Réalités et images des crises extérieures chez les Français des années trente
p. 157-174
Note de l’éditeur
Communication au colloque de l’École française de Rome de février 1981, publiée dans Opinion publique et Politique extérieure, 1915-1940, Rome, Publications de l’Ecole française de Rome, 1984.
Texte intégral
1Le sujet que je dois traiter sur la crise mondiale, l’opinion publique et la politique extérieure, doit être abordé avec prudence car nous avons à étudier comment la crise de 1929 et des années suivantes, plus généralement disons la crise des années trente, a été perçue par les opinions publiques contemporaines ; nous n’avons pas à faire une étude de la crise pour elle-même ou en elle-même.
2Or, la crise économique mondiale a été perçue comme un phénomène certes économique, mais aussi social, certes monétaire mais aussi moral, et je dirais surtout comme un phénomène politique.
3Une première remarque préliminaire s’impose : il ne s’agira pas d’analyser les réalités de la crise économique, mais de voir comment les perceptions par les contemporains de cette crise en somme multiforme, ont pu inciter les responsables de politique extérieure à faire certains choix. D’autre part, il faudra comprendre comment les réactions des opinions publiques vis-à-vis de la crise économique, ont pu entraîner, ou non, l’adhésion de ces mêmes opinions publiques à certaines options en politique extérieure.
4Ainsi, le choix fait dans cette communication entraîne une seconde remarque préliminaire – et qui, au fond, traverse toutes nos rencontres, aussi bien la rencontre de l’année dernière que celle de cette année mais que je crois nécessaire de reformuler : il faut nous demander dans quelle mesure les opinions publiques pèsent ou peuvent peser sur les politiques extérieures.
5Pour m’en tenir à une réponse simpliste, donc trop rapide, je crois qu’en temps normal, au moins dans les pays démocratiques, les opinions ne pèsent pas réellement sur les choix qui sont faits en politique extérieure. D’innombrables exemples montrent qu’au moment des élections on ne se soucie guère, en temps de paix, de présenter des options en politique extérieure pour obtenir le bulletin de vote des électeurs. Les élections se font sur des thèmes de politique intérieure.
6Mais ce qui est vrai pour le temps normal l’est-il pour le temps de crise ? C’est là notre problème, car dans la mesure où une crise économique importante comme celle des années trente, secoue les opinions publiques, parce qu’elle les touche, soit au travers des vicissitudes des prix, soit au travers du chômage, soit au travers des variations monétaires, est-ce-que justement la crise économique n’a pas un effet mobilisateur sur les opinions publiques ? Dès lors, celles-ci se préoccupent des solutions apportées par les gouvernements, d’autant plus que – phénomène fondamental dans les années trente, mais sans doute aussi pendant les années quatre-vingt – la crise est perçue comme venant de l’étranger. Toute solution devient alors une solution qui demande l’intervention de la politique extérieure. En outre, ces solutions sont élaborées dans un contexte de menace de guerre de plus en plus évident. Dans un tel climat, les opinions publiques ne peuvent rester indifférentes.
7Ces remarques préliminaires faites, pour tenter d’y voir clair, je crois qu’il importe de nous poser deux questions fondamentales.
8D’abord, premièrement, comment les contemporains, les hommes et les femmes des années trente, ont-ils perçu la crise ?
9Deuxième question : lorsqu’on aura tenté de dégager comment ils ont perçu la crise, voir si cette perception a pu influencer, d’une manière ou d’une autre, les choix qui ont été faits, les solutions qui ont été apportées au niveau des relations internationales politiques, peut-être plus d’ailleurs qu’au niveau des relations économiques internationales, bien qu’il soit de plus en plus difficile de séparer les unes des autres.
10Premier élément, donc, comment la crise a-t-elle été perçue ? Tout de suite, il faut indiquer que la crise n’est pas perçue de la même manière selon chaque pays, tout simplement parce que la crise diffère d’intensité et de forme selon les pays.
11On a trop tendance à faire une description généralisée de la crise économique, comme si celle-ci était valable partout, dans tous les pays, à peu près de la même manière. Il y a des décalages dans le temps, de même qu’il y a des inégalités selon les pays.
12Les variations des prix ne sont pas partout les mêmes. Il y a, certes, un mouvement général de baisse des prix pendant cette crise, mais l’intensité de la baisse n’est pas partout la même. Par exemple, en Italie, les prix de gros ont baissé d’environ 25 % entre 1929 et 1932 alors qu’aux États-Unis ils ont baissé de 50 % pour la même période.
13Certes, on peut établir une baisse générale des prix parce que les marchés nationaux sont intégrés dans un marché international, mais des inégalités nationales existent.
14Considérons un second indicateur : les variations dans les chutes de la production industrielle. Là encore, on va voir que les réalités ne sont pas partout les mêmes. Par exemple, en Italie, entre 1929 et 1932, on constate une baisse de la production industrielle de 33 % ce qui est considérable. Dans le même temps, en Grande-Bretagne, la baisse de la production industrielle n’est que de 6,4 % ; c’est beaucoup moins. En France, elle se situe à 9,5 %. Par contre, aux États-Unis, elle est de 19,5 %, en Allemagne de 15,7 %. Donc les baisses de production industrielle n’ont pas partout la même intensité. On verra également qu’elles n’ont pas la même durée.
15Troisième indication, peut-être une des plus importantes pour les opinions publiques : le taux de chômage. Le chômage n’est pas identique partout, et, surtout, n’est pas le même partout au même moment.
16En 1932-1933, point culminant du chômage, aux États-Unis, par exemple, 23,5 % de la population active est sans travail. Je dis bien 23,5 %. En France, au même moment, 3 % seulement. D’un côté, en tenant certes compte de la pondération entre un pays de cent millions d’habitants et un autre de quarante millions d’habitants, existent douze millions de chômeurs et dans le cas français, 213 000 chômeurs. En Grande-Bretagne, en 1932, 5 600 000 chômeurs, en Allemagne, 2 800 000 chômeurs, soit en Grande-Bretagne 17 % de la population active, en Allemagne, 13 % de cette même population active. On voit bien les différences d’intensité dans des États à structure économique comparable.
