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Civilité et politique aux origines de la nation argentine

 | 
Pilar Gonzáles Bernaldo De Quiros

Seconde partie. La nation au pouvoir (1852-1862)

6. Nouvelles modalités des échanges sociaux

Texte intégral

1« L’explosion associative », dont nous avons rapidement tracé les contours, ne suppose pas seulement l’implantation et le triomphe d’une forme organisationnelle. Elle s’inscrit dans ce renouveau de la sociabilité urbaine autour d’une nouvelle notion de « public » qui s’instaure comme espace privilégié de l’échange. La simultanéité de ces deux phénomènes a de toute évidence des racines plus profondes que la simple coïncidence historique. L’hypothèse de cette recherche est que la pratique associative concoure à la réorganisation de la sociabilité urbaine. Dans ce sens, nous avons fait référence au modèle d’implantation des associations et sa répercussion dans l’organisation sociale de l’espace urbain. Cette question d’organisation spatiale des rapports de sociabilité est moins périphérique et anodine qu’il n’y paraît ; elle nous renvoie aux représentations sociales qui fixent les ressemblances et les distances entre les individus.

2La pratique associative stricto sensu, liée à la gestion de l’association, concerne un nombre limité d’adhérents. Mais, entre ce petit cercle d’actifs dirigeants et le reste d’adhérents, se développe un lien associatif éprouvé, par exemple, lors des assemblées générales ou des réunions exceptionnelles. Nous avons distingué ce type de lien et d’échange, d’un ensemble plus vaste et ténu, par la notion de sociabilité associative. Mais l’association stimule également la sociabilité tout court qui déborde bien souvent les objectifs et le cadre formel de l’organisation. Soit que ce goût pour l’échange social, dans le respect d’un certain nombre de codes de conduite et des valeurs que le mouvement associatif a institutionnalisé, se développe dans l’antichambre de l’association – les salons de lecture et de rencontre qui prévoient certaines associations dans leurs locaux –, soit qu’il dépasse et prolonge le moment associatif dans d’autres lieux de rencontres comme les cafés ou les salons.

La franc-maçonnerie : société de réflexion et club d’agrément

  • 1 Il y a certes des exceptions, notamment pour le cas mexicain, où les sociétés secrètes ont joué un (...)
  • 2 Nous tenons à remercier les autorités de la Grande Loge Argentine et de la Grande Loge de la Maçonn (...)

3Nous avons constaté à quel point l’arrivée des libéraux coïncide avec un renouvellement des habitudes de rencontre dans la population locale. Parmi la multiplicité des formes développées – socioculturelles, socio-économiques, commerciales, corporatives, de loisir – la franc-maçonnerie tient une place de premier ordre, par le nombre des sociétés créées, leur implantation dans le territoire national et l’attrait qu’elle exerce parmi la classe dirigeante de l’État de Buenos Aires. Malgré l’importance de la franc-maçonnerie après 1854, il n’existe pas d’études fiables sur cette institution. L’abondante littérature qu’on peut trouver s’inscrit dans la polémique ethico-idéologique entre ses défenseurs et détracteurs, et dans tous les cas les arguments utilisés tendent à brouiller l’analyse proprement historique. Par ailleurs, les historiens universitaires latinoaméricanistes ont fait preuve d’une totale indifférence envers un sujet qui, à juger par leur attitude, n’a pas encore acquis le statut d’objet historique1. Cela paraît s’expliquer en partie par le fait que le thème de la franc-maçonnerie fut monopolisé par la querelle entre libéraux et nationalistes. A cela s’ajoutait le problème de « l’inexistence » des archives maçonniques qui rendait encore plus difficile l’approche de ce continent vierge, véritable « mine » par son enjeu idéologique2. Sans prétention de combler ici ce déficit, quelques références à l’histoire de l’implantation de l’institution dans la région s’imposent.

L’implantation de la franc-maçonnerie dans le bassin du fleuve du Piata

4Après la défaite de Rosas, la franc-maçonnerie connaît un développement rapide dans la ville. Son rythme d’implantation, dans le temps et dans l’espace, garde un certain rapport avec la vie politique de l’État de Buenos Aires, mais ne peut entièrement se comprendre que dans une perspective régionale. La création d’une franc-maçonnerie argentine constitue, en effet, une étape dans la diffusion maçonnique sur la côte atlantique de l’Amérique du Sud. Elle s’introduit par le Brésil, où fut créée la première puissance maçonnique indépendante de toute l’Amérique du Sud en 1822 ; descend ensuite dans l’Uruguay à deux reprises, avec la création définitive du Suprême Conseil et Grand Orient de la République de l’Uruguay en 1855. Celui-ci diffusera à son tour l’Ordre dans le territoire argentin, et donnera une constitution au Suprême Conseil et Grand Orient de la République Argentine en 1858.

  • 3 La franc-maçonnerie bonapartiste espagnole fut officielle, presque étatique. Aux mains des troupes (...)
  • 4 D’après les chiffres que reproduisent Martha Marenales Rossi et Guy Bourdé, en 1843 la population d (...)
  • 5 Les loges Los Aristócratas de 1822 et la Perfeita Amistade de la même année fonctionnent à Montevid (...)
  • 6 Par des références trouvées dans le livre d’actes de la loge « Les Amis de la Patrie » de Montevide (...)

5Cette diffusion est rythmée aussi bien par des facteurs internes à l’institution que par la conjoncture politique de chacun des pays. Ainsi la descente de la franc-maçonnerie du Brésil à l’Uruguay connaît deux étapes. La première lors de l’occupation de l’Uruguay par le Brésil (1817-1828), quand les autorités brésiliennes se servirent de cette organisation pour consolider leur intervention armée. Il s’agit d’un phénomène similaire, quoique de moindre envergure, à celui qu’on note en Espagne lors de l’invasion napoléonienne de 18083. Le succès de ces premières loges s’explique également par les caractéristiques de la population locale4. A la suite du retrait des troupes du Brésil et à la constitution de la République de l’Uruguay, les loges brésiliennes disparaissent5. D’autres loges fonctionnent encore dans le territoire, mais elles dépendent des puissances maçonniques nord-américaines et françaises, sans aboutir à la constitution d’une autorité indépendante6. La deuxième descente du Brésil vers l’Uruguay est celle de 1854, après la grande guerre qui mettra fin au conflit régional autour de la navigation fluviale. Cette fois-ci, la puissance maçonnique brésilienne légalisa la création du Grand Orient de la République de l’Uruguay.

  • 7 Cette loge ne fut évidemment pas la première qui fonctionna dans la ville de Montevideo, mais la pr (...)
  • 8 Correspondance de la loge « Les amis de la Patrie » au Grand Orient de France, Montevideo, 1-8-1855 (...)
  • 9 Les archives de la Grande Loge de la Maçonnerie de l’Uruguay n’ont pas gardé de témoignages sur cet (...)

6L’apparition des premières loges franc-maçonniques régulières parmi la population du Río de la Plata, plus précisément au sein de l’élite créole, date du milieu du xixe siècle, avec l’installation dans la ville de Montevideo, en décembre 1854, de la loge « Mystère et Honneur », relevant du Grand Orient du Brésil7. La contagion fut rapide. En 1855 trois nouvelles loges furent créées : « Soleil Oriental », « Hisperia » et « Honneur et Patrie ». Sauf la dernière qui est irrégulière, les autres possédaient une constitution du Grand Orient du Brésil. La loge « Les amis de la Patrie » notifie au Grand Orient de France, que « l’élan qui se manifeste depuis quelques mois dans toute la population pour la maçonnerie [...] des réunions ont lieu en plusieurs endroits [...] peut-être aussi les promoteurs de ces réunions ont-ils d’autres vues ignorées de la plupart, et même de nous, mais le fait est qu’en trois mois, dans ce pays où il n’y a pas eu d’autre loge régulière que la nôtre depuis 15 ans, il s’est établi un Grand Orient comprenant six loges8 ». La loge fait ici référence à la première scission maçonnique survenue entre le mois de février et le mois de mars 1855. Alors deux autorités maçonniques réclament leur reconnaissance au Grand Orient du Brésil : le Grand Orient de Montevideo et le Suprême Conseil de la République de l’Uruguay9.

  • 10 Rappelons en quelques lignes les traits majeurs de cette histoire : après la fin de la Grande Guerr (...)
  • 11 Cf. L’ouvrage classique pour cette période est celui de Pivel Devoto Juan E, Historia de la Repúbli (...)
  • 12 Nous avons trouvé une référence explicite de ceci, mais plus tardive. Dans la traduction espagnole (...)

7Il y a dans ce développement subit de la franc-maçonnerie uruguayenne une corrélation incontestable avec l’histoire politique, car leur implantation coïncide avec la période préélectorale, lorsque libéraux et conservateurs se préparent pour le prochain scrutin10. Plusieurs tentatives d’organisation politique surgissent alors : la Sociedad de Amigos del Pais organisée par les conservateurs et le Parti National fondé par Lamas, qui ensuite signe, avec un groupe de colorados et blancos, « l’Union Libérale ». Flores de son côté consolide une alliance avec l’ancien caudillo Oribe par le Pacte de l’Union qui appuie la candidature du libéral Gabriel Antonio Pereira11. C’est dans ce cadre qu’il faut inscrire l’irruption des loges maçonniques, dont la structure organisatrice semblerait avoir été utilisée surtout par les libéraux12

  • 13 Cf. BN (Paris), Uruguay, Loge « Les Amis de la Patrie », Correspondance au Grand Orient de France, (...)
  • 14 Cf. BN (Paris), Uruguay, Loge « Les Amis de la Patrie », correspondance au GOF du 10-6-1856, FM2 86 (...)
  • 15 Cela commence par la fête de Saint-Jean organisée par la loge « Soleil Oriental » en 1855 et qui fu (...)

8La loge française reste assez critique à l’égard de la franc-maçonnerie née sur la rive orientale du Río de la Plata, en raison de l’irrégularité des procédures. Comme elle le signalera au Grand Orient de France quelques mois plus tard, « ils donnent au monde maçonnique le spectacle le plus étrange en présentant trois ou quatre autorités maçonniques différentes composées de membres tous décorés des plus hauts grades, et qui à eux seuls forment toute la Maçonnerie orientale... il n’y aura plus bientôt à Montevideo que des 30e et 33e grades. C’est absolument connu dans l’armée, où il n’y aurait que des Généraux, des Colonels et des Officiers mais des soldats point13 ». Parallèlement, les autorités de la loge française ne cachent pas leurs préférences pour le Suprême Conseil de la République de l’Uruguay, installé par le Suprême Conseil du Brésil en juin 1855 : « ... Cette nouvelle autorité offre plus de garanties que l’autre, en ce qu’elle est formée par des personnes honorables et éclairées dont la plupart ont occupé de hautes fonctions dans l’État14 ». En effet, plusieurs membres du gouvernement s’affilient à la franc-maçonnerie, et le font si publiquement que cela déclenche en 1855 le premier conflit entre l’Église et un pouvoir public accusé d’être complice des francs-maçons. Lamas, le Vicaire apostolique de Montevideo, adresse alors une lettre au Secrétaire d’État, et franc-maçon, Salvador Tort, pour dénoncer le laxisme du gouvernement qui autorise les loges à donner de la publicité à leurs travaux15.

  • 16 Voir document n° 18 sur le modèle d’implantation des loges maçonniques, infra, p. 228.

9En 1856, douze loges sont créées en Uruguay. Le mouvement continue crescendo. En 1862 existent sur le territoire uruguayen 26 loges qui dépendent du Grand Orient de la République de l’Uruguay. L’élan maçonnique se propage vers Buenos Aires et la région de la Mésopotamie, qui avait déjà connu l’implantation de quelques loges. Ainsi, alors que jusqu’au mois de mars de 1856 la population porteña reste étrangère à ces premières manifestations maçonniques de la rive orientale du Piata, elle connaît ensuite un développement aussi rapide que celui de l’autre rive du fleuve16.

  • 17 « Carta de Miguel Valencia a Gabriel Pérez », 4-3-1856 (les diplômes ne figurent pas dans la corres (...)
  • 18 Cf. Farsa de la Francmasonería en Buenos Aires, por el Mugiense, Buenos Aires, Imp. de la Revista, (...)
  • 19 Cf. Farsa de los Fran-Masones en Buenos Aires..., op. cit., p. 15.
  • 20 Ibid., p. 34.
  • 21 Il s’agissait de Miguel Valencia, Santiago Albarracín, Federico Álvarez de Toledo, Domingo Faustino (...)

10La première référence sur la volonté d’établir une loge à Buenos Aires date de 1856. Dans une lettre envoyée au fondateur du Suprême Conseil de l’Uruguay, Gabriel Pérez, Miguel Valencia lui demande son soutien pour établir une loge dans la ville de Buenos Aires. Il joint les diplômes des treize frères francs-maçons qui voulaient se constituer en loge. Pérez, qui se trouve à Buenos Aires et à qui on a donné pouvoir d’installer des loges maçonniques, inaugure, le 9 mars 1856, la loge Unión del Piata selon le rite écossais17. La lettre ne dit rien sur l’origine de cette démarche. D’après un libelle antimaçonnique qui circule à Buenos Aires en 1858, l’idée de créer une loge surgit des rencontres qui se tiennent dans la boutique du libraire Hortelano, où les intellectuels et jeunes étudiants se réunissent pour lire les journaux et discuter littérature et politique18. Selon l’auteur, ces années-là, tous les opposants au gouvernement se donnent rendez-vous dans les locaux du salon de lecture d’Hortelano. C’est là que le Dr Alsina aurait proposé à ses partisans de s’organiser contre le gouvernement, en créant une loge maçonnique19. L’auteur du libelle dénonce l’objectif politique de la démarche : « ... l’émergence de la franc-maçonnerie répond au besoin qu’ont des hommes dominés par la soif du pouvoir d’utiliser tous les moyens existants pour y arriver ». Il le confirme par une confidence qu’un des membres de la loge « Union du Piata » lui fait : « ... Son objet, si vous vouliez que je vous dise la vérité, était de constituer un point de réunion où les hommes oubliés ou dépréciés par les autorités, pourraient subvenir à leurs besoins, se protéger mutuellement...20 ». Il n’empêche que malgré la logique des arguments, le nom d’Alsina ne figure pas parmi les fondateurs de la loge Unión del Piata21.

  • 22 Voir infra, chap. 7.
  • 23 Voir développement infra, chap. 8.

