1Il est des ouvrages dont la renommée précède leur publication. Celui de Pilar González Bernaldo de Quirós était devenu, depuis sa soutenance comme thèse de Doctorat à la Sorbonne en 1992, une référence autant pour ceux qui avaient eu l’heur de le lire que pour ceux qui, nombreux à travers le monde, connaissaient son existence. Sa parution aujourd’hui permet enfin à un plus vaste public d’en apprécier les qualités et, sans doute, d’appliquer ses approches à d’autres pays ou époques.

2Le livre se trouve, en effet, au confluent de plusieurs axes de recherche, essentiels pour la compréhension du xix^e siècle : les mutations de la sociabilité et des pratiques sociales, la naissance de la politique moderne, la construction de la nation. Sa plus grande originalité réside dans l’intuition première qui parcourt tout l’ouvrage et lui donne son unité : les trois thèmes sont indissociablement liés dans une relation causale qui, tout en étant complexe, n’en est pas moins certaine.

3Démonter et démontrer ce lien pourrait sembler une tâche considérable relevant plus d’une vaste synthèse historiographique que de l’effort d’un seul chercheur. Une autre approche est cependant possible : choisir un cadre géographique suffisamment restreint pour pouvoir mettre à jour l’interaction des variables ; à condition évidemment que son rapport à la nation soit déterminant et que la période considérée soit suffisamment étendue. Entre 1829 et 1862, la ville de Buenos Aires remplit admirablement bien ces conditions, par la place qu’elle occupe dans la construction de cette Argentine avec laquelle elle a, pour bien des gens, fini par s’identifier. Il n’en a pas été toujours ainsi, bien au contraire, puisque la relation entre la ville-port et les provinces de l’intérieur a été pendant les soixante années qui suivirent l’Indépendance, le problème central du Rio de la Plata et reste l’un des points les plus controversés de la mémoire et de l’historiographie argentines.

4C’est dans ce cadre, restreint mais capital – au sens strict du terme –, que se déploie la démonstration. Pour la première fois, à cette échelle, la description vivante et concrète des lieux et formes de sociabilité va de pair avec la pesée globale et l’analyse conceptuelle. Nous voyons ainsi défiler tour à tour toutes sortes de sociabilités aux fondements et aux finalités variées, aussi bien formelles qu’informelles, élitaires que populaires : confréries, « nations » et sociétés africaines, cabinets de lecture, sociétés littéraires et philanthropiques, mutuelles, loges maçonniques, associations de loisirs, clubs électoraux... La cartographie vient en aide à l’analyse quantitative pour rendre visibles des évolutions cachées. Les sociabilités dominantes de la première époque sont bien de type ancien, issues des liens primaires du voisinage, de la solidarité corporative, de l’appartenance ethnique. Sur le maillage serré et homogène des pulperías (des tavernes-débits de boisson) se détachent des concentrations autour des paroisses. Seules quelques rares sociabilités modernes et élitaires – cafés, cabinets de lecture, sociétés d’étudiants ou de commerçants – commencent à spécialiser l’espace urbain. On les voit ensuite grandir, non pas d’une manière continue, mais en suivant les conjonctures politiques, avec des rythmes et des modalités qui confortent l’hypothèse de leur étroite relation avec la politique moderne. A l’essor du début des années 1820 – la période rivadavienne – succède la lente croissance ou la léthargie du régime de Rosas et, enfin, l’explosion associative qui suit la chute du caudillo. Dans le Buenos Aires du milieu du siècle, l’essor économique et le foisonnement des activités de loisirs ne sont pas contradictoires, tout au contraire, avec la fiévreuse activité politique qui accompagne la renaissance du régime représentatif.

5Mais la corrélation quantitative et spatiale, toute saisissante qu’elle soit, ne saurait suffire. Reste à montrer dans le concret le lien existant entre la sociabilité, les pratiques associatives et l’exercice du pouvoir. L’analyse prosopographique d’un vaste corpus comprenant les hommes politiques et les publicistes permet de franchir un nouveau palier. D’abord, elle met à mal l’interprétation socio-économique de la politique, dominante encore dans l’historiographie argentine. Le régime controversé de Juan Manuel Rosas n’est pas l’expression d’une ruralisation de la vie politique ni de la prise du pouvoir par les grands propriétaires de campagnes (les estancieros). La composition de l’élite gouvernante montre au contraire la grande place occupée par les élites urbaines traditionnelles : l’ancienne élite administrative et les grandes familles aux intérêts diversifiés. Seule originalité, mais de taille, ce groupe dirigeant est très peu impliqué dans la nouvelle sociabilité et s’appuie plutôt sur des réseaux de type ancien. Rosas lui-même tire une partie importante de sa force de ses liens clientélistes avec la « plèbe » urbaine et plus particulièrement avec les sociétés africaines.

6Tout autre est la relation que la génération post-rosiste entretient avec les pratiques associatives modernes. Celles-ci ont été pour presque tous ses membres une étape nécessaire de leur itinéraire personnel : soit comme lieu d’initiation à l’opinion et à la politique modernes, soit comme un moyen pour élargir et asseoir leur aire d’influence. Dans ce sens-là, la balbutiante et minoritaire sociabilité étudiante des années 1830, est bien le germe du peuple moderne, et sa mise au ban par le caudillo « l’exil de l’opinion » ou « la nation en exil ».

