Des conditions de Paix dans le monde
Note manuscrite, Alger 1943
p. 447-448
Texte intégral
1 Cette note manuscrite de Jean Monnet éclaire d’un jour nouveau ses préoccupations à la fin de la guerre. Monnet était conscient du poids nouveau dans les relations internationales des deux grandes puissances non-européens, de leur affrontement possible et du risque que l’Europe courrait à rester désunie. Ses critiques sur les deux systèmes, capitaliste et communiste, sont un témoignage intéressant sur son tropisme européen et sur le rôle original que l’Europe devrait jouer dans la paix qui se profile. La note qui provient des archives de la Fondation Jean Monnet de Lausanne ne porte aucune indication de date1. Compte tenu du contexte son établissement en 1943, à Alger, paraît le plus probable.
2Le but ultime est une organisation du monde qui permette le développement maximum de ses ressources, leur distribution équitable à l’ensemble des hommes de façon à créer un état de bonheur et de paix dans l’ensemble du monde, et que cela se fasse dans des conditions qui permettent le développement maximum de l’individu.
3L’énoncé de cet objet amène à certaines conclusions générales dont il faut tenir compte et qui établissent les éléments du problème à régler.
4Il ne se sera pas possible d’établir lors de la prochaine paix des conditions définitives de paix dans le monde. Au mieux cette paix sera une étape, et c’est cela qu’il faut voir clairement. Si nous voyons que c’est une étape, nous nous efforcerons de rechercher les éléments fondamentaux dont il faut tenir compte et le « trend » dont il faut s’inspirer. Si nous croyons faire du définitif, alors nous aurons la même illusion que la Société des Nations a représentée et nous irons à la catastrophe, car dans le premier cas nous établirons des bases sur lesquelles nous nous efforcerons de construire en nous rendant compte de la relativité des éléments, mais aussi de l’importance des éléments essentiels et fixes.
5Dans le deuxième cas nous croyons que la solution donnée est quasi définitive et nous nous cachons la réalité, donnant à la solution qui n’est qu’une étape une valeur définitive qui l’amène inévitablement à l’échec, et le monde à la guerre.
6 Quid du but ultime :
7Une organisation mondiale dans laquelle les compartiments de souverainetés nationales n’existeront plus – un monde acceptant les mêmes lois appuyées par la même force, une production des ressources du monde poussées au maximum, la distribution équitable de ces ressources entre les hommes, la liberté de l’individu permettant son développement maximum.
8Quels sont les obstacles essentiels à l’accomplissement de ce but ?
9Le principe de souveraineté nationale et ce qu’il entraîne de conséquences dans le compartimentage du monde tant au point de vue économique que politique. Ce principe est soutenu par le monde entier.
10Le système capitaliste qui ne permet pas le « planning économique de production » indispensable au développement maximum des ressources et à leur distribution équitable. Par contre, le système capitaliste préserve la liberté politique de l’individu – ce qui est essentiel – or ce système est soutenu par les États-Unis essentiellement et une partie importante du monde.
11Le système communiste qui permet le planning économique et la distribution équitable, mais qui empêche la liberté individuelle et politique – or ce système est le système de la force soviétique et à défaut d’une autre solution, le système d’une partie importante des forces ouvrières mondiales.
12Le danger immédiat est le maintien des souverainetés nationales, tout au moins pour la partie du monde qui forme la balance entre les deux pôles USA-URSS et qui se trouvera devenir l’objet d’offres d’alliances ou jouera un rôle de bascule par lesquels il pensera obtenir des avantages et qui entraînera sa perte car le choc futur des forces essentielles du monde entraînera définitivement dans l’abîme.
13Comme il n’est pas possible de changer les États-Unis et les Soviets sur le principe de la Souveraineté et sur leurs systèmes, il faut que la partie du monde (l’Ouest de l’Europe) et en particulier la France aide à la solution de ce problème dont dépend son existence même et qui, si elle lui donne une solution, entraînera graduellement le monde entier vers une transformation qui équilibrera les forces diverses du monde en les faisant se joindre dans un même système.
14Pour cela il faut un système universel qui permette la coopération de l’URSS et des États-Unis avec l’autre partie du monde dans les questions essentielles, et l’organisation de l’autre partie du monde dans la voie dans laquelle le monde entier ultérieurement entrera.
15Si nous avons bien vu cette voie, nous pourrons aider à l’évolution du monde vers la paix et notre première étape sera le premier pas sur une longue route dont le but sera indiqué – dont la méthode de transformation sera déjà suivie par la partie « libre » du monde, libre de système et de préjugés. Les URSS et les États-Unis sont des pays jeunes avec des ressources immenses et avec un « système » auquel ils croient. En réalité ces deux systèmes comme nous l’avons montré ci-dessus ont des vices essentiels.
16Leur développement amènerait inévitablement un choc fatal pour le monde. Leur évolution amènerait le progrès et la paix dans le monde. C’est la voie que doit indiquer le monde « libre » en même temps que l’organisation universelle permettra la collaboration croissante des USA et des URSS.
17Pour cela il faut une Europe de l’Ouest qui règle entre ces pays la question de souveraineté, de droit international, de force internationale, de planning économique, de répartition des ressources, de la liberté politique des individus.
Notes de bas de page
1 FJME, AME 56/1/1.
Auteur
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