11Mis à part le problème de l’origine alsiniste des premières loges maçonniques, le rythme de développement des loges laisse supposer une relation certaine avec la politique22. En 1856, trois loges sont créées, deux dans la ville de Buenos Aires et la troisième sur le territoire de la Confédération. Toutes les trois dépendent du Grand Orient de la République de l’Uruguay. Pendant l’année 1857, moment d’une grande effervescence politique à cause de l’enjeu que représentent cette année-là les élections législatives, six nouvelles loges voient le jour et toutes dans la ville de Buenos Aires. Deux puissances maçonniques se disputent alors l’autorité sur ces loges23. Mais face à l’éventuel conflit armé contre la Confédération, les libéraux, divisés lors des élections, gomment leurs différences pour s’organiser contre l’ennemi extérieur. Cela explique que, lors des élections législatives de 1858, il n’y ait pas d’opposition à la liste gouvernementale, sauf celle du secteur pro-urquiciste. Cette année-là, le nombre de loges créées dans la ville tombe à quatre, mais deux autres loges sont installées dans la campagne de Buenos Aires et une sur le territoire de la Confédération. L’année 1859 fut celle de la préparation du conflit armé qui finira par la guerre entre Buenos Aires et la Confédération. Cette situation amoindrit l’élan du développement de la franc-maçonnerie. Le nombre total de loges créées cette année-là est inférieur à celui de l’année précédente, mais les proportions entre l’installation de loges dans la ville et la campagne s’égalisent avec deux nouvelles créations en ville et deux en campagne. En 1860, le mouvement d’expansion de la franc-maçonnerie stagne, mais avec un développement plus important dans le territoire de la Confédération que dans celui de la province de Buenos Aires. Un nouveau conflit armé en 1861 ajourne l’unification qui finira par se réaliser au début de l’année suivante. Cette situation extrêmement tendue que vit toute la population du territoire argentin se traduit aussi par un ralentissement général de la propagation des loges. Finalement en 1862, lorsque Buenos Aires et la Confédération organisent un État national, la franc-maçonnerie connaît, jusqu’aux années soixante-dix, une des plus importantes croissances de l’histoire de son implantation dans la région.

  • 24 Pour le commerce dans la région voir Whigham Tomas Lyle, The politcs or river commerce in the upper (...)
  • 25 Sur l’utilité des réseaux maçonniques par les gens de commerce voir Agulhon Maurice, Pénitents et F (...)

12Lors de ses six premières années d’expansion, l’implantation des loges maçonniques ne se cantonne pas à un milieu exclusivement urbain. Les villes-ports de Montevideo et Buenos Aires concentrent, certes, le plus grand nombre de loges. Mais nous trouvons également des loges dans les petites villes placées le long des deux voies fluviales qui font communiquer la région de la Mésopotamie avec le port atlantique. La présence des loges dans ces petites villes ne peut nullement s’expliquer par leur portée politique ou culturelle, mais plutôt par leur emplacement dans un réseau de commerce fluvial qui concerne le Paraguay, le sud-ouest du Brésil, la Mésopotamie argentine et l’Uruguay24. L’institution offre vraisemblablement la possibilité d’un réseau de relations et d’informations qui facilite ses transactions alors que les avatars de la vie politique tendaient à les entraver25. Ce qui laisse penser que les dirigeants porteños qui s’affilient à la franc-maçonnerie pourraient profiter de ce réseau, si bien implanté dans le milieu commercial, pour affirmer leur politique nationale car, par le biais du Suprême Conseil et Grand Orient de la République Argentine, la province de Buenos Aires, séparée de la Confédération Argentine et instituée en État indépendant, contrôle le plus important réseau commercial qui lie l’économie régionale au marché international, et fait de la ville de Buenos Aires le centre politique et économique des échanges.

18. Modèle d’implantation des loges maçonniques dans la région du Río de la Plata

18. Modèle d’implantation des loges maçonniques dans la région du Río de la Plata
  • 26 Les archives de cette loge dans AGLA, Libro de Actas, Logia « Luz del Desierto », Caja n° 37 (1860- (...)

13Vers la fin de notre période (carte de 1858-1862) il est possible de constater un autre phénomène qui élargit le modèle d’implantation que l’on vient d’exposer : la création des loges militaires. Au sud-ouest de la province de Buenos Aires, dans la zone frontalière avec les territoires indiens, à Guaminí, fut créée en 1859 la loge « Lumière du Désert »26. Cet étrange emplacement de la franc-maçonnerie en plein désert s’explique par l’importante présence des militaires parmi les frères francs-maçons. Alors, quelques officiers déjà initiés dans l’ordre et stationnés à la frontière sud de la province, décidèrent de créer une loge au campement. La formule connaît un succès certain pendant toute la période d’avancée de frontière, et fonctionne comme un extraordinaire facteur de diffusion dans les régions de nouveau peuplement.

Le recrutement

  • 27 Cf. Reglamento Interno de la Resp. Log de San Juan de Esc. regularmente constituida la Or..., de Mo (...)
  • 28 L’exigence d’une bonne santé s’explique par le fait que la franc-maçonnerie remplissait certaines f (...)
  • 29 L’institution traverse alors sa première scission et il est bien possible que ces deux autorités tr (...)

14La franc-maçonnerie est une société initiatique et secrète, mais ouverte en théorie à tous, à condition de remplir les exigences requises pour être initié. Celles-ci sont stipulées par les règlements généraux en vigueur pour l’ensemble des loges. A Buenos Aires, les premières loges sont théoriquement régies par les Règlements Généraux de la loge Asilo de la Virtud de Montevideo, qui indique comme condition d’admission la possession « des qualités morales et financières27 ». Chaque loge interprète cela différemment et, à en juger par les plaintes de certains frères, les loges ont tendance à se conduire très librement lorsqu’il s’agit d’initiations ; cette libéralité étant une source périodique de conflit entre les loges. Car, lorsqu’il est question de voter l’admission d’un nouveau frère, toutes les interprétations sont possibles, et les positions les plus divergentes cherchent à se fonder sur les mêmes Règlements. C’est pourquoi la loge « Régénération » propose, en 1858, une liste de conditions d’admission applicable dans toutes les loges : croire en Dieu, avoir 25 ans, avoir une conduite morale, une bonne santé et des moyens de subsistance suffisants28. Malgré ces efforts, les irrégularités continuent, et finalement, en 1859, le Suprême Conseil se voit dans la nécessité d’envoyer une circulaire ordonnant à toutes les loges d’observer une plus grande modération dans l’admission des profanes car « les abus que les loges pratiquent au sujet des initiations représentent un mal très sérieux pour l’institution29 ».

  • 30 Ils vont tous intégrer par la suite la franc-maçonnerie. Cf. AGLA, Libro de Matrículas, logia « Uni (...)
  • 31 Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Consuelo del Infortunio », caja n° 27, séance du 4-1-1859.
  • 32 Cf. AGLA, Gran Logia Central, Caja n° 3, Sumario contra Pelegrín Baltazar.
  • 33 Nous connaissons un seul cas de mulâtre admis dans la franc-maçonnerie. Le fait était à tel point i (...)
  • 34 Ainsi dans la loge « Obédience à la loi » une discussion s’engage comme conséquence du refus d’init (...)

15Comme on peut s’en douter, les interprétations divergentes étaient plus nombreuses sur les « qualités morales » que sur les critères socio-économiques. Ainsi des hommes politiques et des intellectuels comme Santiago Calzadillas, Adolfo Saldías, Leandro C. Alem, Martin Beruti, Federico Barbara, et Héctor Varela se virent-ils d’abord refuser l’initiation pour des raisons morales30. Mais lorsqu’il s’agissait de la croyance en Dieu, les exigences n’étaient pas toujours respectées, comme en témoigne l’instruction judiciaire contre le profane Pelegrín Baltazar, trouvée aux archives de la Grand Loge Centrale. Lors de son initiation, P. Baltazar avait déclaré être athée, ce qui lui valut le refus d’initiation de Nicanor Albarellos, Vénérable de la loge Consuelo del Infortunio31. Comme conséquence de ce différend, la Loge Centrale ouvre une instruction judiciaire. Lors du procès, Baltazar avoue « qu’il s’était approché de la franc-maçonnerie avec la fausse idée qu’il s’agissait d’une association très libérale, et que pour cette raison il avait tenu des propos extrêmes, qu’il était loin de penser ». Difficile de certifier la sincérité de ses propos ; en tout cas, il est évident que cette condition n’était pas toujours respectée, ce qui explique la maladresse de Baltazar32. En revanche, alors que rien ne l’eut interdit, les individus de couleur ou de basse extraction sociale étaient rarement admis33. Parfois la ségrégation sociale qui était implicitement appliquée par les loges pouvait être l’objet de protestations des frères, mais comme nous le verrons plus loin, les travailleurs manuels seront rarement acceptés pour l’initiation pendant cette première étape d’implantation de l’Ordre34.

16Au-delà des règlements, c’est l’analyse des membres effectivement intégrés à la franc-maçonnerie qui nous parle le mieux de sa politique de recrutement. Entre 1856 (création de la première loge maçonnique régulière à Buenos Aires) et la fin de la période étudiée (1862) nous avons répertorié 924 membres des loges argentines (jusqu’à 1858 d’obédience uruguayenne, et ensuite d’obédience argentine). Sur un échantillon de 595 personnes, soit 64,39 % du total (document n° 19) nous trouvons une majorité de membres exerçant une activité commerciale. Viennent ensuite, en ordre d’importance, les fonctionnaires – dans la majorité des cas, il s’agit de militaires – et les professions intellectuelles et libérales. Les individus de basse extraction sociale sont, comme nous l’avons déjà indiqué, très minoritaires. Les loges recrutent donc principalement dans le milieu des « honnêtes gens », et parmi eux, chez les gens de commerce.

19. Statut socio-professionnel d’un échantillon de 595 membres de la franc-maçonnerie

19. Statut socio-professionnel d’un échantillon de 595 membres de la franc-maçonnerie

Modalité des échanges

  • 35 Pour cette question voir Halevi Ran, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime. Aux orig (...)
  • 36 Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ces discussions n’eurent pas lieu dans les loges, mais les (...)

17Le cadre formel des échanges entre francs-maçons est rigoureusement fixé par tout un corpus de règlements et de constitutions que la loge doit respecter pour appartenir à l’ordre. Bien que distincte des autres associations socioculturelles par son caractère initiatique, la franc-maçonnerie partage avec elles des traits communs, propres aux groupes secondaires d’appartenance. Tout d’abord, le caractère volontaire et révocable du lien, fondé sur le principe d’égalité sociale35. Outre l’activité strictement symbolique, les travaux à l’intérieur de la loge sont destinés, comme dans d’autres associations, à la formation intellectuelle des membres. Cette formation suppose, comme ailleurs, des échanges d’information et d’opinion sur des problèmes qui concernent la société dans son ensemble, et particulièrement les questions d’éducation, santé et assistance publique, auxquelles viennent s’ajouter celles qui touchent directement à l’institution – questions liées à la place de l’institution dans la société. Seules les discussions politiques ou religieuses sont strictement bannies par le règlement36. En général, la discussion commence après la lecture d’une planche envoyée, soit par un des membres de l’atelier, soit par une autre loge ou une autorité maçonnique. Suite à sa lecture, les membres discutent le contenu et arrivent à un commun accord, disons à une opinion commune, dont les actes témoignent et qui fait parfois l’objet de la rédaction d’une planche adressée à l’Obédience. Mais, à la différence d’autres associations, cette communication des hommes, qui accorde actes et paroles sur un consensus social, instaure le secret comme condition de l’opinion, les débats publics entre maçons hors de la loge étant étroitement contrôlés.

  • 37 Le personnage de Bilbao était assez équivoque pour la classe dirigeante porteña. Libéral républicai (...)
  • 38 Cf. LT, 10-6-1858. Sarmiento envoie une lettre à toutes les loges de Buenos Aires pour les informer (...)
  • 39 Cf. EN, 19-1-1859, LRP, 20-1-1859, LT, 21-1-1859 et 22-1-1859. Les différences entre francs-maçons (...)
  • 40 Planche du Grand Orient de la République Argentine du 15 février 1859. Un exemplaire dans AGLA, Cor (...)

18Plusieurs incidents témoignent des limites de cette expérience consensuelle. L’autorité franc-maçonnique intervient, par exemple, pour modérer le conflit entre le frère chilien Francisco Bilbao et une bonne partie des frères impliqués dans la politique séparatiste de l’État de Buenos Aires37. La polémique commence par un débat engagé dans la presse porteña de 1858, entre Sarmiento et Bilbao, et auquel le Suprême Conseil s’était déjà opposé38. L’affaire continue en janvier 1859 lorsque Bilbao, dans un article publié dans le journal de Calvo, La Reforma Pacífica, fait état de son amitié pour Santiago Albarracín, un franc-maçon ex-représentant de la province de Buenos Aires et, en 1859, conseiller municipal pour la ville de Buenos Aires. H2ctor Varela, conseiller municipal, député et également franc-maçon dénonce alors publiquement l’alliance entre Albarracín, Bilbao et Calvo39. L’obédience maçonnique trouve alors inacceptable que les francs-maçons utilisent la presse périodique pour rendre publics leurs différends politiques. Le Suprême Conseil envoie en conséquence une circulaire aux loges de son obédience, par laquelle il recommande un contrôle plus strict de la conduite profane de ses membres. Il rappelle que « toute manifestation de mésentente entre francs-maçons favorise leurs ennemis40 ». Toute tactique que puisse paraître la mesure, il n’en demeure pas moins qu’elle réduit l’espace des échanges d’opinions publiques à l’intérieur de la loge. Si bien que la franc-maçonnerie, considérée comme une des principales institutions de la sphère publique moderne tend, pour se préserver, à réserver l’espace d’opinion dans le cadre restreint de la loge. Ce sont d’autres associations, fondées sur le principe de la publicité, qui serviront de relais entre la loge et la sphère publique.

  • 41 Il s’agit d’une initiative de la loge « Régénération ». Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Regenerac (...)
  • 42 Cf. LRP, 28-10-57, p. 2 ; EO, 25-11-1858, p. 3.
  • 43 Cf. LRP, 28-10-1857, p. 2 ; EO, 25-11-1858, p. 3.
  • 44 La création d’un asile pour les mendiants était une idée chère à Varela. A plusieurs reprises dans (...)
  • 45 Cf. « La caridad de los masones », La Religion, 30-10-1858, p. 1-3 (désormais LR) ; « Caridad Masón (...)
  • 46 Il n’y a pas à notre connaissance de recherches historiques concernant ce problème. Le seul travail (...)
  • 47 L’acte d’installation eut lieu en l’église de La Merced le 24-4-1859. Cf. LR, 30-4-1859, p. 1, col. (...)
  • 48 Cf. EO, 18-10-1858, p. 3, col. 4 ; EO, 19-10-1858, p. 2, col. 3-4.
  • 49 « El Pulpito », LR, 23-10-1858, p. 5, col. 1.

