Jean Monnet, entre mémoire, célébration et Histoire
p. 435-438
Texte intégral
1 « Visionnaire pragmatique »1 selon l’expression de Jacques Delors ou « révolutionnaire pacifique »2 pour François Fontaine, beaucoup s’accordent aujourd’hui à faire de Jean Monnet l’un des grands hommes de ce xxe siècle. Sans paraître au premier plan de l’action politique, il a eu en effet sur les événements et sur les décisions une influence capitale. Au fil des années, il est notamment devenu un des personnages-clé de la construction européenne.
2Les maximes de Jean Monnet, simples et efficaces, sont bien commodes et chacun y va de sa petite citation pour illustrer un manuel, une brochure, une exposition à thématique européenne « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes », qui figure en 1976 en exergue des Mémoires de Jean Monnet, est sans doute l’une des plus connues. « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » connaît également un franc succès à la seule réserve près que Jean Monnet ne l’a jamais écrite ou prononcée.
3Pourtant, lorsqu’on juillet 1988, un Charentais, François Mitterrand, décide de rendre hommage à un autre Charentais, en proposant le transfert de ses cendres au Panthéon, Jean Monnet fait dans l’opinion publique piètre figure : en septembre 1988, 56 % des Français sont incapables de dire qui est Jean Monnet et 24 % sont convaincus qu’il s’agit d’un peintre3.
4Cent ans après sa naissance Jean Monnet allait donc être précipité dans l’arène des grands hommes, devenir le « Père de l’Europe ». Alors que depuis quelques années déjà, l’Europe citoyenne est un thème à la mode, la Communauté européenne est en quête d’identité, de symboles. Depuis 1986, les citoyens européens ont un drapeau, un hymne, une fête de l’Europe (la Saint Schuman chômée par les hauts fonctionnaires européens, le 9 mai de chaque année), mais il nous manquait encore les héros, les figures de proue. Jean Monnet en avait toutes les qualités : homme d’action et de volonté, homme de l’union et du rassemblement, il ne s’est jamais revendiqué d’aucun parti.
5A l’Association des Amis de Jean Monnet, l’année 1988, décrétée « Année européenne Jean Monnet » est placée sous la devise : « Notoriété, pérennité ». L’homme de l’ombre se retrouve sous le feu des projecteurs : rues, places, établissements scolaires, centres culturels... adoptent sous l’impulsion de l’Association le nom de Jean Monnet ; colloques, inaugurations et manifestations diverses permettent de mieux faire connaître cet illustre inconnu dans la France entière et quelquefois au-delà des frontières.
6Tout au long de sa vie, Jean Monnet dispose d’un atout maître : son équipe, ses proches collaborateurs. Post mortem, on les retrouve, attachés à remplir une dernière mission : faire connaître Jean Monnet, l’homme et son message : « Seule la personne de Jean Monnet paie son tribut à la loi de l’oubli. Nous l’avions prévu, la mort est toujours suivie d’une phase d’éclipse plus ou moins longue – il faut peut-être cela pour que les hommes osent continuer l’œuvre d’un disparu. Plus les oraisons ont été grandioses plus le silence est profond. [...] Mais nous ne voulons pas nous satisfaire de ces hommages formels, timbres, médailles ou anniversaires. Il faut que le message lui-même reste vivant et continue à agir »4, écrit François Fontaine au professeur Henri Rieben en avril 1980. Parmi ses hommes dévoués dont l’histoire pour beaucoup reste encore à écrire, François Fontaine assumera la lourde tâche de rédiger le premier monument écrit à la mémoire de Jean Monnet : son autobiographie. Ces Mémoires constituent le premier ouvrage qui restitue la densité et la diversité de l’action de Jean Monnet. Elles révèlent à beaucoup des aspects très peu connus de sa personnalité.
