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Jean Monnet

 | 
Gérard Bossuat
, 
Andreas Wilkens

Deuxième partie. La paix par l’entente franco-allemande et atlantique

Jean Monnet et les chanceliers allemands de Konrad Adenauer à Helmut Schmidt

Hanns Jürgen Küsters
Traduction de Olivier Floc’hic

Texte intégral

1 Ses relations avec les chefs de gouvernement de la République fédérale d’Allemagne comptent parmi les aspects les moins connus des recherches sur Jean Monnet. Trois chanceliers fédéraux, à savoir Kurt Georg Kiesinger, Willy Brandt et Helmut Schmidt, ont pourtant été membres du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe. Il importe ici d’éclairer cette relation, et surtout les liens de Konrad Adenauer et Ludwig Erhard à l’égard de Monnet et son influence sur la politique allemande. Trois questions principales apparaissent alors : Quels points de vue communs mais aussi quelles divergences ont déterminé les contacts avec Konrad Adenauer ? Pour quelles raisons la relation avec Ludwig Erhard et Kurt Georg Kiesinger fut-elle si difficile ? Où se situaient les points d’accord et les divergences d’intérêt avec les chefs de gouvernements sociaux-démocrates Brandt et Schmidt ?

Adenauer – un député inconnu venu d’Allemagne

  • 1 Jean Monnet, Erinnerungen eines Europaers, Munich 1978, p. 348.

2Si l’on s’en réfère aux Mémoires de Monnet, celui-ci n’accordait après la Seconde Guerre mondiale que peu d’importance au mouvement fédéral européen, dont les débuts remontaient jusque dans les années 20. Parmi les participants au congrès européen de mai 1948 à la Haye, il connaissait certes des hommes politiques de premier rang tels Anthony Eden, Harold Macmillan, Paul van Zeeland, Paul Reynaud ou Pierre-Henri Teitgen. Mais d’autres personnalités inconnues de Monnet s’y étaient également réunies, dont un député du nom de Konrad Adenauer ou encore un professeur de droit de Francfort/Main s’appelant Walter Hallstein. De telles rencontres, au cours desquelles l’on s’efforçait de trouver des lignes d’action communes et l’on ratifiait des « résolutions enthousiastes » afin d’assurer la paix en Europe, n’avaient pour Monnet que peu de signification à l’époque1. En effet, les hommes politiques allemands et français, qui devaient par la suite devenir les parrains de la Communauté Européenne à sa naissance, accédèrent seulement à partir de 1948 à des positions politiques dirigeantes : Robert Schuman devint ministre des Affaires étrangères de la France en juillet 1948 et Konrad Adenauer premier Chancelier fédéral de République fédérale d’Allemagne en septembre 1949.

3Pour Monnet, l’ancien premier bourgmestre de Cologne était inconnu dans la politique étrangère lorsqu’il fut élu président du Conseil Parlementaire en septembre 1948. Sentiment sans doute partagé par Adenauer à son tour à l’égard de Monnet. Leur perception réciproque s’est brusquement modifiée en mai 1950 avec l’annonce du plan Schuman.

  • 2 Konrad Adenauer, Erinnerungen 1945-1953, Stuttgart 1965, p. 336.
  • 3 Entretiens d’information Adenauer-Fuerbringer, 8.2.1962, in Adenauer. Teegesprdche 1961-1963 (Adena (...)
  • 4 Entretiens d’information Adenauer-Cowles, Korry, 13.4.1962, ibid., pp. 171-175, ici p. 171.
  • 5 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 404.
  • 6 Ibid., p. 551.

4Dans ses mémoires, Adenauer a décrit les traits de caractère de Jean Monnet comme un « homme de grand talent économique et organisationnel, un véritable homme de paix, aux manières de négociation avenantes »2. Il était en effet un vrai français, heureux de vivre, optimiste3 et parfois même trop romantique et idéaliste4 au goût d’Adenauer. Lors de leur première entrevue le 23 mai 1950 à la Chancellerie à Bonn, Monnet trouva en Adenauer un homme retenu, profondément ancré dans sa foi catholique et adhérant à la politique d’entente5, pénétré de l’idée de la paix6 pour lequel il s’agissait de mener à bien une véritable refonte des relations franco-allemandes historiquement chargées.

  • 7 Note de Blankenhorn, Entretien Adenauer-Monnet, 23.5.1950, in Dokumente zur Deutschlandpolitik, sér (...)
  • 8 Projet d’une lettre d’Adenauer à Monnet, 16.6.1950, Stiftung Bundeskanzler-Adenauer-Haus, Bad Honne (...)
  • 9 Adenauer, Erinnerungen (voir n. 2), p. 427.

5Monnet n’en a pas moins été le premier représentant d’une des trois puissances occidentales victorieuses qui proposa, pour la première fois après la défaite de 1945, au chancelier de la République fédérale sous statut d’occupation l’égalité entre vainqueurs et vaincus au sein d’une Haute autorité supranationale pour le charbon et l’acier7. Ce geste impressionna durablement Adenauer. Au mois de juin 1950, celui-ci invita Monnet dans sa résidence privée de Rhöndorf8 Le chancelier n’avait pas non plus oublié que ce fut Monnet également qui le reçut personnellement à l’aéroport d’Orly lors de la première visite à Paris d’un chef de gouvernement allemand dans l’après-guerre en avril 19519.

  • 10 Ibid., p. 381.
  • 11 Réunion informelle avec rédacteurs en chef, 20.4.1951, in Adenauer, Teegesprache 1950-1954 (Adenaue (...)
  • 12 Entretien Adenauer-Haeger, Kern, 9.6.1952, ibid., pp. 311-314, ici p. 313.

6Très tôt, Adenauer comprit le faible soutien de politique intérieure sur lequel pouvait compter la politique européenne et allemande de Monnet et de Robert Schuman en France. Bien entendu, le chancelier apprécia les assurances de Monnet de soutenir les revendications allemandes d’une dissolution de l’autorité de la Ruhr10. Il pensait toutefois que Monnet se heurterait à un refus de l’industrie lourde française dans ses projets d’intégration11. Adenauer analysait ainsi la position délicate du premier président de la Haute autorité, dont l’influence sur la politique française devait apparemment varier12

  • 13 Adenauer-Heuss. Unter vier Augen. Gespràche aus den Gründerjahren 1949-1959 (Adenauer Rhöndorfer Au (...)

7Dans un entretien avec le président fédéral Heuss qui eut lieu six semaines avant la signature du traité sur la CECA, le chancelier présentait de façon explicite les difficultés qui étaient causées au gouvernement fédéral « dans tous les domaines par la France ». Et ce notamment pour ce qui était des consultations sur la Communauté Européenne de défense (CED). Le plan Pleven, vis-à-vis duquel Monnet aurait pris ses distances, « n’aurait été rien d’autre qu’une tentative impudente de restaurer l’hégémonie française en Europe »13. Adenauer exprimait ainsi une fois de plus clairement sa position selon laquelle la CED ne représentait en tout cas qu’une solution de rechange pour un cadre européen concernant le réarmement des Allemands, au cas où la meilleure solution – une intégration directe de la République fédérale dans l’OTAN – ne pouvait pas se réaliser d’emblée du fait de la critique massive exprimée par l’opinion publique française.

  • 14 Adenauer, Erinnerungen (voir n. 2), p. 161.

8Pour Adenauer, Monnet n’a pas seulement fortement œuvré à la redéfinition des relations franco-allemandes. Grâce à ses excellentes relations avec les cercles gouvernementaux américains, Monnet a également contribué à ce que les relations entre Adenauer et le nouveau ministre des Affaires étrangères américain John Foster Dulles soient marquées par une certaine confiance dès le départ14. Quelqu’un tel que Monnet qui connaissait la position sceptique du républicain Dulles à l’égard des Allemands et de la politique étrangère du Reich allemand depuis la Première Guerre mondiale pouvait se douter qu’une coopération sans accrocs entre les gouvernements de Bonn et de Washington n’irait en aucun cas de soi.

Convergences et conflits

9Adenauer et Monnet étaient d’accord sur toute une série de points ayant trait à leur appréciation de la situation internationale. Premièrement sur la nécessité de transformer les rapports entre les ennemis héréditaires français et allemands en point de départ de relations pacifiques normales des Etats en Europe ; en deuxième lieu, sur la volonté d’emprunter de nouveaux chemins sous condition que d’autres pays européens puissent s’y joindre ; en troisième lieu sur la reconnaissance que l’interpénétration économique et l’intégration des États représenteraient le point de départ approprié à la poursuite de l’union politique de l’Europe ; et enfin, en quatrième lieu, sur le fait que la Grande-Bretagne ne devait pas rester extérieure au système d’alliance européen, Monnet plus qu’Adenauer cherchant à renforcer les relations de l’Angleterre avec le continent.

