Du bon usage d’un homme illustre par l’historien
p. 451-454
Texte intégral
1 Jean Monnet est reconnu par beaucoup comme l’un des géants du xxe siècle. Cette reconnaissance a quelque chose de gratifiant pour tous ceux qui l’ont connu et aimé et de terrifiant pour l’historien-chercheur qui appartient au même siècle.
2En effet, si la mission du témoin, de celui qui a travaillé avec le « grand homme », est de lutter contre l’oubli, de faire connaître à la garde montante des jeunes générations les exploits de son héros, la fonction de l’historien est au contraire de prendre une distance critique par rapport à l’acteur, si important soit-il. En ce sens, mémoire et histoire s’opposent ; voilà pourquoi le dialogue entre témoins et historiens n’est pas toujours facile, parfois conflictuel. Certes, ils ont en commun la volonté de reconstituer le passé, mais ils le reconstruisent d’une façon différente.
3Les témoins, même s’ils s’en défendent – attention ! je suis historien, et donc partie prenante dans ce débat – ont tendance à vouloir ériger des monuments, voire les multiplier sous toutes leurs formes. Il n’y a rien de péjoratif dans cette observation. L’objectif légitime des témoins, et l’historien peut et doit le comprendre, est la reconnaissance par le présent et pour l’avenir de leur action ou de celle des grands acteurs avec lesquels ils ont collaboré, ainsi que la transmission d’un message qui donne sens à leur propre vie. Ainsi, la mémoire a une fonction identitaire, c’est-à-dire qu’elle crée des « mythes » pour forger des identités, l’identité d’un petit groupe, l’identité de groupes plus larges, comme l’identité nationale ou l’identité européenne. « Mythes » ne signifient pas forcément mensonges ou contre-vérités. Mythifier n’est pas nécessairement mystifier. Le mythe, parce qu’il est avant tout un récit, suit la logique de la narration et du plaisir partagé que celle-ci doit procurer à un groupe en quête d’identité ou de confirmation d’identité. Faire de Jean Monnet « un exemple » permet de rassembler du monde autour d’un homme, autour de l’Europe et d’une méthode de construction européenne, et, en même temps, de créer une identité de groupe, à la fois générationnelle et « européenne ». Tout n’est pas faux et tout n’est pas beau dans cette « belle histoire ». La « beauté > : dont celle-ci est parée ne tient pas forcément au contenu : le narrateur sait bien que son héros doit avoir aussi des défauts pour être héroïque, qu’il faut conter ses échecs pour mieux mettre en valeur ses réussites, et que la légende rose a besoin de la légende noire pour se fixer. C’est le sens révélé, le message délivré, la vie transformée en destinée qui font la « belle histoire », dont le but est de fondre dans une identité et une émotion collectives ceux qui la racontent et ceux qui l’écoutent. Quand le récitant prononce la phrase fatidique « Il était une fois... », ou une phrase similaire, on a le droit de frissonner de plaisir, car l’on sait que commence ainsi une histoire qui, à travers l’unicité du ou des personnages, l’unicité du temps raconté, recherchera l’exemplarité et mettra en mouvement toute une série de symboles sachant plaire à un inconscient à la fois individuel et collectif.
4« Il y a très exactement cent ans, le 9 novembre 1888, Jean Monnet naissait à Cognac, en Charente, et sa vie qui fut longue et féconde raconte comment un petit provincial de Saintonge devint le premier citoyen de l’Europe ». Cette première phrase de l’allocution de François Mitterrand, à l’occasion de la panthéonisation de Jean Monnet et de son centenaire, le 9 novembre 1988, est significative. Selon ses dires, ce n’est pas lui, l’officiant, qui raconte la vie de Jean Monnet, c’est la vie de celui-ci qui, d’elle-même, « raconte » l’ascension de Jean Monnet, comme inexorable, automatique et exemplaire. Il n’est pas besoin d’ajouter que le président est également charentais et que tous les processus d’identification sont possibles :
5« On ne comprendrait pas Jean Monnet sans une référence permanente au paysage de son enfance, à la nature de son sol, à un certain type de société où coopèrent depuis des générations viticulteurs, artisans, distillateurs et négociants, liés par une passion exigeante, scrupuleuse, celle de la qualité [...]. Le patient travail de la terre, le double passage dans les alambics, la lente maturation à l’ombre des chais de ces eaux-de-vie qu’on appelle « les belles au bois dormant », plus encore que pour une façon de faire témoignent pour une façon d’être. De souche terrienne, le père de Jean Monnet s’oriente vers le négoce. Pour vendre le cognac et plus encore imposer sur les marchés lointains une marque encore mal assurée, on voyage, on apprend les langues étrangères, on reçoit des clients venus des quatre coins du monde ».
