La politique extérieure française de l’après-Munich (septembre 1938 – avril 1939)
p. 215-232
Note de l’éditeur
Communication au colloque franco-allemand de Bonn, sous la direction de Klaus Hildebrand et de Karl Ferdinand Werner, publiée dans Les relations franco-allemandes 1936-1939. Deutschland and Frankreich 1936-1939, München, Artemis Verlag, 1981.
1. R. Coulondre, dépêche du 19 mars 1939, Livre Jaune Français, Paris, 1939, p. 105.
Texte intégral
« Si une nouvelle progression de l’influence allemande en direction de l’Est ne pouvait aucunement nous étonner, en revanche nous avons toutes raisons de nous indigner des modalités qu’a revêtues cette action et des méthodes inqualifiables auxquelles le Reich a eu recours. Ce sont ces méthodes et ces modalités qui, à proprement parler, constituent la rupture avec la politique de détente inaugurée à Munich et qui avait trouvé son expression dans les déclarations du 30 septembre et du 6 décembre. » 1
1Cet extrait de la dépêche adressée par l’ambassadeur de France à Berlin, R. Coulondre, au lendemain du coup de force qui met définitivement la Tchécoslovaquie sous la botte allemande, permet, nous semble-t-il, de mesurer le sens général de la politique extérieure française issue des accords de Munich. Les éléments essentiels s’y trouvent rappelés, « politique de détente », déclarations anglo-allemande du 30 septembre, franco-allemande du 6 décembre, progression prévisible de l’influence allemande en direction de l’Est ; ce sont les modalités et les méthodes de l’expansionnisme allemand qui sont en cause, non son existence. Mais en pareille circonstance, les méthodes valent beaucoup.
2Les accords de Munich ont souvent été considérés comme une fin, terminant une période caractérisée par un recul des démocraties face aux ambitions hitlériennes. De recul en recul depuis la remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936 les puissances occidentales ont été conduites à la reculade suprême de Munich mettant pratiquement fin au système de défense français fondé sur les alliances de revers. De fait, toutes les puissances d’Europe centrale et orientale, l’URSS comprise, doivent tirer la leçon de cet événement ; mais en même temps on peut avoir le sentiment que cette dernière concession, peut-être faite afin de gagner du temps pour procéder au réarmement occidental, est l’ultime étape d’une politique. Désormais, sans illusions sur la nature du régime hitlérien, les responsables occidentaux se préparent à l’inévitable, c’est-à-dire au conflit. Dans cette perspective, les événements de mars 1939 auraient été seulement le signal, évident même aux yeux les plus obtus ou des plus naïfs, de l’inévitabilité de la guerre entre puissances fascistes et puissances démocratiques. Avec quelques mois de retard les « Munichois » auraient rejoint le camp des « anti-Munichois » pour lesquels il était illusoire de penser pouvoir s’entendre avec M. Hitler et M. Mussolini. Symboliquement « l’homme de la paix », le héros de Munich, N. Chamberlain tire lui-même les conclusions de son excessive bonne volonté et at last annonce une politique de fermeté dans son discours de Birmingham. Ainsi la période entre Munich et l’occupation de la Bohême-Moravie aurait été un simple intermède sans grande signification politique si ce n’est de confirmer la justesse des positions des « anti-Munichois ». Dans le cas français, E. Daladier sans illusions sur la portée des accords de Munich dès leur signature, aurait été conforté dans son jugement et dans sa volonté déjà bien arrêtée de résister aux offensives allemandes.
3Pourtant l’analyse des documents diplomatiques français et des sources nouvelles (presse, papiers personnels, archives du mouvement des fonds)1 conduit à nuancer ces jugements et à proposer une interprétation un peu différente des six mois qui suivent les accords de Munich. Pour ramasser les idées on pourrait dire que pendant ce moment une nouvelle politique est tentée, reposant sur des bases nouvelles et sur une sorte de pari, celui d’une entente possible avec les puissances de l’axe Rome-Berlin. En fait il s’agit d’exploiter Munich et non plus de se résigner à Munich. Les accords signés à la fin septembre ayant consacré un nouveau rapport de forces en Europe, il convient d’en tirer les conséquences pour le long terme et de bâtir une politique en conséquence ; la France et la Grande-Bretagne n’ont pas gagné un répit, elles ont la possibilité d’une politique nouvelle ; une ère nouvelle peut commencer. Comme cette politique va se solder par un échec cuisant dès le mois de mars 1939, on aura vite fait d’oublier cet intermède ou d’expliquer les décisions prises par rapport à ce qui se déroulera ensuite, sans chercher à différencier les buts et les moyens exprimés ou recherchés pendant l’automne et l’hiver 1938- 1939 d’avec ceux qui suivront. Néanmoins il y a, nous semble-t-il, discontinuité de la politique extérieure française par rapport à ce qui a précédé et par rapport à ce qui a suivi.
4Cherchons tout d’abord à définir sur quelles bases et vers quels buts repose la politique extérieure française d’après-Munich. Sans vouloir expliquer toute politique par l’action d’un homme, on peut remarquer que la nouvelle ligne politique correspond parfaitement aux vues du ministre des Affaires étrangères G. Bonnet. Au moment du retour du président Daladier en France après Munich, le ministre des Affaires étrangères qui était absent de la conférence, a peut-être organisé l’accueil populaire, mais en tout cas il prend à son compte la liesse populaire, due au maintien de la paix, afin d’en faire une approbation de sa politique par l’opinion publique2. L’attitude même des deux responsables français sur le chemin du retour entre l’aéroport du Bourget et le centre de Paris est révélatrice ; tandis que Daladier enfoncé dans la voiture, amer, bourru, se résigne au triomphe, Bonnet satisfait, le port altier, assume ce « succès » de la politique extérieure française3. L’analyse des attitudes de ces deux responsables avant les journées de Munich confirme leurs différences de conception quant à la politique extérieure. Lors des entretiens avec les ministres britanniques ou bien dans les discussions avec les représentants tchèques la tonalité est différente : Daladier s’affirme longtemps prêt à honorer les engagements français envers la Tchécoslovaquie, Bonnet est vite convaincu de l’impossibilité de tenir nos positions en Europe centrale ce qui revient à suivre la ligne politique décidée par le gouvernement britannique4. En fait G. Bonnet partage le point de vue d’un certain nombre d’hommes politiques et de hauts fonctionnaires français pour lesquels la position de la France en Europe, déterminée par le traité de Versailles et par notre volonté de conserver à l’Est des alliances de revers, est un contresens ; au lieu de prétendre museler l’Allemagne par cet « encerclement », mieux vaudrait tenter de s’entendre avec elle en acceptant de lui laisser une zone privilégiée dans cette partie orientale de l’Europe. Avant Munich, le traité avec la Tchécoslovaquie impose à la France des obligations en Europe centrale ; après Munich, l’abandon de fait de cet accord offre à la diplomatie française une occasion pour modifier complètement son système d’appuis dans cette partie de l’Europe. L’Europe née à Versailles est morte, il est temps d’en construire une autre.