  • 15 Ibid., p. 519.

10Mais il y eut d’importantes divergences de conceptions entre eux. Adenauer ne partageait par exemple en aucun cas le point de vue de Monnet et de McCloy sur la question de la Sarre, selon lequel il eut été faux de suspendre le règlement de ce problème jusqu’à la signature d’un traité de paix, car cela aurait signifié une plaie ouverte dans les relations franco-allemandes15. Adenauer cherchait à maintenir ouverte l’option d’une réunification de l’Allemagne, Sarre incluse, aussi longtemps que possible. Il ne pouvait accepter une solution définitive du problème de la Sarre que dans le cadre d’une alliance intégrée européenne ou rattachée à la République fédérale. Toute autre solution aurait sapé et décrédibilisé sa politique allemande.

  • 16 Lettre de Monnet à Adenauer, 31.5.1955, Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes, Bonn, B 10, vol. (...)

11Les discussions sur la « relance européenne » de 1955-1956 représentèrent un second domaine conflictuel. Il s’agissait en fait d’une éventuelle séparation des négociations sur les traités instituant la communauté Euratom et le Marché commun. Par déception concernant l’échec de la Communauté Européenne de Défense, Monnet avait renoncé début novembre 1954 à se représenter au poste de président de la Haute autorité en février 1955. Il comptait surtout sur l’appui d’Adenauer pour redonner un nouveau souffle au mouvement d’intégration. Mais la controverse au sein du gouvernement fédéral à propos de la méthode d’intégration à suivre – institutionnelle ou fonctionnelle – ainsi que les vives résistances du ministre de l’Économie Ludwig Erhard au concept d’intégrations partielles successives selon le principe de l’union du charbon et de l’acier aboutissant à un compromis qui s’exprima dans le mémorandum allemand présenté à la conférence de Messine début juin 1955. Le 31 mai, Monnet rappela à Adenauer la nécessité de transférer les compétences décisionnelles à une organisation supranationale. Il ne fallait pas revenir à une coopération économique d’États souverains16. Adenauer était prêt sur la base d’une loyauté qui lui paraissait évidente d’appuyer une deuxième candidature de Monnet, si le gouvernement français s’engageait également dans ce sens. Mais il avait du mal à convaincre Erhard de sa politique européenne. Tout comme Monnet, il était conscient – du fait de la position protectionniste en France – des chances de succès très limitées des discussions d’experts bruxellois.

  • 17 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 531 sq.

12Adenauer pariait sur l’intérêt de la France de s’allier avec l’Allemagne. Pour la majorité des Français, c’est du moins ainsi que Monnet jugeait la situation, le concept d’une communauté économique était cependant « nébuleux », alors que le concept de l’Euratom représentait une « idée claire et compréhensible »17. Certes, le chancelier se montra compréhensif pour la démarche de Monnet de septembre 1956 de conclure d’abord le traité sur l’Euratom et de débattre ensuite des conditions d’une communauté économique européenne. Mais Franz Etzel, Alfred Müller-Armack et Hans von der Groeben le mettaient en garde contre l’abandon du lien, décidé par le gouvernement en mai 1956, entre les deux projets européens.

13Certes, Monnet comprenait de façon fort pertinente le peu de volonté du gouvernement français de participer au Marché commun. Mais il ne pouvait pas prévoir l’impact décisif qu’aurait la crise de Suez de novembre 1956 sur la réussite des négociations des gouvernements à Bruxelles. Contre toute attente, le gouvernement Mollet se montra ouvert au compromis et ouvrit ainsi la voie pour la conclusion des négociations sur les Traités de Rome.

14Le problème non résolu de l’intégration de la Grande-Bretagne dans la Communauté Européenne devint un thème récurrent lors des entretiens d’Adenauer et de Monnet. Au début des consultations à propos du plan Schuman en 1950, ils regrettèrent tous deux l’absence des Britanniques. Il en fut de même lorsque le gouvernement d’Eden quitta la table de négociation bruxelloise en novembre 1955, quand la décision fut prise de poursuivre l’intégration économique sur la base d’un Marché commun avec comme noyau une union douanière plutôt que sur la base d’une zone de libre échange, moins contraignante pour les gouvernements.

  • 18 Lettre de Monnet à Adenauer, 13.8.1959, StBKAH III/5.
  • 19 Lettre de Monnet à Adenauer, 23.8.1959, ibid.

15La question britannique devint plus importante encore après l’échec des négociations sur l’instauration d’une zone de libre échange en novembre 1958 et à la suite du changement de l’appréciation des relations Est-Ouest au sein des puissances occidentales. Après que l’éclatement de la position occidentale ait été une fois de plus évitée de justesse lors de la conférence des ministres des Affaires étrangères de Genève en 1959, il s’agissait pour Monnet de préserver la bonne marche de l’intégration d’éventuelles répercussions négatives. « Si l’Europe ne témoigne pas maintenant de son unité », écrivait-il en août 1959 au chancelier fédéral, « alors le danger d’une dissolution de l’Occident existe. »18 Ce serait une tragédie. Monnet affirma la bonne volonté d’Eisenhower de partenariat avec l’Europe, au travers duquel la question anglaise pouvait être résolue dans le cadre d’une association. Quelques jours plus tard, Monnet précisa ces pensées en ce sens qu’il fallait arriver à des accords entre les États de la CEE, les États-Unis et la Grande-Bretagne, Commonwealth inclus, afin de supprimer les discriminations d’ordre commercial. Dans la voie d’une politique budgétaire commune, il serait également possible de mener une politique concertée entre États industrialisés face aux pays en voie de développement19. L’idée de Monnet déboucha sur une résolution votée par le Comité d’action le 19 novembre 1959 à Paris.

  • 20 Lettre de Monnet à Adenauer, 24.11.1959, ibid.

16Adenauer n’a jamais douté de la nécessité de lier la Grande-Bretagne au continent. Pourtant, il eut peu de succès avec cet argument lors de ses entretiens avec le premier ministre Macmillan à Londres le 17 novembre 1959, comme il le fit savoir à Monnet20. Le changement d’avis du gouvernement britannique de vouloir désormais intégrer la CEE, ne résolut cependant aucun des problèmes, mais plaça de nouveau les six états de la CEE dans la nécessité de réussir.

Adenauer et Monnet contre Erhard

17Nonobstant les questions internationales, Monnet a constamment pris en considération les débats de politique intérieure de la République fédérale et s’est rallié le plus souvent à Adenauer. Ce fut le cas dans la crise de présidence fédérale de 1959 lorsque le chancelier s’est fait prendre à son propre piège et renonça à sa décision de se présenter aux fonctions de président fédéral afin d’éviter qu’Erhard ne lui succède. Dans cette phase initiale de la CEE, un tel changement au sommet du gouvernement fédéral eut apporté un signal négatif à la poursuite de l’intégration à six. Monnet tenta tout ce qui était en son pouvoir pour éviter qu’Erhard ne fût le successeur d’Adenauer.

18Lorsqu’il rendit visite au chancelier en juillet 1959, il l’assura de toute la confiance que le gouvernement américain avait en lui, Adenauer. A l’inverse, Erhard était en train de mener aux États-Unis une campagne contre son propre chef de gouvernement. C’est la raison pour laquelle les milieux d’affaires, entendons les représentants du libre échange international, ne comprenaient pas la politique du chancelier. Parmi ceux-ci comptaient toutes les forces qui, aux États-Unis, avaient depuis longtemps compris que la coopération économique croissante des Six était sur le point de constituer une sérieuse concurrence pour les producteurs américains sur le marché mondial.

  • 21 Notes d’Adenauer, 20.7.1959, StBKAH III/57.
  • 22 Lettre d’Adenauer à Monnet, 23.12.1960, StBKAH III/5.
  • 23 Lettre de Monnet à Adenauer, 23.12.1960, ibid.

