Jean Monnet et les organismes interalliés durant la Première Guerre mondiale
p. 23-30
Texte intégral
1 En 1914, Jean Monnet alors âgé de 25 ans, fut réformé pour raisons de santé. Toutefois, désireux de participer à l’effort de guerre, il décida de développer la coopération franco-britannique dans la gestion des ressources nécessaires à la conduite du conflit1.
2Jeune négociant en cognac, Jean Monnet était alors engagé dans une négociation majeure avec la Société de la Baie d’Hudson, qui aboutit à la conclusion d’un premier contrat avec le Ministère français du commerce et du ravitaillement, le 9 octobre 1914. Cette société britannique, qui avait son siège à Londres, constitua un des principaux rouages du système de ravitaillement des Alliés, au cours du premier conflit mondial2.
3Jean Monnet fut affecté aux services du ravitaillement civil installés à Londres3. Il était néanmoins encore à Bordeaux, le 20 novembre 1914, étroitement impliqué dans les transactions entre la Société de la Baie d’Hudson et le gouvernement français. Il n’a pu, de ce fait, rejoindre Londres qu’à la fin du mois de novembre 19144.
4En 1918, Jean Monnet est un « homme clé » dans la capitale britannique, se situant au cœur du processus de la décision et de l’exécution, dans un système d’organismes interalliés, qui s’est étendu et perfectionné, à la fin du conflit. Ces fonctions, cette position et ce rôle de Jean Monnet dans les négociations et les organismes interalliés, seront définis, dans un premier temps.
5Il a été, par ailleurs, un proche collaborateur du Ministre Étienne Clémentel. Joua-t-il auprès de celui-ci le rôle d’un simple exécutant ou fut-il son inspirateur, comme il semble le suggérer dans ses Mémoires ? Cette interrogation en appelle une autre : les relations qui s’instaurèrent entre le jeune Monnet et Clémentel, de loin son aîné, ont-elles servi de modèle à son approche future des hommes politiques, dans la mesure où le premier rechercha toujours le contact direct avec les détenteurs du pouvoir ?
6Cette relation étroite avec le Ministre investi de la responsabilité de prendre et de gérer les décisions était la première condition de la coopération et de la coordination interalliées poussées très loin dans le Wheat Executive. La supranationalité s’était-elle néanmoins déjà imposée ? L’étude du fonctionnement de l’Exécutif du Conseil Allié des Transports Maritimes auquel la contrainte des pénuries et la nécessité de prendre des décisions rapides aux derniers stades du conflit insufflèrent par force un certain degré d’intégration, devrait donner à cette interrogation un premier élément de réponse.
7A Londres, en 1918, Jean Monnet remplit trois fonctions essentielles. Il dirige la Mission du Ministère du Commerce et des Transports Maritimes ; il appartient au Wheat Executive ; il représente la France dans l’organe dirigeant de l’Exécutif permanent du Conseil Allié des Transports Maritimes aux côtés de l’Américain Georges Rublee, du Britannique Arthur Salter et de l’Italien Bemardo Attolico. Monnet, Salter et Attolico occuperont d’ailleurs, par la suite, des postes clés au secrétariat international de la SDN à Genève.
8C’est dans ce cercle restreint que Jean Monnet travaillait, en premier lieu, dans une double capacité nationale et internationale, dans une atmosphère de confiance mutuelle, entretenue par des contacts étroits et journaliers. Là s’accomplissait le travail concret exigeant des décisions rapides, par exemple la demande d’un déroutement supplémentaire d’une cargaison de céréales, ainsi que des ajustements constants entre les programmes d’importation et les capacités de tonnage. Il était fondé sur des renseignements précis, notamment des listes de marchandises et de navires, bilans exigés incessamment des services parisiens comme de ceux des autres alliés5. Jean Monnet prit ainsi l’habitude de collaborer à l’établissement de bilans nationaux, ainsi celui du tonnage au service de la France, mais également à la confection des bilans interalliés du tonnage et des importations. Ces chiffres devaient servir de base à des discussions interalliées susceptibles d’être épineuses. Aussi Jean Monnet exigeait-il des renseignements aussi précis que possible « de façon à ce que les Délégués Français puissent, non seulement répondre aux questions qui leur seront posées, mais se former une idée aussi nette que possible des critiques que nous pourrions nous-mêmes avoir à faire au programme de nos Alliés »6.