19En effet, les francs-maçons entendent agir dans la sphère publique, mais plutôt par association interposée. Pour ce faire, ils créent des associations laïques afin d’intervenir principalement dans deux domaines très chers à l’institution : l’assistance publique et l’éducation. La première de ces initiatives concerne la création, en juillet 1857, de l’Institut de Sourds et Muets41. Trois mois plus tard, le gouvernement d’Alsina qualifie l’entreprise d’intérêt public et lui accorde une subvention mensuelle de 1 000 pesos42. L’affaire passa presque inaperçue mais les quelques commentaires parus dans la presse montrent que l’initiative fut plutôt bien accueillie43. Un an plus tard, c’est à Héctor Varela, orateur de la loge Lealtad, député et conseiller municipal, que revient l’initiative de créer un asile des mendiants44. A la différence du premier projet, celui-ci se heurte à une vive opposition de la part des autorités ecclésiastiques et du secteur catholique proche du journal La Religion, qui qualifient de « fausse charité » la philanthropie franc-maçonnique45. Les raisons de cette mésentente sont évidentes : par la philanthropie, les francs-maçons prétendent rationaliser le type d’assistance individuelle, mettant de ce fait en cause la place qu’occupait jusqu’alors l’Église dans l’assistance publique46. Et le fait, qu’au moment où les francs-maçons organisent l’Asile des Mendiants, le catholique Félix Frías introduise les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul, n’est bien sûr pas une simple coïncidence ; l’objectif étant de mettre un frein à la progression des francs-maçons dans ce domaine47. Le conflit arrive à son comble lors de l’inauguration de l’Asile. La commission maçonnique organise pour l’occasion une cérémonie publique où assistent, à côté des 150 francs-maçons, les membres du gouvernement et de la municipalité48. Les autorités ecclésiastiques refusent d’y participer et accusent le gouvernement de cautionner, par la seule présence de ses représentants à la cérémonie, la franc-maçonnerie et de promouvoir ainsi l’Ordre dans la société49.

  • 50 Lettre du 23 mars 1859 adressée au Grand Vénérable du Grand Orient de la République Argentine. Dans (...)
  • 51 Sarmiento demandait aux loges de destiner la moitié de leur trésor à l’achat de livres et à l’assis (...)
  • 52 Ainsi il est spécifié dans le programme que « les jeunes étudiants doivent être de la classe nécess (...)
  • 53 Cf. AGLA, Libro de Actas (1856-1861), Loge « Unión del Plata », libro n° 2, séance du 28-8-1856. A (...)

20Pour les francs-maçons, la charité n’avait de sens que si elle trouvait son complément dans l’éducation, comme le précise Sarmiento : « L’élévation morale et intellectuelle de l’homme est la cible de la charité maçonnique moderne [...] La charité maçonnique doit s’appuyer sur la science, la vérité et la doctrine morale afin d’être en harmonie avec les principes de l’économie politique qui désapprouvent la charité qui récompense l’oisiveté et la dégradation morale50 ». C’est Sarmiento qui, le premier, se fait l’écho de cet objectif parmi les francs-maçons51. La loge Constancia répond à l’initiative de Sarmiento par un projet de création d’une École d’Arts et Métiers dans la localité de Merlo, à 45 km de la ville de Buenos Aires, l’objectif étant de promouvoir une éducation appliquée à l’industrie pour les gens de bas recours52. En liaison avec la question de l’éducation et de l’assistance publique, les francs-maçons vont aussi s’intéresser aux problèmes de l’intégration des immigrants dans la société locale. Ainsi, cinq mois après la création de la loge Unión del Plata, le surveillant de la loge, Santiago Albarracín, rappelle aux frères francs-maçons la nécessité de porter secours aux immigrants qui arrivent dans le pays sans moyens de subsistance. Par une souscription, sa loge arrive à réunir 500 pesos qui sont donnés à la Commission d’Immigration53.

  • 54 Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Consuelo del Infortunio », caja n° 27, séance du 21 et 28 août 18 (...)
  • 55 Cf. « Un masón que no es aquí masón » signé par « Un fusionista », LRP, 10-10-1858.

21Malgré son caractère fermé, l’institution franc-maçonnique a occupé une place publique, soit directement, soit par association interposée. Elle a fonctionné aussi bien comme association de bienfaisance que comme société d’aide mutuelle. Ces fonctions peuvent certainement expliquer le succès de l’institution auprès de la population locale. Mais son développement rapide dans la ville de Buenos Aires ne peut se comprendre sans tenir compte du fait qu’elle fonctionne aussi comme une société d’agrément entre hommes. Il ne pouvait pas en être autrement, étant donné qu’une des valeurs les plus appréciées de l’ordre était celle de la fraternité. Ainsi les échanges entre frères étaient-ils stimulés aussi bien par le rituel maçonnique que par les pratiques de sociabilité qui accompagnaient et prolongeaient ce rituel. Les traditionnels banquets maçonniques étaient, en même temps qu’une obligation rituelle, une pratique de sociabilité de plus en plus répandue dans la société. L’aspect purement sociable, disons la pure fonction de sociabilité que supposent les pratiques dans la franc-maçonnerie, paraît même avoir pris à Buenos Aires une importance considérable. Au point que cet aspect « profane » l’emporte par moments sur l’aspect plus philosophico-ésotérique ou philanthropique, comme nous le laisse entendre certains franc-maçons lors du débat qui suit à luxueuse « tenue » organisée le 21 juillet 1860 aux salons du théâtre Colon. Les termes de la discussion étaient de savoir si, comme le stipulaient les règlements, l’objectif de la franc-maçonnerie était la philanthropie ou l’organisation des fêtes luxueuses comme il s’avérait être de plus en plus le cas à Buenos Aires54. Même constat dans un article d’un franc-maçon irrégulier paru dans le journal La Reforma Pacífica. Dans ce dernier, l’auteur expose les raisons pour lesquelles il ne veut pas se régulariser. La franc-maçonnerie porteña, nous avoue-t-il, méconnaît les véritables principes maçonniques, « ... il n’y a en elle aucune tendance philosophique ou sociale [...] la franc-maçonnerie entre nous est devenue une mode : être franc-maçon, c’est comme être affilié au Club du Progrès ou au Club de Juillet55 ». Cela laisse supposer que la franc-maçonnerie servait à canaliser le besoin de sociabilité de la population locale. Mais, en même temps qu’elle propose un lieu de rencontre et un réseau de relations, elle institue comme fondement du lien un ensemble de valeurs fondées sur une représentation individuelle et contractuelle de la société, ce qui, comme nous verrons plus tard, n’est pas dépourvu de conséquences.

  • 56 Les loges ne font jamais référence à leur emplacement dans la ville. Cependant à la suite du confli (...)

22L’importance de la fonction loisir dans le recrutement des loges pourrait expliquer la double appartenance des hommes à la franc-maçonnerie et aux clubs de loisir ; en tout nous avons recensé 128 frères dans ce cas (13,8 % de la totalité des francs-maçons). Dans leur majorité, ils s’affilient premièrement à un club pour ensuite s’initier à la franc-maçonnerie (90/128 cas), l’exemple contraire concerne 34 personnes. Ceci nous autorise à penser que les échanges d’agrément entre hommes constituaient un aspect important de l’attraction de la loge. Tout au moins, dans ces cas spécifiques, le goût pour une pratique de sociabilité lié à la fonction du loisir entre hommes peut-il expliquer le passage d’une forme à une autre. Et le fait que la Grande Loge, ainsi que plusieurs ateliers, fonctionnent au premier étage du théâtre Colon n’est certainement pas une coïncidence sans signification56. Le partage du lieu peut bien traduire la proximité des fonctions.

Le loisir culturel comme nouveau besoin social

23Le rythme d’implantation des associations socioculturelles suit celui de l’irruption des colonies espagnoles dans « l’ère démocratique ». Il n’est donc pas étonnant de constater que, à Buenos Aires, l’arrivée des libéraux fut accompagnée d’une poussée de ces formes de sociabilité associative à buts socioculturels. Elles témoignent néanmoins d’une évolution dans le type d’échanges et de leur clientèle. Les associations, nées du besoin de certains hommes de discuter sur « la Société », contribuent maintenant à satisfaire un besoin généralisé de loisir culturel qui sert à définir l’appartenance communautaire. Comme nous le verrons plus tard, ces variations sociohistoriques ne seront pas sans conséquence sur les significations politiques des pratiques culturelles.

L’évolution vers une forme de loisir culturel

24Les associations socioculturelles furent une des premières formes contractuelles de relation à s’implanter dans le Río de la Plata. Nous avons montré comment l’amorce d’une mutation (1800-1827) finit par se confirmer à partir des années trente, en bonne partie grâce aux étudiants universitaires, et à la diffusion de nouvelles pratiques culturelles liées au développement de la presse écrite. En même temps que la tendance se confirme, le public s’élargit. Ainsi, des premières associations socioculturelles strictement composées des membres de l’élite intellectuelle, nous sommes passés à des formes qui se diffusent dans un public plus large : étudiants, publicistes et hommes d’affaires.

25Lorsqu’en 1852 réapparaissent les associations socioculturelles, elles s’implantent en ville, dans la zone qui était socialement instituée comme lieu d’échanges culturels : le « square de lumières » ou quartier de l’Université. Cela n’empêche que ce même espace physique accueille maintenant une clientèle qui renvoie à un espace socioculturel élargi. Les associations à but culturel qui se développent ont tendance à accentuer encore plus la fonction loisir de l’échange culturel, ce qui suppose donc un élargissement de sa clientèle, attirant alors des individus qui n’étaient pas auparavant tentés par les pratiques associatives. Ainsi la Société Philharmonique, créée en 1852 par des amoureux de la musique, rassemble en peu de temps 300 associés, et il en va de même pour la Société Philharmonique de Mai. Toutes deux utilisent le modèle associatif d’organisation (formes ouvertes, liens révocables, autorités élues, participation de tous les membres aux Assemblées Générales, etc.) pour formaliser des rencontres qui auparavant se déroulaient de manière épisodique. On se retrouve, ici encore, pour assister au spectacle et pour se donner en spectacle. Pour y participer, il suffit d’avoir un minimum de ressources afin d’assurer la cotisation, et de respecter les codes de civilité qui permettent d’accéder à cet univers culturel élargi.

  • 57 La décision fut prise par l’assemblée générale le 8 mars 1855. La cotisation pour entrer fut fixée (...)
  • 58 Cf. Vicuña Mackenna, Páginas..., op. cit., p. 48.
  • 59 Cf. notre base de données.
  • 60 Cf. LT, 28-8-1854.

26Dans certaines de ces associations, le spectacle l’emporte sur la discussion littéraire ou politique, comme c’est le cas des Sociétés Philharmoniques. La conversation, quand elle n’a pas tendance à disparaître, n’est plus de rigueur. Leur fonction est d’ailleurs très proche de celle des associations de loisir, et la proximité des activités mène parfois à une confusion de formes, comme l’atteste le cas de la « Société Philharmonique de Mai » qui assume une des activités principales des clubs de loisir : l’organisation d’un bal mensuel pour ses membres. La confusion est telle que cette association socioculturelle finira par basculer vers la forme loisir pour devenir, un an après sa création, le club de Mai57. Vicuña Mackenna témoigne de l’amalgame qui existe entre les activités des sociétés socioculturelles et celles des clubs de loisir58. Il n’est donc pas étonnant de constater la double appartenance des membres à ces associations et à des clubs de loisir. Les chiffres ici sont parlants. Sur un échantillon de 217 individus membres des associations culturelles pendant cette période, 68 d’entre eux, soit 31,3 % du total, sont également membres d’un club de loisir. Une majorité d’entre eux, soit 53 %, intègre en premier une association socioculturelle pour ensuite s’inscrire à un club de loisir, alors que la démarche inverse concerne 35,2 % de l’échantillon59. Ces données sont révélatrices de l’attrait qu’a pu exercer cette fonction dans l’incorporation des nouveaux membres. En effet, ces associations servirent de théâtre du faire valoir de la civilité et du bon ton des habitants de la ville. Ce n’est pas par l’utilisation publique de la raison individuelle qu’on entend ici se rendre civil, sociable, mais par un certain goût de se donner en spectacle. Dans ce sens, ces associations se rattachent au phénomène de la « salon-manie » dont nous avons déjà parlé, mais à la différence que désormais le cadre formel qui organise les rencontres fait également partie du faire valoir de la civilité des membres. Varela ne manque pas de le rappeler dans son journal : « ces associations, avec des règlements libéraux et républicains, fondent un peuple civilisé par le développement des habitudes démocratiques60 ».

L’association comme dispositif identitaire

27A la différence des loges maçonniques, le cadre formel des échanges culturels présente des variations qui répondent aux objectifs particuliers de chaque société. Mais, de l’ensemble des associations se détachent, par leur nombre et importance, celles qui mettent en avant la nation comme fondement et objectif de la relation. C’est le cas des « Sociétés Littéraires ». Elles attirent un public plus choisi qui observe une attitude plus professionnelle devant les activités culturelles ; hommes de plume et hommes de loi principalement, qui s’organisent pour réfléchir ensemble sur les questions de société. Par rapport aux associations du même type créées auparavant, nous pouvons distinguer plus nettement une réflexion qui vise la société en tant que communauté politique d’appartenance. Autrement dit, la problématique de la nation est maintenant au cœur de ses échanges culturels.

  • 61 Nous remarquerons que, malgré les écarts qui existent entre le processus historique de constitution (...)
  • 62 Il n’existe pas de recherches sur cette association-institution. Quelques références dans Levene Ri (...)
  • 63 Cf. Bases Orgánicas del Instituto Histórico-Geográfico del Río de la Plata, Buenos Aires, Imp. de l (...)
  • 64 Cf. « Instituto Histórico-Geográfico », LT, 1-5-1855, p. 2, col. 1-2.
  • 65 Cf. Galería de Celebridades Argentinas. Biografía de los personajes más notables del Río de la Plat (...)

