Jean Monnet

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Gérard Bossuat
, 
Andreas Wilkens

Troisième partie. La part de Jean Monnet dans l’unité européenne

Jean Monnet et les sidérurgistes européens 1945-1955

On ne naît pas européen, on le devient...

Philippe Mioche

Texte intégral

1 Ayant à évoquer les relations entre Jean Monnet et les sidérurgistes européens, j’en suis venu à demander comment on devient européen, c’est à dire comment devient-on un acteur du processus historique qui se dessine à partir du 9 mai 1950. Ce faisant, il s’agit d’éviter l’écueil que représente une approche linéaire : J. Monnet a toujours agi comme un père de l’Europe, les sidérurgistes, plus spécialement les Français, ont été des moutons noirs de l’Europe. Il ne s’agit pas de nier l’existence de fil conducteur chez les hommes et les structures mais de se demander si les choses ne sont pas plus contradictoires, plus chronologiques et d’une certaine façon, plus simples. C’est dans l’air du temps, face à des questions concrètes, que les uns et les autres se déterminent aussi.

Entre août 1943 et avril 1949, quelle est la dimension européenne des réflexions et des actions de J. Monnet en direction de la sidérurgie ?

  • 1 Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 103.

2En matière de sidérurgie, J. Monnet a eu, rappelons-le, l’expérience silésienne. Il a eu à réfléchir sur du fer et du charbon, des patrons et des ouvriers de nationalités différentes qu’il fallait essayer de mettre en œuvre ensemble. Mais, précise-t-il, « les temps n’étaient pas venus, en 1921, pour une délégation de souveraineté »1. Il ne semble pas possible de conclure de l’expérience silésienne qu’elle a préparé la création de la CECA.

  • 2 Éric Roussel, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996, p. 395 ; souligné par nous.
  • 3 Fortune du 2 août 1944 : « For Monnet, as for most Europeans, the toughest questions of all are Ger (...)

3L’été 1943 à Alger, J. Monnet construit une vision stratégique pour l’Europe. Quelle place assigne-t-il à la sidérurgie ? Dans sa longue note du 5 août 1943 : il mentionne la « Constitution d’un État européen de la grosse métallurgie ». Devant le Général de Gaulle, il précise le 17 octobre : « Dans cette perspective, il faut donc lui enlever [à l’Allemagne] sa grosse métallurgie et créer un pays industriel européen composé notamment de la Ruhr, de la Sarre, de la Rhénanie, du Luxembourg et dont les productions sidérurgiques seront exploitées au profit de l’Europe entière pour les nations européennes elles-mêmes »2. De nouveau, il indique dans Fortune en août 1944 son projet d’une autorité européenne sur le charbon et le fer de la Ruhr (the great Rhine coal and iron fields)3.

4On notera que le projet d’« État européen de la grosse métallurgie » concerne les sidérurgies de la Ruhr, de la Sarre, de la Rhénanie, du Luxembourg et non pas celles de Wallonie et de Lorraine. Toutefois, il écrit « notamment », ce qui laisse la porte ouverte à d’autres interprétations.

  • 4 Étienne Hirsch, Ains : va la vie, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe et Centre de recher (...)
  • 5 Roussel (voir n. 2), p. 396 : « Il est patent que le grand débat sur l’Europe est déjà virtuellemen (...)

5En 1988, Etienne Hirsch nous a donné son témoignage, corroboré par de nombreux entretiens avec des historiens, je cite : « Un matin, je trouve Jean Monnet en profonde méditation devant une carte d’Europe posée sur son bureau et balafrée de traits de crayon. Me montrant la région de la Ruhr et de la Lorraine, il m’explique que de là venait tout le danger. (...) Pour empêcher un nouveau conflit, il fallait, sous une forme ou une autre, soustraire cette région aux deux pays qui, par trois fois en moins d’un siècle s’étaient affrontés »4. On comprend bien que la Sarre n’est pas loin de la Lorraine et que rétrospectivement, E. Hirsch ait pu avoir ce souvenir. Peut-on conclure que le projet d’État européen de la grosse métallurgie de 1943 annonce la future CECA5 ? Qu’il nous soit permis d’en douter. Si le projet d’État européen de la grosse métallurgie ne comporte pas la Lorraine (et la Wallonie), il s’inscrit dans une perspective de punition-réparation de l’Allemagne. Dans le cas contraire, il préfigure en effet l’esprit de la déclaration Schuman par l’adjonction de la Lorraine, la différence est essentielle.

  • 6 Lettre de P. Mendès France à Georges Suffert, le 19 mars 1963, Archives de l’Institut Pierre Mendès (...)
  • 7 On se rapportera par exemple à la belle analyse du livre de Léon Blum, A l’échelle humaine, par Wil (...)