5Puisque la France abandonne la défense de la ligne « versaillaise », le principal motif d’antagonisme franco-allemand peut être levé. En effet l’expansionnisme allemand, compréhensible compte tenu des forces démographiques, pourra trouver en Europe orientale un terrain propice, surtout s’il se cantonne dans le domaine économique et commercial sans prendre un caractère de monopole ; au demeurant les positions économiques françaises dans cette partie de l’Europe ne justifient pas (ou plus) un engagement politique important ; une politique de collaboration avec l’Allemagne sur le plan du développement économique symboliserait la nouvelle orientation diplomatique. Puisque par ailleurs les dirigeants nazis, Hitler le premier, assurent qu’ils n’ont aucune revendication territoriale à émettre au sujet des frontières occidentales, notamment à propos de l’Alsace-Lorraine, une détente franco-allemande devrait être possible.
6Ce relatif repli français de l’Est européen s’appuie sur deux considérations complémentaires. D’une part, les militaires français n’y sont plus hostiles ; d’autre part les Alliés britanniques y sont depuis longtemps favorables. Sur le plan stratégique, les concepts essentiels se trouvent définis par le général Gamelin dès octobre 1938 : devant l’expansion probable de l’Allemagne à l’Est on ne peut guère compter sur la Pologne, ni sur l’URSS qui a un long contentieux avec ses deux voisins polonais et roumain, et dans ces conditions, il vaut mieux tenter de se rapprocher de l’Italie tout en conservant une solide et étroite alliance avec la Grande-Bretagne5. A l’abri derrière la ligne Maginot et en sauvegardant ses lignes de communication avec l’Empire, la France peut aborder le futur avec sérénité. L’abandon des pays danubiens est inscrit dans ces perspectives. Ce point de vue rejoint celui, traditionnel, de Londres. Toutes les négociations franco-britanniques antérieures à Munich ont pu convaincre les dirigeants français de la volonté bien arrêtée des responsables anglais de ne point s’opposer aux visées allemandes sur les pays danubiens ou balkaniques, pour autant que celles-ci laissent subsister un certain équilibre en Europe et maintiennent certaines relations économiques de la Grande-Bretagne avec ces États. Pour peu que Berlin y mette les formes, une négociation globale pourrait s’engager entre les grandes puissances européennes afin de réviser la situation dans cette partie de l’Europe tout en garantissant le statu quo en Europe occidentale ; pour reprendre une expression usuelle dans les chancelleries, « un nouveau Locamo » pourrait être négocié. Déjà après la militarisation de la Rhénanie en mars 1936, des contacts entre les quatre puissances occidentales avaient envisagé cette éventualité. Pourquoi ne tirerait-on pas pareille conséquence des accords de Munich ? Des négociations quadripartites prévues pour régler les questions des minorités polonaise et hongroise en Tchécoslovaquie le permettraient le cas échéant ; de même la méthode des consultations prévues dans l’accord anglo-allemand du 30 septembre peut mener à une entente plus large6. Puisque Munich a liquidé le passé versaillais, une entente quadripartite est possible, souhaitée par tous ceux qui ont, parfois depuis longtemps, considéré Versailles comme une erreur funeste.
7En suivant cette stratégie diplomatique on ne réduit pas le rôle futur de la France ; au contraire, on lui donne les moyens réels de se tourner vers ce qui peut lui assurer un grand destin, vers la source de son renouveau vers l’Empire colonial. L’expression souvent utilisée ici est celle du « repli immédiat » ; en fait l’expression « repli » peut prêter à confusion dans la mesure où elle suggère l’idée d’un recul. Dans l’esprit des promoteurs du renouveau impérial, chez P.E. Flandin notamment, l’abandon du rôle de « gendarme de l’Europe » par la France, idée avancée avant Munich, correspond à une mise en valeur des forces économiques, démographiques et militaires de la France au mieux de ses intérêts. La vision de l’Eurafrique, vivace dans les années trente, contribue à donner une place éminente à la France qui pourrait même selon certains associer l’Allemagne à la mise en valeur de ce vaste ensemble7. En cette fin des années trente, pour des raisons variées, économiques, idéologiques, politiques, de mentalités collectives mêmes, le mythe de l’Empire colonial est à son zénith ; le thème de la plus grande France est accepté dans toutes les classes sociales françaises ; parmi tous les partis politiques, on rivalise d’attention pour « nos » colonies. Aussi l’idée de tourner vers l’Empire l’essentiel de nos activités et d’en faire l’axe majeur de notre stratégie diplomatique peut paraître répondre à une nécessité, à un calcul rationnel8. Ainsi, au total un plan cohérent paraît pouvoir être suivi : le retrait d’Europe orientale permettra d’amorcer une détente avec l’Allemagne qui, à son tour, aidera à la mise sur pied d’un grand ensemble français euro-africain ; naturellement cet objectif suppose que la clef stratégique de cet ensemble, la Méditerranée occidentale soit solidement tenue, tout comme la Grande-Bretagne n’a jamais transigé avec la sécurité de la route des Indes. Dans ces conditions, les événements d’Espagne où la guerre civile continue sans que le général Franco ait encore vraiment fait la décision, et les revendications italiennes qui ont trait aux colonies françaises, prennent un singulier relief ; cette région n’est plus l’accessoire, mais le fondamental.
8 La clef de voûte de toute cette politique repose sur une détente avec l’Allemagne. Si Hitler accepte en effet de modérer les formes de son expansion à l’Est, s’il peut garantir le statu quo en Europe occidentale, il n’y aura aucune difficulté majeure pour conclure un accord général avec lui et avec la Grande-Bretagne de Chamberlain qui suit les mêmes principes, ce qui forcera Mussolini à composer ; le dictateur italien risquant l’isolement devra, en conséquence, modérer ses demandes en Méditerranée et en Afrique. Quant à l’URSS communiste, déjà mise à l’écart lors de Munich et laissée encore à part, vers qui pourrait-elle tendre ses filets et jouer son propre jeu de division parmi les États européens capitalistes ?9 Au fond une certaine affinité idéologique commune pourrait associer les quatre puissances occidentales puisque celles-ci s’opposent au bolchevisme à des degrés différents et pour des raisons variées. La France du Front populaire appartient déjà au passé ; l’interdépendance entre politique intérieure et politique extérieure trouve ici un exemple très clair : ce n’est sans doute pas un hasard si la grève du 30 novembre 1938 qui montre un gouvernement Daladier résolu, se situe au moment où le rapprochement avec l’Allemagne paraît devoir s’affirmer10 ; lors de son entretien avec Ribbentrop en décembre 1938 G. Bonnet n’hésitera pas à déclarer,
« le gouvernement français n’a aucune complaisance pour le bolchévisme, il est hostile à toute semence de désordre même en ce qui concerne l’Espagne. »11
Ainsi une convergence d’intérêts et une collusion de sentiments pourraient conduire la France et l’Allemagne vers une entente, à tout le moins une détente.
