Munich : quelques réalités à propos de quelques mythes
p. 199-213
Note de l’éditeur
Article publié dans la Revue des études slaves, LII/1-2, 1979, Paris, Institut national des études slaves, 1979, p. 203-214. Ce texte est la conclusion du colloque « Munich 1938. Mythes et réalités », tenu à Paris le 16-18 novembre 1978.
Texte intégral
1Quarante années après Munich, peut-on, sans passions, évoquer ce moment décisif de l’histoire européenne ? Pendant longtemps, acteurs, témoins et même historiens ont abordé Munich sans pouvoir véritablement dominer toute la symbolique attachée à ce « recul des démocraties » ; ainsi, le « lâche soulagement » qui avait accompagné le démembrement de la Tchécoslovaquie, est resté comme un exemple fameux d’aveuglement politique. Pourtant les multiples travaux historiques entrepris depuis que les archives des participants à la Conférence ont été ouvertes ou accessibles ont fait que l’analyse de cette crise devient aujourd’hui sinon sereine, du moins réfléchie. En particulier, on perçoit clairement maintenant que les multiples faces de la réalité ont été obscurcies ou déformées par les mythes, aussitôt sécrétés ou peu à peu élaborés ; il convenait donc de rechercher quelles étaient les réalités contemporaines de Munich pour mettre fin, si possible, au pouvoir déformant des mythes. Tel était le but de ce colloque.
2Le premier mythe concerne la Tchécoslovaquie elle-même. Quelle était la réalité de la République tchécoslovaque en 1938 ? Justement parce qu’elle était l’objet du conflit, elle devait susciter bien des mythes ; les uns la peignaient sous des dehors vertueux et engageants afin de justifier un soutien complet et indéfectible à cette nation agressée ; à l’inverse, d’autres soulignaient les différences ethniques de ce pays composite, où les Tchèques opprimeraient les autres minorités, afin d’expliquer les « demandes » hitlériennes et le caractère inviable d’un tel État. Laquelle de ces deux vues correspond à la réalité ? Seule une étude réaliste du problème des nationalités, notamment de la situation faite à la minorité sudète, peut nous permettre d’y voir plus clair. Mais, en outre, il faut mesurer quelle consistance réelle avait la démocratie en ce tout jeune État. Avait-on sacrifié sur l’autel de Munich un gouvernement sans reproches, vertueux dans ses principes comme rigoureux dans leur application ? La démocratie tchécoslovaque existait-elle ? Plus largement, la Tchécoslovaquie était-elle viable en 1938 ?
3Le second mythe a trait à la portée même des décisions prises à Munich. Situons tout d’abord l’origine et la signification de ce mythe. Dès la signature des accords de Munich, tandis que certains responsables affirment qu’ils apportent ainsi la paix aux peuples européens, des voix se font entendre pour blâmer l’aveuglement des leaders occidentaux : ceux-ci n’ont pas gagné la paix, ils ont capitulé devant la force brutale. Dès lors, et parce que l’avenir justifie les voix des « Cassandre », le fait d’avoir été « munichois », c’est-à-dire d’avoir approuvé ou soutenu la ligne politique suivie par les Anglo-Français en 1938, est considéré comme synonyme de myopie politique et de lâcheté. Toute politique à courte vue, sans perspectives à long terme, s’inclinant devant la menace de guerre, est vite qualifiée de « munichoise » ; un véritable complexe est créé, qui est capable, bien plus tard, de justifier certaines décisions ; ainsi, en 1956, lorsque les gouvernants français dirigés par Guy Mollet décident d’intervenir par la force en Égypte, à Suez, l’une de leurs motivations profondes est d’éviter de succomber à un nouveau Munich, puisque Nasser serait un nouvel Hitler1.
4Dès lors, toute étude sur Munich est frappée d’une sorte de vision manichéenne. Ceux qui se sont opposés à Munich ou qui ont critiqué Munich, sont les bons, les justes ; ceux qui ont voulu ou accepté Munich ne pouvant se reconnaître méchants ou médiocres, expliquent à l’infini que leur action à l’époque doit se comprendre dans une perspective différente : ou bien, sans illusions sur la portée de leur accord, ils ont cherché à gagner du temps pour mieux préparer leur pays à la guerre future, ou bien ils ont été contraints à ce recul parce que, fin 1938, les appuis externes décisifs (USA ou URSS) manquaient aux démocraties occidentales. Au total, à l’Ouest personne n’aurait voulu Munich sous la forme d’un lâche abandon de la Tchécoslovaquie. Dans ces conditions, chacun s’efforce de trouver une justification de ses positions de l’époque dans une relecture des faits passés, inspirée par la connaissance de ce qui a véritablement suivi Munich ; toute déclaration du moment, toute décision d’alors relèvent d’une explication au second degré, les sous-entendus étant aussi importants que les termes employés. Parce qu’on veut faire appel au jugement de l’histoire, on présente l’histoire de Munich tantôt comme dans un plaidoyer, tantôt comme dans un réquisitoire. L’historien ne peut se laisser entraîner dans pareille mythologie, il doit seulement expliquer ce qui fut. La tâche n’en est pas simplifiée pour autant.
