Les relations franco-soviétiques après septembre 1939
p. 233-250
Note de l’éditeur
Cet article a été publié dans Français et Britanniques dans la drôle de guerre, Paris, Éditions du CNRS, 1979, p. 263-291.
Texte intégral
1Il ne saurait être question de faire le récit détaillé des relations entre la France et l’URSS, depuis la déclaration de guerre à l’Allemagne jusqu’au début de l’offensive et nous voudrions davantage insister sur les ressorts des actions, sur les facteurs déterminants que sur les diverses péripéties de ces rapports. En particulier, une source d’archives nous a été des plus utiles pour tenter une compréhension de la stratégie diplomatique française durant cette période : les archives du président Daladier. On sait que celui-ci a mené le gouvernement français d’avril 1938 au 20 mars 1940, et qu’il est demeuré ensuite au poste-clef de ministre de la Défense nationale où il s’était installé dès la constitution du Front populaire, en juin 1936 ; en outre depuis le 13 septembre 1939, il a cumulé les postes de président du Conseil et de ministre des Affaires étrangères, ayant alors relégué G. Bonnet à la Garde des Sceaux. Aussi ce dirigeant radical est-il placé au cœur de l’échiquier politique français ; il reçoit les informations des divers ministères, notamment les documents reçus ou envoyés par le Quai d’Orsay ou par les états-majors ; bon nombre de ces documents sont conservés dans les archives personnelles d’E. Daladier, dans lesquelles se trouvent aussi les notes prises par le président pendant son activité et même les commentaires faits, après la guerre et jusqu’à sa mort, sur les livres ou articles consacrés à cette période. Il nous a donc semblé possible de tenter une approche des causes de la décision gouvernementale dans le domaine qui était le nôtre (decision making process) ; sans doute, n’avions-nous pas en mains toutes les archives disponibles, en particulier pour éclairer les subtilités du jeu parlementaire français dans ses implications sur les attitudes des responsables gouvernementaux, mais, au moins sous forme d’hypothèses, pouvons-nous dégager les grandes lignes d’une stratégie française vis-à-vis de l’URSS.
2Lorsque la guerre éclate le 3 septembre 1939, gouvernements et opinions publiques occidentaux sont encore sous le coup du traité germano-soviétique du 23 août précédent : l’alliée potentielle a rejoint brutalement le camp allemand, la Pologne est indéfendable, communisme et nazisme se sont accordés. L’émotion populaire est forte, mais la « neutralité » soviétique est admise par les gouvernements alliés, même après le franchissement de la frontière polonaise par les troupes soviétiques le 17 septembre ; l’accord germano-russe du 29 septembre fixant les nouvelles limites du partage de la Pologne et la déclaration commune Molotov-Ribbentrop sur l’urgence d’une paix générale, ne modifient pas davantage les attitudes officielles, externes, de neutralité affirmée et de suspicion réciproque, tandis que, du côté français, à l’intérieur, la lutte contre les communistes commence. Au fond, à Paris comme à Londres, on hésite encore sur la meilleure stratégie à suivre vis-à-vis de l’URSS.
3L’indécision persiste jusqu’à la mi-décembre au moins dans le camp gouvernemental français : l’URSS est-elle à considérer comme neutre bienveillante pour l’Allemagne ou comme alliée objective de celle-ci ? La guerre de Finlande qui débute le 30 novembre, les mauvais résultats militaires obtenus par l’Armée rouge en décembre provoquent un changement d’attitude, ou, tout au moins, une réponse plus nette à la question précédente : l’URSS est une alliée de l’Allemagne. Dans ces conditions sans lui déclarer la guerre, le gouvernement français décide de passer à l’action contre l’URSS. En un premier temps (en janvier et février) on pense utiliser le tremplin finlandais pour atteindre le régime de Staline, puis on prépare la manœuvre en tenaille qui, en Finlande et dans le Caucase, fera rendre gorge aux Soviets ; c’est le second temps, en février-mars. La fin de la guerre en Finlande, à la mi-mars, supprime l’une des possibilités militaires, mais l’objectif demeure car l’appréciation subsiste, selon laquelle l’URSS est un soutien de l’Allemagne ; en mars-avril, mer Noire et Caucase sont un objet de préoccupations pour les stratèges français. A l’intérieur, la lutte contre les communistes s’est intensifiée, les relations diplomatiques se sont détériorées depuis février, des perquisitions ayant eu lieu au siège de la représentation commerciale soviétique à Paris. Bref, ce n’est pas encore la guerre, mais, comme l’écrit le 20 mars A. Léger, secrétaire général du Quai d’Orsay, dans une note préparée pour Daladier et contresignée le 27 par P. Reynaud, il faut agir en mer Noire et au Caucase pour frapper de paralysie toute l’économie de l’URSS, « même au risque d’une guerre avec l’URSS, en assumant, s’il le faut, la responsabilité de la rupture »1. Seule l’évolution défavorable des événements en Norvège semble refroidir les ardeurs combatives françaises en avril, avant que l’offensive allemande de mai ne change radicalement les données du problème. En somme, deux périodes dans les rapports franco-soviétiques vus du côté gouvernemental français : indécise passivité de septembre à décembre 1939, active préparation militaire de janvier à avril 1940.
4 Cette évolution dans la politique extérieure française amène à s’interroger sur les causes du changement intervenu à la fin de l’année 1939, mais il nous faut d’abord tenter d’expliquer pourquoi, finalement, la guerre déclarée à l’Allemagne, pour soutenir la Pologne, n’a pas été suivie d’une guerre déclarée à l’URSS, puisque celle-ci avait à son tour envahi la Pologne. Deux temps forts se dégagent ainsi dans l’étude des rapports franco-soviétiques : septembre 1939, décembre 1939-janvier 1940.