6D’une façon générale, gardons-nous de remonter le temps à la lumière de ce qui s’est passé ensuite. Les projets de ces années 1943-1944 sont nombreux et s’inscrivent souvent dans une vision mondialiste dans l’attente d’une nouvelle organisation internationale. Rappelons, par exemple, que Pierre Mendès France a pu écrire en 1963 : « J’ajoute qu’en 1943-1944 à Alger, je n’ai jamais entendu, ni Monnet, ni Pléven parler de l’Europe... »6. En fait, on a parlé d’Europe, mais l’Europe qui s’est faite a été différente de celle dont on avait parlé7.

7Au cours de l’été et de l’automne 1943, J. Monnet a une belle vision de l’Europe, de son drame commun et de ses solidarités nécessaires. Cette vision est peut-être plus onusienne qu’européenne au sens que ce terme prendra dans le processus historique des années cinquante. Quant à sa vision de la sidérurgie européenne, elle s’inscrit plus dans une logique de réparation ou de prévention des conflits que dans une logique de coopération ou d’interdépendances économique et technique.

  • 8 Cahiers français d’information, « Le premier plan français de modernisation et d’équipement », n° 7 (...)

8Quand on étudie les débuts du Plan Monnet, de la fin 1945 à 1947, on est frappé de constater combien les préoccupations européennes semblent absentes des débats et des enjeux du Commissariat Général au Plan et du Plan de Modernisation et d’équipement de la France. Citons parmi mille autres exemples possibles la conclusion du rapport de janvier 1947 sur la sidérurgie : « Ainsi modernisée et rééquipée, la sidérurgie française qui a dû, en 1946, importer encore 500 000 tonnes d’acier retrouvera rapidement une marge d’exportation qui lui permettra d’amortir ses achats d’équipement à l’étranger, après avoir fourni à tous les besoins de la reconstruction »8.

  • 9 Philippe Mioche, Le Plan Monnet, genèse et élaboration 1941-1947, Paris, Publications de la Sorbonn (...)

9La position des patrons de la sidérurgie française est fondamentalement ambivalente à l’égard du Commissaire Général au Plan. Côté ombre, il y a la nécessité nouvelle de s’expliquer sur les projets industriels et de les justifier devant un organisme administratif. Il y a surtout les tentatives pour restructurer la sidérurgie en fermant quelques usines vétustes, tentatives que les patrons refusent avec succès au nom de la nécessité immédiate de faire du tonnage. Au point neutre, il y a l’augmentation de la production, 10, 12 peut-être 15 millions de tonnes pour laquelle l’approbation est unanime. Côté lumière, il y a la mission confiée à Eugène Roy, grand sidérurgiste lorrain, qui préside la Commission de modernisation de la sidérurgie, ce qui est très rassurant pour les autres patrons. Il y a l’accès au financement public que procure le label du Plan et, surtout, il y a la protection contre les velléités de nationalisation contre lesquelles la participation au Plan fait office de rempart. Au total, les sidérurgistes ont plutôt de nombreuses raisons d’aimer Jean Monnet et son action9.

  • 10 Gérard Bossuat, « La modernisation de la France (1945-1949) : une affaire européenne ? », in Patric (...)
  • 11 Alan S. Milward, « La planification française et la reconstruction européenne », in Bernard Cazes, (...)

10Comme l’a écrit G. Bossuat en parlant de J. Monnet : « En 1947, il n’a pas de projet d’intégration européenne, c’est un nationaliste ouvert au vent du large »10. Les travaux d’Alan Milward sont ici incontournables et il nous dit que : « C’est cette lutte acharnée contre un environnement complexe et parfois hostile qui finit par transformer le créateur d’un plan de redressement nationaliste en « Monsieur Europe »11.

  • 12 Monnet, Mémoires, p. 323.

11On observera en passant que J. Monnet ne participe pas au Congrès du Mouvement européen à La Haye les 7 et 10 mai 1948. Il écrit dans les Mémoires : « J’avoue que je n’y prêtais pas grande attention, et l’enlisement des résolutions enthousiastes qui devaient aboutir un an après à la formule du Conseil de l’Europe me confirma que cette voie conduisait à une impasse »12. Cette explication semble bien rétrospective. En avril 1948, il est aux États-Unis, mais cela ne suffit pas à expliquer son indifférence. Jean Monnet avait-il alors des préoccupations fédéralistes ou supranationales ?

  • 13 Entretien Mares/Hirsch, cité par Alexandre Bota, L’action européenne de Pierre Uri, Maîtrise de l’U (...)
  • 14 Pierre Uri, Penser l’action. Un fondateur de l’Europe, Paris, Odile Jacob, 1991.