19La situation se compliqua encore davantage du fait de décisions au sujet de personnels européens à venir, qui allaient mettre le chancelier dans l’embarras. Certains milieux industriels de la Ruhr, qui étaient soutenus par le ministère de l’Économie, exigèrent du gouvernement fédéral la candidature du secrétaire d’État Ludger Westrick au poste de président de la Haute autorité pour le charbon et l’acier. Cela aurait quasi inéluctablement réduit à néant les chances d’Hallstein d’obtenir un second mandat comme président de la Commission de la CEE, car deux Allemands à des postes aussi exposés, cela était simplement impensable. Une candidature de Westrick n’entrait pas en ligne de compte, car Adenauer considérait le poste de président de la Commission comme étant le plus important politiquement. Il pouvait donc être certain que les « gens de la Ruhr allaient être réfractaires au Ministère de l’Economie » comme il l’affirma après la visite de Monnet le 20 juillet 195921. Adenauer savait apprécier à sa juste valeur la loyauté de Monnet. A la fin de l’année, il le désigna comme étant le « bon Ekkehardt de l’idéal européen »22, en sachant bien que Monnet avait, à l’occasion, tendance à voir l’union se réaliser plus vite dans ses idées qu’elle ne pouvait l’être dans la réalité. En fin de compte, les deux hommes savaient pertinemment qu’une entente entre les intérêts nationaux était la base même de l’unification européenne. Monnet, qui dans un premier temps ne saisit pas l’allusion à « Ekkehardt », chercha ensuite à renchérir et prétendit qu’Adenauer dans ses tentatives d’unir le monde libre serait un jour appelé « le George Washington de l’Europe »23. Que d’éloges ! Comme on le sait, ils sont l’élixir de la vie politique.

Adenauer – Kennedy et les efforts de médiation de Monnet

  • 24 Lettre de Monnet à Adenauer, 7.4.1961, ibid.

20L’échange réciproque d’informations entre Adenauer et Monnet a toujours été particulièrement précieux lors des changements de gouvernement aux États-Unis. Monnet remplissait les fonctions de canal d’information discret et de courroie de transmission entre décideurs européens et américains, familiarisait chaque partie avec les forces et les faiblesses des autres. C’est ainsi qu’il informa immédiatement le chancelier des impressions qu’il s’était faites du nouveau président John F. Kennedy, avant même que le chancelier ne se soit rendu à une première rencontre dans la capitale américaine. Un « homme simple, circonspect et direct » qui laisse ses collaborateurs s’exprimer mais se réserve le dernier mot, jugea Monnet. Monnet croyait que Kennedy, « homme d’action », s’entendrait également bien avec Adenauer, car les deux hommes avaient « la même jeunesse d’esprit »24.

21En cela, Monnet décrivait naturellement dans des termes aimables la quadrature du cercle. Car le vieux chancelier et le jeune président ne pouvaient être plus opposés dans leurs points de vue concernant les questions centrales des relations futures avec l’Union soviétique, le façonnage des relations Europe-OTAN et la politique concernant l’Allemagne. La seule lueur d’espoir pour Adenauer fut le retour de vieilles connaissances dans la politique étrangère américaine. John J. McCloy, premier haut commissaire américain en Allemagne, devait être responsable du domaine du désarmement, le dernier ministre des Affaires étrangères de Truman, Dean Acheson, – « nos amis » comme Monnet les appelait – devait jouer un rôle de première importance dans la politique de l’OTAN.

22Adenauer comprit également que les nouveaux maîtres à Washington étaient arrivés aux mêmes conclusions concernant les questions centrales de la relation Europe-OTAN que celles discutées ardemment depuis bien longtemps en Europe occidentale et considérées comme indispensables au bon fonctionnement de l’Alliance : à savoir une réforme radicale de l’OTAN avec l’objectif d’améliorer la coopération entre les pays de l’Europe continentale, la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada. La Communauté européenne constituait la charpente de ce projet et l’axe franco-allemand son noyau dur. Monnet fit savoir à Adenauer que tout le monde à Washington « en était convaincu – du président jusqu’au moindre exécutant du Ministère des Affaires étrangères américain ». Ce dernier point serait la condition de départ à une coopération à égalité de droits entre les États-Unis et l’Europe, car Washington ne voudrait pas coopérer avec une Europe divisée du point de vue de la politique commerciale. Le rapprochement économique devait être réalisé par le biais de la réforme de l’OCDE qui constituerait en même temps une base à la coopération raisonnable entre les Six puis les Sept. Mais à l’inverse, cela signifiait que les relations privilégiées entre Londres et Washington n’auraient plus d’avenir.

  • 25 Lettre d’Adenauer à Monnet, 28.4.1961, ibid.

23Après son séjour à Washington, Adenauer répliqua que Kennedy « lui aurait fait une excellente impression ». Et même si l’on allait probablement au devant de temps difficiles, écrivait-il à Monnet, « nous pouvons être confiants pour ce qui concerne les Américains »25. Ceux qui connaissaient Adenauer savaient que cela ne promettait que peu d’optimisme. Car le chancelier avait rapidement compris que la période Eisenhower appartenait au passé, la politique européenne des États-Unis était sur le point de changer radicalement. Et personne n’était capable de prédire les conséquences sur le processus d’intégration.

  • 26 Lettre de Monnet à Adenauer, 1.8.1961, ibid.
  • 27 Ibid.

24La vitesse avec laquelle la construction de la CEE s’est réalisée a certainement dépassé tout ce que Monnet avait imaginé à l’origine. La volonté d’intégration des Britanniques, qui devait se faire sur les mêmes bases d’égalité que celles qu’il avait proposées à Adenauer en 1950 l’a particulièrement réjouit26. D’après Monnet, le Royaume-Uni voulait se joindre à la CEE pour deux motifs. Il avait, d’une part accepté le fait que la politique d’équilibre sur le continent n’avait plus d’avenir et, d’autre part, la Grande-Bretagne ne pouvait plus influencer la politique de Washington comme par le passé. Adenauer comprenait tout à fait la nécessité de l’adhésion britannique, il doutait toutefois de la disposition des Britanniques à accepter les buts plus politiques de la Communauté des Six. Adenauer trouvait le motif de cette réticence essentiellement dans les relations de la Grande-Bretagne avec les dominions27.

  • 28 Ibid.

25Néanmoins, la question cruciale consistait en la position du Général face à la volonté d’adhésion des Britanniques. Monnet a très visiblement sous-estimé la persévérance de de Gaulle dans son Non à la demande britannique. Monnet disait à Adenauer que de Gaulle n’y songeait certes pas avec « un enthousiasme particulier », mais qu’il savait en tant qu’homme politique, « que l’on ne pourrait pas nager contre le courant, ce qu’il ne souhaitait d’ailleurs pas »28. On sait que cette appréciation ne s’est pas confirmée.

  • 29 Note de Bouverat, Entretien Adenauer-Monnet du 8.12.1961 à Bonn, 22.12.1961, StBKAH III/60.

26Adenauer et Monnet ne divergeaient parfois que faiblement dans leurs jugements sur de Gaulle. Du point de vue de Monnet, de Gaulle jugeait correctement les intentions soviétiques de diviser l’Europe mais il n’en tirait pas les bonnes conclusions. S’il fallait effectivement rester ferme dans la question de Berlin, Monnet était néanmoins disposé à négocier avec Moscou, sous réserve que les dirigeants soviétiques cessent leurs menaces. C’est ainsi qu’il analysa la situation face au chancelier en décembre 1961. Il considéra, en outre, qu’il ne fallait pas oublier que de Gaulle était soucieux de préserver une bonne entente avec le gouvernement fédéral. Car il n’y avait pas que les Français qui nourrissaient des peurs à l’égard d’un dérapage de la politique allemande face à Moscou. Adenauer savait précisément que la question de Berlin ne pouvait pas – ainsi qu’il l’exprimait – « être mise en bouteille comme un bon vin ». Ce qui revenait à dire : les Allemands ne pouvaient pas discuter de la question de Berlin séparément avec l’Ouest d’une part, et avec l’Union soviétique d’autre part. Mais pour Monnet, il s’agissait plus encore d’entraîner Adenauer à exercer, de concert avec de Gaulle, une pression sur les États-Unis Même si de Gaulle ne le reconnaissait pas à voix haute, pour Monnet il était clair que Washington, avec sa tendance à céder à Moscou, était en fait le maillon faible d’une alliance occidentale résolue. C’est la raison pour laquelle il fallait amener l’administration Kennedy à tenir bon dans ses négociations Est-Ouest. Mais Adenauer voyait plus loin et n’excluait pas le départ de de Gaulle au cours de son mandat, du fait de la crise en Algérie. Bien que de Gaulle eût encore quatre ans de mandat devant lui, Adenauer s’informa sans gêne aucune auprès de Monnet de la personne qui pourrait succéder à de Gaulle. Ce à quoi celui-ci indiqua sans ambiguïté Pinay comme héritier probable29.

Dissonances à propos du Traité franco-allemand

  • 30 Lettre de Monnet à Adenauer, 27.12.1961, StBKAH III/5.

27La situation des Occidentaux était entre autres embrouillée du fait des conflits au sein de la CEE. Au début de l’année 1962, c’était surtout la politique agricole commune qui causait du souci à Monnet, les points de vue allemands et français divergeaient fortement et ne devaient pas détériorer les relations bilatérales. C’est la raison pour laquelle Monnet invita le chancelier à ce que les Six s’entendent enfin sur les principes des décrets d’application. Finalement tout en dépendait : l’accord entre les États membres, la conclusion avec succès des négociations d’adhésion avec l’Angleterre et les concertations nécessaires avec les États-Unis30.

