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Civilité et politique aux origines de la nation argentine

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Pilar Gonzáles Bernaldo De Quiros

Introduction

Texte intégral

  • 1 Renan E., « Qu’est-ce qu’une nation ? », Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882, dans Discou (...)

1Demandez à un historien d’imaginer un monde sans dimension temporelle, vous découvrirez sur son visage des signes de contrariété et d’angoisse comparables aux réactions que pouvait provoquer chez un intellectuel du xixe siècle le fait de supposer une société sans nation. La nation est à tel point essentielle à la pensée politique moderne, que nous-mêmes, hommes de cette fin du xxe siècle qui avons hâtivement proclamé la fin des nations... nous éprouvons des difficultés singulières à faire d’elle un objet historique. Pourtant, les études, interprétations, voire même les modes d’emploi, ne manquent pas. Il n’empêche que nous ressentons toujours le même désarroi face à une réalité qui, comme la dimension temporelle, est pour l’historien aussi incontestable que difficile à saisir. E. Renan n’a t-il pas répondu à la question « qu’est-ce qu’une nation » ? en avouant que son existence dépendait de l’oubli et même de l’erreur historique1 ? Alors à quoi bon essayer de saisir historiquement une nation ? Notre embarras est d’autant plus grand que lorsque nous voulons approcher la nation telle qu’elle se présente historiquement en Argentine, la complexité des questions qui entourent le processus d’organisation de l’État national nous masque les quelques indices qui permettraient de l’aborder plus aisément.

  • 2 La notion d’élites culturelles recoupe deux notions de l’époque : celle de « honnêtes gens » et de (...)

2Pourtant, j’ai voulu tenir ce pari, tant la question me semble essentielle, et ce, non seulement pour la compréhension du xixe siècle argentin, comme la presse ne cesse de nous le rappeler quotidiennement. L’histoire que je vous propose ici n’est cependant pas une histoire des institutions nationales, ni celle de l’idée de nation, ni encore une histoire politique de la formation de l’État argentin. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire de l’institution d’une ville en capitale de la nation. Si toutes ces questions traversent cette recherche, j’ai choisi de m’intéresser ici aux pratiques relationnelles de la population de la ville de Buenos Aires, dont un secteur – qu’on peut différencier comme des élites culturelles – va jouer un rôle certain dans la constitution d’une nation argentine2. Un épiphénomène par rapport au processus historique majeur ici évoqué, en somme ? L’optique adoptée est sans commune mesure avec l’ampleur du problème, j’en conviens. Elle postule néanmoins que les expériences relationnelles quotidiennes ne sont pas sans relation avec le processus politique global d’organisation constitutionnelle des ex-provinces espagnoles en république représentative. L’objectif braqué sur la ville de Buenos Aires, et sur les pratiques de sociabilité de ses élites, cette thèse ne saurait constituer une réponse univoque à ce problème. Elle prétend moins encore avoir trouvé la clé pour expliquer un processus qui implique différentes dimensions du réel et, par conséquent, différents niveaux d’analyse. Cette approche doit nous dévoiler cependant des dimensions jusqu’à présent ignorées qui rendent ce processus politique majeur en même temps plus complexe et, sur certains points, plus compréhensible.

Le point de départ : le problème de la création d’une nation en Argentine

  • 3 Mitre Bartolomé, « Biografía de Belgrano » dans Gutiérrez José María, Galería de Celebridades Argen (...)
  • 4 Porteños était le nom donné aux habitants du port de Buenos Aires. La traduction de porteño par por (...)
  • 5 Sur la reconstruction du passé national par cette première génération d’historiens il faut consulte (...)
  • 6 Les travaux sont nombreux, d’une qualité inégale, et on peut difficilement les résumer dans une not (...)

3Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a peu de temps encore il était absurde de poser une telle question, et ce pour une raison très simple. Dès les premiers récits sur les origines de la nation, les historiens reprennent la thèse formulée par les propres créateurs de la nation argentine. L’auteur incontesté de cette thèse est Bartolomé Mitre qui, entre 1857-59 et 1877, élabore sa théorie sur « la révolution républicaine », faisant du processus ouvert en mai 1810 le résultat d’un long et pas toujours silencieux combat pour l’indépendance nationale3. D’après lui, l’indépendance était la conjugaison du développement d’une économie alternative et contradictoire avec les intérêts de l’Espagne, de la prise de conscience créole qui en découlait, et d’une longue tradition démocratique qui caractérisait la société locale. Depuis, le problème de la nation demeure assimilé à celui de l’indépendance. Ainsi dans la deuxième moitié du xixe siècle, et à quelques exceptions près, tous les historiens s’accordent pour dire que la Nation Argentine était née porteña4 et républicaine en 18105. Cette thèse fut reprise et enrichie par les nouveaux outils conceptuels qui caractérisèrent la production historiographique du xxe siècle. L’accent fut alors plutôt mis sur les aspects économiques et sociaux qui avaient mené à la rupture révolutionnaire, toujours considérée comme le fruit d’une maturité nationale. Il s’agissait alors de prouver la naissance et le développement d’une économie capitaliste et d’une bourgeoisie nationale qui avait dû rompre avec la domination espagnole pour assurer les conditions de son propre développement6. Dans un cas comme dans l’autre, on partait du présupposé de l’existence d’une nation et d’un sentiment national à l’origine de l’indépendance (au xixe siècle, l’accent fut plutôt mis sur le politique, alors que le xxe insistera davantage sur l’économique). Or dans cette perspective, la longue période des guerres civiles sanglantes qui éclatèrent entre la supposée naissance de la nation en 1810, l’année zéro de l’histoire argentine, et le début de l’organisation définitive d’un État national en 1862, restait d’explication difficile. Pour certains, il s’agissait d’un retour en arrière, c’était la thèse du pouvoir « féodal » de Rosas, pour d’autres de la conséquence d’une tendance anarchique autochtone qui était imputable à « l’idiosyncrasie nationale », comme le défendait la thèse de Sarmiento sur l’origine des caudillos.