12Il semble établi que jusqu’en avril 1949, le rapprochement européen n’est pas une préoccupation explicite de J. Monnet. E. Hirsch affirme dans un entretien : « Étant donné mes relations avec lui, s’il avait fait quelque chose, il m’en aurait parlé or, ce ne fût pas le cas. Tout a commencé en 1949 et cela s’est matérialisé avec la rencontre d’avril 1949 avec les Anglais »13. Cette chronologie est confirmée dans les Mémoires de Pierre Uri14.

  • 15 Roussel (voir n. 2), p. 643 : « Les milieux de la sidérurgie sont traditionnellement hostiles à la (...)

13Pourquoi voudrait-on sous-estimer le pragmatisme et le dévouement de J. Monnet. Il a la lourde tâche de préparer et de mettre en œuvre un plan national et il s’y consacre totalement. Pour lui, l’Europe n’est pas une idéologie, c’est une réponse. De ce point de vue, son itinéraire n’est pas aussi éloigné de celui des sidérurgistes qu’on le pense parfois15.

Paradoxalement, entre 1944 et 1949, les sidérurgistes parlent plus d’Europe que Jean Monnet

  • 16 Philippe Mioche, « Une vision conciliante du futur de l’Europe : le plan d’Alexis Aron en 1943 », i (...)
  • 17 « Organisation mondiale de la sidérurgie et situation de la sidérurgie française au sein de cette o (...)

14Il nous faut revenir sur un document précieux, le rapport rédigé par Alexis Aron en mai 1943 qui a fait l’objet d’une étude dans un précédent colloque16. Je n’en cite qu’un court extrait : « En dehors du châtiment implacable à infliger aux responsables du cataclysme actuel, et de l’expiation de tous les crimes accomplis, le futur règlement de la Paix peut s’inspirer de deux tendances ; imposer aux nations vaincues les conditions d’une extrême rigueur, destinées à les placer, pour un long avenir, dans l’impossibilité de déchaîner de nouveaux conflits ; envisager au contraire un traité de conciliation, en évitant de répandre parmi les populations des germes trop certains de redoutables réactions. La présente étude suppose exclusivement l’hypothèse de l’adoption de cette deuxième formule »17. Dans la suite de son texte rédigé clandestinement, ce sidérurgiste juif, victime des lois raciales, développe un projet d’organisation de la sidérurgie européenne fondé sur l’expérience de l’Entente Internationale de l’Acier. Deux aspects doivent être soulignés ici. Premièrement la concomitance chronologique entre ce texte et les projets de J. Monnet pour un État européen de la grosse métallurgie qui nous montre combien ce genre de démarche était « dans l’air du temps ». En second lieu, A. Aron insiste sur la nécessité absolue de ne pas faire une paix de revanche et il dit explicitement qu’il faut préserver pour l’essentiel l’intégrité de la sidérurgie allemande. C’est là une logique de la prévention par la coopération, très en avance sur le moment.

  • 18 L’écho de l’industrie du 15 février 1947, cité par Charles Barthel, « De l’entente belgo-luxembourg (...)
  • 19 André Philip, L’Europe unie et sa place dans l’économie internationale, Paris, PUF, 1953.
  • 20 Cf. la correspondance entre Walter Schwede, liquidateur des Vereinigte Stahlwerke, Jules Aubrun et (...)

15Pendant la période 1944-1948, les préoccupations et l’énergie des sidérurgistes européens sont tournées vers les questions intérieures. Dès 1947, cependant, on appréhende pour l’avenir quand finira la période trop faste de la reconstruction. Un dirigeant de la sidérurgie luxembourgeoise écrit « Le jour où le sellers’ market d’aujourd’hui, le marché où, en présence d’une demande démesurée, le vendeur règne en maître, aura fait place au buyer’s market, au marché sursaturé sur lequel, comme avant guerre, le client dicte sa loi, ce jour là nous réservera des surprises bien pénibles »18. Le moment semble venu avec un premier ralentissement des commandes en juillet 1948 et la réponse est bien entendu la préparation d’une nouvelle entente dont les premiers accords sont établis le 9 décembre 1948 entre Belges et Luxembourgeois. Mais la mise en œuvre effective de cette entente et a fortiori son élargissement aux sidérurgistes français et allemands est plus que laborieuse en 1949 et au début de 1950. Les Français traînent les pieds. Ils sont loin d’être d’accord entre eux, ils obtiennent, seuls, des résultats remarquables sur les marchés de la grande exportation. Elles doublent en 1948, 1949 et 1950, c’est ainsi par exemple qu’ils raflent le marché d’Amérique du Sud, enfin ils sont dans l’expectative au sujet des résultats de la politique allemande de la France. C’est l’épisode connu de la course de vitesse entre le cartel de l’acier et la déclaration Schuman19. En fait, les archives montrent que les hommes politiques se sont fait peur à bon compte, le cartel n’était pas prêt du tout20. Rappelons qu’A. Aron siégeait avec André Philip au Comité acier de la Commission économique pour l’Europe de l’Organisation des Nations unies. Rien ne permet de prouver qu’A. Aron ait fait part des projets et des difficultés d’ententes professionnelles à A. Philip, mais rien n’empêche de le supposer.