9Le 5 octobre 1938 la Chambre des députés vote les pleins pouvoirs au gouvernement Daladier par 331 voix contre 78 et 200 abstentions ; les communistes ont voté contre, les socialistes se sont abstenus ; l’orientation du gouvernement est nette, elle se situe hors du courant du Front populaire, ce qui n’est pas nouveau12. Mais ce vote clair est l’occasion d’une remise en question des buts de notre politique extérieure. L. Blum a lui-même montré quelques jours plus tôt la nécessité de dépasser le contexte des accords signés à propos des Sudètes pour envisager l’ensemble du problème de la paix, autrement dit les conditions générales des relations européennes. La presse de droite et celle qui est inspirée par les amis de G. Bonnet, par ceux qui veulent tirer les conséquences de Munich, entonnent un concert dont le refrain est net : abandonnons au loin Moscou et le rôle de gendarme en Europe ; Mussolini, Franco sont des amis ou des alliés naturels13. Or au même moment, les sphères dirigeantes du Quai d’Orsay sont agitées par des remaniements symptomatiques et par des propositions nouvelles ; pour les secondes les rapports des principaux ambassadeurs en poste sont éloquents. Depuis Londres, Ch. Corbin qui apprécie peu la politique d’apaisement menée par Chamberlain, souligne combien la déclaration anglo-allemande du 30 septembre a été mal accueillie par l’opinion britannique (cet enfant diplomatique improvisé, plutôt que conçu, dans la chaleur communicative d’une rencontre peut-être sans lendemain)14 ; toutefois il met en garde le gouvernement français contre les risques d’une entente anglo-allemande au cas où la France se montrerait incapable de surmonter ses difficultés intérieures (« dans cette éventualité l’Empire britannique et ses chefs seront inévitablement amenés à rechercher dans une politique d’isolement, appuyée par un rapprochement avec l’Allemagne, la solution égoïste et facile de leurs propres difficultés »)15. Depuis Moscou, R. Coulondre après avoir rencontré le vice-ministre soviétique des Affaires étrangères Potemkine, adresse un long rapport dont les conclusions sont nettes,
« seul un programme de politique extérieure simple et clair, accessible à chacun, ni supérieur ni inférieur à nos possibilités sera susceptible de regrouper les énergies françaises »16,
ce qui compte tenu des remarques très claires du diplomate soviétique sur l’éventualité d’un nouveau partage de la Pologne et d’un renversement d’alliances à l’Est, revient à poser le problème de nos alliances dans cette partie de l’Europe ; devons-nous continuer à garantir nos derniers alliés orientaux notamment la Pologne ?17 Justement depuis Varsovie l’ambassadeur L. Noël pose la même question ; sa conclusion est limpide :
« Nos relations politiques avec la Pologne doivent être révisées, non seulement dans l’intérêt de notre sécurité, mais et plus encore, dans l’intérêt de notre dignité »18.
L. Noël ne préconisait pas un abandon pur et simple de l’alliance, mais à tout le moins une révision permettant au gouvernement français de conserver toute liberté d’action pour le futur, y compris donc pour un désengagement français dans cette partie de l’Europe. Enfin A. François-Poncet, ambassadeur à Berlin et délégué à la Commission internationale chargée de délimiter les nouvelles frontières de la Tchécoslovaquie, écrit dans un rapport sur les négociations qui ont eu lieu à Berlin sur ce dernier sujet,
« elle [la Tchécoslovaquie]ne représente plus qu’une sorte de Grand Luxembourg attaché aux flancs du Reich et qui n’a plus d’avenir que comme protégée et aussi comme vassale du Reich »19,
ce qui doit conduire la diplomatie française vers une politique de détente avec l’Allemagne, tout en s’armant pour parer à toute éventualité. Ainsi de divers côtés les représentants français parviennent à une sorte de conclusion commune, l’opportunité de définir de nouvelles relations entre la France et les nations placées à l’est de ses frontières, en tenant compte des « réalités » nouvelles.
10Cette politique « réaliste » ou « habile » oblige à des remaniements parmi les responsables du Quai d’Orsay20 Le directeur des affaires politiques R. Massigli est en effet opposé à la nouvelle tendance diplomatique de dégasengement à l’Est (tout comme P. Comert, chef du service de presse) ; or dès le 3 octobre, G. Bonnet a averti l’ambassadeur américain W. Bullitt de son désir de négocier avec l’Allemagne sur les plans financier, économique et du désarmement, ce qui ne peut se faire sans concessions à l’Est, l’essentiel étant d’obtenir des garanties sérieuses pour la sécurité française à l’Ouest (mémorandum du 5 octobre)21. Aussi le 12 octobre, le Petit Parisien dont le rédacteur diplomatique E. Bois est « bien informé » des vues ministérielles, est en mesure d’annoncer de prochains remaniements (avant que R. Massigli lui-même en soit informé)22 : Massigli est nommé ambassadeur à Ankara, il est remplacé à son poste par E. Charvériat, directeur de la section Europe, dévoué à A. Léger, secrétaire général du Quai d’Orsay, tandis que, dans le poste-clef de l’ambassade de Berlin, Coulondre remplace A. François-Poncet. Celui-ci rejoint Rome, poste resté libre depuis que Mussolini avait exigé la reconnaissance du titre d’empereur d’Éthiopie pour le roi d’Italie de la part de l’ambassadeur accrédité (ce que la France consent alors)23. Ce mouvement important annonce une nouvelle politique (les décisions en sont prises pendant le seconde semaine d’octobre).
