Conclusion
p. 529-544
Texte intégral
1L’idée originelle qui avait guidé ce sujet était fondée sur un premier constat : la pertinence du concept de diplomatie humanitaire en ce qui concernait l’action de la Société des Nations au lendemain de la Première Guerre mondiale. Dès les premières recherches, il semblait en effet qu’au chapitre social de l’œuvre internationale, la prise en considération de la question des réfugiés donnait lieu non seulement à la mise en place de structures spécifiques mais aussi à une extension du champ diplomatique vers des domaines nouveaux en temps de paix. Les préoccupations humanitaires à l’échelle des relations internationales, surtout sensibles jusqu’alors dans la codification du droit de la guerre, abordaient les temps de paix dans une période de mutation et de structuration du système international. Quels allaient être les effets de cette conjonction ? Il était également intéressant de constater que, parmi les actions menées, le Proche-Orient constituait une zone d’intervention privilégiée à la fois dans l’urgence de l’immédiat après-guerre, du fait des nécessités humanitaires (réfugiés russes, grecs et arméniens), et après les règlements de la paix, par la mise en place de plans spécifiques d’établissement des réfugiés. De ce point de vue, les États sous mandat français, avec l’afflux de réfugiés qu’ils connurent non seulement au lendemain de la guerre mais aussi tout au long des années vingt et trente, semblaient devoir représenter un terrain d’analyse privilégié. Enfin, ces régions avaient, dans la période ottomane antérieure, connu des formes spécifiques d’interventions dites d’humanité qui s’inscrivaient à la fois dans l’histoire de la Question d’Orient depuis ses origines et dans la vague missionnaire du xixe siècle. D’ailleurs, l’émergence de cette diplomatie humanitaire genevoise reposait à ses débuts sur le socle de ce passé récent, nécessitant une réflexion sur les notions de ruptures et de continuité au sein des principes qui guidaient le Haut-Commissariat de la Société des Nations pour les réfugiés. De tout ceci est donc venue l’idée de croiser cet élément conceptuel avec le domaine géographique proche-oriental. De là également a découlé une démonstration où l’analyse factuelle des considérations locales, présente dans la première et la troisième parties, a encadré l’étude des cadres internationaux nouveaux dans lesquels apparaissait cette diplomatie humanitaire en matière de réfugiés. C’est en marge de ce premier axe de réflexion que les recherches poursuivies ont progressivement mis en lumière un autre volet abordé dans cette étude. Cette nouvelle diplomatie semblait en effet reposer non seulement sur des situations locales ou régionales ayant déterminé des réactions gouvernementales, privées et internationales diverses, mais également sur une évolution plus profonde et décisive de la question des réfugiés dans les premières décennies du xxe siècle. En conséquence, il convenait d’élargir l’approche initiale par une mise en perspective des conditions locales en les intégrant dans l’analyse d’une phase historique à laquelle, sans nul doute, elles appartenaient. De fait, l’étude de la mutation de la question des réfugiés a parcouru de manière transversale ce travail. Elle a participé pleinement à notre raisonnement et a sous-tendu l’analyse de la diplomatie humanitaire, en particulier dans la seconde partie.