17Passons à la monnaie. Là aussi, les écarts sont extraordinaires et les effets de la crise diamétralement opposés d’un pays à l’autre. Dans le cas allemand, entre 1929 et 1932, le stock d’or de la Banque centrale, celui de la Banque d’Allemagne, est pratiquement réduit à néant : de 650 millions de dollars en valeur il tombe à 92 millions de dollars !
18Par contre, pendant la même période, le stock d’or de la Banque de France double dans l’autre sens : il passe de 1 254 millions de dollars à plus de trois milliards de dollars. C’est-à-dire qu’il y a des écarts considérables dans la fortune publique des États. Les images de ces pays vont donc se faire de manière fort différente.
19Enfin, il faut ajouter que ces indicateurs se rapportent essentiellement aux grands pays industriels. Or, il ne faut pas, parce que nous sommes en Europe occidentale, oublier la crise dans le reste de l’Europe (je me limite à l’Europe et aux États-Unis parce que le sujet de notre colloque est limité à l’Europe). Si on se limite à l’Europe centrale, notamment à tous les États danubiens, il est évident, d’une part, que leur agriculture subit de plein fouet la crise et la chute des prix agricoles, mais, d’autre part, phénomène souvent oublié, ces États sont marqués par le choc considérable reçu par leurs jeunes industries à peine développées. Pour certaines, il s’agit d’un véritable désastre. En Pologne, la production charbonnière, qui était un des éléments de base du développement économique, s’effondre de 40 % entre 1929 et 1933, le nombre des chômeurs dans l’industrie polonaise passe de 3 % à 43 % de la population active travaillant dans le secteur secondaire. En 1932-1933, la moitié des ouvriers de l’industrie polonaise sont au chômage.
20 Le cas tchécoslovaque est identique : on évoque souvent la puissance de l’économie industrielle en Bohême, à juste titre. On oublie simplement qu’en 1932 l’industrie de la Bohême est comme l’industrie de la Pologne, dans une situation telle que 31 % des ouvriers tchécoslovaques sont au chômage, ce qui représente pour ce pays beaucoup moins peuplé, 650 000 chômeurs (le double de la France). En outre, ces chômeurs sont incapables de trouver du travail dans l’agriculture ou dans le commerce de leur pays.
21En somme, d’un pays à un autre, il n’y a pas la même intensité de la crise. Naturellement, les images que les contemporains vont se faire de la crise, en sont sensiblement affectées.
22Deuxième élément : la crise ne frappe pas tous ces pays au même moment. A cet égard, le cas français est fort typique. Au début de la crise, vers 1930-1932, malgré quelques faillites spectaculaires, la France peut faire figure d’État épargné. Par contre, vers 1936, lorsque la reprise se manifeste dans un certain nombre de pays, la France continue à s’enliser. Or, cette disparité de situations a une influence importante sur les relations internationales dans le début des années trente.
23En France, le marasme économique a commencé à toucher le secteur industriel véritablement fin 1931-début 1932. Au même moment, le stock d’or français demeure considérable, d’où le mythe d’une puissance financière française intacte ; comme les autres pays paraissent désargentés et malades, on en vient vite à accuser les Français d’égoïsme.
24Cet égoïsme français est reconnu partout, naturellement sauf en France. Quand les « pauvres » Britanniques, par exemple, viennent demander, avant septembre 1931 une aide exceptionnelle pour essayer de sauver la livre sterling, l’attitude de la presse française, qui se réjouit de cet abaissement de l’orgueil britannique, ne peut que confirmer les autres de l’égoïsme français. Une étude a été faite sur les réactions de la presse française à l’égard de la Grande-Bretagne entre 1931 et 1933 ; il apparaît que la presse française, avec une touchante unanimité, pousse alors des « cocoricos » victorieux :
« ces Britanniques, depuis le temps qu’ils nous faisaient la nique [allusions aux difficultés du franc dans les années vingt] ils voient à leur tour la signification d’une dévaluation. Au fond, c’est bien fait pour eux ».
25Par contre, si la crise frappe la France plus tardivement, elle dure en fait presque jusqu’en 1939. L’industrie, par exemple, retrouvera le niveau atteint en 1928 seulement en 1939. Pendant toute la période des années trente, jusqu’en 1939, la production industrielle française reste inférieure à celle qu’elle avait été à la fin des années vingt. L’image de la France à l’extérieur en est affectée. Prenons un autre exemple à l’autre extrémité de l’Europe : on a souvent dit, écrit que l’URSS n’est pas atteinte par la crise mondiale. Cette idée reçue, ce mythe, peut aisément aujourd’hui être combattue : l’URSS, à l’époque lancée dans la planification, avait primitivement fondé cette planification sur une intensification de ses échanges commerciaux ; elle comptait notamment vendre à l’extérieur des produits bruts, pour acheter des machines et développer ainsi rapidement son industrie. L’URSS en effet n’était pas un État industrialisé : nous dirions volontiers aujourd’hui que l’URSS était un pays en voie de développement, ou sortant à peine du sous-développement. Dans ces conditions, l’URSS va être atteinte de plein fouet par la crise dans la mesure où elle vendait des produits bruts, par exemple du pétrole ; le prix de son pétrole tombe de la même manière que les prix du pétrole des pays capitalistes, d’où ce résultat qu’elle ne peut plus vendre parce qu’elle n’a plus intérêt à vendre à perte. L’URSS stalinienne est alors condamnée à l’autarcie. Cependant, le mythe d’une URSS qui se situe à part et surtout d’une économie qui se développe malgré la crise, peut se maintenir dans les opinions publiques, soit pour des raisons de propagande, soit par méconnaissance des réalités.