11Il n’entre point dans notre propos de suivre pas à pas l’élaboration du rapprochement franco-allemand initié dès la mi-octobre, avant même que François-Poncet ait quitté Berlin. Nous voudrions simplement marquer les principales caractéristiques de cette négociation afin d’en mesurer l’ampleur et la valeur. Tout d’abord, l’initiative est nettement française ; les Allemands « laissent venir », même si les rapports diplomatiques français soulignent en octobre-novembre les gestes de bonne volonté germaniques, relevés soit dans la presse d’outre-Rhin soit manifestés par des dirigeants nazis. En fait la tactique allemande est claire : puisque les Français ont besoin d’une entente, notamment pour faire monter les enchères, même si au fond on n’a pas l’intention réelle de traiter ; la partie allemande saura au moins l’étendue possible des concessions françaises et pourra en inférer la capacité de résistance future de la France. En outre, en acceptant de causer avec les Français, au moment même où les rapports semblent se détériorer entre l’Allemagne et les Britanniques, l’espoir d’une fissure entre Paris et Londres n’est pas négligeable. Pendant cet automne 1938 la presse britannique ne manque pas en effet de griefs contre l’Allemagne nazie : les brutales persécutions contre les israélites en novembre, les empiètements de plus en plus brutaux et répétés en Europe danubienne, les revendications coloniales réaffirmées sont autant de sujets de mécontentement pour les journaux britanniques « anti-munichois » (les nombreux rapports sur la presse britannique envoyés par Corbin témoignent d’une permanente hostilité envers l’Allemagne au sein d’une partie non négligeable de la presse d’outre-Manche)24. Du côté allemand on relève avec acrimonie ce ton « déplaisant » de la presse anglaise ce qui permet d’une part de se poser en victime et d’autre part de distinguer la compréhension française face à l’agressivité britannique. Naturellement, à l’inverse, les tentatives de dialogue franco-allemand inquiètent les responsables britanniques, même si on insiste du côté français sur l’identité de vue entre Chamberlain signant un accord avec Hitler au lendemain de Munich et la France poursuivant une politique d’apaisement avec l’Allemagne. Les entretiens franco-britanniques du 24 novembre 1938 en porteront la trace. En somme le nouveau jeu français se revèle dès l’abord comme dangereux et susceptible de renversements ou de bouleversements. A cet égard l’inquiétude d’un tiers, l’URSS en l’occurence, sur les termes réels de la discussion franco-allemande et sur l’étendue des concessions possibles de la France est révélatrice : à plusieurs reprises Litvinov à Moscou, l’ambassadeur soviétique en France Souritz, s’interrogent sur la signification de ce changement diplomatique français et sur les concessions françaises qu’il suppose ; mais une conclusion s’impose aux Soviétiques :
« Toute l’activité diplomatique de Bonnet pendant cette dernière période montre qu’il a adopté en fait la ligne de l’abandon à l’Est et des affaires de l’Europe centrale »25.
12Au fond cette ligne stratégique nouvelle n’est pas une totale nouveauté. Déjà à la fin de 1937 un certain nombre d’hommes politiques français l’envisageaient, étant simplement gênés par les alliances signées auparavant ; on peut en trouver la trace dans la correspondance de l’ambassadeur américain W. Bullitt, bien placé pour recueillir certaines confidences, puiqu’il s’était lui même présenté comme un zélateur d’un rapprochement franco-allemand dès 193626. A la fin de l’année 1937, W. Bullitt rencontre à Berlin Gôering qui lui indique que l’Allemagne est prête à conclure une alliance offensive et défensive avec la France tout en expliquant froidement quels sont les plans futurs d’expansion allemande dans l’Europe centrale (Anschluss, région des Sudètes, Allemands de Pologne)27 ; ces propos rapportés à Chautemps et Delbos suscitent une compréhension certaine du Premier ministre français qui s’attend cependant à la résistance des bureaux du Quai d’Orsay en cas de mise en pratique de cette politique. En fait, dès le début de l’année 1938, le dilemme est clairement posé : ou bien la France fait confiance aux propositions conciliantes de certains dirigeants du Reich, mais cela suppose un retrait de fait de l’Europe centrale et orientale (au moins sur le plan politique, car économiquement des collaborations sont possibles), ou bien on tient ces « avances » pour un bluff pur et simple, ce qui mène à renforcer les alliances orientales, URSS comprise. Les accords de Munich rendent possible la première politique puisqu’ils sont compris comme un abandon pratique de toute influence politique réelle de la France en Europe centrale.
13Tous les hommes politiques français, radicaux notamment, qui avaient déjà envisagé la stratégie du retrait oriental et l’entente avec une Allemagne « modérée », tels Chautemps, H. Bérenger, Caillaux, de Monzie et dont G. Bonnet apparaît comme le chef de file, sont donc disposés à agir efficacement après Munich. Réputés « pacifistes » avant Munich, ils sont en mesure grâce à la popularité obtenue par Daladier au moment de la paix retrouvée, d’agir avec une certaine marge de manœuvre. Les termes de la motion adoptée par le congrès radical de Marseille à la fin octobre 1938 s’inspirent de ce réalisme, bien exprimé dans le rapport de politique extérieure lu par Berthod ou dans le grand discours du président Daladier. Le premier déclare :
« Serait-ce si mauvaise politique que de limiter suivant la tradition anglaise, nos engagements les plus précis, nos engagements impératifs, aux seuls points où les intérêts vitaux de notre pays sont en cause, sans nous interdire d’intervenir ailleurs si les circonstances l’exigent, mais en nous réservant alors la liberté, dont une nation ne peut aisément se priver, de mesurer avant d’agir l’importance des intérêts engagés, les concours possibles, la situation des armées, les chances et le prix possibles de la victoire »28.
Le président du Conseil est net ; dans son discours du 27 octobre il préconise une politique d’entente étroite avec la Grande-Bretagne, mais des accords peuvent intervenir avec l’Allemagne et l’Italie, « une collaboration loyale est possible avec l’Allemagne ». En fait lors de ce congrès radical, seul Herriot rappelle la nécessité de conserver l’amitié avec
« ce pays de 180 millions d’habitants auquel pour ma part, je ne me résoudrai jamais à appliquer la politique, au reste condamnée par l’expérience, du fil de fer barbelé »29.
Comme S. Berstein l’ajustement fait remarquer lors du colloque sur « La France sous le gouvernement Daladier », la majorité du parti radical suit alors la tendance exprimée par G. Bonnet et les jeunes-radicaux qui mêlent politique intérieure et politique extérieure pour aboutir à un résultat clair, faire éclater définitivement le Front Populaire en rompant totalement avec les communistes et avec l’URSS. Sans doute certains responsables radicaux hésitent ou redoutent cette orientation, mais cette ligne politique permet au parti radical de reconstituer autour de lui une unité d’action avec la grande majorité des droites françaises, elles-mêmes favorables à la stratégie de rapprochement avec les puissances de l’Axe. Un certain nombre des promoteurs de cette stratégie part de l’idée que le réarmement français est insuffisant et que la politique britannique va dans le même sens ; mais il convient de reconnaître que les raisons de ce choix répondent aussi à des perspectives de politique intérieure. Pour toutes ces raisons on veut croire à la modération hitlérienne et on est prêt à satisfaire les aspirations « nationales » allemandes, c’est à dire le retour à la mère-patrie des populations allemandes encore dépendantes d’autres juridictions étatiques.