  • 31 Note de Bouverat, Entretien Adenauer-Monnet, 5.2.1962, StBKAH III/70.

28Lorsque Monnet repassa à Bonn quelque huit semaines plus tard début février 1962, le souci sur le développement politique futur de la Communauté le tourmentait. Après qu’Adenauer lui eut clairement fait comprendre qu’il continuait à poursuivre cet objectif, Monnet le pressa alors : le chancelier devait se faire comprendre à de Gaulle « à un moment précis ». Mais Adenauer n’y était pas prêt. Dans le fond, Monnet voulait convaincre le chancelier d’amener de Gaulle à ne pas s’opposer aux propositions de la commission d’études Fouchet. Adenauer serait le seul à pouvoir agir ainsi en face du Général. Monnet voulait en effet un accord sur les étapes vers l’union politique avant d’entamer les négociations d’adhésion avec la Grande-Bretagne, ce qui représenterait également un signal d’union de l’Europe occidentale à l’égard du gouvernement américain. Adenauer et Monnet étaient conscients du fait que les cercles gouvernementaux américains à Washington appuyaient encore le principe de l’unification européenne, mais craignaient de plus en plus la concurrence potentielle d’une Europe unie économiquement et politiquement, et donc renforcée. Peut-être Monnet surestimait-il ses entretiens de janvier 1962 avec Kennedy lorsque celui-ci lui donna l’impression que les États-Unis considéraient « désormais l’Europe comme une puissance qui devait marcher de concert avec eux ». Monnet soutenait « un partenariat équilibré entre l’Europe et les États-Unis et non pas une communauté atlantique dans laquelle l’Amérique serait la plus forte ». Appréciation « entièrement » partagée par Adenauer31. Mais les Américains étaient-ils prêts à un partenariat véritablement équilibré avec l’Europe occidentale ? Adenauer n’était pas le seul à en douter.

29Il continuait de se préoccuper de la stabilité de la Ve République. Il interrogea donc à nouveau Monnet à ce sujet pour savoir s’il croyait que « de Gaulle resterait à la barre », ce à quoi celui-ci répliqua clairement qu’« il n’en savait rien mais qu’il l’espérait ». Car, aux yeux de Monnet, une crise gouvernementale en France aurait encore aggravé une situation déjà confuse. C’est la raison pour laquelle il pensait qu’il fallait agir vite. D’abord, il convenait de contrer les efforts français visant à brouiller les négociations autour du plan Fouchet. En outre, il ne fallait pas toucher au fondement économique institutionnel commun de la CECA et de la CEE. Dans le cas contraire, un retour en arrière eut été déjà programmé. Monnet pressa Adenauer d’intervenir personnellement dans les négociations en cours à un temps donné. Certes, Adenauer laissa croire à Monnet, à la fin de l’entretien, qu’il agirait comme Monnet lui avait conseillé, mais il dit également qu’il allait réfléchir à ces suggestions ce qui ne l’engagea pas.

  • 32 Horst Osterheld, « Ich gehe nicht leichten Herzens... ». Adenauers letzte Kanzlerjahre. Ein dokumen (...)

30Les plus grandes divergences de vue entre Adenauer et Monnet sont apparues lors de la conclusion du traité franco-allemand. Mi-janvier 1963, Monnet tâchait encore de persuader désespérément Adenauer de conclure rapidement les négociations d’adhésion de la Grande-Bretagne. Il voulait amener le chancelier à conditionner la signature du traité franco-allemand à la poursuite des négociations avec la Grande-Bretagne, c’est-à-dire à lier les deux éléments32. Monnet argumentait en indiquant que Londres aurait d’ailleurs déjà accepté les traités de Rome, et en particulier les règles des prises de décision communes au sein du conseil de ministres, les tarifs douaniers communs ainsi que la politique agricole commune. Cela signifierait ni plus ni moins que Londres était prête à faire de larges concessions, en se liant au continent sans privilèges particuliers et en renonçant aux relations préférentielles avec le Commonwealth. Le seul point en suspens serait l’adaptation de l’agriculture britannique au Marché commun dans la phase de transition et la question de la zone de libre échange.

31Monnet fit tout pour ne pas faire échouer les négociations sur des questions qu’il jugeait secondaires. Adenauer, en revanche, ne le suivit pas dans cette voie. Que les négociations bruxelloises se poursuivent ou pas, Adenauer fit comprendre à Monnet qu’il était fermement décidé à signer le traité franco-allemand. « Pour apaiser les âmes », comme l’affirma Blankenhom plus tard, le chancelier aurait songé à charger la Commission d’établir un rapport sur l’état d’avancement des négociations et d’esquisser des propositions de solutions. Hallstein, qui était également présent lors de l’entretien, approuva la proposition d’Adenauer, mais il était sceptique quant au consentement des autres États membres si la France persistait à maintenir son veto.

  • 33 Note de journal, 20.1.1963, in Herbert Blankenhorn, Verstandnis und Verstandigung. Blatter eines po (...)
  • 34 Lettre de Monnet à Adenauer, 16.1.1963, StBKAH III/5.

32Monnet se montrait moins préoccupé par l’impact sur l’opinion publique britannique. Il était plus inquiet du fait que la signature du traité franco-allemand puisse être interprétée comme « un geste anti-britannique voire même anti-américain »33. Pour Monnet et Adenauer, l’union de l’Occident face à l’Union soviétique était aussi importante que la stabilité de la paix ou encore le partenariat avec les États-Unis. Mais si Monnet ne la concevait qu’avec la Grande-Bretagne34, Adenauer craignait que l’intégration de l’Europe occidentale ne soit autrement jamais réalisée.

33En outre, la question nucléaire non résolue pesait sur ces événements déjà complexes. Le fait que de Gaulle ait, peu de temps auparavant, présenté face à Kennedy pour la seconde fois la proposition d’un directoire-tripartite, qui avait déjà fortement agacé Adenauer à l’automne 1958, ne fit que renforcer les soupçons du chancelier. Mais il hésita finalement pour des raisons de fond à aborder la question face à de Gaulle : d’une part du fait de la discussion persistante au sein de l’OTAN quant à une possible Force Nucléaire Multilatérale (FNM) ; d’autre part, du fait du soutien apporté par de Gaulle pour contrer les tendances anglo-américaines de s’éloigner d’une ligne dure vis-à-vis de Moscou.

  • 35 Ibid.

34Monnet appuyait la FNM, qui lui semblait être la seule possibilité « de faire accéder l’Allemagne à l’égalité avec ses partenaires sans posséder de dispositif nucléaire national ». Il n’oubliait pas d’évoquer les chances de parachever l’unité allemande. Lorsque le partenariat aurait été réalisé, « alors les conditions nécessaires à la paix avec la Russie seraient remplies, une paix qui permettrait l’unité de l’Allemagne tout en conservant notre liberté »35. La raison était évidente : l’Union soviétique saurait alors qu’elle ne pouvait pas diviser l’Occident, dans le cas contraire, cet espoir pourrait renaître à Moscou. La concept de Monnet se concentrait sur certains points bien connus : la poursuite de la coopération franco-allemande dans un cadre européen ouvert à d’autres membres de la Communauté, entendons essentiellement la Grande-Bretagne, la conclusion rapide des négociations d’adhésion avec les Britanniques, ce qui signifiait finalement : l’intégration de la Grande-Bretagne et du Danemark dans la CEE, conclusion d’un accord d’association avec la Norvège et l’Irlande, qui pourraient à moyen terme entrer dans la Communauté, ainsi que la conclusion d’un accord commercial avec les États neutres. Tout cela renforcerait le partenariat équilibré de l’Europe occidentale avec les États-Unis et faciliterait le passage à la FNM.

35La rupture des négociations d’adhésion condamnait le concept de Monnet à l’échec. Adenauer voyait dans un traité franco-allemand la dernière bouée de sauvetage permettant des progrès dans les efforts d’intégration européenne. L’axe franco-allemand devait doter la Communauté de la stabilité politique. Monnet craignait au contraire que cela ne mette fin à l’ensemble des efforts européens d’unification et que la CEÉ ne se désagrège en un système d’alliances traditionnelles. La question de l’Angleterre non résolue, l’échec des efforts en vue d’un équilibre atlantique, ainsi que les questions de politique nucléaire en suspens firent sombrer Monnet dans le pessimisme.

  • 36 Kurt Birrenbach, Meine Sondermissionen. Rückschau auf zwei Jahrzehnte bundes-deutscher Auβenpolitik(...)