5Au terme des trois journées de ce colloque, il semble que notre connaissance sur la Tchécoslovaquie de 1938 soit meilleure et que, partant, notre vision de son rôle soit plus nette. Tout d’abord, puisque les Allemands des Sudètes étaient au cœur du débat, retenons de l’analyse de Hans Lemberg2, que ceux-ci étaient entrés depuis peu dans le contentieux germano-tchécoslovaque. Avant 1935, cette minorité germanique faisait à peine parler d’elle ; sa situation ne suscitait pas en Allemagne de débats passionnés ; les multiples divisions des groupes et partis chargés de l’encadrer expliquaient peut-être ce relatif oubli des Sudètes par la grande presse, mais leur sort personnel, somme toute acceptable dans la Tchécoslovaquie nouvelle, et leur habitude acquise depuis longtemps de se tourner plutôt vers Vienne que vers Berlin, évitaient aux Sudètes de se faire les alliés naturels du grand rassembleur de la race germanique. Il faut toute l’organisation méthodique du Parti allemand des Sudètes et plus encore la gloire récemment acquise par un Hitler audacieux et victorieux (Rhénanie, Autriche) pour que les Sudètes s’engagent volontairement dans le jeu annexionniste du Führer. Toutefois jusqu’au bout, on peut avoir le sentiment, notamment à Prague, que le problème des Sudètes, artificiellement suscité, trouvera sa solution pacifiquement et dans le cadre de la République. L’existence d’une question sudète n’est pas niable ; sa solution ne devait pas obligatoirement passer par un affrontement entre Berlin et Prague.
6Dans ces conditions, une interrogation vient à l’esprit : le régime tchécoslovaque avait-il en 1938 les moyens de résoudre, de l’intérieur, cette question sudète ? Pour nous en rendre compte, il faut reprendre les analyses présentées lors de ce colloque, tant sur le régime politique en place que sur les hommes qui en constituaient l’armature, sans oublier que tout État, menacé d’une crise grave, doit chercher dans sa collectivité nationale les ressources propres à surmonter les dangers. Or, après avoir entendu les exposés concernant les partis politiques et les personnalités dominantes, avec au premier rang d’entre elles le président Benes, grand meneur du jeu politique, après avoir perçu les réalités de la défense nationale tchécoslovaque ou les différences entre les diverses ethnies constitutives de la jeune République, nous arrivons à une conclusion qui semble s’imposer : la Tchécoslovaquie de 1938 est un État extrêmement fragile parce que c’est un pays encore extrêmement jeune.
7Sans doute ses fondateurs, en 1918, pouvaient s’appuyer sur un passé lointain, une vision idéalisée d’un royaume de Bohême déjà vivant et développé à la fin du Moyen Age, mais suffit-il de retrouver des ancêtres glorieux et légendaires pour constituer une Nation ? On peut en douter. En particulier, la juxtaposition en un même État de populations diverses, au développement économique, social, culturel, inégal, supposait, pour que cet État s’affermisse réellement, de disposer de temps et de paix extérieure. En 1938, vingt années à peine se sont écoulées depuis la fondation de la République ; pendant ces vingt années, les cadres dirigeants ont eu à maintenir la cohésion entre tous, autant par des mesures d’autorité que par le jeu fécond de la démocratie. En période de calme, on est facilement tenté de renvoyer au lendemain les problèmes épineux, espérant que le temps fera son œuvre. Ainsi le « Château » à Prague, parce que démocrate et bien que démocrate, avait eu longtemps tendance à minimiser les divergences ethniques, comptant sur les rapports classiques des partis politiques de type occidental pour estomper les différences ; de fait un Osusky, Slovaque qui a fait ses études en Hongrie, peut parfaitement se sentir à l’aise dans ce régime, dont il est, dès ses débuts, un ardent propagandiste ; ou bien encore pourquoi les coopératives agraires, les syndicats ouvriers, épaulés les premiers par les agrariens, les seconds par les sociaux-démocrates, n’auraient-ils pas dépassé les subdivisions ethniques dans leur défense commune des intérêts de la paysannerie ou de ceux du monde ouvrier d’un bout à l’autre de la République ? Pendant les années vingt, jusqu’à ce que la crise économique et sociale atteigne la République tchécoslovaque, vers 1932, les forces centrifuges dominaient sur les attractions centripètes.
8Ensuite vint la tourmente interne et externe ; sans doute, en ce pays, la crise économique n’était pas pire que chez les voisins danubiens et balkaniques, mais elle était suffisante pour réveiller des antagonismes ethniques mal soignés ; au même moment, le puissant voisin allemand subissait lui-même sa violente crise de nationalisme, tandis que Polonais, Hongrois ou Roumains intensifiaient leur recherche d’une identité nationale ; alors, de l’extérieur, des menaces se précisaient contre la jeune République. Confrontés à ce double mouvement interne et externe, les dirigeants de Prague était naturellement portés à réagir avec autorité, voire avec vigueur : pour sauver l’essentiel, c’est-à-dire la démocratie tchèque, l’heure n’était pas venue de faire des concessions aux divers nationalismes non-tchèques. Justement à cause de sa jeunesse, qui le rendait fragile, l’État tchécoslovaque se raidissait. Il lui fallait d’abord sauvegarder son existence, si frêle, si neuve.