  • 7 Nous nous fondons sur les derniers apports de Chiaramonte José Carlos, « La cuestión regional en el (...)

4Les vingt dernières années ont été riches en apports nouveaux. Aussi bien du côté des spécialistes de l’histoire coloniale qui revoient la relation entre l’Espagne et ses colonies à la veille de l’indépendance, que du côté des spécialistes du xixe siècle qui contestent la thèse classique sur l’origine « nationaliste » de l’indépendance et proposent comme seule unité cohérente à l’époque les sociétés et économies provinciales7. Ces voies récemment ouvertes permettent d’aborder tout autrement le xixe siècle latino-américain. Je me suis donc fondée sur ces nouvelles recherches pour inverser les termes de la thèse classique. Aussi ai-je commencé cette étude par l’hypothèse contraire, celle d’un mouvement insurrectionnel qui pose, plus qu’il ne le résout, le problème de la nation ; démarche initiale qui ouvre un éventail de questions nouvelles sur la création de la nation.

  • 8 La définition que l’on donne de nation est une réponse politique claire à ce problème, comme témoig (...)

5Il n’est pas superflu d’introduire auparavant quelques préalables concernant le sens et l’emploi d’une notion d’un haut niveau de généralité et d’abstraction, et dont la forte composante idéologique et politique fait d’elle un des principaux enjeux de pouvoir, dans nos sociétés fondées sur le principe de souveraineté de la nation et de l’autodétermination des peuples. Ainsi il ne saurait y avoir de définition juste ou « aseptisée » de la nation. On oublie souvent que les deux définitions de la nation qui sont aujourd’hui universellement acceptées ont été deux réponses politiques à des notions qui étaient devenues enjeu du pouvoir. Fichte écrit ses Discours à la nation allemande en 1806, après la déroute de la Prusse contre Napoléon. Renan, de son côté, prononce sa conférence de la Sorbonne en 1882, après la déroute française face à l’Allemagne. Et comment ne pas voir dans les travaux qui tentent aujourd’hui de faire correspondre le sens de la nation à celui de nation civique une réponse à l’actuel réveil des nationalismes qui, par leur forte connotation ethnique et xénophobe, sont plus ou moins inquiétants8 ? Inutile donc de trancher d’emblée sur la définition exacte d’un concept fortement polysémique. Son sens est plutôt à trouver dans les combinatoires sémantiques toujours différentes qui interviennent dans la lutte pour le pouvoir. Ainsi la question sera plutôt de savoir comment certains secteurs des élites culturelles ont conjugué historiquement la nation comme fondement du pouvoir avec la représentation de la communauté d’appartenance. Choix forcément réducteur, lorsqu’il s’agit de représentations dont les déclinaisons possibles sont presque aussi variées que les populations concernées. A cette nuance près que ce sont ces élites qui vont monopoliser l’espace public et les institutions représentatives à partir desquelles se formule un discours sur la nation qui sert à légitimer la construction de l’État que ces mêmes élites entreprennent.

6La notion de nation liée à l’indépendance politique de l’Espagne apparaît au Río de la Plata d’abord dans un contexte politique : dans les règlements des gouvernements provisoires, dans la Déclaration d’Indépendance, dans les différents projets constitutionnels, lors des débats des assemblées constituantes qui sont répercutés dans la sphère publique par la presse officielle ou d’opposition. Il s’agit ici d’une définition nettement politique : la nation comme sujet de souveraineté. La notion communautaire de nation pose problème au Río de la Plata, et partout en Amérique, car les acteurs du soulèvement étaient des Créoles, dont les fondements de l’identité étaient justement leur appartenance à la culture métropolitaine. Ainsi dans les jeunes républiques d’Amérique, c’est l’acte constitutionnel qui crée la nation dans sa singularité. Or, le problème au Río de la Plata, c’est justement que ce pacte fondateur de la communauté politique ne parvient pas à prendre forme. Avant la rédaction de la Constitution de la Confédération Argentine de 1853 qui proclame l’union nationale – à laquelle ne participe pas la province de Buenos Aires qui se sépare du reste du territoire et se donne sa propre constitution en 1854 –, quatre assemblées constituantes s’étaient réunies en 1813, en 1816-1819, en 1824-1826 et en 1828, et deux constitutions furent adoptées, la Constitution des Provinces Unies d’Amérique du Sud en 1819 et la Constitution de la République Argentine de 1826, toutes deux vouées à l’échec. Ce n’est qu’en 1862, et après deux nouvelles confrontations armées entre Buenos Aires et la Confédération Argentine, que l’unité nationale sera effective dans l’ensemble du territoire qui constitue aujourd’hui la République Argentine, à l’exception de la Patagonie et du territoire du Chaco, tous les deux territoires de tribus indiennes insoumises. Il faudra encore vingt ans pour que la Nation en finisse avec l’insoumission des Indiens et avec les velléités autonomistes de Buenos Aires.