36En fin de compte, Adenauer et Monnet avaient conscience des conséquences néfastes des rivalités nationales. Ils voulaient empêcher cela dans leurs propres intérêts national et européen. Il ne devait plus y avoir d’hégémonie d’une puissance notamment allemande sur le continent ; mais pas non plus d’axe franco-allemand consacré par traité alors que l’adhésion de la Grande-Bretagne était rejetée. C’est la raison pour laquelle Monnet appuya massivement par l’entremise de Birrenbach et Wehner le vote d’un préambule au traité franco-allemand afin de garantir intact le partenariat entre l’Europe et les États-Unis36. A l’inverse, Adenauer considéra toute sa vie le préambule accepté par le Bundestag le 15 juin 1963 comme une délayage inutile du traité.

Monnet – Erhard

  • 37 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 570.

37La relation entre Jean Monnet et Ludwig Erhard n’était ni bonne ni mauvaise ; elle était tout simplement inexistante. Entre le pragmatique endurci et le dogmatique convaincu il n’y avait pas non plus de relation humaine commune, sur laquelle il y aurait pu vraiment y avoir une compréhension mutuelle à propos de l’évolution ultérieure de l’intégration européenne. L’entêtement avec lequel Erhard – pure figure symbolique de l’économie sociale de marché en République fédérale – présentait ses idées d’une zone mondiale de libre échange ne rentrait pas dans le concept du Français. Monnet connaissait trop bien les difficultés de l’économie et de la fonction publique enclines au protectionnisme dans son pays. Il ne pouvait donc pas comprendre pourquoi à cause du dogmatisme de libéralisation du commerce international, la faisabilité politique bien réelle d’une unification des États d’Europe occidentale devait être reléguée au second plan. Monnet avait déjà soupçonné Erhard à diverses reprises de ne pas avoir d’intérêt réel pour l’intégration européenne, ce que ce dernier contestait vigoureusement. Toutefois, Monnet tenait compte du fait qu’Erhard n’agissait pas pour des motifs nationalistes mais par conviction en macro-économie37.

  • 38 Entretien Erhard-Monnet, 30.10.1963, in Akten zur Auswdrtigen Politik der Bundesrepublik Deutschlan (...)

38Il n’est donc pas étonnant que l’influence de Monnet sur la politique allemande sous le gouvernement Erhard ait, en conséquence, été très limitée. Pourtant Monnet n’excluait pas de pouvoir gagner le soutien du nouveau chancelier si la Communauté Européenne prenait une forme solide et ouverte sur le monde. Lorsque les deux hommes se rencontrèrent le 30 octobre 1963 tout juste deux semaines après la prise de fonction par Erhard38, Monnet exposa qu’il s’agissait désormais de résoudre deux problèmes fondamentaux : la démocratisation progressive des institutions européennes et la préparation de l’Uruguay-Round dans le cadre du GATT. Le problème principal dans les deux cas serait la position du président français car « le gaullisme, c’est du nationalisme ». Au fond, Erhard ne voulait rien savoir du premier point. Il considérait certes que la fusion des exécutifs des trois communautés européennes, proposée par Monnet, était bienvenue, pour ajouter aussitôt « qu’une unification des traités pouvait avoir lieu ultérieurement. L’Europe ne tomberait pas de l’arbre telle une prune mûre, mais exigerait une décision politique à un moment favorable ». Pour le chancelier, le Kennedy-Round était beaucoup plus important et Monnet rapporta les intentions du gouvernement de Washington à ce sujet. Pour des raisons tactiques, il voulait lier les négociations sur les produits agricoles et les biens industriels. Une telle façon de procéder serait impossible, dans la mesure où seule une décision sur le tarif douanier devait être prise pour les produits industriels alors que pour les produits agricoles il fallait aborder les régulations de prix et les subventions. Afin d’éviter un échec au Kennedy-Round, Monnet suggéra de convenir de manière transitoire de garanties à l’importation pour les produits agricoles américains et d’entamer parallèlement des négociations sur l’abaissement des droits de douanes pour les produits industriels. Erhard approuva, car, selon lui, la CEE avec sa politique agricole commune ne devait pas rechercher l’autarcie, ce qui aurait été en opposition avec les Traités de Rome.

39Ce n’est pas un hasard si ce fut là l’unique entretien circonstancié qu’eut Erhard avec Monnet au cours de la période où il fut chancelier fédéral. C’est la raison pour laquelle celui-ci soigna encore plus que d’habitude les contacts avec des députés de premier plan de la CDU tels que Rainer Barzel ou Kurt Birrenbach avec lesquels il noua des liens en toute discrétion.

Kiesinger, de Gaulle et la question de l’entrée britannique dans la CEE

  • 39 Lettre de Monnet à Kiesinger, 5.10.1955 (copie en possession de l’auteur).
  • 40 Participation de Kurt Georg Kiesinger à la réunion du « Comité d’action pour les États-Unis d’Europ (...)

40Lorsque Kurt Georg Kiesinger devint chancelier fédéral de la grande coalition des chrétiens-démocrates et des sociaux-démocrates en décembre 1966, Monnet espérait avoir de meilleures chances d’influer sur la politique allemande. Ce souabe faisait partie des hommes politiques allemands qui s’étaient engagés dans la politique européenne dès les premières années de la République fédérale. De 1950 à 1958, il était membre de l’assemblée consultative du Conseil de l’Europe, et même son vice-président au cours des trois dernières années. Pour Monnet, Kiesinger comptait, dans le cadre de ses fonctions de président de la commission parlementaire de politique étrangère du Bundestag, parmi les parlementaires les plus importants au sein de la CDU/CSU et c’est la raison pour laquelle il devint également membre fondateur du comité d’action39. Par la suite, Kiesinger, même lorsqu’il était devenu ministre-président de Bade-Wurtemberg en 1958, participa régulièrement aux sessions du Comité d’action40.

41Visiblement, Monnet était parti du principe que Kiesinger le soutiendrait autant dans ses efforts d’intégration au niveau des gouvernements européens en tant que chancelier fédéral, qu’il l’avait fait comme parlementaire et membre du comité d’action. A l’automne 1967, Monnet fit pression par le truchement du comité afin de préparer le terrain à l’entrée de la Grande-Bretagne par le biais de résolutions dans les parlements nationaux.

42Kiesinger était également conscient du fait que l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE était incontournable à terme. Mais cette option aurait exclue une Europe unie sous la seule direction politique de la France. Kiesinger aurait finalement accepté une telle perspective car l’Allemagne ne pouvait pas prendre le rôle de leader. Il n’était pourtant pas disposé à se mettre de Gaulle à dos à cause de la question anglaise et, de fait, de remettre en question les relations franco-allemandes. Le chancelier posait d’autres priorités : il voulait avant tout remettre en ordre la relation avec Paris, ébranlée sous Erhard et Schrôder, et donner enfin vie au traité de l’Elysée tout en conservant les bonnes relations avec les États-Unis.

  • 41 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 621.
  • 42 Ibid.
  • 43 Reinhard Schmoeckel, ancien collaborateur personnel de Kiesinger a retenu dans une note concernant (...)
  • 44 Interview de l’auteur avec Kurt Georg Kiesinger, 28.3.1985, Fondation Jean Monnet pour l’Europe (FJ (...)

43Dans ses mémoires, Monnet caractérisa Kiesinger comme une personne qui possédait « plus de charme que de force, plus d’adresse que d’énergie » qui identifiait très bien les problèmes mais se montrait indécis dans ses actes41. Ce jugement sans fard remontait probablement à une visite de Monnet à Stuttgart le 11 juillet 1968. Il y rencontra selon ses propres expressions « le chancelier Kiesinger hésitant42 » qui ne voulait pas s’opposer aux Français sur la question anglaise. Celui-ci se souvint plus tard43 avoir demandé une fois à Monnet s’il aurait vraiment pu mener une autre politique dans l’état des choses de l’époque. Monnet aurait donné une réponse équivoque : « Non, vous ne pouviez pas44 . »

  • 45 Maurice Couve de Murville, Aufienpolitik 1958-1969, Munich 1973, p. 230.