9En tant que représentant des intérêts nationaux Jean Monnet avait instauré une collaboration appréciée avec les services de l’Ambassade de France à Londres. L’Ambassadeur Paul Cambon avait approuvé l’initiative prise en avril 1918, qui prévoyait l’établissement par les Alliés d’un programme commun d’importation conforme à leurs capacités de transport. Il visait à éviter un régime de tutelle économique anglo-saxonne, la Grande-Bretagne et les États-Unis disposant seuls d’un tonnage suffisant, voire même supérieur à leurs besoins. Paul Cambon s’était employé à mettre ce projet à exécution conformément aux intérêts français, dans les instructions quasi journalières qu’il adressait à Jean Monnet7. Celui-ci était également en contact avec les services des Ministères londoniens compétents, particulièrement avec le Ministry of Shipping. Il était en effet impensable de traiter hors de Londres toute question relative aux transports maritimes.
10Selon Paul Cambon, Jean Monnet avait su se créer des relations excellentes avec les Anglais, mais également avec les Américains (et notamment avec Georges Rublee). « Elles lui, permettaient de défendre avec autorité les intérêts français »8. Au total, mettant à profit ses fonctions et ses relations, particulièrement avec les Anglo-Saxons, Jean Monnet incarnait à Londres la continuité de la politique française de coopération interalliée, contribuant à la fois à accroître la cohésion entre les Alliés et à assurer leur coordination9.
11Jean Monnet n’aurait, toutefois, pas été en mesure de poursuivre cette politique, sans avoir établi un contact étroit avec Étienne Clémentel. Celui-ci était à la tête d’un Ministère gigantesque et essentiel pour l’économie de guerre. Il regroupait, en effet, le Commerce, l’industrie, les Postes et Télégraphe, les Transports Maritimes et la Marine Marchande. Clémentel était, en outre, Président du Comité Exécutif des Importations, créé le 13 décembre 1917. Ce rouage essentiel pour la coopération interalliée, à la fin du conflit, avait un bureau à Londres. Clémentel représentait également la France au Conseil Allié des Transports Maritimes.
12Le concept de solidarité internationale développé avant la guerre ne lui était pas étranger. Toutefois, c’est pressé par la nécessité que Clémentel mesura sans tarder à quel point la France avait tout intérêt à promouvoir la coopération interalliée. Les Français dépendaient, en effet, de leurs Alliés pour les importations de vivres et de matières premières nécessaires aux fabrications de guerre comme les nitrates et le manganèse. Ils étaient endettés à l’égard de la Grande-Bretagne et des États-Unis La France manquait, enfin, cruellement de tonnage.
13Étienne Clémentel conçut le premier l’idée de remédier au désordre, qui régnait dans le système de ravitaillement allié, par la création d’un « organisme interallié, composé de trois directeurs, un pour chaque pays, et investi des pouvoirs les plus étendus ». Le Wheat Executive fut ainsi constitué, aux termes de l’accord du 29 novembre 191610. Il fut complété, peu après, le 3 décembre 1916, par un accord de tonnage franco-britannique, dont l’exécution s’avéra décevante.
14De nouvelles conférences eurent lieu à Londres du 16 au 27 août 1917. Jean Monnet y fut associé. Il dirigeait alors le Service du Ravitaillement dans la capitale britannique. Cette participation aux négociations interalliées, aux côtés de Clémentel, est un des aspects essentiels de sa collaboration avec ce dernier. Il était, d’ailleurs, déjà au nombre des délégués français qui participèrent à la conférence économique des gouvernements alliés, qui se tint à Paris le 14 juin 191611.
15Au terme des négociations londoniennes d’août 1917, Clémentel remit au Président du Board of Trade une note sur le contrôle allié des principales matières premières. La réalisation de cette idée majeure de Clémentel aurait été fondée sur la création, pour chaque grand produit, de nouveaux Exécutifs interalliés calqués sur le modèle du Wheat Executive. Un accord commercial franco-britannique, destiné à faciliter les échanges entre les deux pays, fut, par ailleurs conclu, le 24 août 1917, alors que la France tentait de réduire ses importations, afin de ralentir la progression de son endettement. Il traduisait également une politique visant à obtenir l’appui de Londres afin de faire adhérer les États-Unis à cet ambitieux programme français de contrôle allié des matières premières12.