2Les enseignements que l’on peut tirer de l’analyse consacrée au terrain proche-oriental de 1918 à 1923, s’articulent autour de deux idées. On constate d’abord que la politique orientale de la France en Syrie comme en Cilicie tient pleinement compte de la question des réfugiés qu’elle intègre à la mise en pratique de ses objectifs politiques et militaires dès 1916. Cette intégration a pris trois formes qui se succèdent jusqu’aux règlements de la paix. Dans un premier temps, et l’exemple des réfugiés arméniens du camp de Port-Saïd le montre clairement, la constitution d’un corps d’auxiliaires ottomans s’élabore autour des projets d’opérations dans la région d’Alexandrette, région dont sont originaires ces réfugiés. Dans la stratégie de guerre, à chaque fois que le projet de débarquement en Syrie renaît, lui est associée l’idée d’employer ces réfugiés. Après les accords interalliés de 1916, vient s’ajouter la perspective du contrôle futur des zones dévolues à la France et les réfugiés sont alors enrôlés dans la Légion d’Orient, dont ils forment le premier noyau, et sont envoyés sur l’île de Chypre. Cette perspective domine la phase suivante où la rivalité franco-anglaise culmine. En dépit de l’émergence d’une politique arabe chez les Britanniques, les dirigeants français privilégient une politique traditionnelle de clientélisme confessionnel tourné vers les populations chrétiennes. Les réfugiés participent à cette stratégie du territoire en Cilicie occupée, vers laquelle sont dirigés les convois de rapatriement des populations arméniennes et assyriennes d’Asie Mineure, réfugiées à l’armistice dans les grandes villes de Syrie. Cette vaste opération de rapatriement qui occupe l’ensemble de l’année 1919 n’est pas sans ambiguïté ni arrière-pensées. Elle répond en effet autant à des nécessités (désengorger la Syrie, permettre aux populations de regagner leurs foyers, réduire les frais de l’assistance) qu’à des calculs politiques et militaires (asseoir l’occupation de la Cilicie par la présence d’éléments favorables aux ambitions territoriales françaises, occuper à moindre frais la région grâce aux légionnaires arméniens). Or, avec l’essor du mouvement kémaliste et la guerre gréco-turque, la question des réfugiés en Cilicie prend un tour nouveau. La province devient le pôle de concentration de réfugiés fuyant cette fois l’Anatolie et, du fait de la guerre franco-turque, toute la région est agitée par de vives tensions communautaires. Avec le retrait de Cilicie à l’automne 1921, le jeu politique français se recentre sur la Syrie et le Liban. Les réfugiés qui fuient cette fois la Cilicie sont alors considérés comme une pièce de choix dans le « jeu minoritaire » de la puissance mandataire. Leur installation dans certaines zones spécifiques du territoire syrien et libanais ressort de l’idée qu’ils vont permettre de favoriser le contrôle mandataire. Stratégie de guerre, stratégie du territoire, stratégie minoritaire, ce triptyque illustre cette « instrumentalisation » des réfugiés à laquelle on assiste dans cette période.
3Du point de vue de la perception française de la question syrienne, les choix adoptés en ce qui concerne les réfugiés s’inscrivent dans la vision traditionnelle du théâtre oriental qui domine au sein des décideurs français entre 1914 et 1918 en dépit de l’émergence du « monde arabe » : approche confessionnelle, clientélisme communautaire et politique chrétienne1. Continuité donc dans cette première période, s’achevant sur l’insertion des populations réfugiées dans la conception de la gestion mandataire qui l’emporte en 1920 en Syrie et au Liban. Selon cette conception, la France choisit une politique s’appuyant sur les minorités, dont le choix de former une Syrie fédérative constituée d’autonomies locales est le symbole. Dans cette période, la France se distingue néanmoins par des interventions humanitaires. Les principales en sont l’opération de sauvetage des réfugiés du Moussa Dagh et leur internement à Port-Saïd en 1915, la distribution de secours et de ravitaillement en Syrie à partir de 1916, puis le rapatriement de 1919 et la vaste politique d’assistance aux déportés et réfugiés. Ces interventions, dans l’esprit des acteurs locaux, sont faites de références où domine également une vision héritée de la période ottomane, et dont le point focal reste l’intervention de 1860 au Mont Liban. Le « rôle social de l’officier », selon une tradition coloniale dont le maréchal Lyautey s’est fait le chantre au Maroc, est aussi sensible en particulier en Cilicie de 1919 à 1921. La référence à l’expérience marocaine est effectivement très présente au Levant dans ces années. Le registre du discours moral au sein des acteurs français préexiste à ces interventions humanitaires et s’articule à la fois autour du passé ottoman et d’un messianisme français, qui associe tutelle bienfaisante, mission civilisatrice et gestion patriarcale2. Enfin, sur le terrain oriental résonnent les grands clivages idéologiques qui traversent la société et le champ politique français, qu’il s’agisse de la question religieuse, de la notion de communauté, ou de la dialectique entre centralisme et régionalisme. Dans les jeux de nomination ou les changements d’orientations politiques avec le cortège de réactions qu’elles suscitent immanquablement, cette réalité doit être prise en compte.
