Conclusion générale
p. 497-501
Texte intégral
1 Ce colloque, les travaux des historiens, l’apport des témoins ont permis d’apporter une première conclusion sur le sujet qui nous a réunis. Mais il faudra encore du temps pour que nos contemporains comprennent qui était Jean Monnet et quelle fut la profondeur de son action, car un homme d’influence et de l’ombre, fût-il paradoxalement aussi un homme public, ne se laisse pas facilement examiné par les historiens.
2Laissons nous guider par les travaux qui ont été faits ici, par ceux de François Duchêne et d’Éric Roussel, par le matériel documentaire disponible dans les Cahiers rouges de la Fondation Jean Monnet de Lausanne. Laissons nous porter enfin par les témoignages de ceux qui participèrent à l’action de Jean Monnet. Il aura manqué cependant à ce colloque la présence si active de trois de ses proches, disparus en 1996, François Fontaine, Émile Noël et Jacques Van Helmont. Ce coup du destin n’a pas empêché les historiens de faire leur travail. Au contraire ils ont pu éprouver encore une plus grande responsabilité dans leurs conclusions. Les historiens ont voulu travailler avec les amis de Jean Monnet, ses proches, et tenir compte d’un maximum de documents disponibles sur son œuvre. Mais on conviendra que la méthode historique n’est pas au service de la célébration, elle est au service de la mémoire et de la vérité, qui comme on le sait est bien difficile à conserver pour la première et délicate à approcher pour la seconde. Les actes de ce colloque retracent donc l’intérêt passionné que cet homme et son action ont suscité. Les travaux des historiens portent la marque de l’état des archives sur les questions qu’ils abordent, de leur approche personnelle ou conceptuelle. Ils ont exercé leur liberté de compréhension et d’intelligence des situations selon leur point de vue. Beaucoup d’interrogations subsistent qui n’ont pas encore reçu de réponses. L’investigation historique se poursuivra sans doute.
3Comment répondre à la question : Qui est Jean Monnet ? et surtout, quel impact a-t-il eu sur la paix et l’unité de l’Europe contemporaine ? Le thème du colloque est venu aisément : un homme au service de la paix et de l’unité européenne. Faut-il alors en faire un saint du Panthéon des hommes illustres ? Loin de nous, on l’a vu, le souci de le glorifier. Nous souhaitions en revanche préciser son rôle dans cette histoire si difficile du xxe siècle.
4Paradoxalement, Monnet le pacifique est un homme de combat. Il a mené un combat pour la paix, la paix démocratique et non pas la paix issue de rapports de force transitoires. Son expérience comme Secrétaire général adjoint de la SDN en est le témoignage le plus fort. Mais il avait compris combien il fallait être fort pour établir la paix. Il négocia donc les contrats sur l’achat d’avions américains pour la France en 1938 et 1939 puis participa à l’élaboration et au succès de l’extraordinaire mobilisation économique des États-Unis qui permit la victoire. Encore que sur ce dernier point son influence dans le cercle des conseillers de Roosevelt soit contrastée. Il joua, à son niveau, un rôle que de Gaulle, Churchill et Roosevelt assumèrent aux plus hautes responsabilités : la défense de l’intérêt des Démocraties. Mais il est vrai que sa conception de l’intérêt des Démocraties, de l’avenir du monde libre, l’éloigna étrangement de de Gaulle, alors que les deux hommes s’étaient entendus, le 16 juin 1940, sur un projet d’Union franco-britannique pour maintenir la France dans le combat.
