente des constructeurs eux-mêmes…
C’est dans ce cadre et sous l’angle de cette adaptation à un monde nouveau et à une Europe nouvelle qu’il convient de caractériser la crise, depuis longtemps latente, de l’économie française qui au cours de l’année écoulée n’a plus pu rester ignorée même de ceux qui se refusaient à la voir... L’équilibre commercial et financier de la France d’aujourd’hui n’est plus celui de la France d’hier ; nous sommes devenus dépendants du dehors... La conséquence est nette, c’est qu’une révision de tout le système s’impose, et de suite, « à chaud » en quelque sorte. Or par un singulier paradoxe, nous conservons la balance commerciale du pays riche et satisfait que nous étions et ne sommes plus : nous importons donc trop et n’exportons pas assez... Ce qu’on demande au producteur français ce n’est rien moins que changer de tempérament. Ces conclusions que l’élite avertie a dès maintenant admises, s’imposeront de toute façon sous la pression de la nécessité, mais elles s’imposeront particulièrement dans le régime du Marché commun, sans lequel l’Europe ne peut se faire et qui ne peut se faire qu’avec la France. C’est assurément un grave risque à courir, mais ce peut être aussi une occasion décisive de renouvellement national... C’est dans cet esprit d’optimisme que l’aventure – car après tout c’en est une – du Marché commun a pu être acceptée, et c’est dans ce sens que l’année 1957 marque peut-être, en ce qui nous concerne, le plus grand tournant depuis la Libération »31.
Notes de bas de page
1 Jacques Fauvet, La IVe République, Fayard, Paris, 1959, p. 360.
2 Chiffres pris dans la revue Sondages, Revue Française de l’Opinion Publique, 1958, n° 1-2.
3 Copie de la lettre de Georges Villiers, transmise à Paul Ramadier, 7 mai 1956. Archives Paul Ramadier, déposées aux archives départementales de l’Aveyron, 52 J 114. Je tiens à remercier Gérard Bossuat qui m’a aimablement communiqué ces documents qu’il a utilisés pour une recherche sur la puissance française.
4 Lettre du ministre de la France d’Outre-mer au président du Conseil, 17 mai 1956. Archives Ramadier, ibidem.
5 Les différents exemples cités sont dus aux recherches de Laurence Stephan, Le Mouvement Républicain Populaire face à la construction de l’Europe, 1954-1957, mémoire de Maîtrise, Univ. de Paris I, 1986.
6 Texte cité dans L’Année Politique, 1956, p. 454.
7 Forces Nouvelles, n° 157, du 5 janvier 1957.
8 Ibidem, n° 164 du 23 février 1957.
9 Revue France-Forum, février 1957.
10 François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française, Indochine, Tunisie, Paris, Julliard, 1953, cité dans Politique, Paris, Fayard, 1977, p. 68.
11 Revue des livres signée R.C.L., Politique Étrangère, n° 6, 1957, p. 709.
12 Réunion du Groupe Parlementaire SFIO du 5 octobre 1955, Archives de l’OURS.
13 Ibidem, le 15 février 1956.
14 Jean Michel de Lattre, « Sahara, clef de voûte de l’ensemble eurafricain français », Politique Étrangère, n° 4, 1957, p. 345.
15 Pierre Moussa, Les chances économiques de la Communauté franco-africaine, Paris, Colin, 1957.
16 Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1985.
17 Sur l’action de Marcel Boussac voir Marie-France Pochna, Bonjour Monsieur Boussac, Paris, Robert Laffont, 1980.
18 « L’Union française et le Marché commun », note du CELPUF du 30 avril 1956. Archives Ramadier, 52 J 114.
19 Jacques Marseille, Empire colonial..., op. cit., p. 275.
20 J’utilise ici les résultats de l’enquête menée par Henri Montjotin, Le rôle de la presse économique française dans la relance européenne et l’élaboration du Marché commun, 1955-1957, mémoire de Maîtrise, Univ. de Paris I, 1986.
21 Voir Erling Bjöl, La France devant l’Europe, la politique européenne de la IVe République, Copenhague, Munksgaard, 1966.
22 Cf. H. Montjotin, op. cit., p. 90.
23 Cf. Bjöl, op. cit., chapitre 12.
24 Les conseils ministériels restreints rassemblent seulement les ministres responsables.
25 Texte dans Politique étrangère, n° 5, 1956, p. 550.
26 Note pour le ministre du 11 septembre 1956, archives Ramadier, 52 J 94.
27 Lettre sans date, archives Ramadier, 52 J 115.
28 Note pour le ministre du 13 février 1957, archives Ramadier, ibidem.
29 L’Usine nouvelle du 4 avril 1957.
30 Le vote est facilement acquis par 342 voix contre 239 voix.
31 « Introduction », in L’Année Politique 1957, Paris, PUF, 195, p. 18-19.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016