26A l’inverse, on parlera beaucoup de la crise britannique en oubliant que la Grande-Bretagne a été la première puissance européenne à récupérer sur le plan industriel ; ainsi, dès l’année 1934-1935, le niveau de la production industrielle britannique dépasse ce qu’il était en 1929.
27En somme, retenons de ces quelques exemples l’intensité relative et différente de la crise selon les pays et le décalage de ses effets dans le temps ; retenons aussi que des idées fausses peuvent accompagner ces situations diverses.
28Venons-en maintenant aux images de la crise retenues par les contemporains. Sur ce plan, la recherche historique a encore beaucoup à faire. Quels sont en effet les points de repère des hommes et des femmes qui vivent la crise chez eux, mais auxquels on dit sans cesse, ce qui est vrai d’ailleurs, que d’autres subissent encore plus la crise ? On a une certaine tendance à dire que les étrangers subissent davantage la crise (au moins les gouvernements le disent-ils), parce que la médiocrité nationale paraît alors préférable aux désastres subis par les étrangers. Comment établir les principales sources des images retenues par les contemporains ? Il faudrait reprendre les analyses de presse, d’une part, et surtout, plus que les analyses de presse, les analyses des bandes d’actualités – ceci nous rammène à un problème déjà évoqué dans ce colloque. Très souvent, en effet, les contemporains mesurent la crise par la lecture de leur journal quotidien, mais encore faut-il savoir lire et avoir le goût ou le temps de lire. Or, quand le samedi soir, on va au cinéma et quand on regarde la « bande d’actualité », entre la première partie, dite artistique et la seconde, celle du « grand film », il est évident que même les analphabètes visualisent la crise. L’impact de l’image est considérable.
29 Le premier repère est certainement le chômage, c’est celui qui frappe le plus, surtout sous sa forme dramatisée. Les bandes d’actualité montrent, en particulier les soupes populaires ou les distributions de vivres aux chômeurs. Ainsi, en France, en 1931-1932, la voix du speaker qui à l’époque commente d’une voix grave, solennelle, les bandes d’actualités souligne que « en Allemagne deux millions de chômeurs sont secourus » tandis que le film montre d’innombrables Allemands, faisant la queue ou penchés sur une table sale mangeant péniblement la soupe populaire ; on se dit « heureusement en France la situation n’est pas si dramatique ». Je ne doute pas qu’en Allemagne, on a présenté quelques années plus tard la marche des chômeurs français entre le Nord et Paris comme une preuve irréfutable de la décadence de ce pays.
30Un autre exemple a beaucoup frappé les contemporains ; les timbres-poste, notamment en France, pour ce qu’on a appelé d’un mot commode « les chômeurs intellectuels ».
31Deuxième repère après le chômage : les variations des prix. Les baisses des prix dans la vie quotidienne, les chutes des prix de gros et le rapport prix-salaires sont évidemment des éléments qui frappent mais qui ne peuvent guère passer au travers d’un film. On les trouve peu dans la presse quotidienne. Par contre, les ménagères y sont très sensibles ; pour une majorité de femmes à l’époque encore peu entrées dans la vie active (formule administrative !), plutôt non salariées, c’est la matérialisation concrète de la crise.
32Le troisième indicateur, ce sont les variations monétaires. Les variations monétaires frappent l’opinion, surtout après une longue période de stabilité qui avait duré jusqu’en 1914. Au premier rang, se place l’épisode de la livre sterling en septembre 1931. Lorsque la livre sterling se met à flotter, puisqu’elle n’est pas dévaluée, il se produit vraiment un choc psychologique, non seulement pour les Britanniques mais aussi partout. Monsieur Baumgartner qui était à l’époque un des hauts fonctionnaires du ministère des Finances français, m’a raconté qu’il avait vu entrer dans son bureau l’attaché financier britannique à Paris, les larmes aux yeux, la veille de la dévaluation, pour lui dire : « Mon pauvre ami, nous allons dévaluer ». M. Baumgartner me racontait que lui-même sentait que la puissance, la « potestas » britannique, était en train de vaciller et qu’on entrait dans un autre monde ; voici un événement d’une rare intensité historique.
33Le dollar, le mark, évidemment le franc français mais plus tard, vont également être affectés. En 1935 le franc belge sera dévalué, la monnaie tchécoslovaque sera dévaluée ; en 1936 la monnaie suisse est dévaluée, la monnaie néerlandaise aussi, voilà toutes les monnaies européennes secouées. Or, l’opinion publique s’attache à ces vicissitudes monétaires dont la symbolique est évidente.
34 Quatrième repère : la crise se manifeste par l’intervention plus large de l’État dans la vie quotidienne des peuples. L’État organisateur du travail en constitue un des aspects essentiels. On pense ici à la politique des grands travaux. Cette politique de grands travaux constitue un thème bien perçu par l’opinion, parce que là aussi, le film peut en témoigner. Les grands travaux existent un peu partout, notamment aux États-Unis ; mais on retient surtout que l’Italie et le fascisme, à sa manière, trouvent des solutions efficaces de ce type puisqu’on construit des autoroutes et des stades. De même, on admire les Jeux olympiques de Berlin de 1936 qui apparaissent non pas comme une solution de la crise, mais tout de même, comme des réalisations prestigieuses. Ils « sont capables de construire ces immenses stades ». Car il ne faut pas oublier que le sport est entré dans la vie quotidienne et que le sport est au niveau international un excellent moyen de propagande.
35Ainsi voilà toute une série d’images dont il faudrait, me semble-t-il, que sur le plan historique nous déterminions celles qui sont de simples repères, de simples indications et celles qui marquent plus profondément les peuples et qui méritent des analyses plus méthodiques, afin de véritablement déterminer ce que les contemporains ont pu penser de la crise, comment ils ont pu « vivre la crise ».
36Ceci étant, pour quitter le domaine des impressions, et pour essayer d’aboutir maintenant à des notions plus générales et qui seront sans doute plus efficaces au niveau de la réflexion d’ensemble, il me semble que deux éléments généraux existent, qui à peu près dans tous les pays permettent de comprendre les réactions des contemporains face à la crise.