5Pourquoi Monnet n’a-t-il pas manifesté, comme d’autres, ce souci de renforcer la France Libre ? Pourquoi avoir choisi Churchill et Roosevelt plutôt que de Gaulle ? Pourquoi n’avoir pas rejoint de Gaulle, symbole de la résistance et de la France encore debout ? Constatons que Jean Monnet, en ces temps d’abaissement français, était davantage sensible à la solidarité atlantique et britannique, au risque, jugeait de Gaulle, d’ignorer la France. Si la France était l’objet d’un amour exclusif pour de Gaulle et d’autres aussi, Mendès France par exemple, Monnet semblait avoir d’autres horizons, comme si la place retrouvée de la France dans le concert des grandes nations n’était plus l’essentiel. A moins qu’il n’ait jugé primordial de défendre l’intérêt de la France à travers le renforcement de l’État qui semblait capable encore d’empêcher Hitler de conquérir l’ensemble de l’Europe. Mais alors quel était l’essentiel quand les résistants justifiaient leur action par le relèvement de la nation dans la coopération avec le reste de l’Europe – une Europe fédérale, disait Henri Frenay, ou Spinelli –, quand le gouvernement provisoire de la République offrait au pays un programme de puissance nationale par l’Empire et l’écrasement définitif de l’Allemagne ? Mais ceux-là y croyaient-ils eux-mêmes ? Le doute ne s’insinuait-il pas ? La réponse est difficile car la loyauté envers la nation se doublait déjà d’une exigence de confiance intereuropéenne, voire d’un appel à la Fédération européenne. En ces temps de peine et de Libération, Monnet n’était-il pas le réaliste, quand d’autres rêvaient d’une puissance française illusoire ? Ne fut-il pas celui qui, avec Alphand, Massigli, René Mayer, Dulles, McCloy, envisageait la création d’une Fédération de l’Ouest européen dès 1943 ? Et pourtant n’était-il pas concevable, décisif même, que les Français soient rassemblés autour d’un grand projet de renouveau national comme de Gaulle ou Mendès France le demandaient ? Au regard de l’Histoire, Monnet paraît insensible au nationalisme ravageur du début du siècle. Il se méfie des rêves de grandeur des vieilles nations européennes, mais il répond positivement à de Gaulle l’invitant à bâtir une France forte par le plan de modernisation et d’équipement. Son comportement à la fin de la guerre tranchait sur celui des principaux responsables politiques français et européens, et sur celui des peuples. Monnet a reconnu avant d’autres la fin de la puissance des États-Nations européens. Il se tourne vers le monde atlantique, confiant dans une communauté qui semble frappée du sceau de la liberté et de la démocratie et riche de promesses de bien-être. Mais il est confronté à un État qui se sent une puissance mondiale : les États-Unis d’Amérique. N’était-il pas naïf de valoriser ainsi ce monde atlantique, tant il était, et reste, dominé par les Américains ? Or Monnet veut n’y voir que la communauté originelle des peuples libres.
6On a senti à travers les interventions qu’il était trop simple d’opposer un Monnet atlantiste aux partisans de l’Europe européenne. N’a-t-il pas exprimé parfois des aspirations à la troisième force, à travers la critique des systèmes américain et soviétique ? Pourtant l’Europe de Jean Monnet est bien une Europe intimement liée aux États-Unis. Faisons la part de la réalité. Qui pouvait en effet, sinon les États-Unis, apporter aux Européens la sécurité économique et militaire ? Le fait de lier étroitement l’Europe et les États-Unis ne signifiait pas forcément une Europe américaine. Monnet songeait certainement à une communauté atlantique traversée par des valeurs communes : liberté individuelle, liberté d’entreprise, entente sociale, augmentation des salaires, responsabilité mondiale. Voilà les vrais fondements du partenariat atlantique. Il désirait une Europe unie, comme second pied de la Communauté atlantique. Mais quelle ambiguïté politique, alors que la réalité de la guerre froide prévalait ! Le besoin de sécurité des Européens signifiait un appel à l’Amérique et donc une adhésion de facto à leur thèses sur l’organisation de l’Alliance. L’histoire du Pacte atlantique le prouve largement. Bref ! Cette volonté d’égalité entre les deux rives de l’Atlantique était-elle réaliste dans les conditions des rapports internationaux du moment ? Il est exagéré de dire que Monnet fut l’homme des États-Unis. Il a été certainement celui de la communauté atlantique, comme berceau d’une culture politique commune, comme lieu idéal – à ses yeux – de la fusion des intérêts nationaux. Le problème était que les Européens auraient sans aucun doute d’avantage de chemin à faire que les Américains. Or les représentations de la nation européenne comme lieux de mémoire fondateur de l’existence des États, de la structuration des sociétés politiques européennes était encore une réalité en 1944-1945, puisque c’est bien sur cette idée que les Libérations ont été conduites.