4 Le second élément de démonstration concerne plus spécifiquement la question des réfugiés face aux politiques étatiques dans la phase mouvementée qui mène de l’armistice de Moudros à la paix de Lausanne de l’été 1923. À travers l’étude de l’accord de paix franco-turc d’octobre 1921, de la convention concernant l’échange des populations grecques et turques de janvier 1923 et du traité de Lausanne de juillet 1923, apparaissent les réfugiés et apatrides de la paix. Cette expression a été forgée pour répondre au constat d’une nécessaire distinction entre réfugiés et personnes déplacées fuyant la guerre et les combats et réfugiés du nouvel ordre politique et territorial mis en place au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les seconds illustrent, au-delà des choix stratégiques adoptés par les différents protagonistes du jeu proche-oriental, une conception consensuelle sous-jacente des rapports entre l’État, le territoire et les hommes qui l’habitent. Cette conception s’inscrit selon nous dans un temps long et sa mise en pratique en 1921-1923 ne peut être isolée de périodes antérieures de gestation, du poids de la guerre mondiale, et des règlements de paix en Europe centrale. Elle s’inscrit également dans l’espace de manière plus large que le domaine sur lequel nous portons ici notre attention. Il est possible d’observer la progression de cette conception en englobant dans le même regard la « zone impériale » qui couvre l’Europe centrale et orientale, les Balkans, la Transcaucasie et les marges orientales de l’Empire ottoman à la veille de la guerre. Confrontée à la question des nationalités, à l’émergence d’États nouveaux et aux guerres tout au long du xixe siècle, cette zone est un terrain concret d’expérimentation et un lieu où les évolutions mentales franchissent des étapes qui seules peuvent permettre de comprendre les dénationalisations en masse ou l’échange forcé des populations au début des années vingt.
5Le dernier élément de réflexion qui alimente cette première partie concerne l’action humanitaire d’urgence et les premiers pas de la Société des Nations au Proche-Orient entre philanthropie internationale et politique humanitaire. La rapide évocation des premières actions menées par Fridtjof Nansen à Constantinople et l’analyse plus détaillée du programme d’intervention humanitaire de la Commission de la Société des Nations pour la restitution des femmes et des enfants dans le Proche-Orient mettent en lumière les conditions dans lesquelles se met en place la coopération internationale. On peut ainsi remarquer que le terrain sur lequel commence à intervenir la Société des Nations est partagé entre les acteurs étatiques et quelques acteurs privés parmi lesquels le Comité international de la Croix-Rouge a un statut privilégié. Si, dans les deux cas, c’est avec difficulté que Fridtjof Nansen ou surtout l’étonnante figure de Karen Jeppe donnent à l’organisation internationale une existence réelle, ils posent néanmoins les jalons des rapports de force qui animent la diplomatie humanitaire des années vingt. La philanthropie privée, le CICR, le Haut-Commissariat de la SDN définissent dans cette période leurs places et poids respectifs.
6En quittant le terrain proche-oriental, la seconde partie de cette étude a mené une réflexion plus approfondie sur la nature de la mutation qui a affecté à la fois la question des réfugiés et le champ humanitaire au début de l’entre-deux-guerres, afin de caractériser cette diplomatie dont le pôle fut alors Genève et la Société des Nations. En remontant le temps jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, l’objectif était de mettre en lumière la connexion existante entre les évolutions socio-politiques caractéristiques de cette « ère des nations » et son extension à l’espace balkanique et proche-oriental, et les conditions nouvelles dans lesquelles s’est posée la question des réfugiés. Ainsi, la filiation entre l’émergence de la question nationale et les contractions progressives de l’Empire ottoman apparaissent nettement, et les règlements des guerres balkaniques préfigurent les conditions de la paix de 1923. Le sort des populations civiles dans la Grande Guerre, du fait de la nationalisation des sociétés, de l’extension de la capacité étatique, et du poids nouveau de l’idéologie montre la mise en place, au-delà de letat de guerre, de mécanismes créateurs de mouvements massifs de réfugiés en temps de paix. Il semble par ailleurs que l’action internationale menée en faveur des réfugiés ne peut être isolée de la manière dont les différents acteurs concernés perçoivent et approchent les nombreux problèmes posés par leur existence dans les années vingt. Se fondant sur quelques exemples littéraires, nous nous sommes donc penchés sur ce phénomène que représente le réfugié apatride, victime du procédé nouveau de dénationalisation et de la révolution identitaire. L’étroite connexion existant entre la question nationale et la question des réfugiés a eu une influence déterminante sur les réponses gouvernementales et internationales aux problèmes posés. L’exemple des réfugiés ukrainiens dans les années vingt est à ce titre éclairant. Enfin, l’essor considérable que connaît l’apatridie dans cette période ne peut être isolée d’évolutions comme l’imposition du passeport extérieur et le développement d’une distinction croissante entre le national et l’étranger. Quant à la violence politique, à la violence sur les hommes, à la violence étatique, celle-ci est consubstantielle au tournant du siècle.