28Certaines associations naissent d’un commun intérêt des hommes de culture pour instituer publiquement la mémoire de la nation61. Ses promoteurs, pour la plupart compagnons d’exil, lient la naissance de la nationalité à l’instauration de la sphère publique, source de leur propre pouvoir. L’« Institut Historique et Géographique Rioplatense », par exemple, fut créé à l’initiative des hommes politiques les plus en vue qui, sur le terrain politique, se battaient pour la création d’un État national : Valentín Alsina, Bartolomé Mitre, Dalmacio Vélez Sarfield, Carlos Tejedor, Domingo Faustino Sarmiento, Rufino de Elizalde, José María Gutiérrez etc.62. Ils représentent les différentes tendances du projet d’organisation nationale : les « nationalistes » dans la personne de Bartolomé Mitre, les « autonomistes » dans celle de Valentín Alsina et les « urquicistas » avec Miguel Valencia, Mariano Fragueiro et Nicolás Calvo. Cependant, s’ils différent quant aux conditions de l’organisation de l’État national, tous s’accordent à reconnaître la Nation comme fondement de la communauté d’appartenance. Pour cette raison, nous les trouvons rassemblés dans des associations qui donnent une importance toute particulière à la création d’une mémoire nationale. L’Institut, qui fonctionne comme association avec un règlement proche des autres organisations, se donne pour objectif : « l’étude de l’histoire, de la géographie et de la statistique dans toutes ses relations et applications, circonscrit aux pays du Río de la Plata, où peuvent être explorés de riches matériaux non encore classés ». Mais, comme ils le laissent entendre, leur tâche n’est pas seulement de répertorier le patrimoine de la nation, mais aussi de lui donner un sens : « ... nous aurons à mettre de l’ordre dans le chaos de documents qui constituent notre héritage historique63 ». C’est à partir de cet ordre imaginaire qu’ils entendent institutionnaliser la mémoire de la nation. Chacun des membres-chercheurs se donne ainsi périodiquement rendez-vous pour « ordonner » les événements qui constituent le passé de la Nation, le but étant de créer la Nation par la socialisation du récit des origines. Héctor Varela, membre de l’association, annonce ainsi à l’opinion publique qu’il s’agit de : « défendre et protéger les liens sacrés qui unissent les générations et se perpétuent dans les souvenirs64 ». Bartolomé Mitre rédige alors son Histoire de Belgrano et participe au projet sur les Galeries de Célébrités Argentines, avec Domingo F. Sarmiento Luis Domínguez, Juan María Gutiérrez, et Manuel Moreno. Par ailleurs, Luis Domínguez prépare son Histoire Argentine et Alejandro Magariños Cervantes sa Bibliothèque Américaine, projet de publication d’un choix de textes « des principaux hommes d’État de la République Argentine »65.

  • 66 Cf. Estatuto de la Asociación de Amigos de la Historia Natural del Plata, creada por superior decre (...)
  • 67 Ibid., art. 1.
  • 68 D’après Trelles, le fonds original était composé par 1505 médailles qui provenaient d’une collectio (...)
  • 69 Une liste de ces objets dans PGB, La création..., op. cit., annexe n° 1, document n° 4 « Nombre d’o (...)
  • 70 Nation qui, comme le suggèrent les noms des associations, s’inscrit dans un territoire à géométrie (...)

29Presque simultanément à la création de l’Institut Historique se constitue l’« Association des Amis de l’Histoire Naturelle du Plata ». A la différence de la première, celle-ci est créée à l’initiative du gouvernement et le règlement en est établi par le Recteur de l’université de Buenos Aires, José Barros Pazos66. L’objectif de cette institution-association était « la conservation et le développement du Musée de Buenos Aires67 ». Pour cela, le règlement stipulait que la société serait composée de trente membres titulaires, parmi lesquels les quatre membres fondateurs, le Recteur de l’Université et le responsable du Musée, les autres étant élus par eux. Le règlement établissait également l’existence de membres honoraires et de correspondants. Les fonds de la société provenaient de l’État ou de donations de particuliers, avec lesquels la commission devait pourvoir à l’accroissement du fonds du Musée, composé à l’origine d’une collection de minéraux, de pièces d’anatomie, d’instruments de physique et d’une importante collection de médailles antiques et modernes qui avait été acquise par le gouvernement de Buenos Aires en 182368. Le projet de Barros Pazos et Trelles était de faire du Musée d’Histoire Naturelle une institution destinée à répertorier les vestiges de l’histoire et de la géographie nationales. Pour cette raison, ils créèrent l’association « des amis du musée », composée de savants devant prendre en charge la recherche géologique pour acquérir une meilleure connaissance du milieu naturel local. L’activité scientifique fut ainsi mise au service de la Nation, car la récupération des vestiges « de la nature et de l’histoire locale » devenait une pièce maîtresse de la construction du passé commun, le musée étant l’instrument essentiel de la conservation de ces vestiges. L’association se donne ainsi pour tâche de faire du musée d’histoire naturelle un lieu de mémoire, où les citoyens pourraient se rendre pour s’adonner au culte de la Nation. Cela explique qu’à partir de 1854 les pièces de mémoire historique classées sous les rubriques « d’art, antiquité, objets divers et autres rubriques » augmentent progressivement69. Et bien qu’elles soient beaucoup moins nombreuses pendant notre période que les pièces zoologiques, leur nombre augmente proportionnellement plus rapidement. Ainsi sur un total de 5 439 pièces de zoologie que possède le musée à la fin de notre période, 67,45 % avaient été acquises après la fondation de l’association des amis du musée. En revanche, les objets-vestiges historiques ont été acquis dans leur presque totalité, soit 96,6 %, après l’année 1854. Pour ces hommes de culture et de pouvoir, le projet scientifique et culturel ne faisait qu’un avec le projet politique de la nation70.

  • 71 Cf. « El Ateneo del Plata », LT, 2-10-1858.
  • 72 Cf. « Ateneo del Plata », LT, 22-10-1858.
  • 73 Le travail fut publié par le journal El Nacional. Cf. EN, 21-10-1850 au 25-10-1858.

30Nous trouvons encore d’autres associations qui fonctionnent comme cercle de pensée, dans l’objectif de consacrer la mémoire de la nation. Nous pouvons citer le cas de l’Athénée du Plata et du Lycée Littéraire, tous deux créés en 1858, et qui regroupent les principaux publicistes et intellectuels de l’époque qui se donnent rendez-vous dans le but de développer les arts et l’histoire nationale. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’associations créées à l’initiative de quelques hommes de lettres et financées par les cotisations de leurs membres. « L’Athénée du Plata », qui afficha une tendance politique proche de la province de Buenos Aires, aura l’agrément du gouvernement, qui mettra à sa disposition les salons de l’Université. Le Lycée Littéraire, association intégrée par des personnalités comme Bilbao, Calvo, Viel Castel et Fajardo, qui avouent publiquement leurs différences avec la politique de Buenos Aires, devra se contenter de réunions aux domiciles privés de ses membres. Malgré les différences politiques, pour l’une comme l’autre, la culture est objet d’échanges en tant qu’elle est culture nationale. Ainsi l’Athénée du Plata fixe, à travers ses trois commissions d’histoire, de littérature et de poésie, dirigées par D.F. Sarmiento, M. Cané et L. Domínguez, les sujets d’intérêt commun qui privilégient le développement d’une culture nationale. Pour la première réunion, il est proposé au concours mensuel de poésie, le thème : « Roman Historique : la découverte et la conquête du Río de la Plata »71. Miguel Cané, chargé de la section littérature donne comme thème de composition d’un roman historique : « La mort de Cramer et Castelli » ; « Liniers et son drame », et « Narrations sur la mort de Solis »72. Sarmiento, chargé de la section histoire, inaugure les travaux avec la lecture de son mémoire sur « l’esprit et conditions d’une histoire d’Amérique »73. Les échanges culturels s’inscrivent ici sans aucun doute dans un dispositif identitaire de redéfinition de la communauté d’appartenance.

  • 74 Acte de l’Athénée du Plata, 2e réunion préparatoire, publiée dans LT, 29-6-1858, p. 2, col. 3-4.
  • 75 Voir Rosanvallon Pierre, Le moment Guizot..., op. cit., p. 155-162.

31Pour les promoteurs de l’Athénée, il était question que « les indications des Maîtres, sous la forme de leçons, illustrent notre monde intellectuel et développent au profit de notre jeunesse quelque chose de semblable aux chaires de la Sorbonne, du Collège de France, des grandes universités allemandes et italiennes...74 ». La comparaison est curieuse car les deux institutions mentionnées différent sensiblement de l’expérience porteña. Si en France, comme nous le montre Pierre Rosanvallon, la « résurrection » des institutions scientifiques est liée à la présence d’un État national, associée à une nouvelle figure de l’intellectuel-savant, à Buenos Aires, la revendication des cercles littéraires comme lieux de culture est née d’une initiative privée et évoque plutôt l’image romantique de l’intellectuel-philosophe75. Les institutions culturelles des élites sont plutôt appelées à prendre la place des institutions scientifiques d’État qui font défaut. Ici encore la structure de sociabilité associative des élites devance l’Etat dans sa fonction d’imposer une présence institutionnelle de la Nation dans la société.

  • 76 Voir Cignoli Francisco, Historia de la Asociación Farmacéutica y Bioquímica Argentina, Buenos Aires (...)

32Les nouvelles associations ne se cantonnent pas à l’aspect strictement culturel des échanges sociaux. Nous rencontrons également des associations qui mettent en avant l’aspect scientifico-corporatif des échanges. C’est le cas des associations de membres des professions libérales qui entendent s’organiser pour en tirer un bénéfice individuel, mais également pour rendre un service à la communauté. Elles reprennent le modèle des associations d’aide mutuelle, mais sont fondées sur des critères d’appartenance culturelle. Ainsi l’association Pharmaceutique Bonaerense76, l’association des Médecins de Dolores ou l’association des Médecins Bonaerenses combinent l’aide mutuelle avec les discussions publiques sur des questions de société, qui étaient également des questions sur leurs métiers. De ce fait, elles s’octroient un rôle dans le développement des connaissances qui répondent aux besoins du pays. Voici donc l’autre aspect de ce dispositif identitaire : l’association des individus pour le développement d’une science sinon nationale, du moins d’une science adaptée aux besoins de la nation.

Le recrutement des associations socioculturelles

  • 77 Les différentes associations répertoriées n’ont malheureusement pas laissé d’archives. Nous avons e (...)
  • 78 Il est cependant difficile de tirer des conclusions avec des listes incomplètes. Mais même en dispo (...)

33Loin de traduire des phénomènes contradictoires, les différents types associatifs que nous venons de présenter manifestent une même tendance à l’élargissement de la clientèle des échanges culturels, comme il se dégage de l’analyse des membres de ces associations77. Il nous est difficile de dire si les 217 membres recensés sont représentatifs de l’ensemble. Nous pouvons néanmoins affirmer, sans risques majeurs, qu’ils sont représentatifs de la composition des élites des associations socioculturelles. Car ce sont elles qui apparaissent plus facilement dans les documents et dans la presse locale. D’après ces données, les associations culturelles sont composées d’une majorité d’intellectuels et de professions libérales, les grands propriétaires boudant encore ce type d’association ou, tout au moins, la direction des mêmes. Ce qui étonne peut-être un peu plus, c’est la faible présence des professions du commerce, milieu dans lequel s’étaient déjà développées des habitudes associatives. Peut-être la raison de leur indifférence est-elle à chercher dans leur forte spécialisation et la moindre place qu’elles font aux objectifs strictement culturels, qui limitent la clientèle et rendent peut-être de ce fait le réseau moins attractif78.

  • 79 Cf. LT, 30-11-1858, p. 2, col. 7.

34Pour certaines associations, la population étudiante représente encore un nombre important de leurs membres, comme cela paraît être le cas de l’Athénée du Plata, d’après une notice publiée dans la presse locale annonçant qu’« étant donné que la majorité des membres de l’Athénée sont des élèves de l’Université, et que ces derniers sont en période d’examens, plusieurs messieurs ont insisté pour suspendre les sessions ces jours-ci79 ». Mais il semblerait qu’outre les intellectuels et les inévitables étudiants universitaires, de nouveaux secteurs commencent à approcher ces associations. Les employés administratifs représentent notamment presque l/5e du total des membres. Ces chiffres, bien qu’à prendre avec une extrême prudence, demeurent assez significatifs, et nous laissent deviner le modèle de diffusion de ces associations. L’élargissement de la clientèle se ferait ainsi par le biais du secteur moyen qui était le plus proche des élites culturelles et politiques ; proche par une relation de dépendance dans l’administration de l’État provincial, mais également parce que ces secteurs voyaient dans l’appartenance associative un moyen d’intégrer le modèle culturel des élites politiques, les portes de l’ascension sociale et politique leur étant peut-être alors ouvertes.

35Les associations socioculturelles dénotent, par rapport à la période précédente, une plus forte spécialisation de ses fonctions qui tendent à se cantonner à la sphère strictement culturelle et scientifique. Ceci, comme nous venons de le constater, restreint leur clientèle au secteur des intellectuels et hommes politiques intéressés par la politique culturelle. Elles ne restent cependant pas étrangères à ce goût marqué pour les échanges sociaux dans le respect de certains codes et valeurs relationnels, fondés sur une représentation individuelle et contractuelle de la société. Mais leurs membres vont chercher à satisfaire ce besoin de sociabilité pure, et de réseau relationnel élargi par la fréquentation des associations de loisir.

La sociabilité comme objet d’associations : les clubs de loisir

  • 80 Cf. Agulhon Maurice, Les cercles..., op. cit.

36La société de loisir n’est certainement pas une invention anglaise. La population de la ville et celle de la campagne avaient leurs lieux et formes de loisir plus au moins institués au temps de la colonie. A la campagne, la pulpería était le principal lieu de plaisance ; en ville, les lieux et formes étaient multiples : des baignades dans le fleuve aux danses rythmées par le tambour, en passant par les multiples tertulias familiales, les habitants ne cessaient de manifester ce besoin de sociabilité pure. Bien qu’il faille faire la distinction entre le loisir populaire et celui des « honnêtes gens », la sociabilité urbaine coloniale se caractérise des formes spontanées de sociabilité, dont le réseau était bien souvent construit autour des liens de parenté. La fonction loisir se développe ensuite par les formes modernes de sociabilité, annonçant une tendance majeure de la vie collective qui correspond, comme l’a bien prouvé Maurice Agulhon, à l’épanouissement de la civilisation bourgeoise80. Alors le partage de l’oisiveté devient l’objet d’association.

L’organisation des lieux de plaisance

37Se donner le loisir d’une bonne compagnie, en montrant une certaine aisance, devient de plus en plus le modèle généralisé de sociabilité parmi les « honnêtes gens ». Comme nous l’avons montré, aussi bien les relations informelles dans les cafés que les associations de divers types développent cette forme de sociabilité pure. Mais ce que nous avons pu identifier comme étant des traits communs à certaines formes associatives, finit par donner naissance à une forme spécifique : la société d’agrément ou club à l’anglaise.