5Avant d’analyser la politique extérieure française en septembre 1939, il convient de rappeler, d’une part, les raisons qui ont poussé Daladier à faire entrer la France en guerre et, d’autre part, sur quelles conceptions stratégiques reposent les plans de guerre des militaires français ; en effet, ces deux aspects du tableau d’ensemble de la position française éclairent singulièrement la conduite française vis-à-vis de l’URSS. Lors du Conseil des ministres du 20 septembre 1939, Daladier expose les raisons essentielles de l’entrée en guerre de la France aux côtés de la Grande-Bretagne : il fallait empêcher l’Allemagne de mettre la main sur les ressources économiques de l’Europe orientale et balkanique afin de lui ôter la possibilité de mener ensuite une guerre d’usure, longue, contre les Alliés occidentaux ; si on avait accepté la paix blanche avec l’Allemagne, en dehors de la perte de prestige moral, on aurait abouti à une rupture avec la Grande-Bretagne ; or au printemps prochain, de toute manière, la France, isolée, eût été attaquée2. Cette explication de Daladier reprend les termes d’une note préparée par la Direction politique du Quai d’Orsay, également datée du 20 septembre, en opposition évidemment avec les convictions des « pacifistes », tels G. Bonnet, Flandin ou A. de Monzie, qui auraient voulu affirmer la neutralité française à propos de la Pologne dans le secret espoir d’assister, ensuite, à un duel germano-soviétique, car, selon eux, les deux puissances se seraient inévitablement heurtées à propos des confins polonais ou balkaniques3. A. Léger dont l’audience auprès de Daladier est considérable en matière de politique extérieure depuis le printemps 1939, Coulondre, ancien ambassadeur à Moscou et Berlin, devenu directeur de Cabinet, incitent Daladier à la résistance vis-à-vis de la politique d’annexion du Reich ; selon eux, après la défaite polonaise, pour empêcher Hitler d’attaquer vers les Balkans, tout spécialement vers la Roumanie (pétrole), une nécessité militaire s’impose, créer rapidement un front oriental basé à Salonique. Cette perspective rejoint les plans des généraux français, tels qu’ils ont été prévus avant la déclaration de guerre et renouvelés dès le premier Comité de guerre tenu le 8 septembre 1939 ; la guerre contre l’Allemagne ne se mènera pas réellement à l’Ouest, car l’Allemagne est bloquée par la ligne Maginot et elle est rassurée par la neutralité hollando-belge : il faudra rechercher la décision sur un autre théâtre d’opérations, donc créer un front en Orient, même si la Pologne ne peut plus servir dans ce dessein4. Cette attaque de revers contrariera les plans d’attaque allemands et contribuera à stopper les prétentions allemandes vis-à-vis des pétroles roumains, des blés hongrois et des divers minerais balkaniques. Ainsi, selon les calculs des diplomates et des militaires français, l’Europe orientale et balkanique a toutes chances d’être rapidement au cœur de la lutte.
6Survient alors l’entrée des Soviétiques en Pologne, bientôt suivie de traités entre l’URSS et les États baltes (dès le 28 septembre, l’Esthonie a signé un traité d’assistance mutuelle avec l’URSS ; la Lettonie suit le 5 octobre, la Lithuanie le 10 octobre) et de propositions soviétiques de négociations avec la Turquie (les Détroits seront-ils mis en cause) ? Que faut-il penser de ces actions qui modifient les données du problème Est-européen ? En recevant l’ambassadeur soviétique à Paris, Souritz, le 18 septembre, Daladier demande des éclaircissements sur la politique extérieure russe et formule trois hypothèses à propos de l’action russe en Pologne : est-ce l’exercice provisoire d’un droit de protection sur des minorités ethniques ou bien une prise de gage en vue d’un règlement politique ultérieur ou bien une tentative pour limiter l’emprise allemande en Pologne ? Daladier ajoute aussitôt que la France ne reconnaîtra aucune annexion5. En fait, l’embarras des diplomates français est grand : comme le reconnaît la Direction politique le 20 septembre, les mobiles de la politique extérieure russe sont équivoques et mystérieux ; il vaut mieux, comme les Britanniques, ne pas rompre avec Moscou pour observer les événements de près, mais assiste-t-on à une poussée slave et bolchéviste, sorte de renaissance du panslavisme (c’est la conclusion personnelle de Daladier lors du Conseil des ministres du 25 septembre), ou à une politique concertée avec l’Allemagne, donc à une véritable alliance6 ? L’ambassadeur de France à Moscou, Naggiar, rappelé à Paris le 29 août, devait regagner son poste le 18 septembre, mais il a été décidé de surseoir à ce retour le 17 septembre en apprenant l’invasion de la Pologne à l’Est ; on est donc à Paris sans renseignements de ce côté, bien que le chargé d’affaires Payart souligne plutôt la poussée slave. Finalement, après réflexion, avis de Naggiar, le Quai d’Orsay arrive, fin septembre, à la conclusion suivante : malgré la collusion germano-russe en Pologne, les accords Molotov-Ribbentrop du 29 septembre et la collaboration économique entre ces deux pays, on peut considérer que « cette solidarité actuelle n’est pas nécessairement durable »7 ; le panslavisme est en marche, il peut compter sur l’appui moral des milieux populaires dans les Balkans (pro-slaves), voire même des dirigeants de ces pays satisfaits de l’existence d’un contrepoids aux menaces allemandes ; tôt ou tard, soit dans la Baltique, soit dans les Balkans, les deux États totalitaires se heurteront, avec pour l’URSS l’avantage d’être en position de « faire chanter » l’Allemagne qui a besoin des exportations russes pour son ravitaillement. Il convient donc pour la France de ne rien faire qui puisse favoriser un renforcement de l’entente germano-russe ; cela signifie, en particulier, de fermer les yeux sur les empiétements territoriaux de l’URSS déjà faits, voire à faire (cas de la Bessarabie roumaine)8.
7Pourquoi a-t-on adopté cette position, malgré les vives pressions de certains milieux parlementaires, qui auraient souhaité des attitudes très résolues vis-à-vis de l’URSS (c’est le sens des interpellations de Flandin, Héraud, Rollin, à la Chambre) et malgré les débuts de la répression intérieure du communisme dans le même moment ? Quatre facteurs paraissent avoir été déterminants pour les responsables français :
81°) En coupant les ponts avec la Russie, les Alliés occidentaux ne pourront conclure de traité avec la Turquie, car celle-ci, qui s’est rapprochée de l’Ouest plus par hostilité à l’égard de l’Italie que par crainte de l’Allemagne, n’entend pas être menacée de mener une guerre sur deux fronts, dans les Balkans et en mer Noire ; mais, si la Turquie refuse de signer le traité tripartite anglo-franco-turc, préparé depuis plusieurs mois, le seul État capable d’être la base d’un regroupement des États balkaniques nous échappe.
« Alors tous les Balkans sautent. L’Allemagne se précipitera dans les Balkans et l’Italie sera obligée d’aller à Salonique pour éviter de voir l’Allemagne tout prendre. Nous aurons perdu à la fois Balkans et Italie »9.
Ainsi la situation dans les Balkans dépend indirectement de l’attitude soviétique.