7Sous la direction de Jean-Baptiste Duroselle, des historiens aideront François Fontaine à retrouver les traces de la mémoire du personnage. Pierre Gerbet, André Kaspi, Pascal Fontaine, Nicole Piétri et d’autres s’attachent à reconstituer la trame historique de la vie de Jean Monnet, ils effectuent pour cela un travail minutieux dans les archives. Mais une autobiographie n’est pas un travail d’historien, et les résultats de ces recherches n’apparaîtront pour ainsi dire pas dans la rédaction finale des Mémoires. Jean Monnet a souhaité retenir l’essentiel de son parcours et propose sa propre lecture des événements. Modestie, simplicité du langage et tranquillité de la conviction, les Mémoires de Jean Monnet sont un éloge de la volonté, une leçon de lucidité. Elles sont le bilan d’une vie mais aussi des leçons d’avenir pour les générations futures.
8Les Mémoires de Jean Monnet donnent pour la première fois une vue d’ensemble de sa vie et apportent de précieux renseignements sur ses méthodes de travail et sur sa philosophie politique. En ce sens, elles peuvent devenir un support nécessaire mais naturellement insuffisant pour l’historien.
9Vingt ans plus tard, deux biographies éclairent d’un jour nouveau le parcours de Jean Monnet. L’apport de documents nouveaux issus d’un long travail de recherche permettent de nuancer certaines périodes de la vie de Jean Monnet : les dessous du rendez-vous Jean Monnet/Viviani en 1914 ou les rapports de Gaulle/Monnet pendant la Seconde Guerre mondiale. Homme d’action déterminé et visionnaire, le Jean Monnet des Mémoires n’en est pas pour autant déboulonné.
10« Notoriété, pérennité » disait la devise de l’Association des Amis de Jean Monnet en 1988. Deux hauts lieux assurent aujourd’hui la pérennité de la mémoire de Jean Monnet : la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, dépositaire des archives de Jean Monnet et la Maison de Jean Monnet perdue dans les Yvelines et ouverte au public depuis 1982. Deux lieux qui entretiennent, chacun à leur manière, une mémoire vivante du personnage.
11La Fondation Jean Monnet pour l’Europe en ouvrant ses archives aux chercheurs du monde entier permet à chacun de renouveler ou de compléter son approche de la construction européenne grâce à un fond d’archives d’une richesse impressionnante. Aujourd’hui plus de 130 chercheurs européens pour les deux tiers, mais aussi américains ou asiatiques ont pu avoir accès aux archives que Jean Monnet a souhaité léguer, un an avant sa mort5 au Professeur Henri Rieben avec pour mission d’en faire le noyau d’une mémoire vivante de la réconciliation et de l’union des Européens6.
12Quant à la Maison de Jean Monnet, des conférenciers consciencieux y prêchent la bonne parole à plus de 20 000 personnes chaque année dont près de 90 % de jeunes scolarisés. Commentaires sonores et film « laudatif » et « mélioratif » relevait, à l’issue de sa visite, une jeune lycéenne. Il est vrai qu’une personne avertie peut s’agacer ici d’une histoire un peu trop lisse et trop subjective. Trop souvent les biographies de nos grands hommes ressemblent à des vies de saints au risque de devenir des images pieuses. Au temps de la célébration devait succéder donc le temps des historiens. A travers ces « images d’une vie », ils devaient retrouver la part de l’histoire et la retranscrire dans sa réalité moins linéaire.
13Les années 80 ont marqué les débuts d’une véritable recherche sur la construction européenne. Trente ans après le 9 mai 1950, les archives nationales et communautaires s’ouvrent progressivement offrant autant d’occasions de recherches pour les historiens. Des documents inédits permettent une confrontation régénérée avec les prises de positions et les commentaires des « témoins » et des « acteurs ».