  • 81 Cf. Hogg Ricardo, Yerba Vieja, Buenos Aires, Casa E, Julio Suárez, 1940, t. I, p. 232 ; Navarro Vio (...)

38Les premiers clubs d’agrément furent créés parmi la population étrangère de la ville. Au départ, c’étaient des formes qui combinaient l’agrément de la rencontre avec le besoin d’information. C’étaient les cas des « Salles » ou cercles de commerçants que nous avons déjà rencontrés. Mais au fur et à mesure que s’amorce la tendance à l’organisation, nous voyons apparaître des formes spécifiques de plaisance : les associations de loisir mondain ou sportif. La première d’entre elles fut la « Foreign Amateur Racing Society », créée, à Buenos Aires en 1849 par quelques membres du club de Résidents Etrangers81. La commission tenait ses séances dans les locaux du club en ville, mais les hommes se réunissaient sur un terrain situé dans la localité de Belgrano, à 8 km du centre-ville, où se faisaient les courses. Trois ans après fut créé parmi la population locale le « club du Progrès ». Il s’agissait plutôt d’une forme d’agrément mondain qui combinait loisir culturel, jeux de société et divertissements sportifs. La formule eut un succès immédiat : entre 1853 et 1858 furent créés 12 clubs de loisir. Elle connut un développement progressif jusqu’en 1856, (une création en 1854, trois en 1855, quatre en 1856) puis une diminution graduelle jusqu’en 1858, pour stagner entre 1858 et 1862. La courbe s’explique aisément : après l’implantation de cette pratique parmi la population locale, il y eut un court moment d’épanouissement pendant les premières années de gouvernement constitutionnel – de la déclaration de liberté d’association en 1854 jusqu’aux années 1856-1857. Ensuite la conjoncture interne et surtout le déclenchement du conflit armé avec la Confédération expliquent le ralentissement dans la création de nouveaux clubs. D’autant plus que la guerre coïncide avec la crise économique de 1857 qui fut fortement ressentie par le secteur exportateur de l’économie provinciale. Les difficultés économiques expliquent à bien des égards la diminution des lieux de loisir.

39Le modèle d’implantation des clubs est très proche de celui des loges maçonniques : apparu au sein de la population étrangère de la capitale, il se développe ensuite parmi la population native de la ville, pour se diffuser après dans les villages de campagne (document n° 20). Le statut de ces villages est assez hétérogène mais ils ont comme point commun d’avoir une production agricole qui tient une place considérable dans leur économie : élevage dans le sud, San Miguel, San Nicolas et Chascomus, exploitation agricole au nord et à l’ouest à Flores et Mercedes, Belgrano, San Isidro et Zarate. Dans certains cas, ils sont déjà des lieux de plaisance pour la population urbaine comme Flores et Belgrano, localités fréquentées le dimanche par les « honnêtes gens » de Buenos Aires et San Isidro, à 24 km de la capitale, lieu de repos estival des familles porteñas. Dans d’autres, les élites de la ville qui se déplacent à travers la campagne, diffusent ces nouvelles formes de sociabilité parmi la population locale. Dans bien des cas, les clubs de loisir furent les premières associations modernes à se développer en milieu rural.

Recrutement

  • 82 Le seul coût d’admission représente au moins trois mois de salaire d’un fonctionnaire moyen. La cot (...)
  • 83 « Cercle bourgeois » est en français dans le texte. Le chiffre de 50 $ par an est erroné. Il est po (...)

40Qui étaient les membres de ces clubs ? La pratique se développe premièrement parmi les élites urbaines, celles qui étaient les plus proches de la population anglaise. En principe, il n’y avait aucune restriction pour y participer, si toutefois le candidat pouvait avancer la somme pour l’admission et la cotisation mensuelle. Le coût varie d’un club à un autre. Ainsi pour le premier club créé parmi les nationaux, le droit d’admission s’élevait à 1 000 $ avec une cotisation mensuelle de 100 $82. Les clubs créés par la suite visent une clientèle moins riche, et les cotisations descendent alors considérablement, variant entre 25 $ pour le club des Gardes Nationaux et 60 $ pour le club del Plata. De ceci, nous pouvons déduire des différences considérables dans l’origine socioprofessionnelle des membres. A ce sujet le chilien Vicuña Mackenna, qui visite la ville de Buenos Aires au moment de la pleine effervescence des clubs, nous laisse le témoignage suivant : « Le club-leader est celui du Progrès, parce qu’il est le plus cher et le plus aristocratique. Il compte 250 membres qui payent 50 $ <sic> l’an. Son rival immédiat, mais il s’agit là d’une rivalité positive, est le club de Mai, qui pourrait s’appeler le cercle bourgeois* de la population...83 ».

20. L’implantation des clubs de loisir dans l’État de Buenos Aires (1852-1862)

20. L’implantation des clubs de loisir dans l’État de Buenos Aires (1852-1862)
  • 84 Nous avons consulté dans les archives du club du Progrès la documentation concernant notre période. (...)
  • 85 Art. 1 : « L’association du « club » d’après ce qui a été stipulé par ses fondateurs, ne pourra dép (...)
  • 86 Cf. « Protesta de un ciudadano », LT, 26-1-1855, p. 3, col. 2.

41En quoi consiste la différence dont nous parle Vicuña Mackenna ? Le club du Progrès est, en théorie, ouvert à tous ; il suffit d’être présenté par trois membres et d’obtenir une minorité de votes de la commission directrice84. Ceci effectivement facilite le recrutement de familiers et amis. Toutefois le prix de la cotisation fonctionne comme un mécanisme efficace de sélection. Le public du club se trouve ainsi dans la frange la plus aisée de la population. Mais ce qui faisait son caractère aristocratique, par rapport aux autres clubs d’une clientèle également bourgeoise, c’étaient les restrictions concernant le nombre des membres auxquels était strictement réservé l’accès aux locaux. En effet, par règlement, ils ne pouvaient pas dépasser le nombre de 210, soit les 210 familles les plus en vue de Buenos Aires85. Ceci ne manque pas de soulever l’indignation de ceux qui seront exclus du « tout Buenos Aires », comme témoigne un « citoyen indigné » au sujet du bal offert dans les salons du club par Pastor Obligado, membre du club, mais également gouverneur de l’État de Buenos Aires, en honneur de la Commission de Paraná : « ce qui ajoute en originalité c’est que le Club du Progrès soit le représentant officiel et aristocratique de toute la population de Buenos Aires, qui paye les contributions avec lesquelles se célèbrent les fêtes publiques, sans avoir le droit d’en bénéficier... Le Club du Progrès compte, nous semble-t-il, environ 200 membres, si l’on donne un bal de ce genre, il nous semble convenable étant donné la place que Buenos Aires assume dans le monde, qu’il intègre le plus grand nombre possible de personnes, et qu’y soient invités non les individus d’un certain club mais les citoyens et leurs familles86 ».

  • 87 Les listes sont complètes. Cf. notre base de données.
  • 88 Le club du Progrès servait aux riches commerçants étrangers pour établir des liens de sang avec la (...)
  • 89 Cf. Club del Progreso, Datos históricos sobre su origen y desenvolvimiento. Apuntes coleccionados p (...)

42Qui était cette aristocratie qui prétendait représenter le peuple de Buenos Aires ? Nous avons comptabilisé 573 individus adhérant au club entre 1852 et 1863, et possédons des informations concernant le statut socioprofessionnel de 262 d’entre eux87. Le secteur le mieux représenté est celui des grands propriétaires de terres et de capitaux, qui constituent 32 % de l’ensemble. Ce groupe était jusqu’alors très peu présent dans les autres formes associatives de sociabilité d’élite. Cela signifie que, dans les secteurs réputés plus traditionnels, la mutation culturelle se fit par le biais des sociétés commerciales et des associations d’agrément. Plus que la conversation et les discussions, ces hommes recherchent une compagnie entre pairs afin d’élargir leur réseau de relations88. Quant aux professions intellectuelles, leur présence est aussi importante que celle des grands propriétaires, et il s’agit dans la plupart des cas d’hommes qui exercent des fonctions politiques. D’ailleurs, un tiers des membres du club remplit une charge dans l’administration de l’État de la province. Le pourcentage est beaucoup plus élevé que celui de la franc-maçonnerie où ceux-ci représentent seulement 13,8 % des membres. Les grandes initiatives de l’époque furent bien souvent conçues et décidées dans les salons du club : construction de la première voie ferrée, installation de la compagnie de gaz, création de la bourse de commerce, etc.89.

43Malheureusement, nous n’avons pas pu trouver les archives du club de Mai, ce qui nous aurait permis de comparer les données du club du Progrès avec celles du club défini par Vicuña Mackenna comme « cercle bourgeois ». Nous disposons de quelques noms recueillis dans la presse locale. Il s’agit des individus membres de la commission directive, 27 au total. Bien qu’il soit difficile de tirer une quelconque conclusion de chiffres si minces, ils peuvent peut-être traduire une tendance, ce qui, bien entendu, reste à confirmer. Nous remarquerons que les propriétaires de terres et des capitaux sont toujours mieux représentés (1/3 du total), mais nous trouvons maintenant deux groupes dont la participation est en progression : les professions libérales qui constituent l/5e des membres et les commerçants, presque l/6e. Ce qui nous fait penser que son caractère plus bourgeois vient du fait qu’il s’ouvre sur une clientèle d’un prestige social moins reconnu par l’ensemble de la communauté. Par ailleurs, il semblerait que la classe politique soit plus présente dans ce club. Presque la moitié des 27 membres remplit une charge publique, et l/6e d’entre eux sont des publicistes. Mais il est fort probable qu’ils soient surreprésentés par le fait que dans la majorité des cas, il s’agit de l’élite dirigeante du club. En tous les cas, la grande différence entre l’un et l’autre réside dans le fait que le club de Mai n’établit pas de quota de membres.

44Quant aux clubs des villages de campagne, comment ne pas imaginer que leur clientèle se compose d’exploitants d’origine étrangère, habitués à ces pratiques de loisir, ainsi que de la population de nouveaux exploitants agricoles venus de la ville et de ceux, de couche plus ancienne, qui tendent de s’intégrer au nouveau réseau des échanges socio-économiques ? Mais, ici encore, l’absence d’archives laisse pour le moment cette question entière.

Modalité des échanges : loisir et politique

45Les clubs sont des formes associatives d’agrément, dont le but est de pure sociabilité. Les liens se nouent à partir d’une activité commune qui met en rapport les membres ; activité de plaisance mondaine ou sportive. La modalité des échanges dépend du type d’activité que l’association développe. Lorsqu’il s’agit du loisir mondain, les formes d’agrément sont proches de celles des associations socioculturelles ; en revanche, les premières formes de loisir sportif annoncent un modèle associatif tout à fait nouveau : les clubs de sport.

  • 90 Les objectifs stipulés par le règlement sont ici résumés par Diego de Alvear. Nous n’avons pas trou (...)
  • 91 Cf. EP, 27-5-1852.

46Le club du Progrès, qui fut le premier de ce genre créé au sein de la population porteña, se fixe comme objectif de l’association : « développer l’esprit d’association, complètement éteint, par des réunions périodiques des plus respectables messieurs, nationaux et étrangers ; faire disparaître les préjugés infondés, créés par l’isolement et la méfiance, uniformisant dans la mesure du possible les opinions politiques par le biais des discussions ; associer les efforts de tous vers le progrès moral et matériel du pays90 ». D’après ces statuts, le club ajoute de nouveaux objectifs politiques à ceux qu’il a en commun avec les « Sociétés d’Amis du Pays ». Mais indépendamment des buts économiques et politiques explicites, le club fut créé pour satisfaire un besoin de sociabilité publique entre « honnêtes gens ». Lors du banquet d’inauguration, G. Posadas précise : « cette association, nouvelle dans notre patrie, a eu comme principal objet celui de réveiller entre mille compatriotes la nécessité de se rassembler, d’associer leurs idées visant le développement de notre industrie nationale ; celle de confraternité avec les étrangers des nations amies91 ».

  • 92 Jusqu’à la création du club de Progrès, le mot « club » désignait presque strictement une associati (...)
  • 93 Cf. LT, 26-8-1853.
  • 94 Cf. LT, 3-9-1853.

47La confusion entre ces deux objectifs – politico-économique et de plaisance – apparaît au départ par l’utilisation du mot « club », jusqu’alors employé dans son acception française92. Il est donc difficile de dire si au départ la désignation cachait ou non une volonté d’action politique explicite. En tout cas, il n’existait pas à ce sujet de consensus entre les membres. Cela explique que dans le livre d’actes nous trouvions parfois le mot club entre guillemets, et d’autres fois sans. Même chez les secrétaires, rédacteurs des actes, l’unanimité ne règne pas quant aux objectifs des réunions : pour les uns, la désignation de club était une preuve de la volonté initiale des fondateurs de constituer une sorte de société de pensée, volonté qui avait été trahie par la suite ; pour les autres, le « club » avait emprunté les formes des associations de loisir à l’anglaise. Ce malentendu ne laisse pas de générer quelques frictions entre les membres, comme en témoigne le mécontentement « des Argentins de la défense » publié dans le journal de Varela : « Lorsque l’année précédente fut établie cette association, avec le titre pompeux qu’elle porte, tous ont cru que la politique et le progrès seraient les principaux objets auxquels elle allait se destiner. La politique parce qu’il est absurde, choquant et ridicule de donner le nom de club à une association de danse, gastronomie et jeu de billard ; où le café et tout le reste est vendu à plus haut prix que dans le premier hôtel de Paris [...] le caractère aristocratique de cette société repousse toute idée de sociabilité, de franchise et de bon goût qui doit régner toujours dans les réunions de cette classe...93 ». Le reproche ne saurait être plus clair : le développement de l’esprit d’association est pour eux inséparable d’une civilité qui doit développer un espace public politique. L’aisance et le loisir sont encore identifiés avec des formes aristocratiques de sociabilité qui ne peuvent rien apporter de bon à la société républicaine. Diego de Alvear, président du club, ne tarde pas à répondre à cette accusation. Après une longue liste des bienfaits de la sociabilité qui « renouent les liens de patrie, d’amitié et même de famille », développent l’esprit d’association et d’industrie et stimulent la mémoire des grands hommes de la patrie, Alvear conclut : « Si malgré tout cela, on voit que notre Société du Progrès a été stérile dans ses résultats, parce qu’elle ne s’est pas constituée en Loge révolutionnaire, brandissant un étendard purement politique et guerrier, l’auteur anonyme peut chercher des prosélytes pour son club ». Alvear finit par rappeler que toutes les formes de plaisance que cultive le club et qui étaient matière à reproches, sont essentielles à la réalisation de ses objectifs majeurs94. Autrement dit, ce sont les rapports propres aux sociétés d’agrément qui sont les plus à même de mener à bien le projet politique des élites. La construction institutionnelle et économique de la nation passe ici davantage par la mise en place d’une société policée, dont les clubs des élites deviendraient le modèle.