6On sait que Jean Monnet a lui-même construit ce récit de ses origines dans ses Mémoires et a tiré un fil directeur de sa destinée en insistant sur l’ambivalence créatrice de l’image du cognac qui renvoie d’un côté à la terre, aux vertus paysannes, au réalisme, et de l’autre, au grand négoce, à l’ouverture sur l’océan, à l’esprit de négociation avec l’étranger. Prudence terrienne et ambition internationale sont ainsi inscrites dans le marbre du monument pour marquer le personnage, sa future méthode et le début de son épopée. Il n’est pas indifférent de voir le Président de la République française reprendre ces images en 1988. Outre la communauté personnelle d’origine et de cheminement qu’il entend suggérer, le maître de cérémonie – et c’est son rôle – fait tout pour que la collectivité nationale rassemblée se reconnaisse dans les vertus du panthéonisé : en parlant de l’enracinement terrien et de l’ouverture sur l’extérieur, c’est évidemment aussi la France que Mitterrand célèbre, tout à la fois vieille glaise nationale et patrie du père de l’Europe, antique terre de traditions et pays qu’il veut précisément ouvert et actif dans la construction européenne. Les belles histoires de héros servent à révéler les identités collectives et à leur montrer le chemin d’un avenir. Les témoins le savent et construisent souvent leurs récits sur le même mode. Il est important à leurs yeux de reconstituer la cohérence du personnage. Le Profeseur Henri Rieben l’a rappelé : Jean Monnet est un, et c’est cette unité de l’homme qu’il voudrait retrouver. Cette démarche est nécessaire pour mieux résumer le message et l’héritage qu’on veut attacher à la vie et à l’œuvre du héros. La cohérence du récit permet également de mieux le ritualiser. Il faut qu’il puisse aisément être répété, car la répétition d’une belle histoire, comme si elle était racontée à chaque fois pour la première fois, est à la base du plaisir que le groupe éprouve à se retrouver, à se reconnaître, à la base de l’identité collective sans cesse renouvelée. Cette identité collective peut être dans le cas de Jean Monnet soit celle du cercle d’amis, soit celle des militants européens, soit, plus largement, celle de la collectivité nationale ou de tous les Européens que l’on cherche à gagner dans cette bataille de mémoire.
7La mission de l’historien n’est pas de conforter une identité, mais de rechercher la vérité, ou plutôt de tendre à approcher la vérité. Il n’y parvient pas, bien entendu, car il n’existe pas de vérité historique totale. Mais cette quête, processus toujours inachevé, doit être, par définition, celle d’un esprit critique qui décape et déconstruit les mythes. L’historien est iconoclaste par essence. Même si, comme tout le monde, il aime les belles histoires, il a le devoir de ne pas s’en laisser conter, en tout cas, pas au point de les prendre pour argent comptant. Par exemple, l’image de l’ambivalence du cognac, à la fois terrien et atlantique, pour expliquer le parcours de Monnet, n’est pas forcément fausse et elle constitue évidemment une piste intéressante. Mais l’historien a le devoir d’y regarder de plus près, de se méfier des explications mono-causales, des déterminismes, des fausses cohérences qui donnent après coup un sens à une vie et cachent la complexité des tâtonnements et des processus de décision. Le mythe ne procède pas nécessairement du faux et le vrai peut être mythifié, c’est-à-dire exagérément grandi ou placé de telle façon dans un système de représentations qu’il induit une leçon, un message, dont le lien avec le but moral poursuivi est mieux établi qu’avec la vérité d’origine. C’est cette démarche téléologique du récit que l’historien doit casser, cette démarche qui consiste à transformer un parcours en trajectoire, à tracer une ligne logique et éthique de la naissance de Monnet jusqu’à sa mort, voire au-delà de sa mort, jusqu’à l’achèvement voulu de l’unité européenne. Il est important aussi que le chercheur fasse la chasse aux anachronismes, reconstitue exactement la chronologie, veille que l’on ne prête pas à Jean Monnet, à telle date, une idée qu’il a eue plus tard. De même, il est nécessaire qu’il procède à la relecture critique de certaines des belles affirmations reconstruites par Jean Monnet a posteriori dans ses Mémoires. L’historien doit précisément croiser les mémoires et n’en suivre aucune aveuglément, recouper les sources, confronter témoignages oraux, lorsqu’il a la possibilité de les recueillir, et traces archivistiques de toutes sortes. Au cours du présent colloque, à l’engagement européen du Père de l’Europe, Philippe Mioche a très heureusement appliqué la célèbre formule utilisée pour définir la « femme » : « On ne naît pas Européen, on le devient ». En effet, « l’Europe » n’est pas une donnée immédiate de la conscience des Européens, pas même chez Jean Monnet. Très tôt doté d’une sensibilité internationale, il est devenu « Européen » tardivement, après tout un cheminement complexe. Autre exemple, Philippe Vial a montré que la ligne « d’inspiration » entre le Plan Schuman et le Plan Pleven, tous deux « inspirés » par l’« Inspirateur », était moins droite qu’on ne l’a cru : Monnet envisage d’abord en août 1950 la solution d’une organisation atlantique intégrée et c’est le refus des Américains et des Britanniques qui l’a conduit, par défaut, au projet d’armée européenne.