44Kiesinger s’en tint à sa maxime : aussi longtemps que de Gaulle serait au pouvoir, ne pas risquer une rupture avec la France et ne pas donner son consentement à une construction européenne de rechange dans laquelle la France serait mise à l’écart. Il était d’accord avec son ministre des Affaires étrangères Brandt sur ce point. Cette position fut appréciée à Paris. Le ministre des Affaires étrangères Couve de Murville lui même reconnut plus tard le fait que le gouvernement fédéral tint « à ne pas agacer » le gouvernement français et « à ne pas entrer en conflit » avec son plus proche partenaire. Kiesinger ne manqua pas une occasion de le répéter. De son côté, Willy Brandt s’opposa constamment et avec succès aux efforts de certains milieux de commencer quelque chose à cinq avec le candidat (l’Angleterre), même si l’unité de la Communauté devait en pâtir »45. Kiesinger voulait avancer avec une grande prudence sur la question anglaise, notamment puisqu’il devait tenir compte de la dépendance de l’Allemagne à l’égard du gouvernement britannique dans la question allemande. De fait, Kiesinger n’a de son côté jamais pardonné à Monnet de s’être exprimé en faveur de la reconnaissance de la frontière Oder-NeiBe et de n’avoir fait, à son avis, que des déclarations purement formelles dans la politique de réunification. Mais de nombreux autres hommes politiques n’ont-ils pas agi de la même façon ?

Brandt et l’illusion de Monnet

  • 46 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 625.
  • 47 Lettre de Monnet à Schmidt, 22.10.1969, Friedrich-Ebert-Stiftung, Archiv der sozialen Demokratie, B (...)
  • 48 Willy Brandt, Begegnungen und Einsichten. Die Jahre 1960-1975, Hambourg 1976, p. 135.
  • 49 Willy Brandt, Erinnerungen, Francfort/Main, Zürich 1989, p. 454.
  • 50 Brandt, Begegnungen und Einsichten (voir n. 48), p. 135.

45Monnet était soulagé lorsqu’à l’automne 1969 la coalition SPD/FDP sous la conduite de Brandt/Scheel prit la relève du gouvernement Kiesinger/Brandt. Il croyait le nouveau chancelier fédéral capable de plus de hardiesse politique et de détermination mais aussi de générosité46, pour ne pas dire de plus d’indulgence. Dans une lettre adressée au président du groupe parlementaire SPD au Bundestag, Helmut Schmidt, Monnet pronostiquait « l’avenir dépend pour une large part des mesures qui seront prises par la nouvelle coalition » et il exprima clairement son orientation politique : « d’importantes possibilités s’offrent désormais à nous »47. Brandt comme Adenauer identifiait dans Jean Monnet « le Français typique ». Il le décrivit comme une sorte « d’ami paternel », dont l’attachement ne dépendait pas systématiquement des hauts et des bas des relations officielles franco-allemandes. Mais, les deux hommes n’étaient pas particulièrement proches. Brandt admirait surtout l’opiniâtreté de Monnet avec laquelle il poursuivait ses objectifs48, « qui ne se laissait pas décourager par les échecs » et qui était soucieux de donner les impulsions « plus en agissant en coulisses qu’en parlant à des pupitres ». Un homme « riche en idées » qui ne craignait pas « de tenir pratiquement toujours le même discours mobilisateur » tel un prêcheur dans le désert. C’est la raison pour laquelle Brandt comparait à l’occasion Monnet à Golda Meir. L’ambitieux social-démocrate de la fin des années 50 put apprendre de Monnet l’importance de la mise en scène appropriée. Il n’était pas rare à ses yeux que Monnet sache créer une nouvelle image « en utilisant les mêmes meubles agencés différemment »49. Brandt n’avait cependant pas peur de présenter des points de vue contraires. Il considérait que la conviction de Monnet selon laquelle l’intégration économique conduirait automatiquement à une intégration politique de l’Europe comme étant simplement une illusion50.

  • 51 Brandt, Erinnerungen (voir n. 49), p. 489.

46Une certaine défiance à l’égard de Monnet apparaissait chez Brandt lorsqu’il s’agissait des objectifs de la politique concernant l’Allemagne. A cet égard, Brandt n’était pas très éloigné de l’analyse sceptique de Kiesinger vis-à-vis de la position de Monnet. Brandt ne comprenait pas que Monnet puisse « très sérieusement » croire que « l’intégration de l’Europe occidentale puisse pour les Allemands de l’Ouest être un substitut convenable à l’obtention impossible de l’unité nationale »51.

  • 52 Ibid., p. 454 sq.

47Lorsque Monnet rendit visite au maire de Berlin de l’époque en 1963, les deux hommes étaient tous deux convaincus de la nécessité que la question de relations normales avec les pays d’Europe de l’ Est se poserait très prochainement. Brandt aurait vu d’un bon œil que Monnet considère également les pays nordiques. Mais il acquit la conviction que les Scandinaves étaient étrangers à Monnet52. Apparemment, Brandt ne savait rien des contacts de Monnet avec des industriels suédois.

  • 53 Brandt, Begegnungen und Einsichten (voir n. 48), p. 322.
  • 54 Brandt, Erinnerungen (voir n. 49), p. 456.

48Bien que la relation de Brandt avec Pompidou ait été mauvaise, Monnet respectait cependant la disposition du nouveau chancelier fédéral de risquer un nouveau départ à l’occasion du sommet de la Haye en décembre 1969. Monnet espérait, avec le soutien de Brandt, enfin résoudre la question anglaise et risquer l’entrée dans l’union économique et monétaire. Encouragé par Jean Monnet, Brandt proposa lors de la conférence la création d’un fonds de réserves européen53. Ce devait être la première étape de transfert des stocks de devises allemands dans un fonds européen, de communautariser l’administration des réserves de devises. L’objectif était d’empêcher les « risques inflationnistes ». Le Ministère des Finances et la Bundesbank ne voulurent cependant pas jouer le jeu tant que les modalités n’étaient pas arrêtées et qu’il n’existait pas d’instruments de politique monétaire commune54.

  • 55 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 637.
  • 56 Brandt, Begegnungen und Einsichten (voir n. 48), p. 326 sq.

49Pour Monnet, il était surtout important que les relations avec la Grande-Bretagne s’améliorent désormais progressivement et que le nouveau Premier ministre britannique Heath se montre disposé à entamer les négociations d’adhésion avec la Communauté Européenne55. Toujours est-il qu’il fut possible, au cours des deux années suivantes, de signer les traités d’adhésion, un compromis tacite entre Brandt et Heath ayant été trouvé : l’un soutenait la politique européenne britannique et l’autre l’Ostpolitik allemande et les deux hommes coopérèrent étroitement au sein de l’OTAN56 très conscients qu’ils ne voulaient pas à nouveau connaître une fronde française qui avait bloquée la politique européenne de nombreuses années.

  • 57 Ibid., p. 330.

50Brandt prêtait avec bienveillance l’oreille à la suggestion de Monnet57 d’intensifier la coopération politique entre les gouvernements européens et de tenir à cette fin des sommets chaque trimestre, au cours desquels les chefs de gouvernement de la Communauté Européenne pouvaient directement échanger leurs expériences. Monnet espérait ainsi à juste titre – comme le montrèrent les expériences ultérieures – des relations de confiance plus étroites entre les sommets des exécutifs ainsi qu’une certaine canalisation du processus de décision communautaire. Mais avant que les décisions arrivent à terme, il y eut à nouveau un changement de chef de gouvernement à Bonn en 1974 : Helmut Schmidt, ministre des finances depuis 1972, qui jouait depuis un certain temps déjà un rôle dominant dans la politique européenne des sociaux-démocrates, devint le cinquième chancelier de la République fédérale.

Schmidt et l’opérateur derrière la scène

  • 58 Interview de l’auteur avec Helmut Schmidt, 9.3.1988, FJM, Lausanne.

51Les relations de Schmidt et Jean Monnet n’ont également pas toujours été exemptes de problèmes. Avant même l’annonce du plan Schuman, l’homme du Nord avait fait la connaissance de Monnet en 1947/48 dans le mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe58. Du fait de la grande différence d’âge et de génération, le Monnet cosmopolite suscita, auprès du jeune social-démocrate, l’admiration pour sa clairvoyance politique. Il fut apparemment le premier homme politique français qu’il connaissait plus intimement.

  • 59 Lettre de Wehner à Schmidt, 1.6.1967, et lettre de Monnet à Schmidt, 31.5.1967, toutes deux AdsD, D (...)

52Peu de temps après la constitution de la grande coalition de la CDU/CSU et du SPD, Monnet reprit la suggestion de Wehner et de Brandt d’appeler le président nouvellement élu du groupe parlementaire du SPD en 1967 dans le comité d’action59. Celui-ci, qui apporta une attitude anglophile, connaissait très bien la politique anglaise et possédait d’excellents contacts au sommet du Labour. De plus, Schmidt faisait partie, dès le début, de ces sociaux-démocrates allemands qui étaient convaincus de la nécessité de l’intégration européenne.

  • 60 Interview de l’auteur avec Helmut Schmidt, 9.3.1988, FJM, Lausanne.