9 2°) Le partenaire britannique, nullement préoccupé par le problème du communisme intérieur, voit dans l’URSS un État qui peut, le cas échéant, jouer en Asie un rôle néfaste, soit qu’il menace directement l’Iran, voire les Indes, soit qu’il renforce par une politique d’apaisement avec le Japon, les possibilités d’action de ce pays vers le Sud-Est asiatique (des négociations avec le Japon ont commencé le 9 septembre 1939, à Moscou, après la défaite militaire japonaise sur le Khalkhine-Gol). Aux yeux des Britanniques, mieux vaut donc ne pas susciter l’hostilité soviétique. Dès le 1er octobre, Churchill, nouveau Premier Lord de l’Amirauté, a publiquement marqué la « neutralité » britannique vis-à-vis de l’URSS. Le 26 octobre, Lord Halifax a même déclaré officiellement à la Chambre des Lords que les actions soviétique et allemande en Pologne n’étaient pas similaires et que la nouvelle frontière correspondait avec l’ancienne ligne Curzon10. La bonne volonté britannique à l’égard de l’URSS est même si large qu’elle tolérerait la signature par la Turquie d’un pacte soviéto-turc qui rendrait inopérant le pacte tripartite anglo-franco-turc ; dans un télégramme envoyé à Londres et à Ankara, Paris souligne le 8 octobre 1939 que la France ne partage pas ce point de vue britannique, mais le fait demeure que l’allié de la France pousse celle-ci à la modération11.
103°) Malgré les divers accords économiques signés entre URSS et Allemagne, les observateurs français ont le sentiment que la Russie ne pourra guère fournir d’aide efficace à l’économie de guerre allemande, car ses possibilités d’exportation ne sont pas considérables, et l’Allemagne manque de moyens de paiement ; on ne constate pas un accroissement rapide du commerce germano-russe. Dans ces conditions, il faut éviter que l’URSS ne soit poussée dans les bras de l’Allemagne ; en particulier, il faut éviter l’envoi d’experts germaniques en URSS, car ce sont eux seuls qui pourraient rapidement rénover l’économie soviétique et la rendre véritablement utile pour l’Allemagne. Notons qu’au même moment, de leur côté, les Allemands se demandent comment augmenter les capacités russes de fournitures de guerre (mémorandum Schnurre d’octobre 1939)12. La modération française peut donc se révéler payante à long terme, ce qui n’empêche pas, à l’intérieur, de combattre les communistes français, d’autant plus que les « succès » obtenus par les dirigeants du Kremlin peuvent à la longue influencer l’opinion publique. Telle est du moins l’une des conclusions émises par Naggiar dans une longue note transmise à Daladier le 28 octobre 1939, après la rupture des négociations turco-soviétiques, ce qui lève l’obstacle qui, du point de vue du Quai d’Orsay, s’opposait au retour de notre ambassadeur à Moscou13.
114°) Naggiar insiste également sur une autre considération : la politique de pénétration russe en Europe orientale ne nous est pas défavorable ; contrairement aux apparences, les conquêtes russes servent les Alliés, car elles ont constitué un coup d’arrêt aux conquêtes illimitées du Reich et elles rendent possible un équilibre oriental ; de toute façon, une frontière commune germano-russe existe ; elle peut être source de frictions.
« L’accord du 23 août signé par Ribbentrop... est devenu une tunique de Nessus pour l’Allemagne, parce que le Reich étant pris par la guerre et le blocus à l’Ouest, c’est la Russie qui a maintenant les mains libres du Cap Nord aux Carpathes et à la mer Noire »14
Le réel danger pour les Alliés, c’est que
« l’épuisement de l’Allemagne par la France et l’Angleterre et celui de la France et de l’Angleterre par l’Allemagne constituent les conditions nécessaires à la consolidation et à la poursuite des conquêtes territoriales et idéologiques de la Russie... Cette dernière éventualité paraît bien près de la pensée profonde de Staline ».
Il importe donc de ne pas se couper de l’URSS et le meilleur moyen d’approche pourrait être de renouer des contacts sur le plan économique15. Le gouvernement français ne suivra pas cette dernière proposition, mais, jusqu’à fin novembre, réalisme et opportunité sont les deux maîtres mots de la diplomatie française vis-à-vis de l’URSS.
12La guerre de Finlande allait tout modifier. Dès le début du conflit, Naggiar réclame une politique commune franco-britannique, « politique qui ne paraît pas encore avoir été envisagée ni dans son ensemble, ni dans ses parties »16. Le fait est que les premières réactions officielles des deux alliés sont différentes, beaucoup plus tranchées à Paris qu’à Londres, comme le souligne Corbin17. Lorsque la SDN est convoquée pour sanctionner l’agression soviétique en Finlande, les divergences subsistent, sinon en façade, du moins dans les coulisses ; d’après les notes échangées entre le Foreign Office et le Quai d’Orsay, on constate que, s’il y a accord pour voter tout texte de condamnation, les appréciations sur les suites effectives à donner sont diverses : à Londres, on espère ne pas avoir à exclure l’URSS (dont on souhaite l’absence physique à Genève), tandis qu’à Paris, on s’apprête à voter des sanctions, morales d’abord, pratiques ensuite, sous forme d’une aide matérielle et humanitaire à la Finlande. On sait que la SDN suit le plan français en invitant le 13 décembre tous les États membres à prêter leur assistance à la Finlande (Norvège, Suède et Danemark s’abstiennent).
13Désormais, la France aura toujours une position plus en flèche vis-à-vis de l’URSS que celle de la Grande-Bretagne. On le constate très vite : à la réunion du Conseil suprême allié du 19 octobre 1939, lorsque la question finlandaise est abordée, Lord Halifax exprime nettement son accord pour une aide matérielle alliée à la Finlande, car plus on soutiendra les Finlandais, moins les Russes pourront agir dans les Balkans ; il se déclare également prêt à pousser Norvège et Suède à l’action, mais Chamberlain et lui sont plus que réticents devant les propositions françaises d’une assistance semi-officielle à la Finlande, assortie d’une promesse de garantie aux pays Scandinaves en cas de réaction germano-russe ; ce plan peut mener à la guerre contre l’URSS, dont ils ne veulent pas ; il faut s’en tenir à une attitude analogue à celle prise par l’Italie en Espagne (sic). Daladier explose : « La non-intervention ! »18.