37La première réaction, c’est la poussée des nationalismes. Cette poussée du nationalisme part de l’idée que la crise est surtout venue de l’étranger. Comme certaines difficultés sont venues d’ailleurs, il faut donc se barricader contre cet ailleurs ; il faut rester chez soi pour essayer de maintenir le petit bonheur, le petit niveau de vie que l’on possède. Tout ceci signifie concrètement « fermons-nous vis-à-vis des autres... ». Sur ce plan, les exemples sont nombreux. Ce repli sur soi se présente sous diverses formes. Tout d’abord il existe une sorte d’anti-américanisme. Je ne sais pas si celui-ci est valable pour tous les pays européens – en tout cas, en France, ce sentiment existe et je pense qu’il doit être présent d’une certaine manière en Grande-Bretagne, peut-être aussi en Allemagne.
38L’idée-force, c’est que par la faute des Américains la crise est intervenue en Europe et qu’en outre, ces Américains ne mettent aucune bonne volonté pour aider l’Europe. La preuve de cette perversité américaine, c’est le krach de Wall Street, c’est aussi tout ce que l’on rapporte sur la crise aux États-Unis, alors que ces Américains continuent d’exiger le paiement intégral des dettes de guerre. Cependant la menace de plus en plus lourde de la guerre fera évoluer ce sentiment en France car on pense à nouveau à l’aide américaine vers 1939.
39Existe-il, pendant les années trente au niveau européen, une vague d’anti-américanisme ? Je pose la question et j’avoue ne pas avoir suffisamment d’éléments d’informations pour répondre globalement. Il faudrait sans doute étudier dans cette direction. On parle avec raison de l’isolationnisme américain ; n’y a-t-il pas une position symétrique des Européens vis-à-vis des États-Unis ?
40Par contre, une seconde forme de repli sur soi paraît très clairement, c’est la défense prioritaire de la production nationale. Une vaste campagne se développe partout ; elle prend des visages différents, mais on la retrouve matérialisée par les campagnes de presse et de publicité sur la nécessité d’acheter les produits nationaux. D’où des formules limpides, telles que, dans le cas français, « achetons français », dans le cas britannique : « buy British », etc.
41La défense de la production nationale se mélange avec les campagnes contre les étrangers qui vivent sur le territoire national, mais elle attaque surtout ceux qui sont accusés de pratiquer le dumping. En 1930-1931, en France, on lance l’idée que la planification soviétique permet à ce pays de pratiquer des ventes à perte à l’étranger. Le gouvernement français prend des mesures contre ce dumping qui alimente les polémiques autour de l’URSS. C’est une forme curieuse et momentanée d’anti-soviétisme. De même, il y aura un peu plus tard, le dumping japonais ; par exemple, il y a des difficultés dans la région de Marseille pour la vente des bicyclettes françaises parce que des vélos japonais entrent en France par Marseille et qu’ils sont vendus beaucoup moins cher que les vélos français.
42Cette attitude de défense de la production nationale n’est pas spécifique du seul producteur ou du seul patron ; les syndicats ouvriers eux-mêmes sont touchés par cette mentalité de défense car il faut bien défendre le salariat et le travail nationaux. Cette sorte de repli sur soi-même se retrouve également au sein d’une autre catégorie sociale, les classes moyennes. Dans le cas français, je renvoie aux travaux de Serge Berstein1 sur le milieu radical. Derrière le milieu politique des radicaux en France on retrouve de nombreuses catégories socio-professionnelles qui appartiennent à l’épicerie, au petit commerce, aux petits producteurs ; or les radicaux proclament qu’il faut d’abord défendre la production nationale.
43Cette défense du travail national et aussi de la production nationale, va même parfois, phénomène peut-être plus curieux, jusqu’au refus, dans certains cas, d’admettre que les productions venues de l’Empire français puissent entrer facilement dans la métropole ; les travaux récents de Charles-Robert Ageron montrent que la propagande procoloniale faite en France pour développer l’idée qui’« il ne faut pas nous replier sur l’Empire », mais qu’il faut « développer l’Empire pour en faire une nouvelle force » se heurte, à un refus catégorique parmi les classes moyennes notamment vers 1935-1936. Le thème de la réfutation repose sur l’argument suivant : « nous avons déjà suffisamment de difficultés à produire et à vendre chez nous, alors à quoi bon aller installer dans nos colonies notre propre concurrence ? C’est un scandale de dire qu’il faut développer économiquement les colonies ». Certains producteurs de sucre de betterave, de fruits, de vin, d’huile sont particulièrement anticoloniaux2.
44A partir de cette réaction, je me suis posé le problème suivant : est-ce que dans le cas allemand, les Allemands de l’intérieur, si je puis dire, ceux qui étaient déjà dans le Reich manifestaient de l’intérêt pour les Allemands de « l’extérieur » ? Notamment, est-ce-que l’idée d’agrandir l’Allemagne et d’avoir des nouveaux producteurs de leur côté, est une idée bien reçue ?
45Ce développement de l’idéal de défense « nationale », nous amène à une deuxième réflexion à propos des internationalismes.
46Les Internationales, notamment les Internationales ouvrières, d’un côté, et aussi l’Internationale catholique de l’autre n’ont-elles pas été pénétrées, elles aussi, par un renforcement, non pas peut-être de la xénophobie, mais du réflexe de défense nationale ? A mon avis, elles furent contaminées par ces égoïsmes nationaux. Il me semble que la difficulté d’être internationaliste à quelque niveau que ce soit et quelles qu’en soient les directions politiques, c’est parce qu’on se heurte à la crise et à cette tendance au repli sur soi.
47Une deuxième réponse globale à la crise se trouve dans la lecture politique des phénomènes économiques que l’on fait souvent à l’époque. En faisant une lecture politique des phénomènes économiques, on cherche des solutions politiques à des phénomènes qui sont économiques ; ce faisant, évidemment, on peut commettre des erreurs, mais comment distinguer les deux plans ?