  • 21 Hirsch (voir n. 4).
  • 22 Dominique Barjot (éd.), Vues nouvelles sur les cartels internationaux, Caen, Edition-Diffusion du L (...)

16Peu avant la déclaration du 9 mai intervient ce que l’on pourrait appeler le « quiproquo de fin avril » (1950). A. Aron a été Commissaire provisoire de la Sidérurgie française et il est consulté par E. Hirsch sur le projet de Déclaration Schuman. Selon le témoignage de ce dernier, Aron a dit : « C’est cela ou la mort »21. Cette réponse est très compréhensible. Les sidérurgistes, et A. Aron en particulier, aspiraient à une régulation du marché européen pour la fin de la période de la reconstruction. La déclaration Schuman va dans le sens d’une régulation des marchés. Chaque forme de régulation des marchés est un cas d’espèce, le contenu et les modalités sont affaires de négociation22

  • 23 Monnet, Mémoires, p. 373.

17Les mémoires de J. Monnet donnent une version de la rencontre. « Hirsch, qui les connaissaient bien, ne s’était pas engagé sans quelques avis et, avant même le 9 mai, il avait, de sa propre initiative, pris un contact avec un des augures de la sidérurgie française en qui il avait toute confiance. “Il n’y a pas le choix, lui répondit cet homme sage, pour nous c’est cela ou la mort”. Nous ne pouvions faire état de ces assurances ni de celles que nous donnaient personnellement les dirigeants des Charbonnages, et nous les laissâmes protester que nous avions disposé d’eux arbitrairement »23.

  • 24 Jules Aubrun à J. Monnet, le 12 octobre 1950. Archives de la Chambre syndicale de la sidérurgie fra (...)

18Cet extrait autorise trois commentaires. C’est A. Aron, l’homme qui a fait dès 1943 un projet de coopération sidérurgique européenne qui est consulté et qui approuve. J. Monnet a tenté ultérieurement de se prévaloir de ce soutien. Ainsi, Jules Aubrun, Président de la Chambre syndicale de la sidérurgie française écrit à J. Monnet le 12 octobre 1950 : « Vous rappelez, dans votre lettre, que vous avez bien voulu associer Monsieur Alexis Aron à la préparation de la partie technique du Mémorandum, encore que ce document ne porte que des traces très modestes des idées de Monsieur Aron qui sont les nôtres »24. On notera que le Président de l’organisme professionnel reprend à son compte les idées d’A. Aron.

  • 25 Philippe Mioche, « Le patronat de la sidérurgie française et le Plan Schuman en 1950- 1952 : les ap (...)

19Enfin, la formule de J. Monnet « nous les laissâmes protester » révèle une stratégie politique de J. Monnet à l’égard des sidérurgistes qu’un précédent colloque a évoqué25. La virulente campagne menée par la Chambre syndicale de la sidérurgie contre le Traité de Paris avant sa ratification n’est qu’une petite partie de la réalité. Elle convient à J. Monnet qui peut ainsi positionner le Plan Schuman dans l’opinion publique à égale distance du Parti Communiste et de l’organisme professionnel l’héritier du Comité des forges dont la réputation n’est pas fameuse après la guerre. Elle n’empêche pas une partie de la profession menée par les sidérurgistes lorrains de se préparer positivement au marché commun du charbon et de l’acier. Elle prépare une négociation d’ensemble entre la profession et le gouvernement français qui débouche en 1951 sous le nom de plan de sept ans. Au nom de la nécessité de se renforcer pour affronter la concurrence, les sidérurgistes bénéficient d’importants financements publics pour leurs investissements.

  • 26 Lettre d’Ernest Mercier à Jules Aubrun, le 23 janvier 1952. Archives de la Chambre syndicale de la (...)
  • 27 Uri (voir n. 14).
  • 28 Tobias Witschke, Die Rekonzentration der deutschen Stahlindustrie in der Montanunion 1950-1960, Mag (...)