16Jean Monnet est à nouveau aux côtés de Clémentel lors des négociations, qui se déroulent à Londres, entre les 13 octobre et 6 novembre 1917. Celles-ci revêtaient pour la France une importance particulière et un caractère d’urgence, en raison de la situation critique de son ravitaillement et de la pénurie de tonnage dont elle souffrait. Aussi Clémentel préconisait-il, d’établir un programme commun, fixant les quantités des denrées indispensables devant être importées en priorité. La France et la Grande-Bretagne assureraient le tonnage nécessaire à ces importations, selon leurs moyens. Au cours de ces négociations difficiles avec les Britanniques, qui insistaient sur la nécessité d’obtenir au préalable le concours des États-Unis, Clémentel posa clairement le problème « des transports correspondant aux achats en commun ». Elles débouchèrent sur la conclusion de l’accord interallié du 3 novembre 1917, qui stipulait la mise en commun du tonnage nécessaire aux importations essentielles13.
17Cet accord, difficile à interpréter avec précision, donnait la priorité aux importations de produits alimentaires. Les gouvernements britannique, italien et français se disaient « prêts à accepter la responsabilité de fournir le tonnage qui peut être nécessaire, proportionnellement à leurs moyens respectifs, avec ou sans l’aide des États-Unis ». Les trois gouvernements convenaient d’examiner sans tarder les autres besoins ayant pour les Alliés une importance quasiment égale à ceux du ravitaillement14.
18Apparemment, cet accord envisageait un pool du tonnage seulement pour les produits alimentaires mais non pour les autres besoins. Il ne mentionnait pas le transport des troupes américaines en France, point essentiel, sur lequel Jean Monnet attirait, dès la fin novembre 1917, l’attention de Clémentel, après s’être entretenu avec les membres des administrations anglaises et ceux de la mission américaine. Il estimera d’ailleurs encore en août 1918 que « le Programme Militaire Américain est l’élément déterminant des possibilités totales d’importations alliées »15. Jean Monnet mit à profit ses bonnes relations avec les Anglo-Saxons pour obtenir des Anglais qu’ils proposent eux-mêmes le pool total des importations et des moyens de transport. Le rôle de négociateur de Jean Monnet, à l’époque cruciale comprise entre les conférences interalliées de Londres (octobre-novembre 1917) et celle de Paris (début décembre) apparaît ici très clairement.
19Son rôle tant à la fois de conseiller et « d’homme de liaison » de Clémentel dans la préparation de cette conférence interalliée de Paris, est également visible. Il transmit alors à Clémentel deux documents essentiels. Le premier était un rapport complet sur la situation générale du tonnage dont disposaient les Alliés ainsi que sur l’ensemble des importations. Il avait été établi par le Ministry of Shipping britannique et remis aux Américains. Jean Monnet conseillait néanmoins à Clémentel d’obtenir de ces derniers des précisions supplémentaires et détaillées sur leurs programmes d’importations. Le second était un mémorandum, pouvant servir de base aux négociations, sur le pool du tonnage et des importations. Il recommandait à Clémentel « d’éviter de parler de Conseil International, de Board Inter-allié ou de toute organisation qui impliquerait la venue d’éléments nouveaux et étrangers au problème actuel ». Il lui conseillait d’insister sur la nécessité « d’effectuer entre nous, le plus rapidement possible, l’établissement de programmes communs d’importations en divisant le problème en : ravitaillement, munitions, matières premières, troupes américaines »16.
20Les décisions prises par la conférence interalliée, les 29 et 30 novembre, ainsi que le 1er décembre 1917, reprennent effectivement les termes de ce mémorandum.
21La création d’un Conseil international, envisagée en premier lieu, fut abandonnée au profit d’organismes alliés, conçus sur le modèle du Wheat Executive. Ils devaient répondre aux différents besoins en produits alimentaires, munitions ou matières premières. Les États-Unis, puissance « associée » étaient appelés à participer à ces Exécutifs interalliés. Ses délégués, auxquels se joindraient des ministres britanniques, italiens et français désignés en petit nombre, seraient responsables envers leurs gouvernements respectifs, de l’exécution des accords conclus. Ces délégués et ministres étaient invités à constituer un Bureau permanent.