48La lecture politique provient de deux causes principales : d’une part, cette crise au fond assez inexplicable alors dans son intensité, sans analogie avec d’autres périodes ne trouve pas de solutions économiques d’ensemble ; on se cantonne dans des solutions ponctuelles qui sont, ensuite, réfléchies et prises dans un ensemble conceptuel. Ainsi en va-t-il du problème monétaire. La dévaluation, plus exactement la flottaison de la livre-sterling, n’a jamais été prévue par aucun expert. Elle a été bâtie à chaud. Il ne faut pas oublier que la grande théorie de Keynes fut publiée seulement en 1936, après la crise, plus exactement, après que des solutions à la crise ont déjà été esquissées. On a donc, d’une part, une réflexion économique insuffisante, en retard sur la crise qui oblige les hommes politiques à prendre des décisions de caractère économique, mais qui sont prises sur des bases politiques. Alfred Sauvy dit que ce qui frappe, quand on étudie aujourd’hui la situation de l’époque avec les yeux d’un économiste, c’est qu’au fond, personne n’a vraiment compris ce qui se passait, et même que personne ne s’est donné les moyens de comprendre3. Dans de telles conditions, ces pauvres hommes politiques que pouvaient-ils faire ?
49La deuxième raison de choix purement politique, c’est la tendance, également soulignée par A. Sauvy, d’imputer le mal à l’adversaire politique. C’est toujours la faute à l’adversaire politique et non pas à tel ou tel responsable économique, ou à tel ou tel homme d’affaires si la conjoncture est médiocre.
50Par exemple, lorsque le Front populaire en France prend telle ou telle solution, celles-ci sont fondamentalement mauvaises pour tous les gens qui se situent à droite. Réciproquement d’ailleurs, les solutions que préconisaient certains à droite auparavant ou les esquisses de solutions qui étaient tentées, étaient fondamentalement mauvaises pour la gauche avant son arrivée au pouvoir. L’idée de la dévaluation du franc soutenue par Reynaud dès 1934 est encore condamnée par les partis du Front populaire avant le succès électoral d’avril 1936. Le coût social en paraît excessif. De même, dans le cas des États-Unis, le New Deal n’est pas perçu comme une bonne solution par une grande partie de l’opinion publique américaine : il y a plus que des réserves, mais des réactions violentes chez les Républicains notamment vers 1936-1937.
51Dans ce contexte, les États totalitaires ont de nombreux avantages, puisque là, nul ne peut murmurer contre les solutions qui sont prises le plus souvent sur des critères politiques, voire racistes.
52De manière générale, par faiblesse du raisonnement économique, et aussi par habitude d’aller plutôt vers le débat politique dans l’opinion publique, on va penser à des solutions purement politiques pour sortir de la crise.
53Dans le cas français, certains pensent même que la crise économique est un élément global qui oblige (ou qui devrait obliger) à une remise en cause des institutions politiques. On peut en trouver l’illustration dans ce que l’on peut appeler « les grands débats d’idées » de l’époque.
54Pendant les années trente des réflexions « radicales » parcourent les intellectuels français et les hommes politiques de ce pays ; ceux qui réfléchissent véritablement aux solutions possibles les envisagent d’abord par une refonte des institutions. Selon eux, tel Ernest Mercier et sa ligue du Redressement français, toute solution qui ne passerait pas par une réforme des institutions, par des transformations fondamentales sur ce plan, serait illusoire. Il faut d’abord une solution institutionnelle, donc une solution politique.
55Ces principales réactions ou tendances des opinions publiques ayant été présentées, peut-on considérer que les péripéties de la politique internationale, si fortement influencées par la crise économique ont été marquées par les options des opinions publiques ? Il faudrait disposer de beaucoup plus de temps et des résultats de recherches précédentes pour répondre valablement à cette question.
56Pour aller vite, je dirais que les solutions qui sont esquissées ou qui sont tentées face à la crise, dans les années trente, me paraissent s’inscrire dans des perspectives diverses selon trois périodes distinctes.
57Dans un premier moment, en gros entre 1930 – que nous prendrons comme point de départ de la crise en Europe, et donc de l’idée qui faut trouver des solutions – et 1933, lors de la conférence de Londres, les solutions qui sont tentées sont des solutions multilatérales. On tente encore, par le biais de conférences internationales, de trouver des solutions internationales à la crise. Au stade suivant, qui couvre la période entre 1933-1934 et 1937, les solutions deviennent bilatérales et sont organisées selon les blocs existants. Enfin, à partir de 1937, sous l’influence allemande – car c’est l’Allemagne de Hitler, qui mène le jeu à ce moment-là –, le problème fondamental de la guerre, est posé et surtout celui du réarmement massif. S’agit-il d’une solution à la crise ?
58Dans la première période, entre 1930 et 1933 la France occupe une place à part ; la France joue un rôle sinon dominant, du moins d’initiateur d’un certain nombres de solutions. Jusqu’au 1933 la situation française sur le plan monétaire et financier paraît solide. En fait, la France bénéficie d’être un État qui a dévalué fortement auparavant et donc de voir tous les spéculateurs et tous les possesseurs de capitaux faire affluer leurs capitaux en France. On peut dire que le franc, à l’époque, est la monnaie de réserve. Le franc joue alors le rôle que le mark a joué récemment et que visiblement à l’heure actuelle (1980) le dollar est en train de prendre.