14Or, après les rencontres fameuses entre le chancelier Hitler et A. François-Poncet (18 octobre) d’une part, et R. Coulondre (21 novembre) d’autre part, sur lesquelles on s’est beaucoup étendu (pour insister sur la volonté apparemment conciliatrice du « Führer », qui abandonne toute prétention sur l’Alsace-Lorraine et qui, comme ancien combattant, aspire à maintenir la paix)30, vient le temps des négociations réelles, c’est-à-dire le moment où les Allemands présentent la note. L’aide-mémoire allemand du 19 novembre démontre aisément que les « concessions » allemandes seront maigres ; la discrimination dont souffre l’Allemagne au Maroc, à Tanger, au Cameroun est rappelée, bon moyen de poser la question coloniale dont on sait l’importance pour l’opinion publique française ; l’aide-mémoire évoque aussi les injures proférées en France contre le régime nazi, les expulsions ou arrestations d’Allemands, ce qui ne peut contribuer à détendre l’atmosphère31. En somme, dès ce moment, la conciliation allemande apparaît comme des plus limitées, ce que relèvent certains responsables du Quai d’Orsay.
15Pourtant G. Bonnet qui a entrepris cette politique d’entente, persiste à rechercher l’accord en soulignant les aspects positifs de la future rencontre franco-allemande, soit devant les alliés britanniques, soit devant ses collègues du Conseil des ministres informés seulement le 23 novembre de la venue de Ribbentrop à Paris. Lors de la rencontre avec Chamberlain et Halifax à Paris le 24 novembre, G. Bonnet lit la déclaration commune franco-allemande qui sera publiée et dont les termes assez vagues permettent toutes les interprétations, sauf sur le point 2 qui reconnaît solennellement la frontière franco-allemande comme définitive32. Promettre de s’employer pour défendre la paix et de se consulter pour toutes les questions délicates, en réservant, chacun pour ce qui le concerne, ses relations particulières avec des tierces puissantes, c’est émettre des vœux pieux susceptibles de toutes interprétations et de tous développements. Les Britanniques inquiets de ce rapprochement franco-allemand ne pouvaient être rassurés par cette déclaration commune, ouvrant la voie dans bien des directions. En fait, la rencontre Bonnet-Ribbentrop, les 6-7 décembre, devait permettre d’éclaircir les limites réelles des concessions réciproques et les intentions des deux interlocuteurs.
16Les termes exacts des deux rencontres Bonnet-Ribbentrop restent encore aujourd’hui incertains. Sans doute sur la première entrevue à laquelle assistaient Léger, le comte Welczeck, ambassadeur d’Allemagne à Paris, et l’interprète officiel Schmidt, dispose-t-on des comptes rendus dressés des deux côtés, mais on demeure dans le vague sur le déroulement de la seconde entrevue personnelle des deux ministres qui eut lieu le 7 décembre33. En substance jusqu’où le ministre français a-t-il accepté d’étendre les concessions admissibles et jusqu’où son homologue allemand a-t-il été dans les revendications ? Il semble que l’on puisse aboutir aux considérations suivantes à propos de ces entretiens : d’une part, le représentant allemand a nettement marqué qu’il considérait sans objet la promesse de garantie des frontières tchécoslovaques, ce qui revenait à exprimer la volonté allemande d’agir librement dans cette partie de l’Europe34 ; d’autre part, le responsable français a nettement montré le refus français de laisser mettre en cause l’autorité française sur l’Empire colonial, notamment à propos de la Tunisie, objet des revendications italiennes. On est fort tenté de considérer que la règle du donnant-donnant a pu jouer ; des deux côtés en effet on exprime clairement les points non négociables, Ribbentrop « laissant entendre qu’il ne compte nullement faire prendre corps à cette garantie » (donnée à la Tchécoslovaquie), G. Bonnet répondant « en aucun cas la France ne peut, même en pensée, renoncer à ses territoires » (Tunisie et Corse) et que « pour le moment la France ne pouvait rien faire pour l’Allemagne en ce qui concerne la question coloniale ». Ces réserves clairement faites, sur quoi peut-on s’entendre ? Tout d’abord l’évocation de la situation en Espagne permet de constater que la victoire du général Franco serait admise par les deux interlocuteurs, y compris dans ses implications idéologiques, pourvu que les deux États adoptent une neutralité effective dans ce pays ; l’Allemagne semble prête à faire des concessions sur ce terrain, mais réaffirme sa pleine solidarité avec son alliée italienne ; ne pourrait-on trouver un point de convergence dans la lutte commune contre le bolchevisme, comme le suggère Ribbentrop sans que Bonnet y fasse obstacle ? En fait, Bonnet pense à un autre terrain pour assurer une collaboration franco-allemande, le terrain économique et financier. Sur ce plan qui est abordé dès le début des entretiens, et pour lequel un assez grand nombre d’experts allemands ont accompagné le ministre allemand à Paris, les vues du ministre français sont claires : en augmentant les échanges commerciaux franco-allemands on authentifiera le rapprochement politique ; en collaborant à la mise en valeur de l’est européen, on enlèvera à l’expansion allemande dans cette région de l’Europe son caractère d’exclusivité, partant sa nocivité.
17 Au fond, Bonnet rejoint ici les vues de nombreux milieux britanniques favorables à cette collaboration anglo-allemande en Europe orientale. Dans des débats à la Chambre des Communes et dans les journaux britanniques apparaît en effet en novembre 1938 l’idée que la finance anglaise et le commerce allemand pourraient trouver des terrains d’entente en Europe orientale et centrale (série d’articles du Times des 17-19 novembre)35 :
« Notre force financière, si nous l’utilisions à bon escient, pourrait devenir l’arme dont nous userions en vue de promouvoir cette collaboration, mais » ajoute le journal anglais, « nous ne pouvons nous engager trop loin dans un système où nous fournirions la part du lion dans le domaine financier, tandis que les autres se tailleraient la part du lion dans le domaine commercial. »
En somme si l’Allemagne fait la part des choses, l’Angleterre est encore prête à collaborer.
18Lorsque Bonnet rencontre Chamberlain le 24 novembre, il pose nettement la question.