9Ajoutons que ce recours à l’autoritarisme n’est pas propre à la Tchécoslovaquie. De la même manière on pourrait reconnaître à tous ces jeunes États nés après la Première Guerre mondiale une semblable volonté d’unité nationale. Or ce raidissement survient alors que grandit la menace allemande (ou italienne pour les Balkans). Au lieu de s’unir pour faire face à ce danger, les États comme la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Hongrie, la Yougoslavie, la Roumanie, en principe « associés » à la France (sauf la Hongrie), ou même ex-partenaires dans la Petite Entente, vont chercher à se sauver individuellement. En ordre dispersé, pensant parfois à profiter des circonstances pour réaliser des objectifs nationaux, telle la Pologne à Tesin ou la Hongrie en Ruthénie subcarpatique, chacun s’efforce de détourner l’orage sur autrui. Même la Tchécoslovaquie n’a pas cherché à faire un front commun avec l’Autriche avant l’Anschluss, les régimes politiques internes et les intérêts économiques nationaux étant jugés par les dirigeants de Prague trop opposés ou trop concurrentiels. Une sorte d’égoïsme national prévaut parmi ces jeunes États. Alors qu’importent les minorités ethniques !
10Certes des responsables se rendent bien compte des dangers que recèle pareille attitude : comme l’a bien montré Magda Adam3, les ministres hongrois s’interrogent sur l’opportunité de suivre les Allemands au moment de Munich et ils espèrent que les réactions italiennes ou même britanniques leur éviteront d’apparaître comme de purs vassaux de l’hitlérisme. De leur côté, les élites polonaises ne sont pas toutes « enthousiasmées » par la politique à courte vue du colonel Beck. Toutefois, à la minute décisive, le désir de satisfaire des objectifs jugés « nationaux » a prévalu sur la prudence. Il est bien certain qu’au moment de Munich le traditionnel problème des nationalités, actualisé plus que réglé par les traités de 1919-1920, pèse d’un poids très lourd. La jeune République tchécoslovaque, malgré d’ultimes efforts pour régler ses problèmes internes, en sera la victime.
11Munich serait-il donc une nouvelle étape dans le droit des peuples à l’autodétermination ou, pour reprendre une expression contemporaine, dans le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Hitler lui-même n’avait-il pas posé le problème des Sudètes en ces termes lors de sa rencontre avec Chamberlain à Berchtesgaden :
« Tout dépend du gouvernement britannique. Si vous me dites, si vous me certifiez qu’en aucune circonstance l’Angleterre ne peut accepter l’idée du droit des peuples à déterminer leur propre sort, alors toute négociation est inutile ; si, au contraire, vous pouvez m’assurer que vous accepteriez en principe cette doctrine, alors nous pourrions discuter en commun la méthode à suivre et les procédures à appliquer »4.
En vérité, personne n’est vraiment dupe de cette « habile » présentation des revendications hitlériennes à propos des Sudètes ; lors de la séance où Chamberlain rapporte ces propos du Führer à Daladier, celui-ci montre bien que les ambitions hitlériennes sont d’une autre nature :
« La dictature de Monsieur Hitler rappelle la domination de Napoléon. C’est un chef religieux, comme Mahomet, et il ne s’arrêtera pas »5 (sic).
Incontestablement, pour Hitler, les Sudètes sont un prétexte.
12Mais en allant plus loin, pour toutes les grandes puissances européennes, la question tchécoslovaque n’est-elle pas un prétexte à discussion entre elles et une opportunité pour la réorganisation du rapport des forces en Europe ? On constate en effet un singulier décalage entre le poids réel du facteur tchécoslovaque dans les domaines politique, militaire et économique européens et les décisions prises par les quatre puissances réunies à Munich. Politiquement, les démocraties occidentales, Grande-Bretagne et France, auraient dû se sentir parfaitement en communion avec la seule véritable démocratie subsistant dans l’Europe centrale de l’époque ; si, véritablement, Londres et Paris voulaient lutter au nom de principes moraux contre le totalitarisme, aucun régime ne méritait plus que Prague d’être défendu. On sait ce qu’il advint. On comprend aussi pourquoi le peuple de Prague a pu avoir alors le sentiment d’être injustement sacrifié, notamment par cet allié français, héraut traditionnel des grands principes de 1789 (on lira à ce sujet l’émouvant témoignage de Charles Tillon6). Pour bon nombre de démocrates en Occident, l’achat de la paix par l’abandon de fait de la Tchécoslovaquie restera comme un illustre exemple.
13Militairement, les réalités de l’armée tchécoslovaque n’ont guère plus pesé dans les décisions. M. Adamthwaite7 a souligné combien les avis précis de l’attaché militaire britannique à Prague, bien placé pour en connaître, ont été systématiquement écartés par Londres, ravi de trouver prétexte à son immobilisme en lisant les avis très pessimistes de son attaché militaire à Berlin sur les possibilités de défense de la Tchécoslovaquie. Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage. De même, dans le camp français, tandis que les attachés militaires français à Prague, notamment le général Faucher, soulignent la valeur combative et l’organisation défensive de l’allié, les décideurs sont beaucoup plus enclins à suivre ceux qui pensent à l’opposé, si ce point de vue pessimiste correspond mieux à leur vision politique générale. Ainsi l’ambassadeur de France à Varsovie, Léon Noël, ayant été chargé, en avril 1938, d’une mission d’enquête en Tchécoslovaquie par le ministre des Affaires étrangères G. Bonnet, évoque, dans le rapport remis à son retour, les difficultés considérables de la défense militaire tchécoslovaque depuis l’Anschluss, car les fortifications de la « ligne Maginot » tchèque peuvent désormais être tournées par le Sud8 ; G. Bonnet, qui songe, dès ce moment, à se dégager des engagements souscrits lors des accords signés en 1925, retient ce seul point de vue pour conforter sa position. Le général Gamelin persiste pourtant à penser que l’appoint des divisions tchèques et de leur système de fortification serait un atout lors d’un éventuel conflit avec l’Allemagne ; aussi Daladier, encore enclin à « résister » à la passivité britannique, demande-t-il à Gamelin de faire état de ces perspectives devant les dirigeants britanniques (réunion à Londres du 25 septembre). En réalité, si les facteurs militaires ont pesé dans l’élaboration de la décision en septembre 1938, c’est beaucoup plus en considérant les armées des grandes puissances qu’en tenant compte du rôle éventuel de l’armée tchécoslovaque, dont nous savons la valeur, grâce à M. Hauner9.