7Comment, dans ces conditions, apprécier son apport à l’unité européenne ? Monnet est un des pères de l’Europe, affirme-t-on. On a raison. Il faut remonter à la SDN pour trouver les racines de cette soif d’union, ou même de fusion, un mot très prisé chez Monnet, alors que l’organisation internationale tentait de compenser l’éclatement nationaliste de l’Europe de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon. L’appel à l’unité des Européens chez Monnet, durant la seconde guerre et après, participait de cette réaction partagée du « plus jamais ça », plus jamais cette guerre civile européenne, par les populations européennes de sa génération. Elle a incité Mayrisch, Coudenhove, Briand, Rougemont, Heinemann, à imaginer des rapports fédératifs entre les États européens. Monnet l’Européen est donc, à sa manière, un Briand réussi, parce qu’il s’insère dans sa lignée.
8Mais si Monnet est un des pères de l’Europe, il le doit à l’extraordinaire succès du plan Schuman, le 9 mai 1950. Ce succès n’est pas dû, évidemment, à la mise en commun du charbon et de l’acier français et allemand – qui s’en souvient encore ? – mais à la réconciliation franco-allemande qu’elle exigeait. La logique de Versailles était donc brisée, l’esprit de Locamo et de Genève soufflait à nouveau, l’arbitrage international, supranational, était enfin établi. Monnet est le père de l’Europe parce qu’il a su, à 62 ans, créer les conditions du dépassement historique de conflits séculaires. Il ne l’a pas fait tout seul, mais sans lui qui peut dire qu’il aurait été établi. Schuman, Adenauer, Clappier, Hallstein, Alphand, des parties importantes de l’appareil d’État français et allemand étaient consentantes contre une opinion publique française encore réticente, tandis que le peuple allemand cherchait à sortir par tous les moyens de son ghetto politique. C’était aussi l’intérêt fondamental des États-Unis et des forces politiques démocratiques, sinon progressistes, de renforcer les pôles européens non communistes. Mais pourquoi Monnet n’a-t-il pas senti qu’il était délicat de répéter cette formule des unions sectorielles dans le domaine de la défense et de l’atome ? Car dans le fond, et pour autant que l’armée européenne soit bien une idée de Monnet, il a échoué dans ces deux nouveaux projets. Certains déplorèrent et déplorent encore qu’il ait pu imaginer la fin des armées nationales et une Europe sans armes nucléaires européennes, donc ad aeternam sous la protection des États-Unis seuls. Quel partenariat possible entre cette Europe unie mais sans armes et les États-Unis ou la Grande-Bretagne ? Les peuples européens que personne, pas plus Monnet que d’autres, n’ont cherché à faire parler, sinon à convaincre des bienfaits ou des méfaits de la CED, n’ont eu leur mot à dire, sauf à s’exprimer par leur représentation nationale parlementaire ou en signant force pétitions. Monnet avait-il senti la permanence du sentiment national en France et en Allemagne, en avait-il fait un élément de son appréciation politique ? L’Europe de Monnet était peut-être moins américaine que ses adversaires le disent. Elle était atlantique. Elle était supranationale à géométrie variable, car il aurait accepté le plan Fouchet n° 1 de de Gaulle et il a salué en 1974 le Conseil européen des chefs d’État et de Gouvernements qui n’a rien de supranational mais qu’il baptisait gouvernement provisoire européen.
9Monnet donnait des réponses claires sur deux points fondamentaux. L’Europe unie devrait dépasser les souverainetés des États, à terme. Elle devrait participer à la création d’une communauté atlantique, tout de suite. Or sur ces deux points, les élites européennes et les peuples européens n’étaient pas forcément d’accord avec lui. La supranationalité pose le problème de l’abaissement des nations – un bien en soi si l’on assimile nations à nationalisme et à impérialisme, un problème quand l’harmonie d’une communauté se fait autour du sentiment national. L’atlantisme pose le problème de l’autonomie de l’Europe unie en terme de politique étrangère, de défense, de choix économiques et de modèles culturels et sociaux, issus, contestés, ravaudés, maturés de et par l’histoire de l’Europe, mais européens. L’Europe n’est pas une terre vierge. A qui la communauté atlantique profiterait-elle, aux États-Unis ou aux Européens, ou aux deux ensemble ? Le mérite des historiens est d’avoir montré que l’action de Monnet se développait dans un cadre géostratégique marqué par la défense du monde libre, assimilé au monde occidental. La réflexion de Monnet sur l’unité européenne s’est faite au prisme de la guerre froide, dans une relation est-ouest plus que nord-sud. Il y a peu d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique chez Monnet. Il faudrait sans doute s’interroger sur ces limites qui empêchent de considérer Monnet comme un grand géostratège, alors qu’il connaissait la Chine en tant que financier.