14Certes, des deux côtés, on envoie des armes à la Finlande, mais dès que l’on aborde les plans d’intervention et les conceptions stratégiques d’ensemble, la cohésion est fortement ébranlée. Les divergences s’affirment davantage en janvier 1940, lorsque les Français proposent de monter une opération conjointe anglo-finlandaise vers Mourmansk et Petsamo. L’idée de ce plan revient aux Finlandais : le maréchal Mannerheim voudrait réduire sa ligne de front, trop étirée pour ses effectifs assez faibles, en portant une attaque dans le Nord en direction de la mer Blanche et en occupant Mourmansk, seul port arctique accessible facilement ; pour réaliser cette entreprise, il lui faudrait un appui maritime et terrestre qui pourrait être fourni par les Alliés, en particulier en utilisant six bateaux de guerre polonais réfugiés en Grande-Bretagne ; le 22 décembre 1939, les Français et le gouvernement polonais en exil du général Sikorski donnent leur accord à ce plan ; Daladier, par téléphone, demande le 25 décembre à l’amiral Darlan de préparer un projet de débarquement anglo-polono-français qui devra être communiqué ensuite aux Britanniques19. On compte pouvoir transporter une partie des moyens nécessaires à cette action par le Nord des États Scandinaves voisins, mais ceux-ci refusent, le 28 décembre, d’autoriser le transit sur leur sol, même si les Alliés leur garantissent en retour leur protection vis-à-vis des Russes et des Allemands. Cet échec diplomatique n’abat pas la pugnacité française ; bien au contraire, le 4 janvier 1940, Daladier ordonne impérativement à Gamelin de préparer l’envoi d’une brigade en Finlande, et le commandant en chef demande s’il faut préparer une brigade polonaise, ou de légion étrangère, ou de chasseurs alpins « quoique la France ne soit pas encore en guerre avec les Soviets », Daladier écrit en marge de la réponse :
« Inutile d’atermoyer, on doit préparer sans retard comme il a été convenu, au moins une brigade alpestre »20.
Le 8 janvier Daladier revient à la charge :
« Je veux que tout soit prêt au début mars. Si on n’est pas capable de le faire, je prendrai les sanctions nécessaires. Il faut me répondre dans les vingt-quatre heures... ».
En réalité, la veille, le 7 janvier, l’Amirauté britannique a fait savoir son refus d’accepter le plan français sur Mourmansk-Petsamo, car cela signifierait la guerre contre l’URSS, capable de faire agir 200 sous-marins en Baltique, dans l’Atlantique et en Extrême-Orient. Il faut donc réviser les plans d’intervention, mais pourquoi cette ardeur, voire cette précipitation du côté français, et chez Daladier en particulier ?
15Trois éléments paraissent dominer dans les décisions du gouvernement : la semi-défaite soviétique, évidente vers la mi-décembre, le désir d’enlever les sources de minerai suédois à l’Allemagne, la poussée de l’opinion publique. Nous n’évoquerons pas ici le troisième motif d’action, bien qu’il ait joué un rôle considérable, puisque H. Michel traite de cette question dans son rapport21 ; simplement, un accord presque général se fait dans la presse, au Parlement et dans l’opinion publique pour un soutien effectif à la « vaillante petite Finlande ». Pour un président du Conseil qui n’a jamais pu faire un cabinet de guerre soudé et uni, l’occasion est belle de refaire l’unanimité pour soi et derrière soi ; mais comme chacun veut être plus pro-Finlandais que son voisin, gare à tout accroc ; il faut agir et vaincre !
16Cette mâle ardeur a même saisi les diplomates, gens pourtant bien prudents ; le 9 décembre, pour préparer le Conseil des ministres, les services du Quai sont encore circonspects : on flétrit l’action soviétique, mais on ajoute qu’une rupture avec l’URSS ne manquerait pas de faire le jeu de l’Allemagne, car elle établirait une réelle alliance entre l’URSS et celle-ci, permettant de précipiter les actions russes dans les Balkans ; on ne prévoit donc pas une guerre longue en Finlande22. Dès le 18 décembre le ton a changé ; la Direction politique-Europe soutient qu’il faut prêter assistance à la Finlande, car la collusion germano-russe est désormais « marquée », et il importe d’empêcher l’occupation par le camp adverse de positions stratégiques et économiques fondamentales23 ; les raisons de ce changement sont évidentes ; la résistance finlandaise qui contraint l’armée soviétique à piétiner devant la ligne Mannerheim, modifie les données stratégiques et les considérations des états-majors.
17La preuve semble faite de la faiblesse insigne de l’Armée rouge, les Soviets ont désormais besoin de l’aide allemande ; Hitler ne va-t-il pas intervenir en Scandinavie pour aider l’URSS et surtout pour mettre définitivement la main sur le fer suédois ? Ici apparaît le second motif d’intervention : depuis septembre 1939, les Alliés mènent une guerre de blocus contre l’Allemagne ; laisser le fer suédois à Hitler, c’est rendre le blocus dérisoire ; dès le 6 décembre, le ministre de l’Armement Dautry a écrit à Daladier pour lui signaler l’importance vitale du fer suédois et l’intérêt qu’il y aurait à bloquer la route du fer qui passe par Narvik (Dautry a été alerté par des métallurgistes français)24. Le 17 septembre, à la veille du Conseil suprême allié, Daladier reçoit, par la légation de France à Berne, le compte rendu d’une conversation que Thyssen, métallurgiste catholique qui vient de se réfugier en Suisse, a eue avec un « informateur » français : selon Thyssen, la possession du fer suédois par le Reich est une question de vie ou de mort pour l’économie hitlérienne ; si les Alliés réussissent à couper les fournitures de fer suédois, l’Allemagne sera contrainte à traiter dans quelques mois25. Dès lors, la question finlandaise devient aussi la question suédoise ; aux yeux des responsables français il ne s’agit pas seulement de venir au secours de David agressé par Goliath, il s’agit de renforcer le blocus contre l’Allemagne.
18D’ailleurs, les Anglais ne disconviennent pas de l’intérêt qui s’attache au fer suédois. Chamberlain l’a reconnu lors du Conseil suprême du 19 décembre ; seulement pour le gouvernement conservateur, le fer suédois ne vaut pas la guerre contre l’URSS et encore moins de se brouiller avec les neutres (États-Unis compris), en considérant comme négligeable le refus des États Scandinaves d’autoriser le passage d’un corps expéditionnaire allié vers la Finlande. Techniquement, les Britanniques proposent de monter une vaste opération en Scandinavie, à partir des ports norvégiens mais toujours à condition d’obtenir le soutien Scandinave et en évitant d’engager les hostilités avec l’URSS ; seuls des « volontaires » iront en Finlande !