  • 95 Au club du Progrès les principaux journaux figuraient en double exemplaire, dans une salle-biblioth (...)

48Cela implique un changement important, on pourrait même parler de mutation, du champ politique. Alors qu’auparavant il était associé à l’action (mobilisations, émeutes, coup d’État, révolutions), ou au pouvoir, il est maintenant identifié avec certaines pratiques culturelles qui définissent la communauté d’appartenance comme « société civile » et comme une nation. Les banquets et bals permettent en même temps d’instaurer la civilité comme fondement du lien social et de commémorer les fêtes civiques ; les tertulias mensuelles servent à la fois à tisser des liens d’amitié et à contempler les portraits des principaux héros de la patrie, qui gravent dans la mémoire des membres de l’association les composants politiques de l’identité nationale ; les bibliothèques, enfin, sont les lieux par excellence d’urbanité et l’espace où s’instaure la publicité comme fondement du pouvoir95.

  • 96 Cf. LT, 25-5-1854, p. 3, col. 4.
  • 97 Cf. LT, 12-7-1855 p. 3, col. 2.
  • 98 Cf. LT, 27-5-1862.
  • 99 Les objets des banquets témoignent des fluctuations des engagements politiques des membres du club. (...)
  • 100 Cf. LT, 14-2-1856, p. 2, col 5-6, p. 3, col. 1.

49Le calendrier des danses reflète aussi l’identité entre civilité et politique : pour fêter la prestation de serment à la Constitution96, pour commémorer le jour de l’Indépendance, pour célébrer la conclusion de la conspiration contre le gouvernement de Buenos Aires97, pour célébrer la réunion du Congrès de la République Argentine98, s’organisent des bals où se conjuguent bon ton et esprit civique. Tendance confirmée par l’organisation des banquets en l’honneur des individus et des événements jugés comme allant dans le sens du progrès et de la liberté du citoyen99. Varela en fait mention explicite dans son journal, lorsqu’il informe la population de Buenos Aires du banquet en honneur des gardes nationaux : « L’habitude des banquets politiques est essentiellement caractéristique des peuples libres. La démocratie a toujours fait des banquets un des pivots de l’opinion publique. La liberté ne peut pas manquer d’apporter à Buenos Aires une de ses plus belles et fécondes pratiques100 ».

  • 101 Miguel J. Azcuénaga, membre de la commission en 1855, avait demandé à Mariano Balcarce qui se trouv (...)
  • 102 Cf. LT, 14-2-1856, p. 2, col. 2.

50La nouvelle sphère du politique est aussi affaire de décor. La salle du club comporte des bustes et portraits de Rivadavia, San Martin, Belgrano, Varela, Lavalle, Paz et Alvear101. Il y a ensuite le cadre prévu pour certaines occasions, comme lors du banquet en l’honneur de la Garde Nationale. On assiste alors à une véritable mise en scène symbolique de la nation « un trophée allégorique, de style romain, représentant la force avec le drapeau national au sommet, constituait le centre du drapeau du banquet, avec deux arcs de triomphe dans les extrémités, et des inscriptions de la Garde Nationale de la campagne et de la capitale, qui symbolisent le triomphe solennisé du peuple...102 ». Les représentations visuelles faisant ainsi partie des rencontres, elles contribuent à la construction identitaire des membres du club. Aussi Alvear n’avait-il pas tort lorsqu’il affirmait que les formes d’agrément étaient le meilleur canal pour la réalisation des objectifs politiques majeurs.

  • 103 Cf. LT, 18-1-1855 et 23-2-1855.
  • 104 Cf. Navarro Viola, El club..., op. cit., pp. 35-38.

51La deuxième activité autour de laquelle se développent les rapports de sociabilité est l’activité sportive. Le phénomène commence seulement à se révéler pendant notre période. Certains clubs mondains intégreront dans leurs calendriers de loisirs cette nouvelle activité. Le club du Progrès, par exemple, inclut dans ses locaux une salle d’armes où ses membres peuvent s’exercer au combat au fleuret. Mais le phénomène le plus novateur demeure la création des associations spécifiquement organisées pour des épreuves sportives. Ainsi le « Club de Tir » qui compte au moment de sa création en 1855 cinquante associés. Ils se réunissent dans le domaine du Général Brown, où se trouve actuellement le Musée Historique National103. L’organisation des courses est aussi l’objet de constitution des associations. Après le Foreign Amateur Society, la population locale crée en 1855 l’Association Argentine de Courses104.

52Au-delà des différences, l’essor associatif traduit donc une valorisation de certains rapports de sociabilité qui se donnent dans le cadre de ce qu’on peut appeler la « société civile ». La question se pose de savoir quelle est la portée politique de cette appartenance.

Notes

1 Il y a certes des exceptions, notamment pour le cas mexicain, où les sociétés secrètes ont joué un rôle politique notoire. Mais peu de travaux sur la franc-maçonnerie se fondent sur un travail d’archives franc-maçonniques.

2 Nous tenons à remercier les autorités de la Grande Loge Argentine et de la Grande Loge de la Maçonnerie de l’Uruguay qui nous ont ouvert leurs archives. Je voudrais remercier tout particulièrement l’ex-Grand Secrétaire de la Grande Loge Argentine, Victor Curi et Humberto Escardino, membre de la commission d’histoire de la Grande Loge de la Maçonnerie de l’Uruguay, qui pendant mes recherches m’ont assisté avec diligence. Pour une analyse critique de la bibliographie voir notre travail « Masonería y Nación : la construcción masónica de una memoria histórica nacional », dans Historia, Instituto de Historia, Pontifica Universidad Católica de Chile, n° 25, 1990, pp. 81-101.

3 La franc-maçonnerie bonapartiste espagnole fut officielle, presque étatique. Aux mains des troupes françaises, elle fonctionna comme une sorte d’instrument politico-idéologique de l’occupation. Pour la franc-maçonnerie espagnole voir Ferrer Benimeli J.A., La masonería..., op. cit.

4 D’après les chiffres que reproduisent Martha Marenales Rossi et Guy Bourdé, en 1843 la population de Montevideo comptait 63 % d’étrangers. Vers la moitié du siècle ces chiffres diminuent, mais sont toujours très élevés. Cf. Marenales Rossi M., Bourdé G., « L’immigration française et le peuplement de l’Uruguay, 1830-1860 », Cahiers des Amériques latines n° 16, 1977, p. 7-21.

5 Les loges Los Aristócratas de 1822 et la Perfeita Amistade de la même année fonctionnent à Montevideo avec la constitution du Grand Orient du Brésil Cf. Pérez Fontana, La masonería..., op. cit. ; Fernández Cabrelli A., Presencia masónica en la Cisplatina, Montevideo, Éd. América Una, 1986 (A. Lappas ne fait pas mention de ces loges). Par ailleurs, les groupes patriotiques qui s’opposent à l’occupation luso-brésilienne font appel au même type d’organisation. C’est le cas de la Société Caballeros Orientales, fondée à l’initiative de Carlos Maria de Alvear, ancien membre de la loge Lautaro. Cette association, bien que non strictement maçonnique, reproduit l’organisation des sociétés secrètes avec la distinction de trois degrés parmi les membres. Cf. « Constitución Orgánica del Orden Caballeros Orientales » dans Campos Theverin de Garabelli Marta, La revolución oriental. Su génesis, Montevideo, Junta departamental, Biblioteca José Artigas, 1973. Pour l’histoire de cette association nous avons trouvé des références dans Díaz Antonio, Memorias inéditas del General Oriental Don César Díaz, Buenos Aires, 1878 ; Iriarte Tomás de, Memorias del General..., op. cit., t. I et III.

6 Par des références trouvées dans le livre d’actes de la loge « Les Amis de la Patrie » de Montevideo, nous savons qu’en 1829 travaillait dans cette ville une loge française, avec le titre de « Les Enfants du Nouveau Monde ». Cf. Archivo de la Gran Logia de la Masonería del Uruguay (dorénavant AGLMU), Libro de actas de la logia « Les Amis de la Patrie ». D’après Pérez Fontana, cette loge travaille en instance en 1827. Cf. Pérez Fontana, op. cit. Presque simultanément fut créée la loge Asilo de la Virtud, qui, d’après Pérez Fontana, était composée par des étrangers membres de la loge Estrella Sureña. D’après les actes, cette loge de rite moderne fut créée avec la constitution du Grand Orient de Pennsylvanie. Cf. « Libro de actas... » dans Pérez Fontana, op. cit. La loge fonctionne régulièrement jusqu’en 1837. Ensuite elle continue de travailler, mais à des fins strictement politiques, comme le témoigne Joseph Garibaldi lorsqu’il s’affilie à la loge « Les amis de la Patrie ». Cf. BN (Paris), Uruguay, Loge « Les amis de la Patrie », FM2, 586. En 1842, la loge « Les Amis de la Patrie » obtient une Constitution du Grand Orient de France. En 1847 ce sont quelques Anglais qui organisent une loge sous le titre « The Pelgrins » et demandent une Constitution à la Grande Loge Unie d’Angleterre. Un an après, la loge « Les Amis de la Patrie » informe de l’existence d’une loge appelée « Los Hijos del Secreto » fonctionnant à l’Orient de Montevideo. Cf. AGLMU, Actas de la logia « Les Amis de la Patrie ».

7 Cette loge ne fut évidemment pas la première qui fonctionna dans la ville de Montevideo, mais la première régulière sur laquelle nous possédons des archives. Cf. AGLMU, Libro de Actas de la logia « Misterio y Honor ».

8 Correspondance de la loge « Les amis de la Patrie » au Grand Orient de France, Montevideo, 1-8-1855 dans BN (Paris), Montevideo, Loge « Les amis de la Patrie », FM2 867.

9 Les archives de la Grande Loge de la Maçonnerie de l’Uruguay n’ont pas gardé de témoignages sur cette scission. Les références appartiennent à la correspondance que la loge « Les Amis de la Patrie » entretient avec le Grand Orient de France. Cf. BN (Paris), loge « Les Amis de la Patrie », FM2 865 ; FM2 867.

10 Rappelons en quelques lignes les traits majeurs de cette histoire : après la fin de la Grande Guerre en 1851 les deux partis qui s’étaient confrontés pendant huit ans devaient maintenant transformer leurs pratiques guerrières en pratiques politiques. Les conservateurs vont s’organiser autour du programme politique de la « Sociedad de Amigos del País », société économique créée à Montevideo en 1852. Les libéraux eurent du mal à s’organiser pour les élections, et restèrent en minorité dans le Parlement. Le conservateur ou « blanco » Francisco Giró assume alors la présidence. Un an après, une révolution dirigée par le caudillo Flores force Giró à quitter le pouvoir et dissout les deux Chambres. Alors un triumvirat assume le gouvernement provisoirement jusqu’aux nouvelles élections, qui auront lieu en février et mars 1854. Flores est élu jusqu’à la fin du mandat de Giró (1856). C’est à ce moment là que fait son apparition la franc-maçonnerie.

11 Cf. L’ouvrage classique pour cette période est celui de Pivel Devoto Juan E, Historia de la República Oriental del Uruguay 1830-1930, Montevideo, Éd. Raúl Artagareytia, 1945 ; id., Historia de los partidos políticos Uruguayos 1811-1897, 2 vol., Montevideo, 1942. L’histoire de la franc- maçonnerie uruguayenne reste à écrire. Il existe quelques travaux importants qui ont ouvert la voie, comme les recherches d’Arturo Ardao, car bien qu’il s’intéresse aux aspects philosophiques de l’ordre franc-maçonnique, il esquisse l’évolution politique – en étroite relation avec l’évolution philosophique – de la franc-maçonnerie en Uruguay. Cf. Ardao Arturo, Racionalismo y liberalismo en el Uruguay, Montevideo, Universidad de la República, 1962. Sur la relation entre franc-maçonnerie et libéralisme en Uruguay, il existe un travail assez suggestif de Claps Manuel, « Masones y Liberales », Enciclopedia Uruguaya, n° 27, 1969. Voir également Fernández Cabrelli Alfonso, Masonería y sociedades secretas en las luchas emancipadoras de la patria grande, La Paz, América Una, 1975 ; id., Masonería, morenismo, artiguismo : presencia e influencia de la francmasonería en los movimientos independentistas del Río de la Plata, Montevideo, América Una, 1982 ; id., Presencia masónicaen la Cisplatina..., op. cit. Fernández Cabrelli dirige la revue Hoy es Historia (n° 1, 1983) où les articles sur des thèmes proches de la franc-maçonnerie sont assez fréquents. Du côté de la franc-maçonnerie, il faut citer l’œuvre de Pérez Fontana Daoiz V., op. cit. ; Ciasullo Aldo, « Reseña Histórica de la Masonería Uruguaya », Revista Gran Logia de la Masonería del Uruguay, n° 2, avril 1985.

12 Nous avons trouvé une référence explicite de ceci, mais plus tardive. Dans la traduction espagnole des écrits antimaçonniques de Louis Gaston de Ségur, parue à Montevideo en 1877 figure une dédicace à la « Sociedad de los Amigos del País » de Montevideo, dans laquelle le responsable de la traduction, le prêtre Francisco Javier Quintanilla, rappelle aux membres de la société « Amis du Pays » leur fonction dans la société : « Votre premier devoir, Amis du Pays, est de livrer bataille à la Franc-Maçonnerie, qui avec fermeté et avec les moyens les plus perfides vise l’extermination de la religion et le déséquilibre de l’ordre social, et qui inexorablement, est en train de se faire une place dans les gouvernements et d’imprégner l’atmosphère des peuples... ». Cf. Ségur Louis Gaston de, Los franc-masones, lo que son, lo que hacen, lo que quieren, Buenos Aires, Igon, 1877.

13 Cf. BN (Paris), Uruguay, Loge « Les Amis de la Patrie », Correspondance au Grand Orient de France, Montevideo 20-2-1856, FM2 867.

14 Cf. BN (Paris), Uruguay, Loge « Les Amis de la Patrie », correspondance au GOF du 10-6-1856, FM2 867.

15 Cela commence par la fête de Saint-Jean organisée par la loge « Soleil Oriental » en 1855 et qui fut commentée par la presse de Montevideo. Cf. « Carta de Lamas al Ministro Secretario de Estado », El Nacional 23-7-1855 (désormais EN) ; « Carta de lectores », EN 28-7-55. Voir aussi « Carta de lectores », La Nación 7-7-1855, p. 3, col 2-4 (désormais LN) ; « Un enemigo de las logias », LN, 11-7-1855, p. 3, col. 2 ; « Carta a Salvador Tort », El Comercio del Plata, 22-7-1855.