59La France, donc, dispose d’or ; elle semble a l’abri des secousses violentes, tant économiques que politiques. Sa force militaire est encore respectée. Elle paraît comme celle qui peut aider à trouver des solutions. Or, quelles sont les solutions auxquelles pensent les experts français ? Il est frappant que les jeunes experts – je dis jeunes, parce que la France dispose de toute une cohorte de responsables qui commencent alors leur carrière d’expert, et qui vont la poursuivre jusqu’à une période très récente4 – pensent que, face à la crise, il faut des solutions internationales, et que dès lors il faut réunir des conférences internationales. Ces conférences sont orientées assez curieusement, vers une extension du libre échange, c’est-à-dire vers la création d’espaces beaucoup plus larges, où l’on pourrait commercer beaucoup mieux, avec moins de douanes et de zones protégées. Il faut relancer le commerce international. Ce qui sert d’exemple, c’est le problème international qu’on appelle à l’époque « danubien », c’est-à-dire, en gros, celui de l’Europe centrale, de l’Autriche à la Roumanie, de la Pologne à la Grèce. L’idée des Français, à l’époque, c’est de proposer la constitution au centre de cette Europe centrale, d’une vaste zone de « marché commun », une sorte de zone de libre échange (je suis sensible au risque de l’anachronisme, mais je risque l’expression de « marché commun des pays danubiens », car il y a un peu cette idée du côté français).
60On voudrait aboutir à des solutions libérales ; les plans qui portent le nom d’hommes politiques, que ce soit le plan Briand sur l’idée d’Europe en 1929-1930, puis le plan Tardieu sur l’Europe centrale de 1932, sont en fait – on le voit en étudiant les archives du ministère des Finances, à Paris – des plans qui ont été imaginés, fabriqués par des personnalités libérales peu connues, mais déjà à des postes de hauts fonctionnaires à l’époque. (Je pense à une personnalité à peu près oubliée Jean-Jacques Bizot qui était le Directeur du Trésor au début des années trente)5.
61Il est inutile d’insister sur les échecs de ces solutions internationales. Ces échecs sont liés au fait que les autres grands États voient une volonté d’hégémonie française dans ces tentatives françaises de résoudre globablement des difficultés. Selon eux, après la menace d’hégémonie de type militaire, à l’issue de la Première Guerre mondiale, on aurait là une nouvelle tentative d’hégémonie de type monétaire ; évidemment ni la Grande-Bretagne, ni l’Allemagne, ni l’Italie ne veulent soutenir ces prétentions. On le voit très bien au moment d’une première conférence qui se tient à Londres en avril 1932, entre les représentants français, britanniques, d’abord, puis français, britanniques, italiens et allemands ensuite, à propos des dettes extérieures des pays danubiens. Véritablement, la coopération n’est pas possible entre les quatre Grands européens. Du côté britannique, on serait d’accord pour une certaine coopération internationale, car on en sent la nécessité, mais aussi bien Grandi, qui représente l’Italie, que von Bülow qui représente l’Allemagne dans cette Conférence, expriment très bien le refus d’une solution qui, au fond, pour eux, signifierait une domination économico-politique française en Europe centrale.
62J’ajoute un dernier mot sur cette première période. A l’époque ces solutions internationales pouvaient aussi se réaliser, par l’intermédiaire de la Société des Nations. Des comités internationnaux, des réunions internationales régulières faisaient que la Société des Nations aurait pu être le lieu où l’on trouverait ensemble une solution internationale. Il n’en fut rien, comme on le sait. Ce fait qu’aucune solution internationale ne put être trouvée, me paraît aussi témoigner que la Société des Nations était vouée à une mort rapide.
63Vint ensuite la seconde période : celle des blocs économiques et financiers. Entre 1933-1934, et jusque vers 1936-1937, puisque la solution internationale est impossible, il convient donc de se tourner vers des solutions partielles régionales. D’un côté, il suffit de citer le bloc-sterling et le bloc-or qui est en fait le bloc autour du franc. Ce sont les blocs de pays disposant encore de capitaux et de monnaies relativement appréciées.
64D’un autre côté, la solution allemande consiste à essayer de constituer sur le plan commercial, des relations particulières, préférentielles, entre certains États d’Europe centrale et danubienne, ou de l’Europe du Sud-Est et l’Allemagne ; les accords bilatéraux signés entre ces États et le régime hitlérien aboutissent à une sorte de bloc, ou tout au moins à des organisations complémentaires.
65Dans ces conditions, autour d’une puissance certains groupes d’États cherchent à se sauver, mais aux dépens des autres ou contre les autres. C’est bientôt la lutte entre ces blocs, entre ces puissances. On en arrive à des solutions de combat, solutions partielles et partiales. Pourtant ces solutions ont sans doute beaucoup plus d’audience auprès des opinions publiques que les précédentes tentatives néo-libérales, internationalistes. En effet, elles vont beaucoup plus dans le sens que souhaitent, que comprennent les opinions publiques, marquées par le nationalisme et le rejet des autres. Toutefois, pendant cette seconde période, des tentatives de concertation internationale plus large subsistent encore.
66Il faut tenir compte de deux phénomènes complémentaires qui montrent que tout n’est pas encore totalement joué. D’une part c’est la période pendant laquelle les cartels internationaux (sur lesquels, à mon sens, on a encore insuffisamment travaillé) se multiplient dans de très nombreuses branches. Ces ententes entre producteurs, surtout européens, constituent – je dirais un peu par boutade, mais pas uniquement par boutade – une sorte de nouvelle Internationale du capital. On peut ici faire mention de ces nombreux accords qui se réalisent entre les métallurgistes, entre les chimistes. L’exemple le plus probant est celui de l’Internationale des Aciers. Un cartel international de l’acier avait été créé en 1926 mais il était mort pratiquement en 1931 ; il commence à être reconstitué en 1933, et surtout en 1935, ce cartel international de la métallurgie qui jusque-là, rassemblait seulement les producteurs continentaux6, s’élargit pour la première fois, et de manière importante, aux Britanniques. Puis, en 1936, 1937, des négociations sont entreprises avec les Américains, pour aboutir en 1938 à la constitution d’une véritable Internationale du marché de la métallurgie ; une série impressionnante d’accords par produits est signée.