7Plus généralement, les conditions des relations internationales, les caractères propres de l’État moderne, les mentalités collectives conditionnent également l’appréhension de la question des réfugiés. L’organisation de la société internationale, le dogme de la souveraineté et de l’égalité des États contribuent à faire du réfugié apatride un danger social dont la prise en charge par la Société des Nations devient une nécessité. Ainsi, les solutions proposées à la question des réfugiés sont déterminées par ces perceptions : le rapatriement apparaît comme une priorité. À défaut, on envisage le placement collectif ou individuel dans un pays d’accueil. De la même manière, le problème posé par les réfugiés est perçu comme temporaire et devant être réglé au cas par cas. De là découle la classification en catégories nationales des réfugiés adoptée par la Société des Nations dans les années vingt. Enfin, il s’agit d’une question technique et non politique. Cette distinction est, nous avons pu l’observer, rigoureusement défendue au sein du Conseil de la Société au nom du respect du statu quo politique européen et du respect de l’indépendance étatique. Cependant, en marge de ces perceptions dominantes, un certain nombre de juristes internationalistes se livrent au lendemain de la Première Guerre mondiale à une large critique des nouvelles conditions faites aux hommes dans ce monde où, selon eux, le droit des gens n’a jamais été tant foulé au pieds. Les réfugiés apatrides sont pour eux les manifestations les plus criantes de ces évolutions qu’ils considèrent comme une régression des droits naturels de l’homme. Ces analyses, au-delà de leur richesse et de leur pertinence, renouvellent la pensée humaniste dans une période où celle-ci est acculée par les intérêts grandissants de l’État dans la société. En butte aux idéologies positivistes, totalisantes et intolérantes, ils dénoncent une évolution selon laquelle le dogme de la modernité est mis en action contre l’homme. Leurs travaux les conduisent à élaborer les droits internationaux de l’homme en partant de réflexions simultanées et concordantes sur la question du droit des réfugiés, des minorités et du droit international humanitaire ou droit de Genève. Ce mouvement culmine en 1930 avec la Conférence de La Haye relative à la codification du droit international qui définit les droits « internationaux » de l’homme.