19Poussés par certains députés et par les Finlandais de Paris, Daladier, Léger, Gamelin et Darlan s’efforcent à la mi-janvier de bousculer les réticences anglaises et de préparer véritablement le plan d’intervention en Scandinavie (désormais la Finlande n’est plus visée seule)26. La déception est grande, comme l’indique le Quai d’Orsay dans un long rapport postérieur :
« Il fut répondu à nos arguments par des indications, à nos preuves par des futilités, à nos demandes par des objections, à nos instances par des silences »27
20Pourtant on est prêt, du côté français, à courir tous les risques. Gamelin propose le 16 janvier de convaincre les Anglais d’agir en leur suggérant de mettre rapidement les Russes hors d’état de faire la guerre par une expédition franco-turque dans les Caucases ; il ajoute :
« On peut se demander s’il ne vaudrait pas mieux avoir l’URSS comme ennemie déclarée. Cela ne déplairait pas sans doute à l’Italie et au Japon et les rapprocherait de nous et cela nous donnerait plus de facilités pour entraver le ravitaillement de l’Allemagne »28.
Le généralissime fait ainsi de la stratégie diplomatique et de la grande politique ; pour ne pas être en reste, l’amiral Darlan, dont les services présentent un nouveau plan d’intervention en Scandinavie le 14 janvier, s’enhardit dans une lettre personnelle adressée au Président à brosser une vaste fresque politique : il faut agir en Scandinavie, mais aussi en Thrace et au Caucase, ce qui nous mènera à la guerre contre l’URSS, mais nous apportera la neutralité bienveillante italienne, et nous obligera à agir de concert avec Turquie et Roumanie ; de toute manière, militairement, il faut agir vite et simultanément au Nord et au Sud, sinon il faut se préparer à une longue guerre d’usure, financière, économique et morale dont l’issue sera douteuse ; donc attaquons partout où nous le pouvons (Finlande, Caucase, mer Noire), sans hésiter à ouvrir délibérément les hostilités contre l’URSS29. Ainsi, les responsables militaires français sont-ils, à quelques exceptions près, décidés à entrer en guerre contre l’URSS ; l’armée de terre, la marine et l’aviation sont également prévues pour agir30. Dès la mi-janvier toute l’armée soutient la stratégie périphérique.
21Les diplomates qui conseillent Daladier, ne sont pas prêts à freiner les ardeurs des militaires, sauf exceptions (tel Louis Aubert, ancien délégué de la SDN, qui suggère le 10 janvier de proposer notre médiation à l’URSS dans son conflit avec la Finlande) ; le 25 janvier, considérant les avantages et les inconvénients d’un conflit avec l’URSS, le Quai d’Orsay en arrive à la conclusion qu’il faut une action d’envergure contre l’URSS, d’une part dans le Nord (jusques et y compris la prise de Leningrad) et d’autre part dans le Sud, dans le Caucase vers Bakou et Batoum (ce qui suppose un appui turc), car en quelques mois, voire en quelques semaines, on obtiendrait l’effondrement militaire et économique des Soviets. Évidemment, les neutres risquent d’être scandalisés par cette attitude offensive, mais comme le signale le jurisconsulte du Département, Basdevant, la France peut considérer le pacte de non-agression signé avec l’URSS comme caduc depuis l’agression soviétique en Finlande31. Toutefois, une méthode plus habile, propre à sauver les apparences et à rasséréner nos alliés anglais est proposée par Gamelin le 30 janvier, lors d’une réunion préparatoire à une rencontre militaire interalliée : agissons militairement contre les forces de l’URSS sans déclarer la guerre : « je ne dis pas de déclarer la guerre : ce n’est plus de mode » (sic) 32. Le Quai d’Orsay, le 2 février, est plus explicite : nous devons maintenir la fiction créée par Moscou selon laquelle l’URSS n’est pas en guerre contre le gouvernement régulier de la Finlande.
« Rien n’empêche de rééditer à notre profit l’affaire d’Espagne et de mettre en usage tout le vocabulaire de non-intervention. Nos divisions se transformeraient en légions, nos soldats en volontaires »33.
En tous cas, les « experts » français sont unanimes à considérer que les forces militaires soviétiques sont incapables de mener de grandes opérations ; ainsi le 31 janvier, Gamelin expose aux militaires britanniques que la puissance des armées russes ne doit pas être exagérée, que le risque d’une guerre sous-marine en Méditerranée vaudrait d’être couru car il nous permettrait alors d’obtenir le concours des Turcs pour mener des « opérations intéressantes » (sic) en Transcaucasie. Ajoutons que, le lendemain, le général Ironside approuve les jugements de Gamelin, quoiqu’il redoute des entreprises secondaires des Soviets en Iran ou vers les Indes, tandis que l’Air Marshall Peirse estime parfaitement réalisable l’attaque sur Bakou34. Ainsi, à la fin de janvier 1940, les considérations de stratégie militaire poussent les responsables civils et militaires français à une action résolue contre l’URSS ; pour satisfaire nos alliés britanniques, on peut éventuellement utiliser la fiction des « volontaires » et la « non-intervention », mais la lutte contre l’URSS et le communisme passe au premier plan des préoccupations.
22Désormais, on ne dissocie pas communisme intérieur et URSS ; en janvier 1940, à la Chambre et au Sénat, députés et sénateurs communistes sont exclus ; en même temps, on prête attention aux propositions d’actions résolues contre les représentants soviétiques en France, avancées par Naggiar. Celui-ci, qui va rentrer à Paris au début de février, a fait remarquer dans un télégramme du 30 janvier que la non-reconduction du traité commercial franco-soviétique a mis fin à l’immunité diplomatique des locaux de la délégation commerciale soviétique à Paris35 ; pourquoi ne pas agir contre ce repaire de l’espionnage soviéto-allemand ? Déjà, depuis quelques jours, la Préfecture de Police relève systématiquement l’identité de tous les visiteurs de l’ambassade. Le 5 février, une perquisition prolongée (elle dure cinq jours) a lieu à la délégation commerciale : 35 coffres-forts sont percés, 60 kilogrammes de documents militaires français sont récupérés et, surtout, on remarque la présence insolite de deux projecteurs évidemment destinés selon la police à faire des signaux à des avions ! (le 6 février un officier de la DCA convoqué pour expertise, conclut que l’un des deux projecteurs est hors service et que le second peut servir seulement à éclairer des décorations horticoles)36. Bien entendu, l’ambassadeur Souritz proteste avec véhémence, mais en vain ; au fond, on est bien décidé, du côté français, à couper les ponts. Souritz sera rappelé par son gouvernement. La collusion germano-soviétique est prouvée pour les Français ; elle est telle que la présence d’une mission militaire allemande à Moscou, en Galicie, permet de renforcer l’Armée rouge ; depuis quelques jours, les Russes se battent mieux selon un rapport du Quai d’Orsay. Un nouvel accord économique germano-russe va être signé. Dans ces conditions, au lieu d’une guerre longue, avec un blocus efficace des Alliés, on entre dans une course de vitesse avec les Allemands qui commencent à réorganiser l’industrie russe et à ranimer les forces militaires des Soviets37. Il faut agir vite en courant le risque d’une rupture complète avec l’URSS. Jamais la guerre contre l’URSS n’a paru plus proche.