67Si vous ajoutez à cet important cartel ceux constitués dans les produits chimiques, par exemple le cartel de l’azote, également les cartels qui se constituent chez les charbonniers, on se trouve devant une chose tout de même étonnante, à savoir une cartellisation internationale de la production industrielle, donc une vente internationalisée des produits industriels de base, y compris avec l’industrie allemande, et ce, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
68On constate aussi que les signataires de ces accords sont non seulement satisfaits de les signer, parce que c’est un moyen de défense à l’égard des difficultés économiques, mais qu’ils y voient l’indice de solutions politiques pour demain. Je voudrais citer ici un seul exemple qui me paraît particulièrement caractéristique : en avril 1939, il y a signature d’un nouvel accord de cartels à Londres, entre les membres des cartels de la métallurgie. C’est l’occasion d’une réception à Londres, et notamment d’une réception à caractère politique, puisque ces membres sont reçus chez le Lord Maire. L’orateur, représentant des membres du Cartel, en réponse au Lord Maire, fait un discours dans lequel il souligne bien sûr, le mérite de cette union, mais il ajoute en substance les idées suivantes : pourquoi les hommes politiques d’aujourd’hui ne suivent-ils pas nos traces, les voies que nous sommes en train de leur montrer ? C’est là l’avenir. Nous, hommes d’affaires, nous sommes capables de nous entendre. Pourquoi les hommes politiques ne sont-ils pas capables de nous suivre ? Ces propos recueillent les applaudissements de l’ensemble de l’assemblée, y compris des représentants allemands. Ce phénomène ne me paraît pas assez étudié, à la fois pour sa signification en 1939 et pour le futur de l’Europe. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces mêmes hommes vont se retrouver plus tard, eux ou leurs disciples, lors de la construction européenne, pendant les années cinquante.
69Deuxième et dernier élément à propos de cette période, ce sont les tentatives qui sont faites pour – comme on le dit alors – « acheter la paix ».
70 « Acheter la paix » signifie essayer par un accord international à base économique, de trouver une solution politique au conflit de plus en plus net, entre les démocraties d’un côté et les régimes totalitaires de l’autre, notamment s’entendre avec l’Allemagne hitlérienne.
71Je fais allusion ici à ces négociations qui se déroulèrent en 1936 et 1937, et qui sont, à mes yeux, un tournant extrêmement important dans la mesure où leur échec va consacrer l’impossibilité d’une entente fondamentale entre l’Allemagne hitlérienne d’un côté et les démocraties anglo-saxonne, et française de l’autre. Car les Français, à cause de leurs faiblesses économiques, sur lesquelles je passe rapidement, en particulier sur leur décrépitude financière, sont désormais obligés de se lier aux Britanniques et aux Américains. Ces négociations, qui se déroulent pendant l’automne 1936 et l’hiver 1937 et qui aboutissent à une mission peu connue, la mission Van Zeeland de 1937, sont des épisodes fort révélateurs. En deux mots, je les résume : sur proposition des gouvernements français et britannique, au début de l’année 1937, l’ancien Premier ministre belge mais en même temps économiste, Paul Van Zeeland entreprend une sorte de mission « bons-offices », qui consiste à aller dans toutes les grandes capitales, pour essayer de préparer un accord commercial international sur une baisse des barrières douanières ; en même temps, il s’efforce de trouver une solution pour obtenir une libéralisation des échanges à l’échelle internationale. Van Zeeland s’en va aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, en France ; pendant toute l’année 1937, il essaye de préconiser ce qu’on appelle à ce moment-là, surtout du côté anglo-saxon, « l’apaisement économique ». Mais, l’opposition est nette à Berlin comme à Rome. Le rapport de Van Zeeland publié finalement au début de l’année 1938 révèle que les accords sont pratiquement impossibles ; ils restent souhaitables mais impossibles. En fait, sur plusieurs points, ce rapport préfigure les solutions qui seront suivies après la Seconde Guerre mondiale lors de la création du FMI. Or, ce qui est très important, c’est qu’on a cru (peut-être moins en France qu’en Grande-Bretagne) qu’on pourrait aboutir à cet accord ; on pensait que H. Schacht qui avait supervisé l’économie allemande et qui était lui-même de formation libérale, serait en mesure de peser dans le bon sens. On comptait sur Schacht pour trouver une solution négociée à la crise économique internationale, avec l’accord du gouvernement hitlérien.
72Mais les choix d’Hitler sont tels, en 1936-1937, et surtout, je crois, en 1937, que cette solution s’avère irréalisable. Nous aboutissons alors à la troisième période. C’est une période où la préparation à la guerre et où les solutions hitlériennes prédominent.
73On en comprend bien le sens, en se reportant aux idées contenues dans le fameux protocole Hossbach. Lorsqu’en novembre 1937, devant quelques dirigeants militaires, Hitler exprime le fond de sa pensée, il faut remarquer que dans la réflexion hitlérienne il y a toute une analyse de la situation économique. Plusieurs points sont abordés. Tout d’abord, l’autarcie n’est pas possible à long terme, car « impraticable aussi bien dans le domaine du ravitaillement que sur un plan général ». Puis Hitler évoque la deuxième solution, celle de la participation à l’économie mondiale, qui répondrait aux perspectives évoquées à propos de la mission Van Zeeland. Sa réponse est aussi nettement négative, car il ne veut pas faire reposer la satisfaction des besoins allemands externes sur le commerce et sur la marine. Le continent européen seul donnera satisfaction aux besoins allemands, notamment en agriculture. Hitler ne cache pas que l’usage de la force sera donc nécessaire pour réaliser ses vues.
74On doit maintenant se demander quelles ont été les réactions des opinions publiques devant ces diverses solutions à la crise. Tout d’abord ont-elles su tout ce que l’on vient d’évoquer, même confusément ? Il faudrait – là encore, c’est un souhait pour des travaux futurs – sans doute que l’on puisse étudier plus complètement les sources d’information des opinions publiques, presse, livres, films, radio, voyages. Naturellement, il faudrait étudier toute la presse, non seulement politique mais technique, celle des milieux d’affaires, pour se rendre compte si les problèmes posés correspondent à ceux qui sont traités au sommet. Je ne sais où en est la recherche dans les autres pays européens sur ces perspectives. Du côté français, on commence seulement à aborder ces questions. Dans ces conditions, je m’en tiendrai à des remarques de portée générale qui ont surtout valeur d’hypothèses de travail.