53Le jeune homme politique de la nouvelle génération, qui jamais ne manqua de confiance de soi, découvrit bientôt en Monnet un homme politique européen expérimenté qui n’opérait pas avec des solutions définitives mais sondait constamment ce qui était faisable et agissait de façon pragmatique, ce qui allait au devant du naturel de Schmidt. A ses yeux, Monnet était « l’opérateur derrière la scène », un homme sans mandat et sans puissance, qui recherchait des majorités politiques afin de réaliser ses plans60. Schmidt était particulièrement reconnaissant à l’égard de Monnet du fait que son réalisme et son influence sur la social-démocratie allemande auprès des principales figures des années 50, telles que Ollenhauer, Wehner et Erler, avait initié une certaine réorientation des idées selon laquelle la question allemande ne pouvait être résolue que dans un cadre européen et non pas comme un problème singulier. L’adhésion des sociaux-démocrates allemands au comité d’action symbolisa en effet une certaine ouverture du SPD aux objectifs de politique européenne des autres partis socialistes d’Europe occidentale.

  • 61 Lettre de Monnet à Schmidt, 21.9.1967, AdsD, Depositum Schmidt, vol. 5526.

54Le flux d’informations entre Monnet et Schmidt au cours de la seconde moitié des années 60 fonctionna pratiquement sans accrocs par le biais des activités parlementaires à Bonn. Monnet entretint également constamment des relations très étroites avec le chef du groupe parlementaire de la CDU/CSU du Bundestag Barzel, afin qu’aucun des deux grands partis allemands n’aient l’impression qu’ils n’étaient pas informés de façon symétrique61.

  • 62 Lettre de Monnet à Schmidt, 24.10.1068, et lettre de Schmidt à Barzel, 10.8.1967, ihid.
  • 63 Lettre de Monnet à Schmidt, 29.4.1969, et lettre de Schmidt à Weichmann, 17.3.1969, ibid., vol. 552 (...)
  • 64 Lettre de Schmidt à Monnet, 4.7.1969, ibid.

55En tant que membre du comité d’action, Schmidt était naturellement mieux à même de soutenir les idées de Monnet que comme chancelier fédéral. La correspondance intensive entre les deux hommes prouve que Monnet trouvait toujours une oreille bienveillante chez Schmidt lorsqu’il s’agissait de la question de l’adhésion de la Grande-Bretagne62. La relation s’assombrit toutefois lorsque Schmidt intervint en faveur d’une réunion du Comité d’action à Hambourg en mai 1969, ce qui aurait eu une signification particulière avant les futures élections législatives allemandes, réunion qui finalement n’a pas eu lieu. Les élections présidentielles françaises, qui se tinrent les 18 mai et 8 juin 1969, firent apparaître une telle réunion inopportune pour Monnet d’un point de vue français. A cela s’ajoutait une opération que Monnet devait subir en avril63. Lorsque la réunion du Comité d’action eut lieu mi-juillet à Bruxelles, Schmidt ne s’y rendit même pas64.

  • 65 Lettre de Monnet à Schmidt, 23.3.1973, ibid.
  • 66 Projet de télex de Schmidt à Monnet, sans date [avril 1973], ibid.

56Schmidt prit très tôt conscience du fait que, malgré une très bonne relation personnelle avec Giscard d’Estaing, les envolées de politique européenne suivies par Monnet ne pouvaient pas être appliquées aussi rapidement dans la pratique. A son avis, on ne pouvait pas se rapprocher de la construction européenne par de grands bonds, comme le voulait Monnet, mais par des petits pas négociés patiemment. La crise monétaire de 1973 en fut le meilleur exemple. Alors qu’il s’agissait pour Monnet de faire progresser la construction de l’union économique et monétaire et qu’il était prêt à faire des concessions à la lire italienne et à la livre anglaise, sous pression à l’époque, afin de les installer dans le système monétaire européen65, Schmidt prenait garde à ce que ce système tienne sur des appuis solides et acceptables internationalement. Aux yeux de Schmidt, on ne servait pas la cause européenne d’extension prioritaire des mécanismes de crédit alors que, dans le même temps, une meilleure concertation entre les politiques économiques, essentiellement les politiques budgétaires et de crédit, des membres de la Communauté Européenne faisait défaut. « Le financement généreux des soldes de la balance des paiements est dangereux », écrivait Schmidt à Monnet en avril 1973 au regard de la situation de crise « et risque de renforcer les poussées inflationnistes au sein de la Communauté sans que des progrès dans la politique d’intégration ne soient obtenus »66. Schmidt ne voulait par permettre une valse des étiquettes. Il aspirait à une communauté de stabilité et de solidarité dans un équilibre financier des pays membres car autrement il y avait un risque que celle-ci devienne une communauté d’instabilité, qui ne se trouverait pas politiquement.

  • 67 Lettre de Wehner à Monnet, 10.2.1973, ibid.

57Même Wehner pria Monnet d’apporter son soutien au ministre des Finances Schmidt qui se trouvait dans une situation difficile dans l’opinion publique ouest-allemande et de témoigner pour que l’on comprenne sur le plan international que Schmidt ne pouvait pas approuver la levée du contrôle du taux de change du mark67. Un succès limité fut que l’on réussit à conserver la stabilité de la politique monétaire entre les six Etats membres en réduisant les marges de fluctuation et, par là même, à créer pour la première fois une base plus solide pour les relations monétaires.

58Ce qui fut à l’époque discuté entre Monnet et Schmidt était au fond l’alternative classique dans la politique d’intégration européenne : soit accepter tacitement une stagnation de l’évolution européenne, soit réaliser quelques progrès et accepter de faire des concessions. Le ministre des Finances Schmidt n’avait pas d’autre solution que de rester ferme pendant la crise monétaire de 1973, et de demander de la compréhension auprès de Monnet. Mais pour celui-ci, les choses n’allaient pas assez vite.

  • 68 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 648.

59Au milieu des années 70, la relation entre le presque nonagénaire et le chancelier allemand devint, bien évidemment, moins étroite. En 1974, Monnet pensait devoir pousser le chancelier à créer le conseil européen68. Car comme par le passé, Monnet était fermement convaincu que la coopération en Europe occidentale devait être garantie au plus haut niveau possible sur le plan institutionnel, pour être effective politiquement et couronnée de succès. Mais depuis très longtemps, Schmidt était convaincu de la nécessité d’une coopération directe des chefs de gouvernement au sein de la Communauté Européenne.

  • 69 Interview de l’auteur avec Helmut Schmidt, 9.3.1988, FJM, Lausanne.

60Aux yeux de Schmidt, la contribution la plus importante d’un point de vue historique que Monnet ait apportée, consista en la transmission de la reconnaissance qu’une position hégémonique exercée par un État européen ne conviendrait jamais comme instrument de pacification et de bien être de l’Europe, mais que la paix et la prospérité pour l’ensemble des peuples de l’Europe ne pouvait être assurées que par la coopération entre partenaires égaux devenant une communauté69. Déjà en 1950, Monnet avait proposé l’égalité dans le partenariat à Adenauer. Tous les chanceliers fédéraux qui rencontrèrent Monnet au cours des années suivantes savaient cependant pertinemment que malgré tous ses sentiments européens, Monnet ne perdit jamais de vue les intérêts de la France.

  • 70 Télégramme de Monnet à Schmidt, 15.2.1977, archives privées d’Helmut Schmidt, Hambourg.

61Dans sa dernière lettre à Schmidt de février 1977, Monnet rappela que l’entente franco-allemande était la condition de base à l’intégration européenne. Pas résigné mais tenant compte des contraintes biologiques, Monnet ajouta que son âge l’empêchait de travailler à cet immense chantier de l’intégration européenne comme autrefois. Il fit remarquer à juste titre l’importance de la réconciliation franco-allemande : « Elle est aujourd’hui réalisée ». Et il ajouta : « Je crois que la direction est tracée »70.

Bilan

62Globalement, le rôle de Monnet dans la politique allemande et ses relations avec les chanceliers fédéraux allemands ont été marqués par trois facteurs fondamentaux :

63Premièrement, il fut l’un des principaux moteurs de la réconciliation franco-allemande pour des raisons nationales et européennes. Dans cette fonction, il fut utile à tous les chanceliers allemands.

64Deuxièmement, ils utilisèrent les contacts personnels avec Monnet pour faire progresser le processus d’intégration intergouvememental parmi les États d’Europe occidentale et de mener, dans le contexte Europe-États-Unis, une politique économique et de sécurité équilibrée habile. De cette façon, Monnet servit la concertation entre intérêts des puissances d’Europe occidentale face aux menaces d’une politique hégémonique américaine.