7On ne cesse de prétexter la nation, pourtant. Une nation qui était en quelque sorte partout et nulle part : on l’acclamait sans cesse dans les textes législatifs et les projets constitutionnels, on l’invoquait lors des réunions des intellectuels dans des sociétés littéraires ; une nation qu’évoquaient encore les hommes de Lavalle en 1828-29 pour dénoncer la « horde » qui prétendait se substituer au peuple ; une nation enfin que catholiques et francs-maçons prétendaient incarner. Si bien qu’au Río de la Plata, le sens de la nation se déplace furtivement de l’État à la société ; déplacement sémantique qui place la société et la représentation que l’on se fait d’elle au cœur des enjeux du pouvoir.

L’histoire des sociabilités comme voie d’approche de la nation

  • 9 La bibliographie sur cette question est aujourd’hui considérable. Nous indiquons ici un des princip (...)

8Mon intérêt pour l’objet « sociabilité » a comme première source historiographique les recherches de Maurice Agulhon, dont l’importance dans ce domaine a fait et fait école9. La lecture de ses travaux a été aussi déterminante dans le choix du sujet que dans la perspective d’analyse. En particulier, je fais mienne ici l’acception de sociabilité dans le sens d’associativité, qu’Agulhon identifie avec un ensemble de pratiques sociales et culturelles égalitaires qui facilitent la réception des idées républicaines dans le Var.

  • 10 L’histoire politique, autrefois « histoire bataille » se nourrie alors d’une réflexion renouvelée s (...)
  • 11 Voir par exemple le travail de Halevi Ran, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime. Au (...)
  • 12 Cf. Furet François, « De l’histoire-récit à l’histoire-problème » dans L’Atelier de l’histoire, Par (...)
  • 13 La réception d’Habermas a été importante chez les historiens de la culture ; en particulier chez le (...)

9Plus essentiellement, Maurice Agulhon m’a ouvert la voie vers une approche socioculturelle du politique, que le renouveau de l’histoire politique rendait possible10. Sa thèse sur l’association comme cadre de transformation des sociabilités allait d’ailleurs susciter un spécial intérêt chez les historiens qui s’interrogeaient sur l’avènement de l’ère démocratique11. La sociabilité devient ainsi le point de rencontre de deux courants historiographiques qui contribuent au renouveau de l’histoire politique : l’histoire des mentalités et l’« histoire-problème »12. Sur ce terrain précis, la relecture que fait Furet de l’œuvre de Cochin rejoint la voie ouverte par M. Agulhon. Certes, ces deux auteurs s’inscrivent dans deux courants historiographiques différents ; leur évaluation du rôle des pratiques associative dans l’avènement de la démocratie diffère du tout au tout : alors que pour Furet il s’agit d’une pratique qui éloigne le peuple du pouvoir – notamment par la production de l’idéologie démocratique – pour Agulhon il s’agit de formes de participation populaire. Dans un cas la pratique associative mène au totalitarisme, dans l’autre à une sorte de démocratisation des institutions démocratiques. Mais ces deux courants – qui proviennent de matrices conceptuelles différentes – partent d’un même postulat : les pratiques relationnelles sont au cœur de la politique comme pratique sociale. C’est cette idée forte que j’ai reprise dans mon travail, et c’est à partir d’elle que je me suis intéressée à la nation comme catégorie que la pratique sociale décline. Un troisième courant viendra ensuite déverser ses eaux dans le champ de la sociabilité : celui que l’on peut qualifier d’« histoire de la sphère publique », qui trace une nouvelle voie de rencontre entre l’histoire socioculturelle et l’histoire politique13. Je me suis nourrie de ces problématiques pour placer la question des espaces sociaux et des représentations communautaires au cœur du problème du processus de construction d’une société nationale.

  • 14 Il a été précédé dans cette voie par Ph. Ariès, que M. Agulhon reconnaît comme le fondateur en Fran (...)
  • 15 Ibid., p. VII.
  • 16 C’est le sens que donne Halevi à la notion de sociabilité qu’il emprunte à M. Agulhon. Cf. Halevi R (...)
  • 17 Agulhon Maurice, « La sociabilité est-elle objet d’histoire ? » dans Etienne François, (dir.) Socia (...)
  • 18 Le problème de la violence dans les relations sociales est, à quelques exceptions près, le point av (...)
  • 19 Comme c’est le cas chez G. Simmel ou N. Elias. Cf. Simmel Georges, « La sociabilité. Exemple de soc (...)