14Économiquement, le problème se présente exactement dans les mêmes termes. Lors des discussions de Munich, les importants intérêts économiques de la France et de la Grande-Bretagne en Tchécoslovaquie n’ont pratiquement pas été pris en considération. Il y a quelques années, on avait à ce sujet prétendu que « l’indifférence » des Occidentaux provenait de leur prévoyance : avant septembre 1938, les firmes implantées en Bohême, telle la maison Schneider, auraient liquidé leurs avoirs. La communication d’Alice Teichova10 et les remarques faites par Claude Beaud11 font justice de cette « légende ». C’est seulement après Munich et pour en tirer, en quelque sorte, les conséquences économiques, que les capitalistes occidentaux ont vendu leurs participations ; ce mouvement de dégagement se fera d’ailleurs plutôt contraint que souhaité, au point que certains des responsables français de ces entreprises seront ensuite parmi les premiers à entrer en France dans la résistance12. Il est vrai que, pour le cas français, les investissements faits en Tchécoslovaquie au lendemain de la Première Guerre mondiale, soit chez Skoda, soit dans l’Union européenne, représentaient des parts importantes de l’expansion économique française à l’étranger. En tout cas, au moment du choix, ce n’était pas cette « présence » économique française ou britannique (celle-ci n’est pas négligeable) qui avait entraîné la décision. Là encore, les réalités de la Tchécoslovaquie étaient oubliées sinon ignorées.
15Dès lors, à quoi correspond réellement la négociation autour de Munich et à Munich ? Avant tout, il ne faut pas perdre de vue que les discussions ont lieu entre quatre grandes puissances européennes. Celles-ci n’ont-elles pas tenté, sur le dos de la Tchécoslovaquie, de réorganiser une nouvelle Europe, jugée plus viable que celle laissée par Versailles, parce que négociée « sans vainqueur ni vaincu » (c’est le titre d’un article de J. Sauerwein rendant compte de la discussion à Munich dans le Paris-Soir du 1er octobre 1938) ? La « stabilisation européenne » tentée alors ne correspond-elle pas à ce dernier moment où les puissances européennes, avec cynisme d’un côté, avec illusion de l’autre côté, pensent résoudre leurs propres difficultés par un nouveau partage des influences en Europe ? Dans ces conditions, la négociation de Munich, malgré son caractère dramatique justifié par la menace de guerre immédiate, apparaîtrait comme la conclusion logique d’un processus amorcé depuis plusieurs mois, sinon plusieurs années. Munich n’aurait pas été subi, mais voulu par ses participants occidentaux ; seulement un facteur irrationnel sur le plan habituel des relations internationales aurait obligé à masquer la redistribution des cartes entre grandes puissances européennes : le principal acteur, Hitler, use et abuse dans la discussion de moyens « a-normaux » (chantage à la guerre immédiate, brutalité des déclarations) ; il ne laisse même pas à ses partenaires la possibilité de sauver la face, d’où la difficulté vis-à-vis des opinions publiques et des petites puissances, objets du litige, de paraître négocier et non de donner l’impression de capituler ; certes, Monsieur Hitler n’est pas un gentleman qui facilite les transactions. Mais, cette difficulté reconnue, les grandes puissances ont résolu la crise de 1938 selon des principes et pour des objectifs admis avant que les relations internationales ne soient entrées dans leur phase critique.
16Que veulent en effet les quatre puissances réunies à Munich et que veut l’Union soviétique, qui, bien qu’absente, n’est oubliée par personne ? Les revendications allemandes sont connues, même si leur formulation a varié et varie encore à ce moment : le statut de puissance tenue en lisière depuis Versailles ayant été, en fait et en droit, aboli dès 1936, il s’agit maintenant pour le IIIe Reich de se voir reconnaître en Europe un Lebensraum suffisant. Évidemment, une double question se pose ici aux partenaires européens de l’Allemagne : d’une part, où se situe ce Lebensraum, d’autre part, quel est le prix que l’Allemagne est décidée à payer pour obtenir satisfaction ? La première interrogation suscite des réponses variées en Occident, mais qui, en gros, reposent sur une conviction commune : l’expansion allemande se fera vers l’Europe centrale et orientale, dans une direction traditionnelle pour l’Empire allemand. Si l’on admet ce principe, il reste à déterminer si Hitler s’en tiendra dans les faits aux idées qu’il énonce régulièrement, à savoir que les « annexions » à l’Allemagne se limiteront aux territoires peuplés de Germaniques.