16 Voir document n° 18 sur le modèle d’implantation des loges maçonniques, infra, p. 228.

17 « Carta de Miguel Valencia a Gabriel Pérez », 4-3-1856 (les diplômes ne figurent pas dans la correspondance), dans AGLMU, « Antecedentes de la fundación del Gran Oriente Argentino ». Les autorités des archives de la Grande Loge de la Maçonnerie de l’Uruguay ont regroupé toute la documentation concernant la création du Grand Orient de la République Argentine dans une liasse qu’ils ont appelée « Antecedentes..., op. cit. ». Dans la même liasse nous trouvons aussi bien des tableaux des membres, des décrets que de la correspondance maçonnique concernant l’Argentine. Des références aussi dans AGLA, Actas 1856-1861, Libro de actas, Logia « Unión del Plata », Libro n° 3. D’après Chaparro Valencia dirigeait déjà un atelier irrégulier où se réunissaient les Argentins qui avaient été initiés à la franc-maçonnerie pendant l’exil, cf. Chaparro Félix, José Roque Pérez, un heroe civil argentino, Rosario, Multicarta éd., 1951, p. 122.

18 Cf. Farsa de la Francmasonería en Buenos Aires, por el Mugiense, Buenos Aires, Imp. de la Revista, 1858. Le Casino Bibliográfico avait été créé par Hortelano. Dans le même local fonctionnait la salle espagnole de Commerce et la Société de Bienfaisance Espagnole. Cf. Hortelano Benito, Memorias..., op. cit.

19 Cf. Farsa de los Fran-Masones en Buenos Aires..., op. cit., p. 15.

20 Ibid., p. 34.

21 Il s’agissait de Miguel Valencia, Santiago Albarracín, Federico Álvarez de Toledo, Domingo Faustino Sarmiento, Palemón Huergo, José Maria de Uriarte, A.L. Alves Pintos, Francisco Albarracín, Julian Vélez, José M. Lagos, Carlos Cáceres, Esteban Señorans et Miguel Martínez de Hoz. Cf. AGLA, Libro de actas, Logia « Unión del Plata », 1858-1861, Libro n° 3.

22 Voir infra, chap. 7.

23 Voir développement infra, chap. 8.

24 Pour le commerce dans la région voir Whigham Tomas Lyle, The politcs or river commerce in the upper piata, 1780-1865, Ph. D Stanford University, Univerity Microfilms International, 1986.

25 Sur l’utilité des réseaux maçonniques par les gens de commerce voir Agulhon Maurice, Pénitents et Franc-Maçons..., op. cit., pp. 168-179.

26 Les archives de cette loge dans AGLA, Libro de Actas, Logia « Luz del Desierto », Caja n° 37 (1860-1879). La documentation concernant la fondation et les premières années de vie ne figure pas.

27 Cf. Reglamento Interno de la Resp. Log de San Juan de Esc. regularmente constituida la Or..., de Montevideo en año de la V.L. 5830, bajo el título distintivo Asilo de la Virtud, Montevideo, Imprenta del Telégrafo, 5836, chap. VI, art. 72.

28 L’exigence d’une bonne santé s’explique par le fait que la franc-maçonnerie remplissait certaines fonctions des sociétés de secours mutuel, elle ne fut pas retenue par la suite. Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Regeneración », caja 36, séance du 10-11-1858. Dans les règlements postérieurs cette condition disparaît. Seront retenus les critères d’âge, de moralité, d’instruction et le montant des revenus. Cf. Constitución para la Orden Masónica en la República Argentina, Buenos Aires, Imprenta Litográfica Jacobo Peuser, 1891.

29 L’institution traverse alors sa première scission et il est bien possible que ces deux autorités transgressent les règlements dans le but de se rallier le plus possible de personnalités du monde profane. Cf. circulaire n° 114 du 7-4-1859 dans AGLA, Libro de actas, logia « Constancia », libro n° 2.

30 Ils vont tous intégrer par la suite la franc-maçonnerie. Cf. AGLA, Libro de Matrículas, logia « Unión del Plata », libro n° 2.

31 Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Consuelo del Infortunio », caja n° 27, séance du 4-1-1859.

32 Cf. AGLA, Gran Logia Central, Caja n° 3, Sumario contra Pelegrín Baltazar.

33 Nous connaissons un seul cas de mulâtre admis dans la franc-maçonnerie. Le fait était à tel point inouï que le Vénérable de la loge « Unión del Plata », Mariano Billighurst, le cite pour prouver sa vocation démocratique particulière, lorsque sa gestion au sein du Suprême Conseil fut contestée. Cf. AGLA, Libro de actas (1856-1861), logia « Unión del Plata », Libro n° 3, séance du 25-8-1860.

34 Ainsi dans la loge « Obédience à la loi » une discussion s’engage comme conséquence du refus d’initiation d’un frère qui avait été déjà accepté par le vote. La raison de ce refus était la condition sociale du candidat. Le frère orateur de la loge, Martín Beruti, réplique que : « refuser l’initiation allait contre le règlement » et il rappelle à ses frères « que la franc-maçonnerie est une association essentiellement humanitaire et philanthropique et qu’avec de tels actes allait se créer une aristocratie, et que si la franc-maçonnerie en acceptait une, celle-ci ne devait pas être celle de l’argent mais celle du bien et de la connaissance... ». Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Obediencia a la Ley », libro n° 586, séance du 8-2-1860.

35 Pour cette question voir Halevi Ran, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime. Aux origines de la sociabilité démocratique, Paris, A. Colin, 1984.

36 Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ces discussions n’eurent pas lieu dans les loges, mais les actes laissent rarement des témoignages.

37 Le personnage de Bilbao était assez équivoque pour la classe dirigeante porteña. Libéral républicain, il était d’un anticléricalisme assez rare parmi les libéraux hispano-américains, ce qui explique qu’il fut assez mal compris de son temps. Compagnon de route des libéraux argentins lors de leur exil au Chili, Bilbao se situe à la gauche du secteur progressiste du parti libéral. Mais, en soutenant l’organisation nationale fédéraliste proposée par Urquiza, il se verra, comme J.B. Alberdi, confronté au libéralisme porteño et à une bonne partie des francs-maçons engagés dans le pouvoir. Les multiples conflits qu’il déclenche parmi les siens finiront par l’isoler des libéraux et des fédéralistes. Il demeure encore aujourd’hui un personnage controversé. Sa meilleure biographie est celle de Donoso Armando, Bilbao y su tiempo, Santiago de Chile, Zig-Zag, 1913.

38 Cf. LT, 10-6-1858. Sarmiento envoie une lettre à toutes les loges de Buenos Aires pour les informer « qu’il avait accepté dans un esprit de fraternité l’invitation qui lui avait été faite, pour transiger sur le désagréable incident qui existait entre lui et le frère Bilbao ». Cf. AGLA, Actas, documentos varios, Logia « Unión del Plata », caja n° 21, séance du 14-6-1858.

39 Cf. EN, 19-1-1859, LRP, 20-1-1859, LT, 21-1-1859 et 22-1-1859. Les différences entre francs-maçons porteños étaient d’ordre politique et religieux. Sous l’aspect politique, Varela représentait le « parti porteñista », confronté à Francisco Bilbao, qui se rangeait à côté de Nicolás Calvo et son journal LRP (porte-parole du parti pro-urquiciste). Quant aux différences concernant des questions religieuses les positions sont inversées. Les deux extrêmes sont représentés d’un côté par les francs-maçons Bilbao et Pesce, tous deux d’un anticléricalisme farouche, et les francs-maçons catholiques. Dans cette querelle religieuse, Varela et Sarmiento se situaient au centre. Cf. LRP, 10-1-1858 et 18-11-1858 ; LT, 1-2-1859 ; Pesce Alejandro, Roma y la Franc-Masonería. Refutación de algunas palabras contra la franc-masonería vertidas por D. Martín Avertino Pinero, Buenos Aires, 1858 ; Bilbao Francisco, La contra-Pastoral, Buenos Aires, Imp. y Litog. Berheim y Boneo, 1862. Nous trouverons la réponse à cet écrit dans la brochure de Estrada y Gelpi, El catolicismo y la Democracia. Refutación de la America en Peligro, Buenos Aires, s/f. ; voir aussi Frías Félix, « La sepultura eclesiástica », El Pensamiento Argentino, Buenos Aires, 1863.

40 Planche du Grand Orient de la République Argentine du 15 février 1859. Un exemplaire dans AGLA, Correspondance, Logia « Fraternidad y Beneficencia », Libro n° 21.

41 Il s’agit d’une initiative de la loge « Régénération ». Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Regeneración », caja n° 36, séance du 19-8-1857.

42 Cf. LRP, 28-10-57, p. 2 ; EO, 25-11-1858, p. 3.

43 Cf. LRP, 28-10-1857, p. 2 ; EO, 25-11-1858, p. 3.

44 La création d’un asile pour les mendiants était une idée chère à Varela. A plusieurs reprises dans son journal, il écrit des articles dans ce sens. Cf. « Un asilo para los pobres », LT, 12-5-1855 p. 2, col. 3-4 ; « Asilo para los pobres », LT, 30-9-1855, p. 2, col. 5-6 ; « Indigencia y Hospicio », LT, 28-2-1856 p. 2, col. 4-5 ; « Asilo de Mendigos », LT, 3-4-1858, p. 2., col. 2. Le projet fut présenté à la loge lors de la séance du 10-6-1858. Cf. AGLA, Libro de actas (1857-1860), loge « Lealtad », libro n° 41, séance du 10-6-1858 et du 26-6-1858.

45 Cf. « La caridad de los masones », La Religion, 30-10-1858, p. 1-3 (désormais LR) ; « Caridad Masónica » ; LR, 13-11-1858. Les rapports entre la franc-maçonnerie et l’Église dans la province de Buenos Aires constitue une vaste question qui n’a pas encore fait l’objet de recherches. Il est impossible de lui accorder ici la place qu’elle mériterait. Nous nous bornerons à citer la riche bibliographie que nous avons consultée sur ce sujet. Cf. Historia, Doctrina y Fin u Objeto de la Franc-masonería. Por un franc-masón que no lo es más. Dedicada a las gentes honradas. Traducida de la 2da. ed. francesa por un argentino ansioso del bien del país. Bs. As, Imp. de Mayo, 1858 ; Fulias Antonino, Farsa de la Francmasonería en Buenos Aires por El Mugiense, Buenos Aires, Imp. de la Revista, 1858. Ce libellé provoque la réponse de Pesce dont nous venons de parler : Roma y la Francmasonería..., op. cit. Fulias répondra avec Refutación de los errores filosóficos dogmáticos del Dr. Pesce contenidos en su folleto Roma y la Francmasonería por el Rev. p. Lector y Examinador Sinodal, Buenos Aires, Imp. de « La Revista », 1859 ; cf. les nombreux articles dans la presse de l’époque, spécialement dans le journal La Religion, Periódico teo-social. Buenos Aires, 1853-1861.

46 Il n’y a pas à notre connaissance de recherches historiques concernant ce problème. Le seul travail qui existe au sujet des institutions de charité à Buenos Aires ne signale pas l’apparition de cette nouvelle notion d’assistance publique. Cf. Meyer Arana, La caridad en Buenos Aires..., op. cit.

47 L’acte d’installation eut lieu en l’église de La Merced le 24-4-1859. Cf. LR, 30-4-1859, p. 1, col. 1-2. Les premières hostilités entre les autorités ecclésiastiques et les francs-maçons porteños commencent en février 1857 lorsque l’évêque de Buenos Aires, Mariano José de Escalada, publie dans la presse une pastorale adressée à tous les fidèles rappelant les Bulles d’excommunication aux francs-maçons In eminenti de Clément XII (1738) et Providas de Bénédicte XIV (1751). Ceci provoque une vive réaction des francs-maçons. Les esprits s’apaisent un temps, jusqu’au mois de septembre 1858, lorsque le même évêque interdit de donner une sépulture chrétienne à un franc-maçon. Le franc-maçon Alejandro Pesce publie alors un écrit incendiaire qui attise les hostilités entre ces deux institutions. C’est à ce moment précis que le projet de la création d’un Asile de Mendiants est rendu public. Cf. AGLA, Libro de actas (1858-1870), logia « Unión del Plata », caja n° 21, séance du 26-2-1857 ; EO, 19-9-1858 p. 2, col. 2 ; LT, 19-9-58 et 29-9-1858 ; Pesce À., Roma y la Franc-Masonería..., op. cit. Les positions de Pesce furent considérées comme trop extrêmes par la majorité des francs-maçons. Cependant une brèche était ouverte entre l’Église et la franc-maçonnerie, et malgré les multiples tentatives des francs-maçons pour anéantir le courant anticlérical de l’ordre, les autorités ecclésiastiques joueront alors toujours la carte de la confrontation.

48 Cf. EO, 18-10-1858, p. 3, col. 4 ; EO, 19-10-1858, p. 2, col. 3-4.

49 « El Pulpito », LR, 23-10-1858, p. 5, col. 1.

50 Lettre du 23 mars 1859 adressée au Grand Vénérable du Grand Orient de la République Argentine. Dans la même missive, Sarmiento pousse les loges de Buenos Aires à promouvoir l’éducation, complément nécessaire de la charité. Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Confratemidad Argentina » caja n° 14. Sarmiento sera chargé, à partir de 1856 et jusqu’en 1862, du Département général des écoles. En 1857, il est élu conseiller municipal et intègre la Commission d’Éducation. Il fut chargé de la commission spéciale pour la création d’une École Modèle paroissiale qui fut inaugurée en 1860. Le projet fut bien reçu par la presse qui applaudit l’initiative. Sarmiento quitte en 1858 la Municipalité mais continuera sa politique à travers le Département général des écoles. Cf. Memoria de la Municipalidad de Buenos Aires correspondiente al ano 1859, Buenos Aires, Imp. de la Revista, 1859, 154 p, pp. 121-122.

51 Sarmiento demandait aux loges de destiner la moitié de leur trésor à l’achat de livres et à l’assistance aux écoles de campagne. Cf. ibid. La loge « Confraternidad Argentina » vote pour « l’octroi de 5 000 médailles pour l’achat de livres, afin de les distribuer parmi les enfants pauvres de la campagne ». Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Confraternidad Argentina », caja n° 14, séance du 19-3-1859.