22Les quatre « alliés et associés » étaient appelés à se communiquer un état détaillé de leurs besoins et des capacités de tonnage. Ces besoins classés, notamment « en vue de ramener le total au niveau de la capacité de transport de l’ensemble des Alliés » serviraient de fondement à la répartition générale du tonnage. Les calculs seraient périodiquement révisés. Toutefois, la gestion du tonnage sous son contrôle incomberait à chaque allié. Il était, par ailleurs, convenu que le critère retenu serait le degré d’urgence des besoins de guerre et non le mode d’obtention du tonnage17. Une certaine latitude était ainsi laissée à dessein aux États-Unis au sujet du tonnage neutre. Jean Monnet avait attiré l’attention de Clémentel sur ce point. Celui-ci n’en protestera pas moins quand les Britanniques s’engagèrent à accorder 50 % du tonnage norvégien aux États-Unis, car l’esprit interallié s’en trouvait faussé. Clémentel désirait, en effet, que la France ne soit pas privée de la part des affrètements neutres qui devait lui revenir après la fin du conflit18.
23La crainte d’un rapprochement économique graduel anglo-américain, signalé par l’Ambassade de France à Londres, pouvait inciter également Clémentel à poursuivre sa participation active à la mise sur pied et au développement des organismes interalliés, qui permettraient de défendre plus facilement les intérêts français19.
24 C’est ainsi que Jean Monnet, accompagné de de Fleuriau, attaché à l’Ambassade de France à Londres, participa à la Conférence interalliée du 15 février 1918, qui se tint au Foreign Office, sous la présidence de Lord Robert Cecil, afin de poser les fondements du Conseil Allié des Transports Maritimes20.
25Ce dernier décida, en avril 1918, d’établir un programme commun d’importations dont l’élaboration pour chaque article serait confiée à des comités de programme interalliés. L’allocation de tonnage serait fondée sur ces programmes.
26Toutefois, afin de remédier aux inconvénients dus à la multiplicité de ces comités, il fut nécessaire de créer le conseil interallié de l’alimentation, en juillet 1918. Il comprenait les Ministres du ravitaillement alliés et était doublé par une organisation permanente présidée par Sir John Beale, déjà à la tête du Wheat Executive 21. Un conseil des Munitions fut également instauré en août 1918. Les dirigeants français, en particulier Clémentel, avaient donné l’impulsion nécessaire, non seulement à la création du Wheat Executive, mais également au plan interallié destiné à remédier à la pénurie de tonnage. Ils avaient assuré la cohésion indispensable entre les Alliés. A cet égard, Jean Monnet joua non seulement auprès de Clémentel le rôle d’un conseiller écouté mais également celui d’un intermédiaire, en facilitant l’adhésion des Anglo-Saxons au système interallié, bien que celle des États-Unis n’ait été acquise définitivement qu’en octobre 1918. Jusqu’alors le pool interallié du tonnage n’était pas réalisé22.
27Jean Monnet collabora, par ailleurs, activement au grand projet de Clémentel de création d’un Conseil Allié des Matières Premières, dont le principe fut adopté par le Conseil Allié des Transports Maritimes, le 30 août 1918. A cet égard Jean Monnet conseillait utilement Clémentel sur l’organisation de ce futur conseil interallié, suggérant d’en confier la présidence à un Américain et d’y adjoindre une organisation permanente. Les comités techniques de programme relevant de ce conseil devraient avoir, selon lui, ce même caractère de permanence, leur permettant de suivre journellement la réalisation des plans adoptés. Il faisait observer que la participation française aux comités de programme déjà en place n’avait été que sporadique, laissant ainsi échapper un moyen d’influence dont les Britanniques faisaient bon usage. Il dénonçait également une absence de centralisation, source de confusion. Il suggérait, pour y remédier, de confier cette fonction centralisatrice à la délégation londonienne du Ministère français du commerce, qu’il dirigeait. Il envisageait la mise sur pied d’une section française du futur Conseil Allié des Matières Premières. Toutefois, à la veille de l’armistice, ces conseils de Jean Monnet concernant l’organisation n’avaient pas été mis en pratique23.