17Dans l’affirmative, une négociation avec l’Allemagne est encore possible, puisque un partage des intérêts dans l’Est de l’Europe peut laisser le rôle dominant à l’Allemagne, sans que ceci signifie l’exclusivité pour les Allemands ; en bref, un partage des affaires peut s’accompagner d’un partage des zones d’influence. Or, lorsque des entretiens, souvent discrets, ont lieu avec certains diplomates allemands, avec certains représentants du monde des affaires, tel Schacht, les interlocuteurs occidentaux acquièrent le sentiment que les responsables allemands, y compris parmi les dirigeants nazis, feront des concessions ; ce sentiment prend son origine dans l’observation des difficultés internes de l’Allemagne. En effet, vers la fin de 1936, la situation économique allemande est médiocre, les approvisionnements en matières premières sont difficiles, compte tenu de l’indigence monétaire allemande, et le rythme de l’expansion industrielle se ralentit ; des négociations comme celles qui se rapportent au traité commercial franco-allemand, signé le 10 juillet 1937, montrent que des impératifs économiques pèsent sur l’Allemagne hitlérienne. Dans le domaine militaire, on sait en Occident les réserves des généraux allemands à l’égard d’une politique de force, car le réarmement et la modernisation de l’armée allemande ne leur paraissent pas encore suffisamment avancés en 1938 ; par les rapports des consuls, on connaît la différence qui existe entre les manifestations tapageuses et organisées de Nüremberg et la mentalité assez pacifiste de la majorité du peuple allemand. Donc, pour certains, l’attitude résolue de Hitler relève d’un bluff, ce qui laisse la porte ouverte aux négociations. En somme, l’entente avec l’Allemagne en 1938 appartient au domaine du possible.
18Évidemment, il faut offrir des avantages à l’Allemagne. Où prendre ce qui va apaiser l’Allemagne ? En Europe centrale et orientale, les petites puissances peuvent être des moyens d’apaisement ; il ne s’agit pas de laisser les Allemands s’emparer de tout ; une distinction doit être faite entre les zones de peuplement allemand, comme l’Autriche, les Sudètes, Dantzig, qui seront réunies à l’Allemagne et le reste de la zone danubienne et balkanique qui pourra graviter politiquement et économiquement autour de l’Allemagne, pourvu que les intérêts occidentaux, notamment commerciaux et industriels, soient sauvegardés.
19On conçoit qu’un pareil calcul soit aisé pour les dirigeants britanniques ; même si les prêts aux États du centre et du sud-est européens ont été nombreux et importants dans les années vingt13, jamais les gouvernements de Londres n’ont pour autant accepté de garantir ces États ; jamais ils n’ont souscrit à leur égard des pactes ou des traités d’assistance ou d’alliance. La liberté de manœuvre britannique est entière en ce domaine. En fait, pour la Grande-Bretagne, l’essentiel est ailleurs, dans l’Empire, autour du Commonwealth ; il est donc possible pour Chamberlain et Halifax de faire la part du feu en Europe orientale.
20 La position française est beaucoup plus malaisée. La politique extérieure de la France a reposé depuis 1919 sur des alliances de revers en Europe orientale ; elle a toujours marqué son refus de laisser s’accomplir l’Anschluss (en 1931, la réaction française a été nette à ce sujet). Sans doute, pour l’ensemble des États d’Europe orientale, les liens se sont distendus entre la France et l’Europe orientale ; mais le voyage accompli par le ministre des Affaires étrangères, Y. Delbos, à la fin de l’année 1937, semble marquer la pérennité de la stratégie française. Malgré la variété des réceptions offertes à la délégation à Varsovie, à Bucarest, à Belgrade et à Prague (cette dernière est de loin la plus chaleureuse)14, la diplomatie française décide de maintenir sa ligne traditionnelle. Cependant, en bien des milieux politiques français, le doute s’est installé sur la justesse de cette politique ; une autre possibilité est retenue : pourquoi ne pas réviser une stratégie que ne justifient ni les attitudes de certains alliés (Pologne et Yougoslavie surtout) ni surtout les moyens militaires ou financiers dont dispose alors la France ?
21Les facteurs militaires et financiers pèsent en effet fortement sur les attitudes occidentales. Du côté britannique, sans que l’on soit aussi puissant qu’avant la crise de 1931, les disponibilités financières et commerciales permettraient encore de soutenir la résolution vacillante de ou tel État est-européen, mais la stratégie militaire de défense nationale repose sur des principes qui accordent peu d’intérêt pratique à cette zone est-européenne ; en dehors des États riverains de la Méditerranée (Grèce et Turquie), directement placés sur la « route des Indes » et utiles pour la sauvegarde des intérêts impériaux (notamment au Proche-Orient), les États de l’Est-européen sont sans grande valeur militaire pour l’état-major britannique. Il n’en va évidemment pas de même pour les stratèges français, qui prévoient, en cas de guerre, une tactique combinant la défensive sur le sol national, à l’abri de la ligne Maginot, et des offensives ponctuelles, « à la périphérie », soit dans les Balkans, soit en Europe orientale. Mais, a-t-on véritablement les moyens, du côté français, de contribuer financièrement et industriellement à l’équipement de nos éventuels partenaires orientaux ? Lors de ce colloque, les communications et les débats qui ont porté sur le réarmement français et sur les problèmes militaires, ont bien montré la relative faiblesse française en ce domaine. L’une des principales contradictions de ce système stratégique repose sur l’ampleur des moyens financiers qui eussent été utiles pour soutenir le double effort de réarmement français et allié, en opposition avec la volonté bien affirmée des milieux dirigeants de lutter contre l’inflation pour sauver la monnaie, si affectée en 1936- 1938 par les dévaluations15. Au moment de la dévaluation de 1936, en septembre, les accords de Rambouillet avec la Pologne ouvraient des crédits de plus de 2 milliards de francs à celle-ci, en partie pour accélérer son équipement militaire. Mais il aurait fallu pouvoir étendre cette aide à bien d’autres armées ; on ne le pouvait pas, puisqu’il convenait d’abord de dégager les moyens nécessaires au propre réarmement français, nettement accéléré depuis 1936. Dans ces conditions, la logique ne veut-elle pas que la France cesse de mener une politique trop ambitieuse pour nos possibilités ?