8L’action humanitaire internationale subit de la même manière dans cette période les bouleversements induits par la guerre. Au-delà de l’immensité de la tâche et des souffrances humaines dans ce conflit, la structure du champ humanitaire est modifiée par les nouveaux rapports de force de l’après-guerre. Les poids respectifs des héritages et des mutations dans cette recomposition a laissé apparaître différentes strates de cette action humanitaire dans son évolution contemporaine : passage de la charité à la philanthropie, émergence et codification d’un droit international humanitaire par le Comité international de la Croix-Rouge, élaboration de la théorie de l’intervention d’humanité en connexion avec les différentes phases de la Question d’Orient, montée en puissance de la philanthropie américaine, essor de l’humanitaire d’État en liaison avec le développement de la médecine coloniale et militaire, etc. Un état des lieux dans l’immédiat après-guerre a ainsi permis d’observer l’importance nouvelle acquise par quelques organisations humanitaires privées, essentiellement anglo-saxonnes. Le soutien apporté par le président Wilson, lors de la Conférence de la Paix, aux ambitions de la Croix-Rouge américaine en matière de structuration du champ humanitaire, est à l’origine de la fondation de la Ligue des sociétés nationales de la Croix-Rouge qui, à sa création, n’admet pas en son sein les sociétés des pays vaincus. Celle-ci est rattachée à la réorganisation internationale par la reconnaissance des sociétés nationales de la Croix-Rouge dans le pacte fondateur de la Société des Nations. La création de la Ligue est à l’image du contexte politico-diplomatique des années 1919-1920. Ce nouveau réseau de structures humanitaires nationales se heurte inévitablement au Comité international de la Croix-Rouge genevois, qui s’engage alors dans une difficile reconquête du champ humanitaire en s’appuyant sur un certain nombre de sociétés nationales « alliées », sur son statut diplomatique et sur l’action personnelle de Gustave Ador à Genève. À cette ligne de fracture s’ajoute l’apparition au sein de la Société des Nations d’une structure spécialisée chargée de la question des réfugiés. Nouvelle centralité, le Haut-Commissariat se veut désormais le pôle fédérateur de l’ensemble des initiatives publiques et privées.
9Sans pour autant écrire l’histoire de cette structure internationale, nous avons voulu montrer la naissance d’une diplomatie humanitaire en temps de paix en insistant sur trois éléments : la façon dont les compétences du Haut-Commissariat se sont progressivement élargies selon une classification des réfugiés par catégories nationales et une approche empirique des problèmes posés ; l’absence de moyens propres et les limites de la coopération internationale en dépit de la stature et de la personnalité de Fridtjof Nansen ; l’évolution de la question des réfugiés pendant cette première période qui va de 1921 à 1924, conduisant à son transfert au Bureau international du Travail. Une seconde période, qui s’étend jusqu’à la fin des années vingt et la disparition du Haut-Commissaire, voit l’entrée en scène d’Albert Thomas. La mise en place d’une structure permanente et la nouvelle formule de coopération redonnent un élan à l’œuvre internationale : recensements, classifications et enquêtes permettent de disposer d’une base d’information inédite. Les opérations de placement par le biais des services spécialisés du Bureau international du Travail et les efforts personnels d’Albert Thomas donnent d’appréciables résultats. Cette approche technicienne et économique place la question des réfugiés hors du champ politique. Considérée comme un problème social, cette question est traitée avec pragmatisme par une organisation internationale à caractère technique. Dans le même temps, Fridtjof Nansen consacre une grande partie de son énergie à mettre en place un vaste programme d’établissement des réfugiés arméniens du Proche-Orient en Trauscaucasie soviétique. L’échec qu’il rencontre finalement en 1929 montre les limites d’une politique de coopération dans le cadre de la Société des Nations avec l’Union soviétique, dans les années qui suivent la détente esquissée en 1924-1925. Ce premier échec du Haut-Commissariat est indissociable de l’évolution du contexte idéologique propre aux années vingt. Le second front sur lequel le Haut-Commissaire lutte est celui de la reconnaissance d’un véritable statut juridique pour les réfugiés et apatrides et d’une extension à d’autres catégories de réfugiés du certificat d’identité créé en 1922. Cette question, au centre des débats en 1928, fait l’objet d’un fort antagonisme entre les points de vue français et britannique qui met en lumière la spécificité de la position française et les raisons de son soutien au pôle genevois. Une dernière période s’ouvre en 1929 avec l’apparition de nouveaux réfugiés originaires d’Union soviétique et de Turquie. Le Haut-Commissaire est saisi de la question en décembre 1929. Or Fridtjof Nansen décède quelques mois plus tard. La disparition de celui qui était le meilleur garant de la pérennité de l’œuvre internationale provoque une tentative de liquidation puis une redéfinition des compétences du Haut-Commissariat. Selon cette redéfinition, qui là encore a été conçue pour aller dans le sens des intérêts français, l’œuvre est scindée en deux. La protection juridique et politique est confiée au Secrétariat de la Société des Nations, ce qui garantit un contrôle étroit des aspects sensibles de la question, et l’action humanitaire est réservée à un Office international pour les réfugiés qui porte le nom de l’ancien Haut-Commissaire.