65Et troisièmement, les interventions de Monnet dans la politique intérieure allemande tout en respectant un subtil équilibre visaient également la coopération parlementaire transnationale. Les chrétiens-démocrates, les sociaux-démocrates et les libéraux en profitèrent dans les premières années. Monnet contribua ainsi avec son Comité d’action, et au delà des frontières partisanes, à lutter efficacement contre les pires réserves à l’égard de l’Allemagne et de l’intégration européenne.

Notes

1 Jean Monnet, Erinnerungen eines Europaers, Munich 1978, p. 348.

2 Konrad Adenauer, Erinnerungen 1945-1953, Stuttgart 1965, p. 336.

3 Entretiens d’information Adenauer-Fuerbringer, 8.2.1962, in Adenauer. Teegesprdche 1961-1963 (Adenauer Rhöndorfer Ausgabe, éd. par Rudolf Morsey et Hans-Peter Schwarz), présenté par Hans Peter Mensing, Berlin 1992, pp. 92-100, ici p. 95.

4 Entretiens d’information Adenauer-Cowles, Korry, 13.4.1962, ibid., pp. 171-175, ici p. 171.

5 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 404.

6 Ibid., p. 551.

7 Note de Blankenhorn, Entretien Adenauer-Monnet, 23.5.1950, in Dokumente zur Deutschlandpolitik, série II, vol. 3 : 1950, documents non publiés, éd. par le Ministère fédéral de l’intérieur, présenté par Hanns Jürgen Küsters, Daniel Hofmann, Carsten Tessmer, Munich 1997, pp. 791-794.

8 Projet d’une lettre d’Adenauer à Monnet, 16.6.1950, Stiftung Bundeskanzler-Adenauer-Haus, Bad Honnef-Rhôndorf (StBKAH), (NL) Konrad Adenauer 10.21.

9 Adenauer, Erinnerungen (voir n. 2), p. 427.

10 Ibid., p. 381.

11 Réunion informelle avec rédacteurs en chef, 20.4.1951, in Adenauer, Teegesprache 1950-1954 (Adenauer Rhöndorfer Ausgabe), présenté par Hanns Jürgen Küsters, Berlin 1984, pp. 57-84, ici p. 83.

12 Entretien Adenauer-Haeger, Kern, 9.6.1952, ibid., pp. 311-314, ici p. 313.

13 Adenauer-Heuss. Unter vier Augen. Gespràche aus den Gründerjahren 1949-1959 (Adenauer Rhöndorfer Ausgabe), présenté par Hans Peter Mensing, Berlin 1997, pp. 51-58, ici p. 56.

14 Adenauer, Erinnerungen (voir n. 2), p. 161.

15 Ibid., p. 519.

16 Lettre de Monnet à Adenauer, 31.5.1955, Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes, Bonn, B 10, vol. 902.

17 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 531 sq.

18 Lettre de Monnet à Adenauer, 13.8.1959, StBKAH III/5.

19 Lettre de Monnet à Adenauer, 23.8.1959, ibid.

20 Lettre de Monnet à Adenauer, 24.11.1959, ibid.

21 Notes d’Adenauer, 20.7.1959, StBKAH III/57.

22 Lettre d’Adenauer à Monnet, 23.12.1960, StBKAH III/5.

23 Lettre de Monnet à Adenauer, 23.12.1960, ibid.

24 Lettre de Monnet à Adenauer, 7.4.1961, ibid.

25 Lettre d’Adenauer à Monnet, 28.4.1961, ibid.

26 Lettre de Monnet à Adenauer, 1.8.1961, ibid.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Note de Bouverat, Entretien Adenauer-Monnet du 8.12.1961 à Bonn, 22.12.1961, StBKAH III/60.

30 Lettre de Monnet à Adenauer, 27.12.1961, StBKAH III/5.

31 Note de Bouverat, Entretien Adenauer-Monnet, 5.2.1962, StBKAH III/70.

32 Horst Osterheld, « Ich gehe nicht leichten Herzens... ». Adenauers letzte Kanzlerjahre. Ein dokumentarischer Bericht (publications de la Kommission für Zeitgeschichte, Adenauer Studien V, éd. par Rudolf Morsey et Konrad Repgen), Mayence 1986, p. 188.

33 Note de journal, 20.1.1963, in Herbert Blankenhorn, Verstandnis und Verstandigung. Blatter eines politischen Tagebuchs 1949 bis 1979, Francfort-sur-le-Main, Berlin, Vienne 1980, p. 437.

34 Lettre de Monnet à Adenauer, 16.1.1963, StBKAH III/5.

35 Ibid.

36 Kurt Birrenbach, Meine Sondermissionen. Rückschau auf zwei Jahrzehnte bundes-deutscher Auβenpolitik, Düsseldorf, Vienne 1984, pp. 170-172.

37 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 570.

38 Entretien Erhard-Monnet, 30.10.1963, in Akten zur Auswdrtigen Politik der Bundesrepublik Deutschland 1963, vol. III : 1er octobre au 31 décembre 1963, éd. par le Auswartiges Amt et l’institut für Zeitgeschichte, présenté par Mechthild Lindemann, lise Dorothee Pautsch, Munich 1994, pp. 1399-1402

39 Lettre de Monnet à Kiesinger, 5.10.1955 (copie en possession de l’auteur).

40 Participation de Kurt Georg Kiesinger à la réunion du « Comité d’action pour les États-Unis d’Europe », (comité Monnet), sans date (montage, élaboré à partir de l’agenda de Kiesinger pour la période 13.10.1955-12.6.1964, copie en possession de l’auteur).

41 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 621.

42 Ibid.

43 Reinhard Schmoeckel, ancien collaborateur personnel de Kiesinger a retenu dans une note concernant une remarque de Monnet dans son livre à propos d’un entretien avec Kiesinger en juillet 1968 du 16 novembre 1978 (copie en possession de l’auteur) qu’il n’existerait aucune note de traduction de cet entretien et qu’il serait de fait impossible de vérifier ce qui se serait véritablement dit. On ne sait pas si les souvenirs de Kiesinger relatifs à un entretien avec Monnet se réfèrent à cet entretien du 11 juillet 1968.

44 Interview de l’auteur avec Kurt Georg Kiesinger, 28.3.1985, Fondation Jean Monnet pour l’Europe (FJM), Lausanne.

45 Maurice Couve de Murville, Aufienpolitik 1958-1969, Munich 1973, p. 230.

46 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 625.

47 Lettre de Monnet à Schmidt, 22.10.1969, Friedrich-Ebert-Stiftung, Archiv der sozialen Demokratie, Bonn (AdsD), Depositum Helmut Schmidt, vol. 5527.

48 Willy Brandt, Begegnungen und Einsichten. Die Jahre 1960-1975, Hambourg 1976, p. 135.

49 Willy Brandt, Erinnerungen, Francfort/Main, Zürich 1989, p. 454.

50 Brandt, Begegnungen und Einsichten (voir n. 48), p. 135.

51 Brandt, Erinnerungen (voir n. 49), p. 489.

52 Ibid., p. 454 sq.

53 Brandt, Begegnungen und Einsichten (voir n. 48), p. 322.

54 Brandt, Erinnerungen (voir n. 49), p. 456.

55 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 637.

56 Brandt, Begegnungen und Einsichten (voir n. 48), p. 326 sq.

57 Ibid., p. 330.

58 Interview de l’auteur avec Helmut Schmidt, 9.3.1988, FJM, Lausanne.

59 Lettre de Wehner à Schmidt, 1.6.1967, et lettre de Monnet à Schmidt, 31.5.1967, toutes deux AdsD, Depositum Schmidt, vol. 5526.

60 Interview de l’auteur avec Helmut Schmidt, 9.3.1988, FJM, Lausanne.

61 Lettre de Monnet à Schmidt, 21.9.1967, AdsD, Depositum Schmidt, vol. 5526.

62 Lettre de Monnet à Schmidt, 24.10.1068, et lettre de Schmidt à Barzel, 10.8.1967, ihid.

63 Lettre de Monnet à Schmidt, 29.4.1969, et lettre de Schmidt à Weichmann, 17.3.1969, ibid., vol. 5527.

64 Lettre de Schmidt à Monnet, 4.7.1969, ibid.

65 Lettre de Monnet à Schmidt, 23.3.1973, ibid.

66 Projet de télex de Schmidt à Monnet, sans date [avril 1973], ibid.

67 Lettre de Wehner à Monnet, 10.2.1973, ibid.

68 Monnet, Erinnerungen (voir n. 1), p. 648.

69 Interview de l’auteur avec Helmut Schmidt, 9.3.1988, FJM, Lausanne.

70 Télégramme de Monnet à Schmidt, 15.2.1977, archives privées d’Helmut Schmidt, Hambourg.

Auteur

Bundesarchiv, Section Édition, Bonn-Bad Augustin.

Olivier Floc’hic (Traducteur)

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