22En fait, à la fin de 1937, au début de 1938, avant même l’Anschluss, il existe en France des « révisionnistes » en politique extérieure ; leur politique se dégage clairement ; il convient, comme les Britanniques, de retirer les garanties françaises accordées à des États en Europe orientale ; sans doute ce retrait ne s’accompagne pas d’une totale résignation devant les empiétements allemands, mais il s’étend dans le sens d’un vaste marchandage avec Berlin et Rome, afin de « monnayer » ces renonciations par des garanties sur les zones « essentielles », pour la France et par l’acceptation de conserver des intérêts économiques en Europe orientale. L’avenir de la France se situe désormais du côté de son Empire colonial en Afrique. Sur ces points, il ne peut y avoir de concessions ; faut-il parler de « repli impérial » ? On perçoit aisément combien cette stratégie recoupe le point de vue britannique. De même que Chamberlain se déclare favorable à l’apaisement, de même des personnalités comme C. Chautemps, G. Bonnet, P.E. Flandin et divers leaders du centre droit et des radicaux évoluent vers une forme française de l’apaisement, dès le début de 1938. Les divisions profondes qui coupent la France sur le plan de la politique intérieure, avant le Front populaire, et que les événements de 1936 ont renforcées, se retrouvent au plan de la politique extérieure. Comme il faudrait prendre garde à ne pas lier les divisions diplomatiques aux cassures de la politique intérieure : par pacifisme, par crainte d’une trop grande faiblesse des forces militaires françaises, par convictions idéologiques, par calculs politiciens, des personnalités situées normalement à gauche ou à droite se classent dans l’un ou l’autre camp. En tout cas, bien avant Munich, des responsables politiques français ont choisi de renverser la politique française dans l’Est européen.
23Au premier rang de ceux-ci, on peut ranger G. Bonnet. Aussi sa désignation au poste de ministre des Affaires étrangères dans le ministère Daladier, en avril 1938, prend-elle une singulière résonance ; ce choix, peut-être inspiré par l’ambassadeur britannique Phipps, lui-même partisan résolu de l’apaisement, est symbolique puisque l’autre « ministrable », Paul-Boncour, passe pour un défenseur de la politique française traditionnelle en Europe orientale16. Le chef du gouvernement, E. Daladier, est sans aucun doute beaucoup moins décidé à ce changement ; plus réservé sur la possibilité d’un réel accord avec Hitler, il maintient plus longtemps que son ministre les affirmations de solidarité à l’égard de l’allié tchécoslovaque, mais que penser d’un gouvernement qui aborde la période de tension de l’été 1938 avec deux politiques différentes, sinon divergentes ? En particulier, comment le gouvernement de Prague peut-il interpréter la déclaration faite par G. Bonnet à Osusky, dès le 20 juillet 1938, selon laquelle la France ne fera pas la guerre pour l’affaire des Sudètes, même si extérieurement elle maintient des affirmations de soutien ?17 Cependant, le 14 août, Daladier fait savoir à Benes par des voies privées que si celui-ci accepte de faire des concessions aux Sudètes, la France tiendra sa parole d’allié. C’est bel et bien une France divisée, donc affaiblie, qui aborde l’été 1938.
24Or ces divisions sont connues à l’étranger. Non seulement Hitler ou Mussolini peuvent en jouer, mais les partenaires britanniques en usent pour pousser Paris vers l’apaisement, voire pour neutraliser les responsables britanniques qui, avant Munich, envisagent de résister aux demandes allemandes. Ce qui est peut-être moins connu, mais tout aussi important pour le déroulement futur de la crise et pour la suite des événements de 1939, c’est que les dirigeants soviétiques sont parfaitement au courant de ces tendances et qu’ils en ont tiré les conséquences, bien avant Munich.