10Ces considérations n’enlèvent rien au rôle historique de Jean Monnet pour la construction de la paix et de l’unité européenne. Nous sommes frappés par le caractère positif en termes de relations internationales des projets de Monnet. Il est habité par l’obsession de l’unité et par la recherche de solutions efficaces pour la réaliser. Tous les petits pas en cette direction sont les bons, au risque d’être trop optimiste et donc de se tromper sur la volonté des responsables gouvernementaux européens, de Spaak à Mollet, à créer une Europe unie sans armements nucléaires, ou sur les sentiments fédéralistes de de Gaulle en 1958 ! Il a donné un espoir aux peuples européens le 9 mai 1950, avec l’aide de Schuman, évidemment, que plus jamais ne se produiraient en Europe des affrontements entre les grandes nations. Cette idée d’établir par la Haute Autorité un arbitre supérieur aux États procédait peut-être de la diplomatie de la sécurité collective de la SDN ou de l’ONU, voire de la diplomatie préventive, mais il l’a fait vivre réellement en Europe. Quelle superbe avancée de l’esprit et de la paix ! Ce travail d’entente franco-allemande est devenu une réalité de tous les jours ; il est même une condition du fonctionnement harmonieux de l’Union Européenne. Il souffre parfois de dysfonctionnements. Monnet a eu raison historiquement de parier sur ce couple franco-allemand, qui est la condition d’un fonctionnement équilibré des relations au sein de l’Union, où aucune arrogance n’est plus tolérable. Monnet a répété que le temps des nations était révolu. L’évolution générale de notre monde vers la mondialisation, la perte de pouvoir des États nationaux européens sur les décisions monétaires et financières, et même sur les idées, leur incapacité à avoir une défense autonome donne raison à Monnet. Il a vu et senti plus que théorisé cette dépossession des États européens de leurs pouvoirs souverains. Il a donc très logiquement plaidé pour une monnaie commune et un gouvernement provisoire européen, pour un large espace économique européen, pour une éducation ouverte, pour des institutions européennes fortes et démocratiques. N’a-t-il pas confondu intérêt européen et intérêt atlantique ?
11Monnet n’est pas un prophète comme Briand, mais un accoucheur a suggéré René Girault. C’est un mutant politique, associant vision d’avenir et transformation de la réalité. C’est un homme libre par rapport aux traditions nationales de son pays, mais fasciné par le grand large qui est américain. Son enfant, c’est la conviction qu’il a su inspirer aux décideurs politiques, économiques, syndicalistes, journalistes, hauts fonctionnaires. Il leur a donné des raisons d’espérer dans les communautés nationales ou politiques auxquelles ils appartenaient, dans la mesure où elles n’étaient plus un fin en soi. Il a su les amener à concevoir que la paix et l’équilibre entre Européens passaient par le dépassement de l’intérêt national étroit. Monnet était un homme de cœur et d’action, devenu à 62 ans par ses compétences et sa réflexion, l’artisan d’une voie nouvelle dans les relations internationales et européennes. L’homme est grand parce que la tâche de faire l’unité de l’Europe semblait impossible. Or l’histoire montre qu’il y a contribué comme nul autre, mais avec d’autres, et souvent contre d’autres, mettant en pratique ce qu’il dit à son ami Robert Triffin : « La politique est l’art de rendre possible demain ce qui semble encore impossible aujourd’hui ». Monnet n’est pas comme beaucoup un homme du discours, mais de la conclusion. Les historiens se sont employés néanmoins à dénouer les fils qui l’ont précédée.
Auteur
Professeur à l’Université Cergy-Pontoise, chercheur associé à l’Institut Pierre Renouvin/Université Paris I.
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