10Le dernier aspect de l’action du Haut-Commissariat de la SDN en faveur des réfugiés concerne l’essor d’une pratique diplomatique et la production d’un droit. Ont été mis en valeur le rôle original et novateur du Comité consultatif des organisations privées mis en place par Fridtjof Nansen et les débuts d’une pratique qui associe les acteurs non gouvernementaux à la coopération internationale. Cette expérience peu connue mérite d’être soulignée car les évolutions propres à l’après 1945 ont vu de telles pratiques non seulement se renouveler mais aussi faire l’objet d’une reconnaissance et d’une normalisation juridique. Comme l’écrit René Cassin au sujet de l’entre-deux-guerres : « Il y a eu surtout le rodage et la mise en route des premiers mécanismes internationaux, même quand il n’y avait pas de solution directe, pourparlers et négociations avaient créé des méthodes qui ont été vraiment des éléments de vie »3. D’ailleurs, selon la Charte des Nations Unies (article 71), le Conseil économique et social peut prendre toutes dispositions utiles pour consulter les organisations non gouvernementales qui s’occupent de questions relevant de sa compétence. Dans le cas précis du Comité international de la Croix-Rouge, celui-ci a même acquis en octobre 1990, le statut d’observateur auprès des Nations Unies, qui lui confère un droit d’accès à presque tous les organes de l’institution, la participation aux cessions, etc.4 Du point de vue du droit, le Haut-Commissaire a posé les jalons du statut international des réfugiés. L’élément décisif est, en la matière, la conclusion de la convention de 1933 qui est le point d’avancée maximale, en dépit d’une ratification et d’une application réduites. L’analyse des différentes étapes de l’élaboration de cette base légale du statut des réfugiés et les conclusions que nous en tirons viennent confirmer les récents travaux de Claudena M. Skran sur la question. Dernier élément à souligner : les progrès concomitants d’un droit des organisations internationales. Les attributions quasi consulaires des délégations de l’Office international Nansen, mises en place dès 1928, renforcent cet élément dérivé de la société internationale, lui conférant une nouvelle légitimité. Enfin, cette législation conventionnelle crée un lien direct entre l’individu (le réfugié statutaire) et le droit international. Ce fait nouveau semble donner raison au professeur de la Faculté de droit de Paris, Georges Scelle, célèbre partisan de la reconnaissance de l’individu comme sujet du droit international au même titre que les États, évoqué à plusieurs reprises.
11Dans la dernière partie, un retour sur la scène proche-orientale a permis de compléter cette présentation générale et structurelle de la diplomatie par une approche plus concrète. L’étude du champ humanitaire et des réseaux qui le traversent a permis de montrer qu’en dépit de la recomposition induite par la création du Haut-Commissariat, ce champ n’en a pas moins gardé une diversité structurelle et idéologique. Les différents acteurs présents sur le terrain peuvent en réalité être regroupés en quelques nébuleuses, rivales ou associées selon les intérêts en jeu. Ces réseaux pénètrent les structures existantes et peuvent agir au cours du processus décisionnel, pesant parfois d’une influence déterminante. Ainsi en est-il, comme nous avons pu le voir, au sein du Quai d’Orsay, du Secrétariat de la SDN et au BIT. Comité international de la Croix-Rouge, réseau protestant, gouvernement français et internationalistes genevois forment les quatre pôles dont le fonctionnement a été étudié, à partir de quelques exemples d’interventions diplomatiques ou politiques. L’idée qui ressort de cette analyse croisée est la distinction fondamentale entre les structures en rapport et les hommes en relations, en matière de diplomatie multilatérale. L’étude de l’intervention du Comité international de la Croix-Rouge en Syrie et au Liban lors de la révolte druze a ensuite permis d’attester l’existence de cette diplomatie humanitaire et d’en décrire les mécanismes et les ambiguïtés. Diplomatie multipolaire et multilatérale, celle-ci montre qu’il est justifié d’attribuer le statut d’acteurs des relations internationales aux acteurs non étatiques. Par ailleurs, le traitement même du sujet implique une approche poly-centrée de l’événement ou du phénomène décrit, du fait de cette multiplicité des relations et interconnexions. Enfin, le rôle de l’individu et des réseaux personnels est déterminant. Dans un domaine des relations internationales qui ne bénéficie pas d’une véritable reconnaissance et n’est pas l’objet de codifications précises, l’initiative politique individuelle peut être à la source de l’innovation diplomatique.