20Sur le fond, les sidérurgistes ne sont pas plus anti-européens que d’autres, certains contribuent, en 1952, au financement du Comité Paneuropéen de Coudenhove-Kalergi26. Ils le sont à leur façon, celle qui s’inspire de l’Entente. Toute la question pour eux est de savoir si le Traité va mettre en cause leurs ententes intérieures et en particulier le « Comptoir des produits sidérurgiques ». Or le Traité de Paris est ambigu à propos des ententes, les critiques américaines sur ce point27 comme l’interprétation que fait le Bundestag de l’article 6628 signalent cette ambiguïté.

Les chassés croisés de la CECA

21C’est en partie de cette ambiguïté que naît à partir de 1952 un réel apaisement des relations entre les sidérurgistes et le Président de la Haute Autorité. Mais elle naît aussi de la volonté de séduction de J. Monnet lui-même. Après avoir fort habilement utilisé l’opposition des sidérurgistes pour faire passer le Traité, il va les séduire pour favoriser le bon fonctionnement de la CECA. On a un premier exemple connu avec la nomination de Léon Daum à la Haute Autorité. Pour les sidérurgistes c’est un acte rassurant car L. Daum est un homme du sérail. L. Daum (1887-1966) est un héritier de la famille de verrier, il a des liens de parenté avec le Président Poincaré. Ingénieur au Corps des Mines, il entre dans la société sidérurgique de la Marine-Homécourt en 1921. Il est membre du Comité d’Organisation de la sidérurgie, puis président du comité acier de l’OECE, avant d’entrer à la Haute Autorité de la CECA (1952- 1959). Il doit une partie de sa nomination à l’influence d’Antoine Pinay, le maire de Saint-Chamond où est un gros établissement de la Marine-Homécourt.

  • 29 Déclaration de Henri de Wendel à la Commission permanente de la Chambre syndicale, le 18 janvier 19 (...)

22Dans un premier temps, L. Daum se considère lui-même comme un représentant, sinon un porte-parole de la sidérurgie française dans la Haute Autorité. Il répond aux félicitations de J. Aubrun : « Je compte sur eux [les collègues] et sur toi pour ne pas me laisser perdre le contact ». Il a le souci de signaler les emplois communautaires en perspective, afin que la Chambre syndicale présente des candidatures et pratique une politique de présence. Assez rapidement, les relations entre L. Daum et la profession se dégradent. Début 1953, H. de Wendel se plaint de l’esprit supranational de L. Daum et de J. Monnet : « Je regrette que les membres français de la Haute Autorité soient des supranationaux alors que leurs collègues étrangers sont constamment en liaison avec leurs industries nationales et les préviennent tôt des problèmes qui vont se poser »29. L’itinéraire de L. Daum est marqué à l’égard de la CECA par le passage de la réserve à l’adhésion. Son engagement dans la Haute Autorité l’a détourné de ses collègues, mais il ne semble pas que son rôle personnel ait été très important.

23On donnera un second exemple, inédit, de la volonté de réconciliation de J. Monnet. Il s’agit d’une conversation avec Jean Latourte, ancien secrétaire général du Corsid ; rapporteur de la commission du Plan Monnet, J. Latourte vient de prendre la direction de la Société Métallurgique de Knutange (Schneider). J. Monnet aurait souhaité lui confier la division acier de la CECA mais il décline la proposition. Sa description de la rencontre à l’intention de ses collègues sidérurgistes vaut d’être citée pour ce qu’elle montre de l’état d’esprit de J. Monnet en octobre 1952 :

  • 30 Compte rendu d’une conversation avec Jean Monnet, par Jean Latourte, le 6 octobre 1952. Archives de (...)

24« Sa conception de l’organisation des services de Luxembourg, calquée sur celle du “plan”, est basée essentiellement sur un petit état major, qui ne devrait pas atteindre 250 ou 300 personnes (...) dont l’élément directeur et animateur serait constitué par 10 à 12 fonctionnaires supérieurs dont il trufferait les dix sections spécialisées qu’il entend constituer (...). Son désir serait que chaque section lui soit rattachée directement, lui jouant le rôle de PDG, les autres membres de la Haute Autorité, dont plusieurs sont de “simple façade”, ayant une fonction analogue à celle d’un conseil d’administration. (...) Parmi les dix ou douze fonctionnaires supérieurs, il y aura cinq Français (Latourte-acier, Uri-économie générale, Couture-charbon, Hutter-transports, Goddet-juriste) Il a dit que le pool empêcherait les Allemands de dominer l’Europe, ce à quoi conduirait selon lui leur prééminence industrielle. (...) Il considère les “pouvoirs” qu’il détient comme des épouvantails inspirant une crainte salutaire et dont il est, par la suite, inutile de se servir (...). M. Monnet, très optimiste, considère qu’il faut encore deux ans pour réaliser une armée, une autorité politique et une monnaie communes à l’Europe, et dans cet ordre »30