10Ce travail est tributaire d’une deuxième thèse agulhonienne qui lui a fait son sort parmi les historiens des mentalités : celle qui postule la sociabilité comme objet historique. Je ne fais pas ici référence au fait qu’à partir de ses travaux la sociabilité a gagné le statut d’« objet d’intérêt scientifique » et a ainsi rallié une histoire universitaire qui depuis a vu multiplier les monographies sur des différentes formes et lieux de sociabilité. Bien qu’important pour la connaissance historique, l’apport d’Agulhon se place à mon avis ailleurs, dans le fait de faire des comportements un sujet d’histoire possible14. Une phrase, anodine qu’en apparence, suffit pour donner la dimension de son apport : « tout groupe humain, qu’on le définisse dans l’espace, dans le temps, ou dans la hiérarchie sociale, possède sa sociabilité en quelque sorte par définition, et qu’il convient d’analyser les formes spécifiques de sociabilité. En clair, par exemple, on ne dira plus que les "Gavots" sont moins sociables que les Marseillais mais qu’ils le sont différemment15 ». Cette appréciation témoigne d’une conception jusqu’alors peut courante de la sociabilité, une sociabilité qui ne serait pas rattachée à un degré de perfection des mœurs16. La notion de sociabilité comme « principe des relations entre les personnes » ou « aptitude des hommes à vivre en société » désigne pour M. Agulhon, toute relation humaine : « L’homme naît et meurt, mange et boit, se livre à l’amour ou à la bataille, il travaille ou il rêve et – d’une façon tout aussi essentielle que le sont ces fonctions majeures – il ne cesse de rencontrer ses semblables, de leur parler, de les approcher ou de les fuir, bref d’entrer en relations avec eux17 ». On comprend ici que la brutalité, autant que l’affabilité, est une forme de sociabilité, un sujet d’histoire possible18. Maurice Agulhon permet ainsi de penser la sociabilité hors du cadre conceptuel et idéologique qui avait été le sien et qui l’associait avec le processus de civilisation19. Or, du moment ou on ne construit pas l’objet sociabilité en opposition à celui d’« asociabilité », alors il est possible de penser le rapprochement entre sociabilité et civilité comme étant arbitraire ; autrement dit, comme étant un objet historique. On peut postuler que cette particulière acception de sociabilité a été un outil indéniable du dispositif d’intériorisation de l’auto-contrainte qui assure à l’Etat le monopole de l’usage légitime de la violence ; Elias parlant moins d’un processus de civilisation que d’un outil de ce processus.

  • 20 Ce qui permet à un B. Mitre de parler de la sociabilité argentine et à F. Bilbao de la sociabilité (...)
  • 21 Sarmiento parle même de « des-association » de la sociabilité qui ne naît pas d’un intérêt public. (...)
  • 22 L’explication de cette contradiction apparente se trouve dans le concept même de civilisation que c (...)

11Au Río de la Plata il s’est avéré qu’au xixe siècle, autour des pratiques de sociabilité associative, circule parmi les élites porteñas un discours sur la « sociabilité » qui l’associe à l’idée de rapports « civils » comme constitutifs du lien social. Il n’est même pas rare de trouver, dans les articles de la presse périodique ou dans les textes politiques de la première moitié du xixe siècle, le mot « sociabilité » pour parler des caractéristiques de ce qu’on appellerait aujourd’hui la « nationalité »20. La sociabilité serait alors moins le principe de relation que le résultat de celle-ci : la nation. Les sources emploient pourtant rarement le terme « civilité », en lui préférant celui de « sociabilité cultivée » ou, comme chez Sarmiento, de « sociabilité civilisée » ou de « sociabilité publique »21. Mais ces différentes références recoupent la notion de civilité dans les deux sens du terme, de politesse et de civisme, alors profondément imbriqués22. D’après elles, la civilité serait le soutien quotidien de la civilisation comme dynamique d’une culture supérieure qui sous-tend la définition libérale de nation comme unité de développement possible.

12L’idée et la pratique de la civilité, ainsi associée au principe constitutif du lien social et politique, placent les pratiques au cœur du processus de construction d’une représentation nationale de la communauté d’appartenance. Le noyau de la thèse tient en quelques lignes : le mouvement associatif moderne, et plus globalement, les formes de sociabilité contractuelles ont été un facteur de transformation de la société et des représentations que la société se faisait d’elle-même. Dans ce sens, elles ont servi à véhiculer une nouvelle représentation de la collectivité comme « société nationale ». J’ai pu constater, chemin faisant, la complexité de cette relation, qui touche aussi bien le domaine des imaginaires, que celui des acteurs et les relations de pouvoir. En effet, le discours associationniste est souvent utilisé par les élites culturelles et politiques pour penser le lien social ; l’association est conçue par elles comme une forme de pédagogie civique par laquelle le citoyen fait l’apprentissage de la chose publique, constitutive de la communauté politique ; la pratique associative, qui d’ailleurs dépasse le cadre de ces élites, s’inscrit dans un réseau de relations qui rompt avec le cadre local de référence, en instaurant un nouvel espace de relations à partir duquel est pensée la société comme agrégat d’individus rationnels, et le lien social comme produit d’un contrat volontaire. Ces pratiques déclinent l’appartenance à une nation qui a tendance à se définir comme « société civile » dans le double sens de société de droit et société policée. C’est cette extraordinaire confluence de questions au sein d’un même objet, la sociabilité, que cette recherche se propose d’explorer.