14En janvier 1982 se constitue d’ailleurs un groupe de liaison des professeurs d’histoire contemporaine auprès des Communautés. Il a notamment pour mission « d’aider à une meilleure utilisation par les chercheurs des moyens de recherches mis à leur disposition (archives, sources orales...) et « d’encourager des rencontres scientifiques afin de faire le point sur les connaissances acquises et de susciter de nouvelles recherches ». C’est ainsi que sous l’impulsion de certains professeurs de jeunes générations de chercheurs ont pu orienter leurs recherches vers l’histoire de la construction européenne mais aussi vers le rôle de certaines de ces grandes figures, dont Jean Monnet. Au cours des années 80, trois grands colloques permettent de confronter les points de vues des historiens européens et de renouveler grâce à l’apport décisif des archives nationales des Six mais aussi des archives anglaises et américaines les approches que l’on se faisait des débuts de la construction européenne.
15 L’histoire des « Pères fondateurs de l’Europe » apparaît alors un peu simplificatrice et semble même parfois nuire à une compréhension objective de la construction européenne. Si le 9 mai 1950 a le prestige de ces mythes fondateurs qui changent le cours de l’histoire, les origines de la construction européenne ne sont-ils pas beaucoup plus complexes.
16Au fil des recherches et des colloques, c’est aussi l’image de Jean Monnet qui se précise : derrière la légende Monnet, on découvre un homme aux réalités multiples faites de visions prophétiques mais aussi d’erreurs d’appréciation.
17Le colloque sur « La Relance européenne et les Traités de Rome » de mars 1987 vient par exemple nuancer le rôle du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe et de son président dans la négociation des Traités de Rome. Christian Pineau, invité a témoigner, relate un entretien avec Jean Monnet qui a sans doute eu lieu au début de l’année 1956 : « Nous avons discuté du Comité d’action et du rôle qu’il pouvait jouer dans la négociation d’un futur traité et il m’a dit : « Vous devriez vous cantonner à Euratom pour le moment ; si vous entrez dans la négociation sur le Marché Commun, vous aboutirez à une impasse »7. Ce manque d’enthousiasme pour le Marché Commun qui constitue aujourd’hui la base de l’Union européenne n’apparaît pas de manière claire dans les Mémoires de Jean Monnet. D’autres exemples pourraient être cités qui soulignent la nécessité d’un travail sur la Mémoire mené par les historiens sur la base de sources d’archives multiples mais aussi de recoupements des témoignages des témoins et acteurs de l’époque qui permettent de compléter ce que les archives ne disent pas.
18Encore aujourd’hui, et ce colloque en témoigne, Jean Monnet n’a pas fini de susciter l’intérêt des historiens et il reste un champ de recherche encore très largement ouvert.
19Entre histoire et célébration, la vie de Jean Monnet permet une écriture de l’histoire de la construction européenne plus humaine, loin de la sécheresse et de la complexité de certains traités. C’est un angle d’approche parmi d’autres qui permet d’offrir aux citoyens une Europe accessible et vivante. Une Europe aux élans passionnés, avec ses personnalités marquantes, son enthousiasme épique, en bref tout ce dont nous manquons tant aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 Préface de Jacques Delors à l’ouvrage de Pascal Fontaine, Jean Monnet, l’Inspirateur Paris, Jacques Grancher, 1988.
2 François Fontaine, Jean Monnet, Lausanne, Centre de recherches européennes, 1963.
3 Sondage à la demande de l’Association des Amis de Jean Monnet.
4 Lettre de François Fontaine au professeur Henri Rieben, 11 avril 1980, archives François Fontaine.
5 L’acte de donation date du 29 septembre 1978, Jean Monnet y déclare faire donation irrévocable à la « Fondation Jean Monnet pour l’Europe » de l’ensemble de ses archives ; cf Réconcilier et unir les Européens, éd. par Henri Rieben, Lausanne, Centre de recherches européennes, 1995.
6 Note dans un agenda de Jean Monnet, 1er avril 1996, in ibid.
7 Intervention de Christian Pineau dans les Actes du colloque La Relance européenne et les Traités de Rome, sous la direction d’Enrico Serra, Milan et al., Giuffrè, 1989, p. 282.
Auteur
Doctorante en Sciences Politiques, Paris I.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016