12L’élaboration du plan international d’établissement des réfugiés arméniens en Syrie et au Liban en 1926-1927 est le second exemple de terrain étudié. Cette diplomatie en action est centrée sur la personnalité d’Albert Thomas, véritable maître d’œuvre de ce plan. Nous plaçant successivement du point de vue de l’organisation internationale, du Comité international de la Croix-Rouge, puis de la puissance mandataire, les différentes étapes de la négociation ont été reconstituées afin de déterminer la nature des rapports de force. Il apparaît nettement que la marge d’action réelle dans une négociation entre acteurs étatiques, organisation internationale et structure privée peut dépasser le cadre étroit du formalisme diplomatique. Il réside bien plus dans l’espace créé par quelques individualités et porté par une configuration générale favorable. En ce sens, les termes de la coopération mise en place au milieu des années vingt sont marqués par un équilibre relatif entre ces acteurs au statut et à la reconnaissance inégales dans la société internationale. À l’inverse, la réorganisation qui affecte l’œuvre internationale des réfugiés à la mort de Fridtjof Nansen, le retrait progressif d’Albert Thomas de ces questions et le contexte général de crise économique et sociale donnent lieu à des négociations où le domaine du possible se restreint de manière considérable. De fait, on constate, en ce qui concerne le plan syro-libanais, à la fois une reprise en main étatique, une dévitalisation de l’organisation internationale et des comités consultatifs des organisations humanitaires privées et le remplacement des fortes personnalités des années vingt par des gestionnaires. La foi dans la coopération internationale s’est-elle éteinte ou l’espace nécessaire à son épanouissement a-t-il disparu ? À partir du début des années trente, la diplomatie humanitaire semble se réduire à un monologue étatique. Cette étude s’achève sur l’histoire d’un échec, celui du plan d’établissement des réfugiés assyriens et assyro-chaldéens d’Irak en Syrie sous mandat français en 1934-1936. À travers cet épisode, apparaît toute la distance qui sépare le milieu des années vingt du milieu des années trente à la fois dans le processus diplomatique et par les personnalités en jeu. Ainsi, il apparaît clairement que l’Office international Nansen n’a délibérément pas été saisi par le Conseil de la Société des Nations lorsque la question de l’établissement des Assyriens hors d’Irak a surgi pendant l’été 1933. Par ailleurs, les négociations ont été essentiellement bilatérales entre Paris et Londres et l’on a choisi de créer une structure spécifique destinée à résoudre la question de l’établissement, rattachée directement au Conseil et constituée des membres de ce même Conseil. Simple instrument rudimentaire, le GERAI s’est avéré plus maniable qu’une structure telle que l’Office International Nansen aux compétences légales élargies ou qu’un statut international des réfugiés impliquant une reconnaissance que ni les Britanniques, ni les Français ne souhaitaient. Dans le contexte local et régional, la question des réfugiés assyriens se devait de rester un élément du « jeu minoritaire » de l’une et l’autre puissance.