La méthode d’analyse

13Pour explorer dans toute sa complexité la relation entre l’instauration de la nation comme fondement du pouvoir et les représentations de la communauté d’appartenance, la ville de Buenos Aires a été choisie comme cadre d’observation. Ce choix n’implique pas pourtant un raisonnement déductif qui mènerait à conclure que la question de la construction d’une représentation nationale de la société se résout dans la ville de Buenos Aires. L’élection de la ville de Buenos Aires n’est cependant pas fortuite. La question prend une importance toute particulière dans cette ville, en raison de trois facteurs conjugués. D’abord pour une raison d’héritage. La ville de Buenos Aires est déjà la capitale de la vice-royauté du Río de la Plata et bénéficie, grâce aux réformes des Bourbons, d’une structure administrative centralisée. C’est pourquoi, depuis le mouvement insurrectionnel de 1810, les élites porteñas revendiquent régulièrement le rôle directif de la ville sur son ancien territoire, et voient dans la création de la nation moderne une manière d’affirmer cet héritage historique. L’amalgame entre le référent moderne de l’organisation de la nation et la confirmation du pouvoir colonial de la ville explique l’importance de cette question dans la ville-port. La conjoncture économique internationale favorise par ailleurs le développement de la région littorale du Río de La Plata, conférant à la ville de Buenos Aires une prédominance nouvelle sur les autres économies régionales. La ville et son arrière-pays connaissent dans cette première moitié du xixe siècle un développement économique et technique qui assure aux élites de la région les conditions matérielles pour s’imposer dans une éventuelle, mais primordiale, organisation nationale des économies régionales. Ces circonstances expliquent que la ville et ses élites associent la nation aux conditions de sa domination. Quant au troisième facteur, il est en partie une conséquence de l’essor économique que connaît la ville de Buenos Aires après l’indépendance. En effet, le développement de la région multiplie également les échanges culturels entre la ville-port de Buenos Aires et le monde atlantique ; échanges qui favorisent, avec l’intensification des migrations transatlantiques, la transformation des habitudes de sociabilité de la population porteña, qui, comme nous allons le découvrir tout au long de ce parcours, n’est pas sans relation avec la potentialité nationale de l’action politico-culturelle des élites porteñas.

14Un lieu donc, et une triple perspective méthodologique. D’abord celle qui vise l’étude de la sociabilité, car c’est dans et par les pratiques sociales que j’envisage l’étude des identités politiques et culturelles. Pour ce faire je procède ici à une analyse des pratiques de sociabilité de la population de Buenos Aires pendant toute la première moitié du xixe siècle. Trois types de sources sont principalement exploitées : les archives privées – celles des associations fondamentalement –, les archives de police qui témoignent surtout de la vie quotidienne des populations qui font l’objet d’une surveillance soutenue, et la presse périodique qui nous informe en même temps des rendez-vous du « tout Buenos Aires », et des formes de sociabilité politiques. J’ai privilégié pour ce travail l’analyse des formes associatives de sociabilité car, de par leur degré d’institutionnalisation, elles sont plus faciles à cerner. En effet, de manière générale les associations impliquent des règlements et donc des sources. La réalité des archives s’est avérée malheureusement beaucoup moins bavarde. J’ai réussi néanmoins à introduire un ensemble de données inédites sur la vie associative ; notamment pour la franc-maçonnerie, dont les archives m’ont été ouvertes. Les archives de police, quant à elles, m’ont apporté de précieux renseignements, surtout sur la sociabilité de la population noire.

  • 23 Les cartes et graphiques ont été établis avec elle. Ses travaux font l’objet d’une publication réce (...)
  • 24 Voir PBG, La création..., op. cit., t. III, annexe n° 4, « La démarche graphique ».

15La deuxième perspective méthodologique est celle de la cartographie expérimentale, telle qu’elle m’a été proposée par Françoise Vergneault23. Il s’agit d’utiliser la cartographie et le graphique non seulement comme modes d’expression visuels, mais comme méthode d’analyse et comme procédure de recherche. Cette démarche, complémentaire de la précédente, m’a permis de cerner, dans l’espace, les transformations qui s’opèrent dans le domaine des sociabilités et dans celui des imaginaires sociaux24. J’ai commencé l’enquête sans me poser véritablement cette question. C’est en découvrant dans les nouveaux rapports de civilité une forme spécifique de sociabilité qui rattache l’individu à la nation moderne, que je me suis interrogée sur le lien existant entre le nouveau cadre dont se réclament les sociabilités et les modalités de leur implantation dans l’espace, ce qui m’a conduite à réaliser une étude sur l’organisation de l’espace social urbain.

  • 25 Pour ce faire j’ai bâti un premier fichier informatisé de la classe dirigeante de la province de Bu (...)

16La troisième perspective repose sur la méthode de biographies comparées, ou prosopographie. Le procédé de construction de mon « groupe cible » diffère cependant des pratiques les plus habituelles. En effet, celui-ci ne fut pas fixé d’avance selon des critères socioprofessionnels ou politiques, mais fut le résultat du croisement de trois fichiers informatisés sur le personnel associatif, la classe dirigeante porteña, et le monde de l’opinion ; l’objectif étant de trouver les modalités de relation entre ces trois champs d’action à partir des traces laissées par la biographie des acteurs. Cette démarche, complémentaire aux deux précédentes, m’a permis de mettre en évidence la corrélation entre le développement de nouvelles habitudes de sociabilité, et l’identification des élites culturelles avec une certaine représentation de la nation25.