28Jean Monnet avait apporté, enfin, à Clémentel les meilleurs arguments en faveur du maintien de la coopération interalliée après la guerre, particulièrement du point de vue français. Il faisait ressortir que le critère de la satisfaction des besoins reconnus avait fini par s’imposer24. Or, la France qui avait surtout des besoins à satisfaire, risquait de devenir tributaire de ses alliés, au cas où les organismes mis sur pied, souvent laborieusement, viendraient à disparaître. Il insistait sur le déficit de tonnage, s’élevant à 30 millions de tonnes, qui affectait la France25. Il dénonçait la politique confuse qui régnait à Londres, où il observait la tendance du Conseil de Ravitaillement à étendre ses attributions aux dépens de celui des Transports, qui devait assurer, selon lui, la coordination générale. A son avis les accords interalliés devaient être maintenus impérativement, tout particulièrement dans l’intérêt de la France26.
29Dans ce rôle d’intermédiaire et de conseiller de Clémentel, Jean Monnet avait déjà beaucoup appris. Son action dans les organismes interalliés, particulièrement dans l’organe permanent du Conseil Allié des Transports Maritimes, constitua par ailleurs une expérience des plus utiles sur la voie qui mènera aux institutions communautaires européennes après 1945.
30Ce Conseil était issu des décisions de la Conférence interalliée de Paris de décembre 1917. Le gouvernement américain qui participait pour la première fois, depuis l’entrée en guerre des États-Unis, à ce type de conférence, avait usé de son influence, par l’intermédiaire de son délégué, le colonel House, afin d’assurer à l’effort allié une unité et une cohésion accrues27.
31Le Conseil Allié des Transports Maritimes était un organisme intergouvememental composé des Ministres des trois principaux Alliés européens (pour la France Étienne Clémentel et Louis Loucheur) et d’un délégué américain. Il était présidé par Lord Robert Cecil. Il était doté d’un exécutif permanent qui avait son siège à Londres. Ce dernier assurait l’exécution des décisions du Conseil. Il recueillait toute information nécessaire, sur les sujets inscrits par le Conseil à l’ordre du jour de ses réunions. Il suggérait à son approbation des propositions concrètes. Son objectif général consistait à « prêter son concours à l’allocation et à l’usage les plus avantageux du tonnage allié par une collaboration ».
32Initialement, le Conseil et son organisation permanente ne disposaient pas du même degré d’autorité. La seconde était habilitée à prendre les mesures concernant les questions qui étaient du ressort du Conseil, conformément aux résolutions adoptées à la conférence interalliée de Paris. Elle n’y était cependant pas autorisée au cas où l’importance de la mesure nécessitait l’approbation du Conseil lui-même. Toutefois, les représentants principaux d’un pays dans l’organe permanent, pouvaient se prononcer en faveur de l’adoption d’une telle mesure par ce dernier organisme, après en avoir avisé leur gouvernement, si nécessaire. Il y avait, ainsi, une limite qu’il était aisé de franchir. Peu à peu, en effet, un dialogue direct s’instaura entre l’organisation permanente et les comités de programme, à propos des programmes joints établis par ces derniers.
33L’organisation permanente fut incitée, de ce fait, à empiéter sur les attributions du Conseil Allié des Transports Maritimes qui assurait la coopération intergouvemementale. La marge d’action de celui-ci était, en effet, considérablement restreinte, au cas où les programmes d’importation avaient été réduits, au cours de négociations préalables entre les comités de programme et l’organisation permanente, ces réductions ayant été dès lors considérées comme acquises. En second lieu, bien que l’organisation permanente n’ait pas été dotée initialement d’un caractère supranational, elle fut amenée à empiéter, en procédant ainsi, sur l’initiative gouvernementale28.
34Au total, cette période d’apprentissage d’un Jean Monnet, alors à l’aube de sa carrière, apparaît déjà essentielle. Il s’initia à un travail concret sur la base d’arrangements économiques interalliés eux-mêmes fondés sur les produits alimentaires, les matières premières et les transports, tâche nécessitant l’établissement de bilans et des réajustements constants. Il joua un rôle d’intermédiaire indispensable, notamment auprès des Anglo-Saxons. Sans être l’inspirateur de Clémentel, il fut auprès de lui un conseiller écouté.
35En tant que membre de l’organe dirigeant de l’Exécutif Permanent du Conseil Allié des Transports Maritimes il fut à même de constater, que pressé par la nécessité, cet organisme d’exécution avait été parfois contraint d’empiéter sur l’initiative gouvernementale. Peut-être a-t-il alors constaté les avantages de la supranationalité, se souvenant de cette expérience quand la CECA dut être elle-même dotée d’institutions ?