« La Grande-Bretagne est-elle d’accord pour une politique de développement des échanges commerciaux franco-anglais vers l’Europe centrale dans un esprit de collaboration avec l’Allemagne et l’Italie ? » Halifax répond : « Aucune objection. »36
Ainsi la politique de Bonnet est sur ce point confortée par les vues de l’allié britannique ; mais le ministre français ne va-t-il pas plus loin que ne le voudraient les Britanniques eux-mêmes ? Déjà inquiétés par la seule perspective d’un rapprochement franco-allemand, les responsables de Londres s’interrogent sur l’étendue des concessions que les Français sont prêts à consentir en ce domaine. D’après une communication de H. Bérenger, président de la Commission des Affaires étrangères au Sénat, Bonnet aurait discuté avec Ribbentrop de la question juive (au sujet de laquelle les déclarations du ministre allemand ne devaient laisser aucune illusion à son homologue français), non seulement à propos des réfugiés fuyant l’Allemagne mais aussi sur le plan financier, sans mettre Londres au courant, ce qui soulève l’émoi des Britanniques37. On sent bien la méfiance anglaise vis-à-vis de ces initiatives françaises ; en présentant aux Allemands cette proposition de collaborer économiquement en Europe centrale, alors que fort nettement ceux-ci expriment leur volonté de considérer cette partie de l’Europe comme leur zone privilégiée, le ministre français n’exprime-t-il pas l’acceptation tacite des empiètements futurs de l’Allemagne ? De la même manière qu’une acceptation allemande de collaborer économiquement dans les territoires coloniaux français signifierait l’abandon de toute prétention politique sur ceux-ci (donc le refus implicite de soutenir les prétentions italiennes), une collaboration économique en Europe centrale après Munich signifie l’acceptation de l’hégémonie allemande sur cette partie de l’Europe. Au fond Ribbentrop peut considérer que de facto la France a choisi la résignation en Europe centrale. Les retraits accomplis à la fin de l’année 1938 par les investisseurs français, notamment ceux réalisés par la firme Schneider, ne confirment-ils pas cette tendance française38, de même que l’insuccès de la mission commerciale et économique d’H. Alphand en Europe balkanique ?39 La faible propension des Français à accorder une aide financière à la Tchécoslovaquie à propos du prêt de 30 millions de livres sterling accordé à Prague au lendemain de Munich (on prend prétexte de la faible tenue du franc alors que celui-ci a mieux résisté à la crise boursière que la livre à la fin septembre 1938) est encore une preuve de cet abandon de toute véritable résistance en Europe centrale40. La voie est libre pour une entente avec l’Allemagne.
19Alors pourquoi l’échec de cette politique « collaboratrice », nettement marqué par l’occupation de la Tchéquie en mars 1939 ? Pour réussir, cette politique supposait deux conditions fondamentales : l’acceptation par Hitler d’une collaboration économique dans l’est-européen, l’acceptation par les puissances de l’Axe de la souveraineté française sur tous les territoires impériaux. Or le désaccord est vite évident des deux côtés.
20Pendant la fin de l’année 1938, la presse britannique a souvent souligné la nécessité pour l’Allemagne de faire des concessions économiques aux Anglais dans le commerce européen est-oriental ; la suprématie politique allemande n’interdit pas la reconnaissance des intérêts économiques britanniques. Or les réponses allemandes sont décevantes : dès le début décembre 1938, les responsables britanniques marquent leur volonté d’obtenir des concessions et notamment de ne pas laisser l’Allemagne organiser un dumping commercial en Europe et hors d’Europe41. Fin décembre, les milieux d’affaires anglais sont inquiets, surtout devant la diminution des commandes et des ventes à l’extérieur ; le gouvernement anglais s’efforce de venir en aide aux exportateurs britanniques par une aide financière (dispensée par l’Export Credits Guarantee Department) 42 ; des missions sont envoyées en Allemagne pour tenter d’organiser une entente économique, mais ces tentatives se heurtent de plus en plus à un fait évident, Hitler fait prévaloir ses buts de politique sur les moyens de l’économie43 ; le chancelier allemand ne veut pas voir ses objectifs territoriaux et raciaux amoindris par une « collaboration » économique, de toute manière considérée comme seconde par rapport à sa stratégie d’expansion. En janvier 1939, la presse anglaise s’interroge de plus en plus sur les limites d’une coexistence pacifique avec Hitler, la presse financière doute des possiblités d’entente ; Sir Samuel Hoare souligne que la puissance économique constitue une des plus fortes lignes de défense de la Grande-Bretagne ; bref le ton devient plus ferme même dans des cercles jusque là disposés à transiger44. Selon Ch. Corbin, Londres espère que les difficultés économiques internes de l’Allemagne conduiront Hitler à la sagesse. En tout cas, l’analyse de la balance des comptes britannique faite par l’attaché financier français en février 1939 montre que la Grande-Bretagne ne peut plus se permettre de perdre du terrain sur le plan commercial ; la ligne de résistance grandit autour de Chamberlain45. Aussi, dans ces conditions, la politique de collaboration économique avec l’Allemagne suscite de plus en plus de scepticisme ; l’annexion de la Bohême-Moravie paraît bien comme la preuve ultime que décidément le partage n’existe pas avec M. Hitler. Les bases économiques d’un accord politique s’évanouissent.
21Les espoirs de pouvoir freiner les ambitions italiennes par une pression allemande, ou tout au moins par un abandon tacite de la solidarité italo-allemande s’évanouissent aussi. Le maintien des revendications italiennes sur la Tunisie, sur certaines colonies ou certains intérêts français démontre que la modération n’est pas « conseillée » par l’Allemagne à son allié italien. Si certains « italophiles » français conservaient des illusions sur la bonne volonté de Mussolini, Daladier lui-même et les responsables du Quai d’Orsay sont sans illusions depuis que les services secrets français ont déchiffré le texte d’une note du directeur des Affaires européennes et méditerranéennes à Rome, Buti, pour l’attaché militaire italien à Paris, le général Plasca46. Dans cette note, le plan italien d’internationaliser les détroits méditerranéens (Gibraltar, Suez, zone turque), de liquider Djibouti, de diviser la Tunisie en cinq territoires autonomes est suffisamment éloquent pour que toute conciliation soit inutile. La mission Baudouin préparée par Bonnet et acceptée par Daladier secrètement, est pratiquement sans objet, au moins aux yeux du président du Conseil français, qui dès le 20 mars signifie à Baudouin son refus de négocier avec Rome47. Une nouvelle note secrète de Buti, datée du 27 mars, confirmant que du côté italien on veut isoler la France et pratiquer la tactique du coup par coup, ayant été portée à la connaissance de Daladier, la résolution de celui-ci est nette : tout accord avec Mussolini est exclu48. Les sondages de François-Poncet ou les gestes de Guariglia, ambassadeur italien à Paris, sont sans valeur. En fait, dès la mi-janvier 1939, il apparaît que la politique de Bonnet est inadaptée, inefficace tant vis-à-vis de l’Allemagne que de l’Italie ; mais comment l’abandonner sans susciter des difficultés internes parmi les groupes politiques qui, depuis Munich soutiennent le gouvernement Daladier pour l’aider à renverser la majorité de Front populaire ? Daladier qui a laissé, semble-t-il, les mains libres à son ministre des Affaires étrangères, utilisera le choc de mars 1939 pour rompre avec cette ligne politique conciliatrice, fort du renversement d’attitude de Chamberlain, qui, lui aussi, est contraint par l’évolution de nombreux conservateurs anglais à abandonner sa politique d’apaisement49. G. Bonnet lui-même s’est trop avancé pour pouvoir aisément faire volte-face d’autant plus qu’il a derrière lui bon nombre de gens qui n’ont pas encore compris ou qui ne disposent pas des mêmes éléments d’appréciation. Un fait est clair en tout cas : Daladier, aidé d’A. Léger et de ceux qui au Quai d’Orsay ont perdu toute illusion (Coulondre, par exemple), va désormais conduire la politique extérieure française, même s’il laisse Bonnet à sa place de ministre sans doute pour des raisons d’équilibre au sein du parti radical50 ; le désaccord entre les deux hommes est connu dans les milieux bien informés, de même que le rôle personnel de Daladier dans la suite des événements. La période de la politique extérieure d’apaisement est close du côté français.