17La recherche se place au carrefour de ces trois approches : la biographie comparée, la sociabilité et l’interaction entre population et espace urbain. Elle explore, à travers ces huit chapitres, les points de rencontre entre les individus, la sociabilité urbaine et le processus politique d’organisation nationale.

18Le choix des limites chronologiques pour poser ce problème s’explique aisément. Rosas arrive au pouvoir de la province de Buenos Aires après l’échec de la tentative d’organisation nationale des libéraux porteños réunis autour du gouverneur Bernardino Rivadavia. 1829 marque alors le départ des libéraux du gouvernement de la province et l’abandon des tentatives constitutionnalistes d’organisation nationale. 1862, c’est la date de la constitution définitive de la nation argentine, sous la direction des libéraux porteños qui, depuis leur arrivée au pouvoir de la province de Buenos Aires en 1852, se sont organisés en fonction de cette tâche future. Il s’agit d’un moment capital du processus d’organisation nationale où cohabitent avec les différentes représentations de la communauté d’appartenance plusieurs projets politiques d’organisation nationale. Tout semble possible pendant ces années. Du dénouement incertain, on arrive à l’organisation politique d’un territoire unifié sous la forme d’une république représentative. Choix justifié donc, mais insatisfaisant en même temps, car il enferme la recherche dans un dispositif téléologique qui donne à ces pratiques la dimension politique de l’après coup. L’historien ne peut pourtant se transformer en acteur ; il est condamné, en quelque sorte, à connaître indéfectiblement la fin de son histoire. Dans ce voyage à rebours, le regard a tendance à se poser, à surdimensionner certains événements que l’après coup a rendus déterminants. Mais si ces temps forts servent ici de point de mire, le but est de mieux cerner leurs articulations avec d’autres expériences, moins saillantes, de la vie des acteurs : les pratiques de sociabilité, les codes et les valeurs relationnelles, les représentations sociales.

Notes

1 Renan E., « Qu’est-ce qu’une nation ? », Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882, dans Discours et Conférences, Paris, Calmann-Lévy, 1887, pp. 277-310.

2 La notion d’élites culturelles recoupe deux notions de l’époque : celle de « honnêtes gens » et de vecinos. L’élite partage avec les vecinos le rapport avec la chose publique, et avec les « honnêtes gens » la reconnaissance sociale qui leur vient de l’éducation, des bonnes manières, et bien entendu, des liens de parentèle. Le terme d’« élites culturelles » ajoute à ces deux acceptions l’idée d’une position de prééminence qui vient de leur identification avec la sphère publique littéraire d’abord, politique ensuite.

3 Mitre Bartolomé, « Biografía de Belgrano » dans Gutiérrez José María, Galería de Celebridades Argentinas, Buenos Aires, 1857 (3e édition complète sous le titre Historia de Belgrano y de la Independencia Argentina, de 1876-1877) ; id., Historia de San Martín y de la Emancipación Sud-Americana, Buenos Aires, Éd. Félix Lajouane, Buenos Aires, 1890.

4 Porteños était le nom donné aux habitants du port de Buenos Aires. La traduction de porteño par portègne étant un néologisme, j’ai préféré conserver le mot en espagnol.

5 Sur la reconstruction du passé national par cette première génération d’historiens il faut consulter le travail classique de Rojas Ricardo, Historia de la literatura argentina, Buenos Aires, 1922 et de Carbia Rómulo, Historia crítica de la historiografía argentina (desde sus orígenes en el siglo XVI), Buenos Aires, Coni, 1940. Sur les origines intellectuelles de cette première génération voir en particulier les travaux de Natalio Botana. Cf. Botana Natalio, La tradición republicana, Buenos Aires, Éd. Sudamericana, 1984 ; La libertad política y su Historia, Buenos Aires, Sudamericana, 1991. Une réflexion d’ensemble sur cette question dans Devoto Fernando, « Idea de nación, inmigración y cuestión social en la historiografía académica y en los libros de texto en Argentina », Estudios Sociales, 2, 3, 1992, pp. 9-30.

6 Les travaux sont nombreux, d’une qualité inégale, et on peut difficilement les résumer dans une note. Nous avons proposé un répertoire de cette production dans Goldman Noemi et González Bernaldo Pilar, « Treinta años de historiografía política argentina » dans Comité Internacional de Ciencias Históricas, Comité Argentino, Historiografía Argentina 1958-1988. Una evaluación crítica de la producción histórica argentina, Buenos Aires, 1990, pp. 293- 302. Dans une perspective non marxiste voir Lynch John, Las revoluciones hispanoamericanas 1808-1826, (Londres, 1976), Barcelona, Ariel, 1983.