7Car – et nous sommes là au cœur de la démonstration – les nouvelles associations socioculturelles et leurs nouvelles pratiques relationnelles comportent une nouvelle façon de penser et d’imaginer la collectivité : le lien social, l’autorité, les comportements. Ce schéma interprétatif qui s’est peu à peu imposé dans la nouvelle histoire du politique, trouve ici une éclatante confirmation. La sociabilité moderne accompagne l’invention de l’individu, la valorisation des liens contractuels, l’idéal d’égalité, le règne de l’opinion, la souveraineté de la collectivité... La civilité sur laquelle insiste tant l’auteur, occupe dans cette constellation inédite une place centrale et ambiguë. Les rapports policés, courtois, pacifiés des élites dans leurs nouveaux espaces de relation préparent et préfigurent la société civile et la politique moderne. Dans ce Rio de la Plata qui commence précisément alors à se penser selon l’opposition « civilisation et barbarie », la civilité est à la fois école de citoyenneté et critère de distinction sociale, puisqu’elle est aussi urbanité et rejet des mœurs frustes des campagnes. Comme dans tout le monde occidental, marqué par son héritage grécoromain, la politique est affaire de polis, la civilité et la civilisation sont inséparables de la civitas et du cives, et l’urbanité est propre à l’urbs... L’ancien clivage cités-campagnes n’a sans doute pas disparu de l’imaginaire des élites, mais il est reformulé pour faire de nouvelles pratiques de la sociabilité urbaine, la matrice d’une nouvelle société. Dans ce sens, même si elles ne sont pas les seules à effectuer ce parcours, les élites de Buenos Aires sont en effet, « aux origines de la nation argentine ». La nation moderne est une nouvelle façon d’exister pour une communauté humaine : une collectivité fondée sur un nouveau lien entre les hommes, sur des valeurs et des imaginaires nouveaux.

8Il n’en reste pas moins que la nouvelle cité – tant la ville que la nation – est, et restera longtemps, plus un idéal qu’une réalité accomplie ; idéal, doté certes d’un extraordinaire pouvoir transformant, mais devant composer longtemps avant l’ancien. Il s’ensuit que dans la marche vers la création d’une sphère publique rien n’est ni simple ni linéaire. Les élites modernes sont à la fois la préfiguration de la future nation et de ses pédagogues – par l’urbanisme, les lieux de mémoire, la symbologie, l’école plus tard – mais aussi les gestionnaires d’une cité encore structurée par de vieilles appartenances.

9Cette ambivalence est partout présente, expliquant bien des étrangetés de la politique du xix^e siècle, faite d’hybridations et de décalages entre des imaginaires et des pratiques résolument modernes et d’autres qui plongent leurs racines dans un passé que ceux-là rejettent. Présent partout dans les pays qui ont tenté de couper soudainement avec l’ancien régime, cet écart est particulièrement important dans l’Amérique hispanique. L’Indépendance n’est pas seulement la rupture avec l’Espagne et les autres parties de l’ancienne monarchie, mais aussi, et peut-être surtout, l’instauration immédiate et définitive d’une souveraineté dont l’adjectif « national » masque mal l’incertitude sur la nature de la nation. L’incertitude porte autant sur ses composantes territoriales, particulièrement frappantes dans les Provinces Unies du Río de la Plata, que sur le lien entre les composantes élémentaires de la nation. On se réfère certes partout au citoyen et le suffrage masculin est à Buenos Aires précocement universel. Cependant, dans la pratique ce ne sont pas seulement les élections qui manifestent la volonté du peuple ; elle peut s’exprimer autrement : par le rassemblement de la foule et l’occupation de la rue, par la pression physique sur les adversaires. D’où les phénomènes de mobilisation populaire occupent une place si importante dans la ville : depuis les pratiques plébiscitaires du régime de Rosas, à la manipulation du vote par les notables, ensuite. L’existence de différentes logiques représentatives ne fait que refléter l’hétérogénéité d’une société qui est loin d’être formée par des individus librement associés et aux mœurs policées.

10Rendre compte de la complexité et de phénomènes apparemment aberrants est la meilleure preuve de la validité d’un modèle explicatif. C’est bien le cas de cet ouvrage. Nous sommes loin d’une histoire faussement modeste qui, sous prétexte de laisser parler les sources et de s’effacer devant la complexité du réel, aboutit à l’accumulation d’études de cas ou à une interprétation globale introduite subrepticement par des prémisses non avouées. Les hypothèses sur lesquelles se fonde ce travail sont clairement énoncées, les variables utilisées, explicites, et les articulations de la démonstration, clairement marquées. On pourra peut-être les discuter, les compléter ou les reformuler, mais cette démarche a l’immense avantage de rendre possible un débat sur les grandes logiques en œuvre dans l’Histoire et témoigne de l’ambition de l’historien pour s’approcher d’une vision compréhensive du réel.