22Quelques conclusions s’imposent. Pendant les mois entre septembre 1938 et mars 1939, G. Bonnet et ceux qui voulaient exploiter Munich, ont mené volontairement une politique d’apaisement à l’égard des puissances de l’Axe ; ils n’ont pas été, ce faisant, à la remorque de l’Angleterre, mais pour des raisons de politique intérieure comme sur la base de calculs en politique extérieure, ils ont cru en la possibilité de s’entendre avec l’Axe. En abandonnant toute prétention à l’est de l’Europe et en s’arc-boutant sur l’Empire, il était possible, selon eux, d’éviter la guerre à une France faible militairement, menacée par le péril communiste. Une telle politique supposait de rencontrer en face une volonté de conciliation au nom des intérêts bien compris et même en vertu d’une certaine solidarité idéologique fondée sur l’anti-communisme. Elle supposait aussi que l’Allemagne, véritable chef de file des puissances fascistes, trouve en Europe orientale le seul véritable terrain de son expansion, et qu’elle accepte de collaborer économiquement avec les puissances occidentales. Or, tous les calculs d’Hitler reposaient sur des concepts politiques et raciaux qui faisaient pratiquement fi des considérations financières et économiques ; de plus, la conciliation apparente manifestée vis-à-vis de la France était purement transitoire, occasionnelle, comme le montraient et les pages de Mein Kampf consacrées à la question française et les réflexions sur les colonies ou l’Europe centrale d’un Ribbentrop en décembre 1938. Comment pouvait-on du côté français avoir l’illusion de pouvoir « partager » avec le maître du IIIe Reich ? Cet aveuglement n’est pas sans rappeler celui que pourront avoir dix-huit mois plus tard les dirigeants de Vichy persuadés de la possibilité de « collaborer » avec le vainqueur ; mais, dans bon nombre de cas, ne s’agit-il pas des mêmes gens ? Alors pourquoi cette permanence dans l’erreur ou dans l’illusion ?
Notes de bas de page
1 Nous avons utilisé pour ce travail les documents reconstitués par le service des Archives du Quai d’Orsay pour la préparation de la publication des Documents diplomatiques français, les archives du Mouvement général des fonds au ministère des Finances (séries B et F30), les papiers conservés par le président Daladier, versés à la Fondation nationale des sciences politiques.
2 Les ouvrages publiés par G. Bonnet après la Seconde Guerre mondiale, rédigés comme autant de défenses habiles sur sa politique, contiennent bon nombre de documents ou de renseignements, mais la consultation des archives pourtant souvent incomplètes, tend à valoriser l’action de l’homme politique en tant que responsable de choix et moins l’auteur qui oublie certains faits.
3 Photographies et films du retour entre le Bourget et Paris sont éloquents. Le Canard Enchaîné écrit : « Quand on voit un pauvre type assommé par une bande de voyous on peut détourner pudiquement les yeux et changer de trottoir... seulement il est préférable de ne pas envoyer le lendemain comme M. Georges Bonnet, sa photographie aux journaux avec en légende », « le courageux sauveteur » (P. Benard).
4 La bibliographie sur Munich est trop vaste pour que l’on évoque ici tel ou tel ouvrage sur cette question. Simplement renvoyons à trois publications récentes : Les relations franco-britanniques de 1935 à 1939, Paris, 1975, Les relations franco-allemandes 1933-1939 (colloque de Strasbourg), Paris, 1976 et « Munich 1938, Mythes et réalités », Revue des Études slaves, Paris, 1979.
5 Cf. J.-M. d’Hoop, « La politique militaire de la France dans les Balkans de l’accord de Munich au début de la Seconde Guerre mondiale », Studia Balkanica (Sofia), 7, 1973, p. 83, note Gamelin citée.
6 Voir les clauses de l’accord anglo-allemand du 30 septembre 1938, ainsi que l’annexe 2 de l’accord de Munich du 29 septembre 1938 in Livre Jaune Français, p. 14.
7 La presse française fourmille d’articles sur l’Empire en 1938-1939, cf. C. Longeanie, « La politique de repli impérial devant l’opinion parlementaire 1937- 1939 », Cahiers de l’Institut d’histoire de la presse et de l’opinion, n° 4, Tours, 1977, et C.-R. Ageron, « L’idée d’Eurafrique et le débat colonial franco-allemand dans l’entre-deux-guerres », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 22, 1975.
8 Cf. A. Lahaque, « Après Munich, l’Est européen ou les colonies ? », Revue politique et parlementaire, n° 529, décembre 1938, p. 409.
9 Le fameux rapport du général Schweisguth de la fin 1936 a été considéré par Bonnet comme très représentatif de cette politique « provocatrice » de l’URSS.
10 Voir à ce sujet le rapport présenté par S. Berstein, « Le parti radical-socialiste », au colloque « La France sous le gouvernement Daladier » (décembre 1975), publié dans La France et les Français en 1938-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1978, p. 275.
11 Archives reconstituées du Quai d’Orsay (ci-après AEF), Allemagne, Z 35s/d9, note secrète du 7 décembre 1938 destinée à Corbin.
12 Selon A. Prost, l’éclatement du Front populaire a lieu avant l’été 1938. Cf. Edouard Daladier, chef de gouvernement, Paris, FNSP, 1977, p. 25.
13 Voir J. Bouillon et Valette, Munich 1938, Paris, 1964.
14 Dépêche Corbin du 13 octobre 1938. AEF, carton 1089 (SDN).
15 Du même, dépêche du 20 octobre, ibidem.
16 Rapport du 4 octobre 1938 cité dans son livre De Staline à Hitler, Paris, 1950, p. 168.
17 Le 18 octobre Coulondre termine une autre dépêche par ces mots : « La question de nos alliances se pose de manière angoissante ». Archives Daladier, 2 DA 4.