7 Nous nous fondons sur les derniers apports de Chiaramonte José Carlos, « La cuestión regional en el proceso de gestación del Estado nacional argentino. Algunos problemas de interpretación » dans Palacios Marco, (comp.), La Unidad nacional en América Latina, del regionalismo al nacionalismo, México, El Colegio de México, 1983 ; id., « Formas de identidad en el Río de la Plata luego de 1810 », Boletín del Instituto de Historia Argentina y Americana « Dr. E. Ravignani » (désormais BIHAA-E. Ravignani) n° 1, 3e série, 1er trimestre 1989, Buenos Aires, UBA. FFL, pp. 71-92 ; Halperin Donghi Tulio, Revolución y Guerra, formación de la elite dirigente en la Argentina criolla, Buenos Aires, Siglo XIX, 1972 ; id., Reforma y disolución de los imperios ibéricos 1750-1850, Colección Histórica de América Latina, vol. 3, Madrid, Alianza Editorial, 1985 ; id., Guerra y finanzas en los orígenes del Estado argentino (1791-1850), Buenos Aires, Éd. Belgrano, 1982 ; Guerra François-X., « Révolution française et révolutions hispaniques : filiation et parcours », Problèmes d’Amérique latine. Notes et études documentaires, Paris, La Documentation française, n° 94, 1989, pp. 3-26. Pour un aperçu des différentes positions des historiens latino-américanistes sur cette question voir Buisson et al., Problemas de la Formación del Estado y de la Nación en Hispanoamérica, Bonn, Inter Nationes, 1984 ; Annino et al., América Latina : Dallo Stato Coloniale allo stato nazione (1750-1950), 2 vol., Milano, Franco Angeli, 1987.

8 La définition que l’on donne de nation est une réponse politique claire à ce problème, comme témoigne, par exemple, la notion de « patriotisme constitutionnel » proposée par J. Habermas pour fixer la définition de la nation à celle de communauté politique. Cf. Habermas Jüger, Écrits politiques, Paris, Éd. du Cerf, 1990. En France, D. Schnapper rattache également la nation moderne à l’idée de nation civique. Cf. Schnapper Dominique, La communauté de citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

9 La bibliographie sur cette question est aujourd’hui considérable. Nous indiquons ici un des principaux travaux d’Agulhon en renvoyant le lecteur à la bibliographie en fin d’ouvrage. Cf. Agulhon Maurice, La sociabilité méridionale. Confréries et associations en Provence orientale dans la deuxième moitié du xviiie siècle, 2 vol., Paris, 1966. Publié deux ans après chez Fayard sous le titre Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence. Voir également la réédition de 1984, avec une importante préface de Maurice Agulhon. Une première mise au point critique de la bibliographie de la sociabilité dans Gemelli Giuliana et Malatesta Maria, Forme di sociabilità nella storiografia fracese contemporanea, Milan, 1982. Une révision plus récente de la production historiographique dans l’Europe latine dans Canal i Morell Jordi, « El concepto de sociabilidad en la historiografía contemporáneo (Francia, Italia y España) », Siglo XIX, Segunda época, n° 13, enero-junio de 1993, pp. 5-25.

10 L’histoire politique, autrefois « histoire bataille » se nourrie alors d’une réflexion renouvelée sur le politique comme lieu du social. Le fait révolutionnaire est au cœur de cette réflexion ; en France elle a été engagée par un vif débat autour de la Révolution Française, amorcé par Richard Cobb et que François Furet allait consacrer avec Penser la Révolution Française. Mais cette réflexion doit beaucoup à la philosophie politique, et en particulier à la pensée de Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Marchel Gauchet. Un échantillon de l’impacte de cette réflexion dans une histoire politique qui ne cesse d’élargissant son champ d’étude dans Rémond René, (sous la dir. de), Pour une histoire politique, Paris, Seuil, 1988.

11 Voir par exemple le travail de Halevi Ran, Les loges maçonniques dans la France d’Ancien Régime. Aux origines de la sociabilité démocratique, Paris, A. Colin, 1984.

12 Cf. Furet François, « De l’histoire-récit à l’histoire-problème » dans L’Atelier de l’histoire, Paris, Champs-Flammarion, 1982. Les recherches de François-X Guerra se placent – me semble-t-il – dans ce courant ; elles sont en tout cas une pièce essentielle dans ce renouveau de l’histoire politique que cet auteur n’a cessé d’encourager. Cf. Guerra François-X., « Pour une nouvelle histoire politique : acteurs sociaux et acteurs politiques », dans Structures et cultures des sociétés Ibéro-américaines, CNRS, 1990, pp. 245-260.

13 La réception d’Habermas a été importante chez les historiens de la culture ; en particulier chez les spécialistes du xviiie siècle. Cf. Baker Keith Michael (éd.), The Frech Revolution and the Creation of Modern Political Culture, 3 vol., Oxford and New York, 1987 ; id., Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au xviiie siècle, (Cambridge, 1990), Paris, Payot, 1993 ; id., « Defining the Public Sphere in Eighteenth Century France : Variations on a Theme by Habermas » dans Calhoun Craig (éd.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge, Mass, and London, 1992 ; Goodman Dena, « Governing the Republic of Letters : The Politics of Culture in the Freeh Enlightenment » dans History of European Ideas, 13, pp. 183-199, 1991 ; Chartier Roger, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1991.

14 Il a été précédé dans cette voie par Ph. Ariès, que M. Agulhon reconnaît comme le fondateur en France de l’histoire des mentalités collectives. Cf. Agulhon Maurice, « Préface » dans Pénitents et Francs-Maçons..., op. cit.