25Il faut insister sur le fait que ce propos rapporté peut comporter de nombreuses inexactitudes tant sur la forme que sur le fond, mais il semble que ce texte illustre bien le désir de J. Monnet de rassurer et de séduire les sidérurgistes. Outre la proposition faite à J. Latourte, il y a la présentation de la CECA à la manière d’une entreprise légère qui ne se servira pas de ses pouvoirs de contrôle. En tout cas, la description de J. Monnet tourne le dos à la « dictature bureaucratique » dénoncée par certains sidérurgistes après la déclaration Schuman.

  • 31 Dirk Spierenburg, Raymond PoiDEVIN, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Ch (...)

26Ce n’est pas le lieu d’évoquer la chronique des débats économiques et techniques entre la Haute Autorité et les professionnels de la sidérurgie pour lesquels on se rapportera à l’ouvrage de référence31. On terminera en évoquant l’attitude des sidérurgistes français au moment du départ de J. Monnet fin 1954, début 1955.

  • 32 Biographie dans Philippe Mioche, La sidérurgie et l’État en France des années 1940 aux années 1960, (...)
  • 33 Rapport Mauchant du 14 novembre 1954. Archives de Pont-à-Mousson, PAM 19924.

27Après l’annonce du non-renouvellement de son mandat par J. Monnet, le 9 novembre 1954, le Président de la Chambre syndicale de la sidérurgie française, Pierre Ricard, s’intéresse vivement à sa succession32. En décembre, il a déclaré au comité directeur du CNPF que « Monnet construit la CECA sur le plan juridique, son œuvre est totalement nulle au point de vue économique ». Dès le 14 novembre, le représentant de la Chambre syndicale à Luxembourg, Mauchant, rédige un rapport de 11 pages : « Le départ de Jean Monnet ». Ce document d’informateur fourmille de détails inutiles et parfois douteux. Retenons néanmoins l’analyse de fond : « La Communauté Charbon/Acier, en tant que telle, n’a jamais intéressé M. Jean Monnet. Elle n’a jamais été pour lui qu’une première étape, destinée à préparer les suivantes ; à ce titre, elle l’intéressa tant qu’elle lui parut constituer, selon sa propre expression, “le ferment dynamique” d’une intégration élargie. Mais, réduite à elle-même, il l’a jugée dépourvue de sens. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre certains hauts fonctionnaires de la Haute Autorité, fidèles convaincus de leur Président et de sa doctrine, déclarer qu’il faudrait mieux faire sauter la CECA que de la laisser devenir un simple organisme international des industries du charbon et de l’acier »33. Il établit un tableau des rumeurs quant à la succession : Coppé et Etzel sont prêts et ils ne s’effaceront que devant Schuman, « parmi les noms avancés ici : Ricard, Picard, Marjolin, Armand ».

28A Paris, P. Ricard croit acquise la nomination de Paul Ramadier lors du conseil des ministres du 26 janvier 1955 et il s’en réjouit officiellement. Mais la chute du gouvernement Mendès France, le 5 février, modifie les données. J. Monnet souhaite conserver son mandat pour mieux agir en faveur de la relance. P. Ricard entretient des relations suivies avec Edgar Faure et il multiplie les critiques les plus vives contre J. Monnet afin d’accélérer son départ. Le 27 avril 1955, il écrit une lettre de cinq pages à E. Faure.

  • 34 Pierre Ricard à Edgard Faure, le 27 avril 1955. Archives de la Chambre syndicale de la sidérurgie f (...)

29« Mais sauf à porter la plus grave atteinte tout ensemble à l’efficacité de la Haute Autorité devant des problèmes urgents, et à la moralité des nouvelles institutions européennes, on doit tenir pour anormal que la tacite connivence des pays membres ait substitué une autorité de fait à une autorité de droit pendant une période qui dépasse déjà deux mois et demi et dont rien malheureusement n’annonce la fin prochaine »34. Selon nous, il envisageait alors soit de rentrer dans le gouvernement E. Faure soit d’être désigné à la succession de J. Monnet. Nous le savons, ces espoirs sont déçus par E. Faure et c’est René Mayer qui est choisi.

  • 35 « Loin de Messine », rapport Mauchant du 2 juillet 1955. Archives de Pont-à-Mousson, PAM 19924.