25La publication des Documents diplomatiques soviétiques pour l’année 193718 permet, en effet, de mesurer quand et pourquoi, Staline et ses conseillers ont décidé de passer de la politique de collaboration avec les Occidentaux à une politique de stricte neutralité entre les deux « camps impérialistes ». Dès le printemps 1937, les Soviétiques sont persuadés que les Français, notamment Daladier et l’état-major français, sont déterminés à ne pas réaliser un accord militaire avec eux ; mais il y a plus : les confidences ou les réflexions faites par les hommes politiques français à Souritz, ambassadeur soviétique à Paris (en particulier les déclarations de G. Mandel, de Reynaud, de Chautemps), conduisent celui-ci à la conclusion que les Français, devenant de « purs satellites » des Britanniques, sont prêts à toutes les concessions envers l’Allemagne en Europe orientale ; les discussions que l’on affecte d’avoir avec les Soviétiques servent seulement à empêcher Moscou de se tourner vers Berlin19. A la fin de l’année 1937, le vice-ministre Potemkin, ancien ambassadeur à Paris, est fort net dans ses instructions à Souritz : les Occidentaux se rallient côté adverse et c’est la fin de la sécurité collective ; l’URSS doit en tirer les conséquences20. On voit bien où peut mener une telle analyse : la stricte neutralité est le meilleur moyen d’éviter d’être berné et de devenir l’objet des marchandages entre puissances européennes. Même Litvinov est « découragé » (sic) par la politique franco-anglaise dès la fin de 193721. Est-ce à ce changement de stratégie en politique extérieure qu’est due l’épuration des cadres de la diplomatie soviétique pendant l’année 1937, Staline ayant pris l’habitude d’éliminer ceux qui « préconisaient » une politique jugée inadaptée ? Pour les Soviétiques, Munich ne sera pas une surprise mais la confirmation d’une analyse faite près d’une année auparavant ; seulement Munich modifie aussi les conditions militaires en Europe : la ligne de défense contre les empiétements allemands en Europe centrale est annihilée ; ne convient-il pas alors de se préparer à l’inévitable, c’est-à-dire au partage pur et simple de cette zone ? On passerait dans ce cas de la stricte neutralité à la collaboration avec le vainqueur allemand ; un nouveau virage politique est à prendre. Il sera pris en août 1939. Ainsi, de son côté, l’URSS en 1938 n’entend pas vraiment sacrifier ses intérêts personnels à la sauvegarde d’un État d’Europe centrale ; elle s’y sent d’autant plus autorisée que les Occidentaux (et sur ce point les gouvernement britanniques et français sont quasi unanimes) la tiennent soigneusement à l’écart de leurs intentions et de leurs calculs diplomatiques. Mais Staline est-il si mécontent d’être « oublié » par les Occidentaux au moment de Munich ? Au total, lorsque s’amorce la grande négociation européenne, à propos de la Tchécoslovaquie et du sort des Sudètes, deux certitudes apparaissent : d’un côté, aucune puissance européenne n’a la volonté de lier totalement son sort à celui de la Tchécoslovaquie ; d’un autre côté, le marchandage possible repose sur le postulat que l’Allemagne hitlérienne est disposée à faire un minimum de concessions pour conforter la Grande-Bretagne dans sa politique d’apaisement, pour inciter la France à changer d’orientation stratégique, en bref que Hitler est décidé à faire preuve de réalisme, tout comme l’a toujours fait Mussolini, le fidèle second. Celui-ci apparaîtra, dans cette éventualité, comme le rouage indispensable, celui qui joue le rôle de l’apaiseur n° 1, le conciliateur-né, alors qu’en réalité, il sera le porte-voix de son allié et chef de file Hitler22. Mais Hitler peut-il être « réaliste » ?
26A court terme, malgré ses déclarations souvent fracassantes, Hitler fait figure de « réaliste ». Sans vouloir reprendre l’étude ponctuelle des péripéties qui ont entouré Munich, en septembre 1938 on peut retenir que la tactique hitlérienne, faite de brusques accélérations suivies de relatives concessions, conduit les Occidentaux à penser que Hitler n’osera pas franchir le pas décisif ; aussi le marchandage global leur paraît possible, pour peu qu’une « sortie honorable » soit trouvée pour le problème tchécoslovaque. A la mi-septembre, le président de la République tchécoslovaque n’a sans doute plus aucune illusion sur l’aide à attendre de son allié français ; malgré les ultimes concessions faites à la minorité sudète, il ne pourra éviter des modifications de la frontière entre son pays et l’Allemagne. Aussi, par l’intermédiaire du ministre Necas venu à Paris rencontrer Léon Blum, suggère-t-il la possibilité de céder à l’Allemagne un territoire de 4 000 à 6 000 km2 , peuplé essentiellement d’Allemands ; le président français Daladier reçoit, le 18 septembre au matin, communication de cette « remarque », qui devait rester très secrète, dont le texte même devait être détruit et qui est faite en dehors du canal habituel de l’ambassade à Paris (Osusky est tenu dans l’ignorance)23. Daladier s’en sert lors de la rencontre avec Chamberlain qui a lieu à Londres le même jour : on évite par ce biais un plébiscite et on peut satisfaire largement les revendications allemandes ; en contrepartie, à la demande des Français, les Britanniques acceptent de « garantir » les futures frontières de la Tchécoslovaquie24. Ainsi, Benes a-t-il pu aider les Occidentaux à trouver une solution pratique concrète ; mais encore aurait-il fallu pour que cette solution soit durable et admissible et que deux conditions complémentaires soient remplies : d’une part que Hitler se contente de ces cessions de territoires (même amplifiées lors des ultimes discussions), d’autre part que les Britanniques honorent vraiment la garantie accordée à la Tchécoslovaquie. Ni l’une ni l’autre de ces conditions ne furent remplies. En effet, du point de vue de Londres, ou bien Hitler, réaliste, se contentait des avantages territoriaux acquis à Munich et il ne remettait pas en cause les accords par de nouvelles exigences ; à quoi bon alors s’engager dans une garantie superfétatoire ? Ou bien Hitler n’est pas un réaliste... et tous les calculs s’écroulaient. On fut rapidement fixé.