8Dans ces actes critiques, l’historien du temps présent peut agacer le témoin. Surtout dans sa phase de recherche, au cours de laquelle il enquête, fouine, décortique les petits faits, fait des plongées en profondeur, morcelle Monnet dans une pluralité infinie de facettes différentes. Katharina Focke dit à juste titre qu’elle a du mal à reconnaître son Jean Monnet dans les analyses des chercheurs, qui se noient dans les détails et semblent oublier la personnnalité de l’homme qui est au centre de la recherche. Jacques-René Rabier compare le travail de l’historien à celui du chirurgien, voire du charcutier, qui découpe son sujet en tant de morceaux qu’il doit veiller, après l’analyse, de ne pas oublier l’ensemble, la synthèse. Empêcheur de mythifier en rond, l’historien est aussi un coupeur de cheveux en quatre. Ce défaut est sans doute nécessaire au moment où il cherche. Certains moments de son enquête le conduisent à ce type de questionnements pointus. Pour lui, un colloque est un moment privilégié pour approfondir sa connaissance. Son objectif est d’en savoir plus, toujours plus, d’apprendre du nouveau, même s’il s’agit d’un détail dérisoire. Le témoin, lui, dans son combat existentiel et rituel contre l’oubli, se sent incompris, veut se rassurer et préfère répéter l’essentiel comme s’il était dit pour la première fois, pour être sûr qu’il n’échappera pas à la mémoire collective, même si déjà plusieurs kilomètres de livres en font déjà état. Le malentendu doit être provisoire, doit être dépassé. Car le témoin peut attendre de l’historien qu’après l’analyse vienne le temps de la synthèse. Quant à l’historien qui a la chance de pouvoir interroger les témoins, il recueille toujours des informations nouvelles qui satisfont sa soif de connaître.
9Oui, heureusement, ces deux légitimités qui parfois s’opposent se complètent toujours. Le dialogue entre historiens et témoins est nécessaire et fécond. Ils ont besoin les uns des autres. Les témoins espèrent voir dans les historiens le relais nécessaire dans leur combat pour la survie du souvenir. Pour l’historien, le témoin est irremplaçable : il apporte le vécu, la part d’authenticité introuvable dans les archives ; il permet de reconstituer en finesse la trame des processus de décision – qui a influencé qui ? qui a fait quoi ? –, ce sur quoi les sources écrites donnent rarement des renseignements.
10Jean Monnet se situe bien aujourd’hui entre mémoire et histoire. Il a connu le temps de la célébration, et même si celui-ci n’est pas terminé, le temps de l’historisation a commencé, c’est-à-dire le temps de la lecture critique de sa vie et de son œuvre à la lumière des archives écrites et du croisement des sources orales. Ce colloque arrive au bon moment et un de ses grands mérites est d’organiser la rencontre entre témoins et historiens de telle sorte qu’ils puissent se parler librement et franchement. Même si chacun garde sa fonction, l’influence réciproque est bénéfique. On a vu comment les témoins peuvent sortir de leur logique « identitaire » pour aider l’historien dans sa fonction critique. Des témoins d’ailleurs se transforment en bons et authentiques historiens. Il est important aussi que les historiens acceptent l’humilité, humanisent leur logique « véritaire » et ne mesurent pas seulement leur degré d’originalité et de crédibilité scientifique à leur seule capacité d’iconoclastie. Ils n’ont pas le monopole de la mémoire collective, même si la mémoire savante, qui en est une des composantes essentielles, en est aussi une garantie de survie. L’essentiel est de comprendre. Comme l’Europe, Jean Monnet est un et pluriel à la fois. Ensemble, essayons de comprendre l’unité et la pluralité du personnage.
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