23Cependant cette guerre n’aura pas lieu. Les états-majors français continuent à dresser des plans pour la double attaque en tenaille de l’URSS ; en particulier, le 22 février, le 3e bureau du GQG adresse au Président du Conseil une longue étude sur les trois actions possibles dans le Sud de l’URSS, soit une guerre sous-marine en mer Noire (elle ne donnera pas de grands résultats), soit un bombardement prolongé des installations pétrolières de Bakou (mais il faut l’aide aérienne de la Grande-Bretagne et la connivence turque), soit enfin l’organisation d’un soulèvement musulman anti-soviétique dans le Caucase (action longue à monter) ; la seconde éventualité paraît la plus payante38. Quant aux plans concernant l’attaque par le Nord, en aide à la Finlande, ils sont poursuivis avec efficacité : dès le 17 février, les troupes du corps expéditionnaire sont prêtes et pourraient entrer en action au début mars.
24Or la Finlande sera amenée à négocier fin février et à signer la paix avec l’URSS le 12 mars, enlevant ainsi le prétexte d’une intervention contre l’URSS, dans le Nord.
25De l’autre côté, vers le Caucase, on continuera lors des Conseils suprêmes alliés à évoquer les aspects techniques, militaires et diplomatiques des bombardements à Bakou jusqu’en avril 1940. Devenu président du Conseil, P. Reynaud soutiendra l’utilité de l’opération lors du Conseil du 28 mars : « l’attaque sur Bakou n’entraînerait pas la guerre avec l’URSS car celle-ci après avoir reçu ce coup, voudrait peut-être parler » (sic) ; et même, le 23 avril 1940, il insistera encore sur l’urgence des mesures à prendre pour attaquer dans le Caucase39. Pourtant, malgré les études techniques de Weygand ardemment prêt à agir contre l’URSS, malgré les avis diplomatiques de Massigli qui suppose les Turcs disposés à fermer les yeux sur les entreprises alliées, là encore rien ne viendra.
26Pourquoi finalement « beaucoup de bruit pour rien » ? Pourquoi également cet entêtement français ?
27 Incontestablement, deux facteurs expliquent l’inutilité des plans français : d’une part, le refus des Britanniques d’entrer en guerre contre l’URSS, d’autre part le refus des neutres, concernés par ces problèmes, d’entrer dans une coalition anti-germano-russe. Le premier coup d’arrêt britannique face aux entreprises projetées se manifeste clairement lors du Conseil suprême allié réuni le 5 février 1940. Daladier a pourtant fait la part du feu en abandonnant, d’entrée de jeu, le plan de Mourmansk-Petsamo au profit d’une entreprise « mixte » vers Narvik, la Suède et la Finlande et en soutenant l’idée d’un corps expéditionnaire formé de « volontaires »40 ; Chamberlain, avec son art consommé de ne jamais s’opposer brutalement à Daladier, enferme le projet français dans une série de réflexions « conditionnelles » : il est bien entendu que le passage des « volontaires » sera obtenu pacifiquement en Scandinavie et, comme Daladier insiste pour connaître la position anglaise en cas de refus de ce passage par les États Scandinaves, Chamberlain réplique qu’il ne peut envisager ce refus (Daladier propose de passer outre au refus), au point qu’il n’hésite pas à prescrire de préparer le plan de l’expédition. Or, on sait déjà à ce moment les insurmontables réticences norvégiennes et suédoises. Quant à la question de savoir si les Alliés doivent risquer la guerre contre l’URSS, la réponse est lumineuse : si celle-ci veut faire la guerre, elle pourra toujours la faire, mais Chamberlain n’y croit pas. On a envie de commenter : « la question ne sera pas posée, votre Honneur ». Finalement, le Conseil décide de suivre les plans militaires britanniques qui prévoient une intervention en Scandinavie dans la seconde moitié de mars, avec l’assentiment des Scandinaves. Chamberlain a gagné du temps et il dispose d’une parade efficace à tout activisme français, l’attitude « résolument hésitante » de la Suède et de la Norvège41.
28Les Français ne sont pas dupes ; l’ambassadeur à Londres, Corbin, est constamment harcelé par Daladier, pour obtenir une accélération des préparatifs militaires et un accord britannique pour agir en Scandinavie, même contre la volonté des États Scandinaves, en particulier après l’incident de l’Altmark (21 février) et lorsque les rumeurs d’une capitulation finlandaise se précisent (fin février, début mars). Le 29 février, Daladier a même proposé à Halifax de garantir la Suède contre toute réaction allemande ; le 29 février, les Britanniques refusent un tel engagement. Lorsque Daladier écrit personnellement à Chamberlain pour faire hâter le corps expéditionnaire, Chamberlain fait savoir son accord avec l’idée selon laquelle la guerre de Finlande a empêché les Russes d’attaquer dans les Balkans et protège indirectement les possessions britanniques en Asie, mais il ne peut répondre favorablement à son collègue français42. La résistance britannique à toute action officielle en Finlande est encore plus éclatante au début mars, lorsque Daladier, unilatéralement, fait demander au roi de Suède, par l’intermédiaire de R. Nordling, le droit de passage (ou tout au moins la connivence pour le passage) en Suède, en précisant qu’il s’agit d’un premier échelon du plan général d’offensive contre l’URSS, dont le début d’exécution est fixé au 15 mars avec Bakou comme second objectif43. Se retranchant derrière la nécessité de ne pas heurter l’opinion des neutres, celle des Dominions, celle des États-Unis (l’ex-sous-secrétaire d’État au Trésor Taylor a nettement déconseillé d’attaquer la Russie à la mi-février), la Grande-Bretagne continue de subordonner toute action en Scandinavie à l’autorisation de traverser qui devrait être donnée par les Scandinaves eux-mêmes. D’où ce commentaire acerbe du Quai d’Orsay :
« dans cette dernière période, le cabinet de Londres a donné l’impression qu’il était plus préoccupé d’esquiver ses engagements que de les tenir »44.