75Les tentatives de « politique de bloc » ont certainement été perçues par les opinions publiques comme des meilleures solutions que les solutions d’internationalisation. En fait, l’élaboration d’une solution par une conférence internationale, qui doit obligatoirement faire des compromis, n’est jamais populaire, car elle paraît lointaine, ambiguë surtout depuis l’échec des conférences de la fin de la Première Guerre mondiale. Peut-être même l’impuissance de la SDN déjà marquée alors, contribue-t-elle à ce discrédit. Dans ces conditions, on préférait un système où une ou deux puissances organisait un réseau d’intérêts et d’alliances ; on revenait à une méthode traditionnelle, largement utilisée au XIXe siècle, qui consiste à constituer des réseaux antagonistes suffisamment cohérents et solides pour qu’un équilibre entre eux paraisse garantir la paix. Or, en opposant des solutions de « blocs » à une crise internationale, il est bien évident qu’on allait vers un échec. Une solution internationale sans doute raisonnable scientifiquement, mais qui était perçue comme lointaine, théorique par l’opinion publique ne pouvait pas répondre aux habitudes de pensée des contemporains pour la plupart très marqués par le patriotisme, le chauvinisme même, enseigné dès l’école, à l’armée, dans le sport. L’internationalisme se conçoit alors pour certains intellectuels ou pour certains militants ; il n’est pas « populaire » comme le nationalisme. Les solutions nationales voire les solutions autarciques, apparaissent aux yeux des opinions publiques, comme beaucoup plus rationnelles.
76Un dernier mot : je voudrais montrer comment les opinions publiques réagissent aux solutions de réarmement, qui entraînent forcément les menaces de guerre. Pour autant qu’on en puisse juger, il n’existe pas forcément une logique entre l’attitude nationaliste et l’acceptation passive du réarmement. Il existe sans doute une ambiguïté, entre une volonté de repli sur soi, de défense de sa production, de son travail, attitude qui va dans le sens de l’autarcie, et en même temps une sorte de refus de la guerre, un refus du réarmement, un profond désir de paix.
77C’est là un élément de contradiction qui fait, je crois, tout le drame des hommes de ce temps. Ils sont à la fois prisonniers d’une volonté de sauvegarder leur niveau de vie, dont ils estiment que l’obtention dépend de solutions nationales ou de blocs et ils sentent bien, de plus en plus, devant la menace hitlérienne, que ces solutions nationalistes les mènent vers un conflit armé.
78Mais alors, quelles solutions trouver pour lever cette contradiction ? On a tenté cette solution de l’apaisement, on voit qu’elle ne réussit pas en 1937-1938. Mais, au même moment, une large partie des opinions publiques l’espère encore, comme on peut le constater par les réactions suscitées par la conférence de Munich7. Dans ces conditions, quand ces opinions publiques ont-elles eu le sentiment qu’à cause de la crise, la guerre était inévitable et que, finalement la grande solution à la crise c’était la guerre ? Seulement en 1939 ?
79Pour conclure, il me semble nécessaire d’insister dans deux directions. Premièrement, les historiens doivent rechercher davantage qu’ils ne l’ont fait jusqu’à maintenant, les sources d’une bonne appréciation des sentiments des opinions publiques. Dans une époque où les chefs d’État ne cessent de parler de la volonté de leur peuple, que pensent vraiment ces peuples ? Sont-ils simplement des prétextes à l’action ? Pour en juger il faudrait bien mesurer leurs réactions. A cet égard, les instruments de mesure sont fragiles, partiels, mais ils existent (presses, films, réunions d’associations, fêtes populaires et sportives). A nous de les utiliser.
80Deuxièmement, en supposant que ces opinions publiques obéissent à quelques tendances profondes (nationalisme, pacifisme) il faudrait mieux percevoir comment les aléas de la crise économique, notamment par ses effets spectaculaires (dévaluations, fermetures d’entreprises, faillites) agissent sur les comportements traditionnels au point d’obliger les responsables politiques à envisager d’autres solutions. En d’autres termes, les gouvernements réagissent-ils d’après les comportements à long terme des opinions ou bien sont-ils sensibles aux variations des mentalités dans le court terme ? Je m’avoue incapable de conclure actuellement, compte tenu de notre information.
Notes de bas de page
1 S. Berstein, Histoire du Parti radical, 2 vol., Paris, Presses de la FNSP, 1980- 1982.
2 Ch.-R. Ageron, France coloniale ou parti colonial, Paris, PUF, 1978.
3 Alfred Sauvy, Histoire économique de la France dans l’entre-deux-guerres, 4 vol., Paris, Fayard, 1968-1974.
4 Sans doute parce que la Première Guerre mondiale a eu pour effet d’accélérer le processus de remplacement des cadres, il se trouve que pendant le début des années trente, de jeunes inspecteurs des Finances sont rapidement placés à des postes de responsabilités. Parmi ceux-ci citons Jacques Rueff, Wilfried Baumgartner, Emmanuel Mönick, Maurice Couve de Murville.
5 Dans son autobiographie, J. Rueff montre bien le rôle de ces experts financiers auprès des hommes politiques. De l’aube au crépuscule, Paris, Plon, 1977.
6 Au départ, on trouvait des métallurgistes belges, luxembourgeois, allemands et français. Tchèques, Polonais devaient les rejoindre ensuite.
7 Les sondages d’opinions qui débutent aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France permettent déjà quelques évaluations significatives. Cf. pour la France, J. Bourdin et R. Rémond (éd.), La France de Daladier, 2 vol., actes du colloque de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1977-1978.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016