15 Ibid., p. VII.

16 C’est le sens que donne Halevi à la notion de sociabilité qu’il emprunte à M. Agulhon. Cf. Halevi Ran, Les loges maçonniques..., op. cit.

17 Agulhon Maurice, « La sociabilité est-elle objet d’histoire ? » dans Etienne François, (dir.) Sociabilité et Société Bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse (1750-1850), Paris, Éd. Recherches sur les Civilisations, 1986, p. 18.

18 Le problème de la violence dans les relations sociales est, à quelques exceptions près, le point aveugle des recherches sur la sociabilité. Les chercheurs qui, comme Alain Corbin ou Arlette Farge, considèrent la violence comme une forme de relation sociale sont rares. Ceci s’explique à mon avis par l’idée que la sociabilité suppose l’intériorisation de certains codes et règles de conduite qui civilisent les relations humaines. Il est certes que la sociabilité suppose l’existence d’interdits – N. Elias parlait très justement d’économie pulsionnelle – sans quoi il n’y a pas de société possible, mais les règles sont historiquement variables et, comme le montre d’ailleurs remarquablement Elias, l’économie pulsionnelle n’est pas sans relation avec les formes d’exercice du pouvoir. En associant l’idée de sociabilité avec l’idée de l’existence de certains mécanismes d’une auto-contrainte, on fige la notion de sociabilité à une de ses acceptions possibles.

19 Comme c’est le cas chez G. Simmel ou N. Elias. Cf. Simmel Georges, « La sociabilité. Exemple de sociologie pure ou formele » dans Sociologie et épistémologie, (1918) ; Elias Norbert, La civilisation des mœurs (t. I d’Uber den Prozess der Zivilisation 1re éd. 1939), Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; id., La société de cour, (1969), Paris, Calmann-Lévy, 1974.

20 Ce qui permet à un B. Mitre de parler de la sociabilité argentine et à F. Bilbao de la sociabilité chilienne. Cf. Bilbao Francisco, « Sociabilidad Chilena », El Crepúsculo, 20-6- 1844 ; Mitre Bartolomé, « La Sociabilidad Argentina » dans Historia de Belgrano..., op. cit.

21 Sarmiento parle même de « des-association » de la sociabilité qui ne naît pas d’un intérêt public. Cf. Sarmiento Domingo Faustino, « Asociación. La pulpería » dans Civilización i Barbarie. Vida de Juan Facundo Quiroga, I aspecto físico, costumbres, i abitos de la República Argentina..., Santiago, Imprenta del Progreso, 1845.

22 L’explication de cette contradiction apparente se trouve dans le concept même de civilisation que ces jeunes manient et dont le modèle provient de la société française. L’originalité de la contribution de Norbert Elias réside justement dans le fait d’avoir mis en lumière cet aspect de la formation du concept de civilisation en France. Dans Civilisation des mœurs, l’auteur montre comment à partir d’un processus historique singulier, la bourgeoisie française s’assimile à la noblesse courtisane, et explique que, lorsque la bourgeoisie assume le destin de la nation, beaucoup d’éléments provenant de la société courtisane vont survivre à la profonde mutation de la Révolution et s’intégreront au caractère national. Cf. Elias Norbert, La civilisation des mœurs..., op. cit. Pour le sens de cette notion dans le monde hispanique voir Diccionario de la lengua castellana en que se explica el verdadero sentido de las voces, su naturaleza y calidad y lasfraces o modos de hablar, los proverbios o refranes y otras cosas convenientes al uso de la lengua. (Madrid, 1737), Madrid, Éd. Gredos, 1969, t. III, p. 133. Pour le xviiie siècle espagnol voir Alvarez de Miranda Pedro, Palabras e ideas : el léxico de la ilustración temprana en España (1680-1760). Madrid, Boletín de la Real Academia Española, 1992, pp. 395-410.

23 Les cartes et graphiques ont été établis avec elle. Ses travaux font l’objet d’une publication récente. Cf. Vergneault-Belmont Françoise L’œil qui pense, Paris, L’Harmattan, 1998.

24 Voir PBG, La création..., op. cit., t. III, annexe n° 4, « La démarche graphique ».

25 Pour ce faire j’ai bâti un premier fichier informatisé de la classe dirigeante de la province de Buenos Aires entre 1829 et 1862. J’y ai intégré tous ceux qui ont rempli une fonction institutionnelle dans la structure du pouvoir de l’Etat de Buenos Aires. C’est ainsi qu’y figurent tous les détenteurs de postes électifs, ceux des hautes charges pourvues par nomination, soit un ensemble de 1 503 personnes remplissant 4 293 charges. Le fichier sur l’appartenance associative a été élaboré avec tous les membres des associations trouvées à Buenos Aires pendant la période concernée. Dans ce cas, les critères de sélection sont plus aléatoires, c’est-à-dire en partie dictés par l’existence ou la non-existence de sources. Je dispose cependant de données concernant les principales associations de l’époque, ce qui représente un ensemble de 2 282 personnes et 3 653 affiliations à des associations. Le troisième fichier sur la presse concerne un total de 433 journaux publiés à Buenos Aires ou par des porteños en exil ; au total 250 personnes. Une explication plus détaillée du procédé de construction de la base de données dans PGB, La création..., op. cit., t. III, annexe n° 1, « Base de données ».

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