En fait, depuis la fin février, le gouvernement britannique a obtenu l’assurance de Moscou qu’il n’existait pas d’alliance germano-russe, que l’URSS resterait parfaitement neutre dans le conflit germano-allié et que l’URSS n’avait aucune intention d’annexer la Finlande ou toute autre partie de la Scandinavie45. Il n’a aucune raison interne d’intensifier la lutte contre le communisme ; comme Chamberlain le dira le 28 mars au Conseil suprême, en réponse à Reynaud qui le presse d’agir à Bakou, « cette décision serait populaire en France. Mais ce ne serait pas le cas en Grande-Bretagne ».
29Les refus Scandinaves d’aider au passage du corps expéditionnaire allié, la décision finale de la Finlande de refuser d’en appeler officiellement à une aide massive alliée, ont évidemment facilité la tâche britannique, de même que le gouvernement turc par ses réticences marquées à toute entreprise hasardeuse dans le Caucase, surtout en mars-avril 1940, a entravé l’exécution des plans d’attaque de Bakou. L’ambassadeur anglais à Ankara n’était pas un boute-feu, encore moins ardent pour soutenir pareils desseins que son collègue français Massigli, assez peu enthousiasmé par les bombardements de Bakou46. Il pouvait facilement arguer de l’attitude turque pour déconseiller ces actions aériennes. Ainsi, la Grande-Bretagne pouvait là encore étayer sa politique extérieure sur les positions attentistes des neutres ; cela correspondait pleinement à la stratégie britannique concernant la guerre, encore rappelée le 28 mars par Chamberlain : on a affaire à une guerre longue et l’arme favorite des Britanniques est le blocus.
30Sur ce point, Daladier, Léger et peut-être même Gamelin n’ont plus, en mars, le même avis : la guerre risque de ne pas être longue et il ne faut pas se borner à attendre les initiatives allemandes. Lorsque le 1er mars 1940, la décision doit être prise, de toute urgence, d’apporter une aide directe à la Finlande, Daladier téléphone à Corbin à deux reprises pour obtenir que la Grande-Bretagne agisse enfin ; il conclut aussi son second entretien téléphonique :
« Si nous ne prenons pas le risque, si nous ne soutenons pas les Finlandais, nous souderons la Russie et le Reich. Il n’y a pas de question, il nous faut prendre du champ. Si rien n’est fait par notre faute, j’aime autant passer la main. Mais il y aura alors une autre politique »47.
On sait la suite : quinze jours plus tard, tous les « pacifistes », trop heureux de reprocher au gouvernement Daladier d’avoir abandonné la Finlande et de ne pas assez lutter contre le communisme, vont planter des « banderilles » au taureau du Vaucluse ; au comité secret du 15 mars à la Chambre, Laval se fait impitoyable :
« dans quelques jours ou dans quelques semaines, la paix nous sera offerte et nous ne pourrons l’accepter parce que ce ne pourrait être qu’une paix blanche, déshonorante ».
Lemery, Flandin au Sénat, réclament la guerre contre l’URSS ; Daladier, comme il l’a dit, préfère passer la main48.
31Ainsi, le contexte de politique intérieure est d’une importance capitale pour comprendre l’entêtement français à agir contre l’URSS. S’il fallait un exemple pour démontrer l’interdépendance de la politique intérieure et de la politique extérieure, le cas des relations franco-soviétiques en 1939-1940 mériterait d’être cité. Pour presque tout le personnel politique français du centre et de la droite, on s’était trompé d’adversaire en septembre 1939 ; cet anticommunisme profond, conforté par une politique extérieure soviétique d’apparence énigmatique ou peu scrupuleuse, se retrouvait sans doute dans bon nombre de cercles militaires et diplomatiques. Dérouté, parfois dépité par la diplomatie soviétique, le Quai d’Orsay, après avoir hésité sur la stratégie à suivre entre septembre et décembre, concluait à la nécessité d’une lutte conjointe contre l’Allemagne et la Russie ; encore, s’agissait-il là des tenants de la tendance Léger, car, pour bien d’autres, prêts à s’employer aux alentours de la défaite de juin 1940, l’Allemagne et encore plus l’Italie et l’Espagne ne pouvaient être raisonnablement des adversaires. Du côté des militaires, les résultats médiocres de la campagne soviétique en Finlande ne pouvaient que conforter ce qui, soit depuis toujours, soit depuis les grandes purges de 1937, affectaient de considérer l’URSS comme une puissance secondaire sur le plan militaire : quelques brigades en Finlande, quelques bombardements sur Bakou devaient suffire pour mettre le Kremlin à la raison.
32Dans ces conditions, on peut se demander si un autre dirigeant politique français, quel qu’il soit, pris dans la vague d’anticommunisme interne et conseillé par de tels techniciens, aurait mené à l’égard de l’URSS une politique extérieure différente de celle de Daladier.
33Le 26 mars, la direction politique du Quai d’Orsay écrivait :
« Les desseins des Soviets sont dictés par un opportunisme au jour le jour, qui a toujours caractérisé l’action de Staline... Le Kremlin doit pencher du côté qu’il a le plus à redouter... C’est par la menace ou par la force que la France et l’Angleterre peuvent seulement neutraliser la Russie. »
34Le 28 mars, Chamberlain déclarait au Conseil suprême :
« Personnellement, j’ai toujours eu du mépris pour l’Armée rouge, mais la fin de la guerre contre la Finlande a montré une amélioration, et il serait téméraire de sous-estimer l’Armée rouge. »
35Quinze mois plus tard, quelqu’un d’autre allait pouvoir tester la valeur de ces deux opinions.
Notes de bas de page
1 Texte préparatoire pour une note à adresser au gouvernement britannique. Archives Daladier (ci-après AD), 3 DA 7, dr. 4.
2 Notes manuscrites de Daladier sur ses déclarations au Conseil des ministres, AD, 3 DA 1, dr. 1.
3 Note du 20 septembre 1939, AD, 3 DA 2, dr. 1.
4 Cf. Les notes de synthèse préparées par Gamelin et l’état-major (en date du 7 septembre) pour le Comité de guerre du 8, et le compte rendu du Conseil restreint du 7 septembre. AD, 3 DA 1, dr.1.
5 Note manuscrite de Daladier sur son entretien avec Souritz « gêné et embarrassé » qui, à titre personnel, pense que son gouvernement a pris une précaution vis-à-vis de l’Allemagne. AD, 3 DA 1, dr. 4.
6 Note manuscrite de Daladier du 26 septembre et rapports préparatoires au Conseil des ministres dans AD, 3 DA 1, dr. 1 et dr. 2.
7 Termes utilisés dans une note préparée par le Quai d’Orsay et lue par Daladier devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre des députés le 29 septembre 1939. Ibid., dr. 3.