30Selon l’informateur de la Chambre syndicale à Luxembourg, J. Monnet aurait vivement critiqué la nomination de R. Mayer à sa succession. Le Président sortant considérerait en particulier que la formule de mise en congé de mandat parlementaire prévue pour R. Mayer n’est pas acceptable du fait du caractère supranational de la CECA. Par ailleurs, Paul Finet, proche de J. Monnet, s’inquiéterait de la politique insuffisamment social de R. Mayer. Ces rumeurs présentent peu d’intérêt, mais dans sa conclusion, l’informateur de la Chambre syndicale a vu juste : on n’en a pas fini avec J. Monnet : « Personne à Luxembourg ne semble croire qu’il va disparaître de ce qu’on pourrait appeler le “circuit européen”. Et, dans la mesure ou depuis deux ans leurs problèmes sont compliqués d’aspects politiques liés à la question de l’intégration “européenne”, dans la mesure où les gouvernements qui passent comprennent plus ou moins d’amis de J. Monnet, dans la mesure où l’Assemblée commune – dont le rôle semble grandir – n’est toujours pas insensible à certaines invites..., etc., certains se demandent si de temps à autre, plus ou moins directement, l’ombre de J. Monnet ne viendra pas encore préoccuper les professionnels du charbon et de l’acier »35.

31La position de certains sidérurgistes, en tout cas de la Chambre syndicale, connaît un intéressant chassé-croisé entre 1950 et 1955. Après avoir tenté de s’opposer à l’adoption du Traité, voila que Pierre Ricard se dresse en meilleur défenseur de l’institution, de son efficacité, de sa moralité. Bien sur il est animé par des ambitions personnelles, bien sur la volonté d’être dans l’institution peut recouvrir un désir de l’infléchir au gré de ses intérêts et de ses conceptions, mais le détour par l’opposition n’est il pas une voie de l’adhésion ? Le pire pour la CECA, ce n’est pas l’opposition critique, c’est l’indifférence. D’ailleurs certains patrons de la sidérurgie reprochent à P. Ricard son investissement personnel dans les débats de la CECA. Ainsi, l’attitude du Président de la Chambre syndicale, y compris la vindicte qu’il nourrit à l’égard de Jean Monnet, n’est-elle pas une belle victoire du premier Président de la Haute Autorité ?

32Cette étude très partielle des relations entre Jean Monnet et les sidérurgistes de 1943 à 1955 incite à proposer trois conclusions :

33Admettre que l’action et l’œuvre de J. Monnet ne sont pas en permanence portées par ce qui va suivre. Il a une grande aptitude à saisir ce qu’il y a de neuf dans les relations internationales mais il s’adapte à l’air du temps.

34Maniant tour à tour le froid et le chaud avec les sidérurgistes français, J. Monnet a instrumenté avec efficacité la représentation du Comité des forges et l’appareil corporatiste au profit du succès de la Déclaration Schuman et de la mise en place de la CECA.

35Comme groupe social, et encore moins comme individus, il est faux de dire que les sidérurgistes sont voués à l’hostilité à l’égard de la construction communautaire. C’est plutôt l’inverse, l’existence communautaire se nourrit des expériences du passé et en particulier de la tradition européenne des ententes.

36En paraphrasant Simone de Beauvoir, nous suggérons qu’on ne naît pas Européen, on le devient. Il convient d’ajouter que les voies pour le devenir ne sont pas impénétrables aux historiens, mais elles sont certainement innombrables.

Notes

1 Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 103.

2 Éric Roussel, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996, p. 395 ; souligné par nous.

3 Fortune du 2 août 1944 : « For Monnet, as for most Europeans, the toughest questions of all are Germany and European unity. Monnet would like to see Germany shocked and stripped of part of her industrial potential, with possibly the great Rhine coal and iron fields run by a European authority for the benefit of all participating nations, including eventually a demilitarized Germany. » La phrase est curieuse car il n’y a pas de fer dans la Ruhr, on y fabrique de l’acier.

4 Étienne Hirsch, Ains : va la vie, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe et Centre de recherches européennes, 1988, p. 79 ; cf. Roussel (voir n. 2), p. 392.

5 Roussel (voir n. 2), p. 396 : « Il est patent que le grand débat sur l’Europe est déjà virtuellement commencé. »

6 Lettre de P. Mendès France à Georges Suffert, le 19 mars 1963, Archives de l’Institut Pierre Mendès France, correspondances.

7 On se rapportera par exemple à la belle analyse du livre de Léon Blum, A l’échelle humaine, par Wilfried Loth, in René Girault, Gilbert Ziebura e.a., Léon Blum, socialiste européen, Bruxelles, Éd. Complexe, 1995.

8 Cahiers français d’information, « Le premier plan français de modernisation et d’équipement », n° 78, 15 février 1947.

9 Philippe Mioche, Le Plan Monnet, genèse et élaboration 1941-1947, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987.