27 Le pari, avoué ou non, des « apaiseurs », que ce soit Chamberlain ou G. Bonnet, reposait sur une considération fausse : la nature de l’expansionnisme allemand. Avant 1914, le concept de Mitteleuropa sous domination allemande supposait le maintien de l’indépendance des États européens tributaires ; l’hégémonie politique, économique, culturelle de l’Allemagne tolérait alors la présence « minoritaire » des autres Grands européens. Avec l’hitlérisme, la nature de l’expansionnisme change : l’Europe allemande sera une zone où une race dominera les autres, niant dans son principe le droit de certaines nations à l’existence et éliminant totalement les autres Grands de cette zone. La domination totalitaire ne supporte pas le partage. Qu’importent alors « réalisme » et « calculs apaisants » ! Une lecture attentive de Mein Kampf eût permis de s’en convaincre. On aurait alors évité du côté des démocraties ces « lâches soulagements », ces mouvements spontanés (?) de foule, bêlant après la paix, ignorante du destin pitoyable des peuples bientôt soumis à la dictature nazie ; mais ces foules n’étaient-elles pas déjà prisonnières de mythes fabriqués par des gouvernants soucieux de trouver des motifs élevés à ce qui n’était, après tout, qu’une tentative de redistribution du rapport des forces en Europe. Car, en définitive, non seulement Hitler et Mussolini étaient agents actifs à Munich (et avant Munich), mais tous les partisans occidentaux de l’« apaisement » considéraient que la négociation terminée à Munich était un moyen de régler enfin les difficultés de la situation européenne ; au-delà des formes prises par la discussion et de ses péripéties dramatiques, un accord entre puissances européennes devait et pouvait se réaliser ; partisans d’un « nouveau Locarno » (on y avait songé pendant l’année 1936, après la remilitarisation de la Rhénanie), croyant ainsi sauver la paix, ces politiques n’avaient pas vu la différence de nature entre l’Allemagne impériale traditionnelle et l’Allemagne nazie. Le réveil devait être cruel pour bon nombre d’entre eux.
Notes de bas de page
1 Cf. les Mémoires de l’ancien ministre C. Pineau sur l’expédition de Suez.
2 Hans Lemberg, « La question allemande à l’intérieur de la Tchécoslovaquie », colloque cité, Revue des études slaves, LII, 1-2, 1979, p. 169-177.
3 Magda Adam, « La Hongrie et la Tchécoslovaquie », colloque cité, Revue des études slaves, LII, 1-2, 1979, p. 41-50.
4 Déclaration rapportée par Chamberlain aux ministres français lors des entretiens de Londres du 18 septembre. Archives Daladier, 2 DA 2, dr 7.
5 Ibid.
6 Témoignage de Charles Tillon, colloque cité, Revue des études slaves, LII, 1-2, 1979, p. 241-245.
7 Anthony Adamthwaite, « Le facteur militaire dans la décision franco-britannique avant Munich », ibid., p. 59-66.
8 Cf. Rapport de L. Noël, dans Archives Daladier, 2 DA 2, dr 1.
9 Milan Hauner, « La Tchécoslovaquie en tant que facteur militaire », colloque cité, Revue des études slaves, LII, 1-2, 1979, p. 179-190.
10 Alice Teichova, « Munich 1938, une réappréciation économique », ibid., p. 153- 166.
11 Claude Beaud, ibid., p. 167.
12 Cf. le témoignage de G. Cusin sur A. Lepercq, directeur de Schneider à Prague, Travaux de la commission d’histoire économique et sociale du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, séance du 24 janvier 1977.
13 Entre 1919 et 1932, période pendant laquelle ces États ont emprunté à l’étranger pour équilibrer leur budget ou assurer leur croissance économique, la Grande-Bretagne a contribué pour 29 % aux émissions d’emprunts de ces États, contre 26 % venant des USA, 10,3 % venant de France, 6 % venant d’Italie. D’après une note de la SDN, datée du 30 septembre 1932. Archives du ministère des Finances à Paris, série F30 1401.
14 Cf. A. Bérard, Au temps du danger allemand, un ambassadeur se souvient, Paris, Plon, 1976.
15 Sur ces problèmes, consulter R. Frank, Le financement du réarmement français, 1935-1939, Paris, thèse de 3e cycle, 1978 (publiée en 1982 par les Publications de la Sorbonne sous le titre : Le prix du réarmement français, 1935-1939).
16 Cf. les actes du Colloque, E. Daladier, chef de gouvernement, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, 1977.
17 Archives Daladier, 2D2, dr. 1.
18 Dokumenty vnesnej politiki SSSR, t. 20, M., 1976.
19 Voir les rapports Suric, du 15 et 27 novembre 1937, ou le télégramme du 23 décembre 1937. Dokumenty vnesnej politiki SSSR, p. 630, p. 687, p. 744.
20 Lettre de Potemkin à Suric, 19 décembre 1937, ibid., p. 670.
21 Témoignage de M. Luciani, ancien correspondant du Temps à Moscou, dans une lettre au Monde publiée le 19 février 1969.
22 Sur la réalité du « jeu » diplomatique italien à Munich, voir les Mémoires de M. Magistrati, ministre plénipotentiaire à Berlin en 1938, publié dans la Revista di Studi Politici Internazionali en juillet 1951.
23 Texte de la note dans les Archives Daladier, 2 DA 2. Daladier, de plus, avait demandé après la guerre à Osusky de lui confirmer cet épisode ; Osusky, informé plus tard, confirme les faits.
24 Cf. le compte rendu des conversations du 18 septembre 1938. Ibid.
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