18 Cité par L. Noël dans son livre L’agression allemande contre la Pologne, une ambassade à Varsovie, 1935-1939, Paris, 1946, p. 254.
19 Rapport transmis à la délégation française à la SDN, AEF, carton 1137.
20 L’ambassadeur Chauvel dans le tome I de son « Commentaire » évoque le groupe des « habiles » au Quai d’Orsay. Cf. notre rapport au colloque : « La France sous le gouvernement... », publié dans Edouard Daladier, op. cit., p. 209.
21 Cf. A.P. Adamthwaite, « The Franco-German Déclaration of 6 December 1938 », in Les Relations franco-allemandes, op. cit., p. 209.
22 R. Massigli, La Turquie devant la guerre, mission à Ankara, Paris, 1964, p. 17.
23 On peut ajouter à ces mutations le transfert de l’ambassadeur Naggiar de Pékin à Moscou, l’envoi du chef de cabinet de Bonnet, J. Henry comme ministre à l’ambassade de Barcelone, d’où E. Labonne part comme résident à Tunis.
24 La correspondance de Corbin est largement orientée vers une description complaisante des journaux favorables à la résistance à Hitler. Cependant même si l’ambassadeur français exprime sans doute ses propres sentiments au travers de ces revues de presse, il reste que l’évolution de l’opinion publique britannique est bien rendue, avec nuances, par le diplomate français. AEF, carton 1089.
25 Lettre de Souritz du 27 septembre 1938 à Litvinov, citée dans le recueil L’URSS dans la lutte pour la paix à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Moscou, 1976, p. 97. Voir aussi la lettre de Litvinov à Souritz en date du 19 décembre. Ibidem.
26 Voir Orville H. Bullitt (ed.), For the President, Personal and Secret, Boston 1972, chap. 15.
27 Ibidem, p. 239.
28 Rapport de politique extérieure au congrès de Marseille, 27 octobre 1938.
29 Cité par S. Berstein dans son rapport au colloque « La France sous le gouvernement... », op. cit., p. 24.
30 Cf. Coulondre, De Staline..., op. cit., p. 208 et sq.
31 Texte de l’aide-mémoire et réactions du Quai d’Orsay in Archives Daladier, 2 DA 4, dossier voyage Ribbentrop à Paris.
32 Texte de la déclaration franco-allemande in Livre Jaune, op. cit., p. 38.
33 Du côté français la note secrète adressée pour information à Corbin paraît le meilleur résumé de l’entrevue à plusieurs, mais pour la seconde on en est réduit aux conjectures et aux recoupements. Cf. note 12.
34 Le rapport de l’interprète Schmidt est assez net, mais même les documents français à usage interne montrent un Ribbentrop résolu à ne pas céder sur ce point.
35 Numéros du Times longuement analysés dans la correspondance de l’attaché financier français à Londres, Mönick et par Corbin. AEF, carton 1089, et série B 12638 des archives du Mouvement des fonds (ministère des Finances).
36 Procès-verbal des entretiens franco-britanniques du 24 novembre 1938 dans Archives Daladier, 2 DA 4, séance de l’après-midi. On peut noter que lors de la préparation diplomatique de la rencontre il avait été prévu d’aborder la question de l’assistance économique franco-anglaise aux États d’Europe orientale ; cf. télégramme Corbin du 21 novembre. AEF, carton 1089.
37 Voir le télégramme de l’ambassadeur Kennedy (ambassadeur américain à Londres) du 7 décembre 1938 : The British... say they are as mystified as we are about the French move and do not know what specifie financial proposals Bonnet may have raised with Ribbentrop. Procès des grands criminels de guerre à Nuremberg, volume XXVIII, document L 205, p. 35.
38 Cf. A. Teichova, An Economie Background to Munich : International Business and Czechoslovakia, 1918-1938, Cambridge 1974.
39 H. Alphand, directeur des Accords commerciaux, a visité plusieurs États balkaniques en novembre-décembre 1938 pour déterminer la nature de l’aide économique et financière que la France pourrait apporter dans cette région ; le ministère du Commerce et celui de l’Agriculture consultés adoptent une « attitude expectante » selon le Quai d’Orsay ; en fait il ne sort rien de cette investigation. Cf. note du 28 février 1939, in Archives Daladier, 2 DA 4, Roumanie.
40 Archives Mouvement des fonds, série B 12662
41 Rapport Corbin du 1er décembre sur la déclaration aux Communes de Hudson, secrétaire au Commerce extérieur, et le débat qui a suivi, AEF, carton 1087.
42 Les extraits de presse de l’attaché financier à Londres, Mönick, sont très instructifs à ce sujet et permettent de suivre l’évolution des milieux d’affaires anglais vis-à-vis de l’Allemagne. Mouvement des Fonds, B 12638.
43 Sur les illusions britanniques de pouvoir s’entendre avec Hitler et les « réalistes » modérés allemands du type Schacht, voir Bernd Jürgen Wendt, Economie Appeasement, Handel und Finanz in der britischen Deutschland-Politik 1933-1939, Düsseldorf, 1971.
44 Note secrète de Corbin du 8 mars 1939 sur l’action britannique dans les pays danubiens et balkaniques. AEF, Z 284-4.
45 On peut penser que Corbin et Mönick ont tendance à « gonfler » les volontés de résistance en Angleterre, mais dans l’élaboration de la décision française leurs rapports ont pesé dans un certain sens.
46 On trouve la traduction française de cette note en date du 13 janvier 1939 dans les papiers Daladier, 2 DA5.
47 D’après les mêmes sources Bonnet a été l’inspirateur de cette mission que Daladier accepte du bout des lèvres.
48 Toutes les terres avec une population italienne doivent faire retour à l’Italie et la Méditerranée sera reconnue comme espace vital italien ; la tactique est d’isoler la France. Ibidem.
49 Un très important rapport de Corbin du 4 avril 1939, transmis pour information à tous les postes diplomatiques, analyse les causes de la nouvelle orientation diplomatique britannique, le premier ministre Chamberlain a dû faire son discours de Birmingham pour reprendre en main son propre parti qui de plus en plus se détachait de la politique d’apaisement ; la situation parlementaire de Chamberlain devenait périlleuse. AEF, carton 1089.
50 La séparation de fait, sinon de droit, entre Daladier et Bonnet apparaît dans la conduite de la politique extérieure que Daladier organise lui-même avec Léger à partir d’avril ; les gens bien informés à Paris en sont conscients, tels P. Lazareff, De Munich à Vichy, New York, 1944, p. 110.
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