10 Gérard Bossuat, « La modernisation de la France (1945-1949) : une affaire européenne ? », in Patrick Fridenson, André Straus (éd.), Le capitalisme français au xixe-xxe siècles, blocages et dynamismes d’une croissance, Paris, Fayard, 1987, pp. 307-325, ici p. 314.

11 Alan S. Milward, « La planification française et la reconstruction européenne », in Bernard Cazes, Philippe Mioche (éd.) Modernisation ou décadence. Contribution à l’histoire du Plan Monnet et de la planification en France, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 1990, pp. 77-115, ici p. 78.

12 Monnet, Mémoires, p. 323.

13 Entretien Mares/Hirsch, cité par Alexandre Bota, L’action européenne de Pierre Uri, Maîtrise de l’Université de Provence, 1997.

14 Pierre Uri, Penser l’action. Un fondateur de l’Europe, Paris, Odile Jacob, 1991.

15 Roussel (voir n. 2), p. 643 : « Les milieux de la sidérurgie sont traditionnellement hostiles à la CECA ».

16 Philippe Mioche, « Une vision conciliante du futur de l’Europe : le plan d’Alexis Aron en 1943 », in Michel Dumoulin (éd.), Plans des temps de guerre pour l’Europe d’après guerre, 1940-1947, Bruxelles, Bruylant, 1995, pp. 307-323.

17 « Organisation mondiale de la sidérurgie et situation de la sidérurgie française au sein de cette organisation. Directives à soumettre aux représentants de la France dans les futures négociations de paix », 112 pages dactylographiées, mai 1943.

18 L’écho de l’industrie du 15 février 1947, cité par Charles Barthel, « De l’entente belgo-luxembourgeoise à la Convention de Bruxelles (1948-1954) », in Michel Dumoulin, René Girault, Gilbert Trausch (éd.), L’Europe du patronat. De la guerre froide aux années soixante, Bem, Peter Lang/Euroclio Etudes et Documents, 1993, pp. 29-62.

19 André Philip, L’Europe unie et sa place dans l’économie internationale, Paris, PUF, 1953.

20 Cf. la correspondance entre Walter Schwede, liquidateur des Vereinigte Stahlwerke, Jules Aubrun et Jacques Ferry de février 1952 qui atteste de graves malentendus entre sidérurgistes allemands et français. Archives de la Chambre syndicale de la sidérurgie française, PR3 A.

21 Hirsch (voir n. 4).

22 Dominique Barjot (éd.), Vues nouvelles sur les cartels internationaux, Caen, Edition-Diffusion du Lys, 1994.

23 Monnet, Mémoires, p. 373.

24 Jules Aubrun à J. Monnet, le 12 octobre 1950. Archives de la Chambre syndicale de la sidérurgie française, PR2 B.

25 Philippe Mioche, « Le patronat de la sidérurgie française et le Plan Schuman en 1950- 1952 : les apparences d’un combat et la réalité d’une mutation », in Klaus Schwabe (éd.), The Beginnings of the Schuman Plan, Baden-Baden, Nomos, 1988, pp. 305-318.

26 Lettre d’Ernest Mercier à Jules Aubrun, le 23 janvier 1952. Archives de la Chambre syndicale de la sidérurgie française PR3 A. La Marine et Homécourt a versé 150 000 F.

27 Uri (voir n. 14).

28 Tobias Witschke, Die Rekonzentration der deutschen Stahlindustrie in der Montanunion 1950-1960, Magisterarbeit/Mémoire de Maîtrise, Universität Tübingen, Université de Provence, 1995.

29 Déclaration de Henri de Wendel à la Commission permanente de la Chambre syndicale, le 18 janvier 1953. Archives de la Chambre syndicale de la sidérurgie française.

30 Compte rendu d’une conversation avec Jean Monnet, par Jean Latourte, le 6 octobre 1952. Archives de la Chambre syndicale de la sidérurgie française, PR CECA 1.

31 Dirk Spierenburg, Raymond PoiDEVIN, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. Une expérience supranationale, Bruxelles, Bruylant, 1993.

32 Biographie dans Philippe Mioche, La sidérurgie et l’État en France des années 1940 aux années 1960, Thèse de doctorat d’Etat, Paris, Université de Paris IV, 1992.

33 Rapport Mauchant du 14 novembre 1954. Archives de Pont-à-Mousson, PAM 19924.

34 Pierre Ricard à Edgard Faure, le 27 avril 1955. Archives de la Chambre syndicale de la sidérurgie française PR 5 C.

35 « Loin de Messine », rapport Mauchant du 2 juillet 1955. Archives de Pont-à-Mousson, PAM 19924.

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