52 Ainsi il est spécifié dans le programme que « les jeunes étudiants doivent être de la classe nécessiteuse » et seront entièrement pris en charge par l’administration de l’École. Mais ce ne sera qu’après la fin de notre période que la franc-maçonnerie mettra en place une série d’institutions destinées au développement de l’instruction publique. Cf. « Lettre adressée au Grand Secrétaire Général du Grand Orient de la République Argentine en réponse au projet éducatif de Sarmiento, fait à Buenos Aires le 16-5-1859 » dans AGLA, Logia « Constancia », libro n° 2. Dans une lettre du mois de novembre 1860, la loge s’adresse au Grand Secrétaire pour lui demander d’intercéder auprès du gouverneur et franc-maçon Bartolomé Mitre afin que celui-ci octroie gratuitement les locaux de la chapelle de Merlo. Cf. AGLA, Gran Logia Central (1860-1864), caja n° 24, séance du 3-11-1860. Un projet similaire fut proposé par le franc-maçon français Adolphe Vaillant à la loge « Les Amis de la Patrie ». Cf. BN (Paris), Uruguay, loge « Les Amis de la Patrie », FM2 867, correspondance avec le GOF, janvier 1860.

53 Cf. AGLA, Libro de Actas (1856-1861), Loge « Unión del Plata », libro n° 2, séance du 28-8-1856. A la même époque le franc-maçon français, Vénérable de la loge « Amis de la Patrie », expose auprès du GOF un projet d’émigration pour rationaliser et rentabiliser l’assistance des francs-maçons aux nouveaux frères immigrants. Cela va dans le même sens que la politique éducationnelle : prévoir les moyens de fournir l’instruction nécessaire pour garantir leur insertion dans le marché du travail. Nous ne savons pas si Albarracín était au courant du projet de Vaillant, mais les coïncidences des dates sont assez significatives. Cf. BN (Paris), Uruguay, loge « Les Amis de la Patrie », FM2 867, correspondance avec le GOF du 10-6-1856.

54 Cf. AGLA, Libro de actas, logia « Consuelo del Infortunio », caja n° 27, séance du 21 et 28 août 1860. Deux événement maçonniques avaient fait l’objet d’importantes dépenses : l’inauguration de la Loge Centrale dans les locaux du premier étage du théâtre Colon le 21 mai 1860 et la tenue « Magne » du 21 juillet 1860 destinée à octroyer le 33e grade au gouverneur de la province, Bartolomé Mitre, et au président de la Confédération Argentine, Santiago Derqui.

55 Cf. « Un masón que no es aquí masón » signé par « Un fusionista », LRP, 10-10-1858.

56 Les loges ne font jamais référence à leur emplacement dans la ville. Cependant à la suite du conflit de 1857 entre les deux puissances maçonniques rivales, nous savons que le Grand Orient de la Confédération Argentine se trouvait dans la rue San Martín. Quant à l’emplacement de l’autre puissance maçonnique, c’est Alcibíades Lappas qui en fournit l’information. Cf. Lappas Alcibíades, « Pellegrini Carlos Enrique » dans La masonería..., op. cit., p. 307 ; AGLA, Actas, documentación varia, logia « Fraternidad y Beneficiencia », caja n° 665, correspondance du 22-1-59.

57 La décision fut prise par l’assemblée générale le 8 mars 1855. La cotisation pour entrer fut fixée à 300 pesos, et 10 pesos par mois. Cf. LT, 10-3-1855.

58 Cf. Vicuña Mackenna, Páginas..., op. cit., p. 48.

59 Cf. notre base de données.

60 Cf. LT, 28-8-1854.

61 Nous remarquerons que, malgré les écarts qui existent entre le processus historique de constitution des vieilles nations européennes et celui qui agence la création des jeunes États-nations hispano-américaines, le xixe siècle vit naître dans un cas comme dans l’autre cette « mémoire-nation » dont nous parle Pierre Nora. Cf. Nora Pierre (dir.), « La nation-mémoire » dans Les Lieux de Mémoire II. La Nation*, Paris, Gallimard, 1986, pp. 647-658.

62 Il n’existe pas de recherches sur cette association-institution. Quelques références dans Levene Ricardo, Los Estudios Históricos..., op. cit., p. 89 ; Trostiné Rodolfo, Manuel Ricardo Trelles, Historiador de Buenos Aires, Buenos Aires, 1947, p. 29.

63 Cf. Bases Orgánicas del Instituto Histórico-Geográfico del Río de la Plata, Buenos Aires, Imp. de la Tribuna, 1856.

64 Cf. « Instituto Histórico-Geográfico », LT, 1-5-1855, p. 2, col. 1-2.

65 Cf. Galería de Celebridades Argentinas. Biografía de los personajes más notables del Río de la Plata, Buenos Aires, Imp. Americana, 1857 ; Gutiérrez Juan María, Pensamientos, Máximas, sentencias, juicios, etc, de escritores, oradores y hombres de estado de la República Argentina, Buenos Aires, Biblioteca Americana, 1859 ; Domínguez Luis, Historia Argentina, Buenos Aires, Imp. del Orden, 1861. Pour cette question voir développement infra, chap. 8.

66 Cf. Estatuto de la Asociación de Amigos de la Historia Natural del Plata, creada por superior decreto del 6 de Mayo de 1854, Buenos Aires, Imp. de la Revista, 1855.

67 Ibid., art. 1.

68 D’après Trelles, le fonds original était composé par 1505 médailles qui provenaient d’une collection du père Casone, gardien des Médailles du Vatican. La collection fut achetée par le gouvernement de Rivadavia en 1823. Cf. Trelles, Registro Estadístico..., op. cit., t. II, 1858, pp. 135-149. Arsène Isabelle fait quelques commentaires au sujet des collections du musée qu’il appelle « cabinet des curiosités ». Cf. Isabelle Arsène, op. cit., p. 161-162.

69 Une liste de ces objets dans PGB, La création..., op. cit., annexe n° 1, document n° 4 « Nombre d’objets acquis par le musée d’Histoire Naturelle entre 1854 et 1861 ».

70 Nation qui, comme le suggèrent les noms des associations, s’inscrit dans un territoire à géométrie variable.

71 Cf. « El Ateneo del Plata », LT, 2-10-1858.

72 Cf. « Ateneo del Plata », LT, 22-10-1858.

73 Le travail fut publié par le journal El Nacional. Cf. EN, 21-10-1850 au 25-10-1858.

74 Acte de l’Athénée du Plata, 2e réunion préparatoire, publiée dans LT, 29-6-1858, p. 2, col. 3-4.

75 Voir Rosanvallon Pierre, Le moment Guizot..., op. cit., p. 155-162.

76 Voir Cignoli Francisco, Historia de la Asociación Farmacéutica y Bioquímica Argentina, Buenos Aires, 1947 ; id., Historia de la Farmacia Argentina, Rosario, Lib. Renz, 1953, pp. 198-225 ; id., « Mitre y la Asociación Farmacéutica Bonaerense », Investigaciones y Ensayos, vol. 11, Buenos Aires, Academia Nacional de la Historia, 1971, pp. 297-304.

77 Les différentes associations répertoriées n’ont malheureusement pas laissé d’archives. Nous avons essayé de recomposer les listes des membres à partir des informations insérées dans la presse locale, ainsi que dans les règlements et statuts qui souvent comportent une introduction « historique » avec la liste des membres. Ainsi, pour la « Société Philharmonique » qui avait plus de 300 associés, nous disposons seulement des noms des membres des commissions directives. En revanche nos listes sont à peu près complètes en ce qui concerne les membres de l’Institut d’Histoire, l’Athénée du Plata ou le Lycée Littéraire. Avec cette information nous avons réussi à bâtir une liste – incomplète – de 217 membres de ces associations. Pour le listing voir PGB, La création.., op. cit., t. III, annexe n° 1, « La base de données ».

78 Il est cependant difficile de tirer des conclusions avec des listes incomplètes. Mais même en disposant de cette information la classification socioprofessionnelle est, en soi, contestable et les conclusions que l’on peut tirer méritent une extrême prudence.

79 Cf. LT, 30-11-1858, p. 2, col. 7.

80 Cf. Agulhon Maurice, Les cercles..., op. cit.

81 Cf. Hogg Ricardo, Yerba Vieja, Buenos Aires, Casa E, Julio Suárez, 1940, t. I, p. 232 ; Navarro Viola Jorge, El Club de Residentes extranjeros (1841-1941), Buenos Aires, Imp. Coni, 1941, pp. 35-38.

82 Le seul coût d’admission représente au moins trois mois de salaire d’un fonctionnaire moyen. La cotisation mensuelle, quant à elle, représente entre 30 et 40 % de ce salaire. Le salaire de la main d’œuvre agricole tournait autour de 200 $ mensuels. Les salaires dans la ville étaient un peu plus élevés. Cf. Sábato Hilda, « Salarios rurales en la provincia de Buenos Aires, 1842-1895 » dans Capitalismo y Ganadería..., op. cit., pp. 112-113.

83 « Cercle bourgeois » est en français dans le texte. Le chiffre de 50 $ par an est erroné. Il est possible que Vicuña Mackenna ait voulu dire 50 $ par mois. Mais d’après les documents du club le prix de la cotisation mensuelle était au début de 70 $, pour passer en 1856 à 100 $. Peut-être le Chilien en tant qu’invité avait-il payé 50 $. Cf. Vicuña Mackenna Benjamin, Paginas de mi diario..., op. cit., p. 376.

84 Nous avons consulté dans les archives du club du Progrès la documentation concernant notre période. Cela comporte le livre d’actes et le livre des membres. Nous tenons à remercier ici Lucía Gálves, membre de la commission de culture du club du Progrès, qui nous a facilité l’accès aux archives et à la bibliothèque du club. La documentation fut complétée par l’utilisation de la presse écrite, notamment le journal de l’association (El Progreso), ainsi que de celui de plusieurs membres du club, La Tribuna des frères Varela.

85 Art. 1 : « L’association du « club » d’après ce qui a été stipulé par ses fondateurs, ne pourra dépasser les 210 membres, et une fois ce chiffre atteint, il ne pourra admettre de nouveaux associés qu’en cas de vacance de places ». La clause fut contestée à plusieurs reprises. En 1855 la commission du club accepte de l’augmenter à 250. En 1856, alors que le club commence à avoir des problèmes pour payer les coûts du luxueux décor acheté en Europe, la commission accepte en séance du 7 juillet d’en faire passer le nombre à 300. Le 30 mai 1862, par pétition de 105 membres, la commission augmente le nombre à 350. Cf. ACP, Libro de actas, séance du 8-9-1852, 7-7-1856 et 30-5-1862.

86 Cf. « Protesta de un ciudadano », LT, 26-1-1855, p. 3, col. 2.

87 Les listes sont complètes. Cf. notre base de données.

88 Le club du Progrès servait aux riches commerçants étrangers pour établir des liens de sang avec la classe dirigeante locale. Voyons quelques cas : Mariano Acosta marie son fils avec la fille du négociant Adolphe Van Pratt, un des actionnaires de la première voie ferrée, et sa fille avec le fils de Daniel Gowland, riche commerçant anglais. Manuel H. Aguirre marie son fils avec la fille d’un des plus grands producteurs d’ovins, Claudio F. Stegmann. Federico Elortondo se marie avec la fille de Tomás Amstrong, un des plus riches négociants étrangers, propriétaire terrien, industriel et financier et un des créateurs de la Bourse du Commerce, tous membres du club.

89 Cf. Club del Progreso, Datos históricos sobre su origen y desenvolvimiento. Apuntes coleccionados por la comisión directiva en este centro con motivo del 50 aniversario de su fundación, Buenos Aires, 1902 ; Iñigo Carreras Héctor José, « El Club del Progreso, de Caseros a la Belle Epoque », Todo es Historia, enero 1972, n° 57.

90 Les objectifs stipulés par le règlement sont ici résumés par Diego de Alvear. Nous n’avons pas trouvé l’original du règlement de 1852. Cf. « Lettre du président du Club, Dr. Diego de Alvear au directeur du journal La Tribuna », LT, 3-9-1853.

91 Cf. EP, 27-5-1852.

92 Jusqu’à la création du club de Progrès, le mot « club » désignait presque strictement une association politique.

93 Cf. LT, 26-8-1853.

94 Cf. LT, 3-9-1853.

95 Au club du Progrès les principaux journaux figuraient en double exemplaire, dans une salle-bibliothèque incroyablement bien munie. La bibliothèque comptait également avec des exemplaires des revues étrangères renommées dans le pays comme la Revue des Deux Mondes, Correo de Ultramar, et El Mundo Ilustrado. Cf. Archives du Club du Progrès (dorénavant ACP), actes du 4-5-1858, 15-9-1859, 16-6-1861 et 29-3-1862.

96 Cf. LT, 25-5-1854, p. 3, col. 4.

97 Cf. LT, 12-7-1855 p. 3, col. 2.

98 Cf. LT, 27-5-1862.

99 Les objets des banquets témoignent des fluctuations des engagements politiques des membres du club. Ainsi, des banquets à la gloire du libérateur Urquiza, nous passons aux banquets en honneur de Bartolomé Mitre et d’autres chefs qui ont contribué à l’extermination de la « mashorca » (qualificatif péjoratif pour désigner les partisans d’Urquiza), cf. EP, 7-9-1852, p. 2, col 2-3 ; LT, 8-2-1856, p. 3, col 1.

100 Cf. LT, 14-2-1856, p. 2, col 5-6, p. 3, col. 1.

101 Miguel J. Azcuénaga, membre de la commission en 1855, avait demandé à Mariano Balcarce qui se trouvait à Paris, de faire sculpter les bustes de San Martin, Belgrano, Rivadavia et Moreno. Nous ne savons pas si ces bustes là étaient exposés dans le club. En tout cas, à notre connaissance, celui de Mariano Moreno ne fut jamais exposé. Ce qui s’explique par le fait que la mémoire de Moreno évoque la tendance la plus radicale de la révolution, cf. LT, 3-9-1853 et 30-5-1855 ; ACP, Livre d’Actes, séance du 25-6-1862, 7-7-1862 et 22-7-1862.

102 Cf. LT, 14-2-1856, p. 2, col. 2.

103 Cf. LT, 18-1-1855 et 23-2-1855.

104 Cf. Navarro Viola, El club..., op. cit., pp. 35-38.

Table des illustrations

Titre 18. Modèle d’implantation des loges maçonniques dans la région du Río de la Plata
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Titre 19. Statut socio-professionnel d’un échantillon de 595 membres de la franc-maçonnerie
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Titre 20. L’implantation des clubs de loisir dans l’État de Buenos Aires (1852-1862)
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