8 Le 29 septembre Corbin, ambassadeur à Londres, reçoit pour instruction de faire savoir aux Britanniques qu’en cas d’attaque soviétique sur la Bessarabie, il n’y aura pas automatiquement assistance française à la Roumanie, malgré la déclaration du 13 avril 1939. Ibidem, dr. 4.
9 Note manuscrite de Daladier sur la politique à mener vis-à-vis de la Turquie, en date du 18 septembre 1939, AD, 3 DA 4, dr. 3.
10 Sur les relations anglo-soviétiques, voir I. Maisky, Memoirs of a Soviet Ambassador, the war, 1939-1943, New York, Scribner (1968, ca1967).
11 Télégrammes à Corbin et Massigli du 8 octobre. AD, 3 DA 4, dr. 3.
12 Cité dans La vérité sur les rapports germano-soviétiques de 1939 à 1941, publication du Département d’État, traduction française, Paris, 1948, p. 109.
13 Texte de cette note dans AD, 3 DA 1, dr. 2.
14 Texte de cette note dans AD, 3 DA 1, dr. 2.
15 En octobre, Stanley, président du Board of Trade, propose un plan d’échanges commerciaux pour 1940. Cf. I. Maisky, op. cit., p. 34.
16 Dépêche du 1er décembre 1939. AD, 3 DA 3, dr. 1.
17 Télégramme à Daladier du 1er décembre. Ibidem.
18 Procès-verbal du Conseil suprême allié du 19 décembre 1939. AD, 3 DA 2, dr. 1.
19 On peut reconstituer la chronologie de ces événements grâce aux documents de l’état-major et de la Marine, ainsi qu’aux notes du Quai d’Orsay conservés dans les AD, 3 DA 3, dr. 1 et 3 DA 6, dr. 6 et dr. 7.
20 AD, 3 DA 6, dr. 6. Note manuscrite. Le 31 décembre le ministre de Finlande à Paris, Holma, avait pressé Daladier d’agir rapidement et efficacement.
21 Voir H. Michel, « Le problème communiste et l’évolution de la guerre », in Français et Britanniques, op. cit., p. 221 et sq.
22 Projet de rapport pour le Conseil des ministres du 9 décembre. AD, 3 DA 3, dr. 1.
23 Note du 18 décembre. Ibidem.
24 Dossier « Fer suédois », AD, 3 DA 3, dr. 1.
25 Note de la légation à Berne du 17 décembre. Ibidem. Daladier fait état de cette information au Conseil suprême du 19 décembre.
26 Le 13 janvier 1940, la direction politique du Quai d’Orsay réclame une action militaire à Petsamo et en Norvège, le 16, Corbin reçoit instruction de pousser vigoureusement les Anglais à une action résolue. Léger qui reçoit Bullitt, ambassadeur américain, le 15 janvier, manifeste une belle ardeur guerrière. Cf. W. Shirer, La chute de la IIIe République, Paris, 1970, p. 571, qui cite un extrait du rapport Bullitt du 15 janvier 1940.
27 Note sur la question finlandaise, sans date, mais vraisemblablement du 10 mars 1940. AD, 3 DA 3, dr. 1, p. 7.
28 Rapport établi le 26 janvier par le général Gamelin à l’issue d’une réunion du Comité de Défense tenue le 13 janvier sur l’action à mener en Scandinavie. AD, 3 DA 6, dr. 7.
29 Note manuscrite de Darlan du 23 janvier 1940. Ibidem.
30 Sur l’état d’esprit des responsables militaires de l’Air, à la fin janvier 1940, voir P. Stehlin, Témoignage pour l’histoire, Paris, Laffont, 1964, p. 214-215.
31 Texte des notes de la direction d’Europe du 25 janvier et de la consultation juridique de Basdevant, daté du 29 janvier dans AD, 3 DA 6, dr. 1.
32 Projet d’exposé du général Gamelin à la réunion interalliée du 31 janvier 1940. AD, 3 DA 7, dr. 2.
33 AD, 3 DA 6, dr. 6. Note manuscrite. Le 31 décembre le ministre de Finlande à Paris, Holma, avait pressé Daladier d’agir rapidement et efficacement.
34 Procès-verbaux des réunions inter-alliées des 31 janvier et 1er février 1940 à Paris. AD, 3 DA 7, dr. 2.
35 Télégramme de Moscou du 30 janvier 1940. AD, 3 DA 11, dr. 4.
36 Un fonctionnaire, Dayet, chargé d’une mission sur les activités communistes entre janvier et avril 1940, a transmis en 1946 à Daladier ses rapports écrits en 1940. Ils contiennent de nombreux renseignements sur les actions entreprises en janvier- février 1940. AD, 3 DA 11, dr. 3.
37 Commentant la portée de l’accord économique signé le 11 février 1940, entre l’Allemagne et l’URSS, Schnurre écrit le 26 février : « Cet accord signifie que la porte nous est grande ouverte vers l’Est... Si nous réussissons à étendre et à développer nos exportations vers l’Est dans la mesure prévue, les effets du blocus anglais seront affaiblis de manière décisive ». La vérité sur..., op. cit., p. 117.
38 Note du GQG, 3e Bureau. AD, 3 DA 5, dr. 4.
39 Cf. les procès-verbaux de ces conseils (Daladier n’assiste pas à celui du 28 mars) dans AD, 3 DA 5, dr. 4 et dr. 5.
40 Procès-verbal de la séance de la matinée du 5 février. Ibidem, dr. 1.
41 Expression utilisée par la diplomatie française dans son rapport sur la question finlandaise de mars 1940. Déjà cité.
42 Lettre personnelle manuscrite de Corbin à Daladier du 19 février, AD, 3 DA 7, dr. 3.
43 Cf. la note du ministre suédois des Affaires étrangères, Günther, du 2 mars 1940 publiée dans le 3e livre blanc suédois en septembre 1947.
44 Note sur la question finlandaise du 20 mars 1940.
45 Cf. les entretiens Maïsky-Butler des 16 et 22 février 1940. I. Maïsky, op. cit., p. 48.
46 Cf. R. Massigli, La Turquie devant la guerre, mission à Ankara, 1939-1940, Paris, Plon, 1964, p. 381 et sq.
47 Notes manuscrites de Daladier sur ces conversations téléphoniques à 9 h 55 et 14 h 15. AD, 3 DA 7, dr. 4.
48 Pour ces débats à la Chambre, voir H. Michel, La drôle de guerre, Paris, 1971, p. 230 et sq.
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