Notes de bas de page
1 François Duchêne, Jean Monnet. The First Statesman of Interdependence, New York, London, Norton & Co., 1994, p. 32.
2 Ibid., p. 33.
3 Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 59.
4 Duchêne (voir n. 1), p. 23.
5 Archives Départementales du Puy de Dôme, Fonds Clémentel, 5 J 21, Télégramme de Jean Monnet à Clémentel, 18 avril 1918.
6 Ibid., 5 J 20, Télégramme de Jean Monnet, Londres, 24 février 1918, copies à MM. Clémentel, Loucheur, Boret, Vilgrain, Bouisson.
7 Ministère des Affaires étrangères, Paris, Y Internationale 1918-1940, 143, Ambassade de France à Londres, 24 juillet 1918.
8 Ibid., Ambassade de France à Londres, 18 juin 1918.
9 Ibid., Lettre de Georges Rublee, 31 juillet 1918.
10 Archives Départementales du Puy de Dôme, Fonds Clémentel, 5 J 19, Service du Ravitaillement Civil, Bureau de Londres, Note sur le Wheat Executive.
11 Ministère des Affaires étrangères, Paris, Guerre 1914-1918, 1216.
12 Archives Départementales du Puy de Dôme, Fonds Clémentel, 5 J 19, Rapport sur les Conférences de Londres, 16-27 août 1917.
13 Ibid., Fonds Clémentel, 5 J 19, Négociations de Londres, 13 octobre-6 novembre 1917.
14 Ibid., Fonds Clémentel 5 J 19, Télégramme de Clémentel à Painlevé et à Barthou, 6 novembre 1917.
15 Ibid., Fonds Clémentel 5 J 19, Note pour M. Clémentel, 20 novembre 1917, et 5 J 20, Télégramme de Jean Monnet à Clémentel, 26 août 1918.
16 Ibid., Fonds Clémentel 5 J 19, Notes pour Clémentel, Problème du tonnage et des importations, IV. Organisation française-anglaise-américaine, 20-24 novembre 1917.
17 Ibid., Fonds Clémentel 5 J 19, Conférence des Alliés, I Section des Importations et des Transports Maritimes, Décisions prises au cours des séances de commission des 29- 30 novembre et 1er décembre 1917.
18 Ibid., Fonds Clémentel 5 J 20, Mission de M. Clémentel à Londres, 8-13 février 1918.
19 Ministère des Affaires étrangères, Paris, Guerre 1914-1918, 1218, Ambassade de France en Angleterre, M. de Fleuriau à M. Pichon, ministre des Affaires étrangères, Londres, 6 mars 1918 et ibid., 1222, Clémentel à Pichon, 30 mars 1918.
20 Archives Départementales du Puy-de-Dôme, Fonds Clémentel, 5 J 21, Conférence des Représentants de la France, de l’Italie, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne au Foreign Office, le 15 février 1918.
21 Ministère des Affaires étrangères, Paris, Série Y Internationale 1918-1940, 143, Ambassade de France à Londres, 16 septembre 1918. Ibid., 149, Télégramme de Londres, Victor Boret et Ernest Vilgrain au Président du Conseil, reçu le 29 juillet 1918.
22 Ibid., Rapport de Clémentel, Conférences de Londres, 27-30 août 1918.
23 Archives Départementales du Puy-de-Dôme, Fonds Clémentel 5 J 20, Télégrammes de Jean Monnet à Clémentel, 12, 17 août 1918 et lettre personnelle à Clémentel, 30 octobre 1918.
24 Ibid., Note de de Fleuriau au ministre des Affaires étrangères, 3 novembre 1918.
25 Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne, AMB 1/1/47, Note adressée à Clémentel portant la mention manuscrite : « dicté par J.M. ».
26 Ibid., AMB 1/1/97, télégramme de Jean Monnet à R. Fillioux, Paris, 25 novembre 1918.
27 Ministère des Affaires étrangères, Paris, Série Y Internationale 1918-1940, 143, Lettre de Clémentel.
28 Ibid., Note sur les fonctions et la constitution de l’organisation permanente du Conseil Allié des Transports Maritimes et Archives Départementales du Puy-de-Dôme, Fonds Clémentel, 5 J 20, Note pour le Ministre, Paris, 12 août 1918.
Auteur
Professeur à l’Université Robert Schuman de Strasbourg.
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