13Adéquation entre une méthode d’investigation et une thématique choisie, entre une démarche associant aux sources diplomatiques classiques les sources littéraires et juridiques, l’intérêt que constitue une socio-histoire des relations internationales est indéniable et les recherches menées en prolongement de l’étude présentée ici confortent en l’étayant cette approche. En terme de sociologie des organisations internationales, en considérant les structures comme des lieux de relations de pouvoir, l’étude des réseaux devient déterminante. Envisageant ces réseaux selon la dynamique et les interactions qui les traversent, il est alors possible de prendre la mesure de l’enjeu principal : le contrôle de la structure coopérative. Ainsi, toute création d’une telle coopération dans la société internationale est envisagée du point de vue utilitaire et fonctionnaliste, même dans le domaine symbolique. De même sa dévitalisation peut s’expliquer soit par le fait qu’elle ait été soit contrôlée par l’une des nébuleuses en action, soit que les rapports de force aient été exprimés désormais dans d’autres lieux. La contraction des relations internationales pendant les années trente montre que l’on assiste à une régression de la capacité diplomatique, significative d’un retour à une gestion primitive et bilatérale de la question des réfugiés5. En comprenant la coopération internationale en terme de logique de gains ou de contraintes pour les États, il est manifeste que dans les années vingt, les problèmes posés par les masses de réfugiés et apatrides peuvent trouver à l’échelle internationale des éléments de solutions qui répondront aux besoins nationaux (c’est un fait évident dans le cas français). Quelques années plus tard, cette même échelle est génératrice de contraintes en terme économique et social. De la même manière, la référence à l’universel crée un capital d’universalisation en dépit de la volonté des uns et des autres ou de leurs intérêts égoïstes6. Il y a pour les États dans les années vingt du profit à se soumettre à l’universel : profit symbolique et matériel dans une période de reconstruction éthique des relations internationales au lendemain des barbaries de la Grande Guerre. Les assemblées de la SDN en donnent le spectacle chaque automne. La destruction des valeurs que la guerre implique nécessite une reconstruction de la notion de communauté humaine. Le sacrifice de l’intérêt particulier à l’intérêt général définit justement le passage à l’ordre éthique7. La question que l’on peut donc poser est celle de savoir pourquoi, dans la décennie suivante, ce profit matériel et symbolique ne s’incarne plus dans la coopération dans le domaine social. On ne peut que constater l’opprobre qui pèse sur l’échec de la coopération dans le domaine social, échec stigmatisé justement pour cet abandon de la référence à un ordre éthique dans un domaine considéré comme lieu de progrès d’une humanité réalisée. Les rapports annuels de l’OIN de 1932, 1933, 1934 sont chargés d’exhortations humanistes, rhétorique répétitive vidée de son sens, incantatoire, qui n’a plus de prise sur la réalité sociale. La convention de 1933, qui représente pourtant la clé de voûte d’une construction juridique amorcée depuis 1922, est elle-même l’objet d’un échec relatif. La réponse réside sans doute dans le statut du politique8, politique englouti par l’histoire alors qu’il avait failli être investi par le droit, par la mystique d’une société internationale d’égalité et d’incarnation, sorte de réinvestissement de l’humanité par elle-même.
14Dans cette période de mutations et d’innovations, le groupe considéré se prête à une féconde réflexion méthodologique. Objet empirique et enjeu théorique dépassant le cas particulier par son historicité intrinsèque, il engage à réfléchir sur les apports de l’interdisciplinarité dans le domaine des relations internationales. Par ailleurs, il permet des jeux d’échelles, des articulations de l’espace et du temps dans lesquels s’inscrivent les parcours individuels, comme point ultime d’impact des relations transnationales en matière de guerre et de paix, d’alliances et d’idéologie. Dans un autre ordre d’idée, l’étude des pratiques comme éléments de la longue durée apporte l’éclairage d’une sociologie culturelle de ces relations. L’histoire diplomatique, dans son approche classique, n’envisage pas les questions sociales comme objets principaux d’étude et d’analyse du politique et les sources qui alimentent cette histoire émanent le plus souvent des structures étatiques et de leurs agents. La question des réfugiés et apatrides se prête, elle, à une analyse croisée et interdisciplinaire qui permet de concevoir l’histoire des relations internationales comme un domaine globalisant et d’aborder une vision non catégorielle du réel comme fait historique. Or, cet objet d’étude est présenté le plus souvent, pour cette phase de l’histoire du xxe siècle, comme l’un des produits secondaires et dérivés de l’échec politique de la Société des Nations en matière de préservation de la sécurité collective. Il est appréhendé en termes téléologiques, et intégré dans un système de rapports entre moyens et fins, à l’aune du second conflit mondial. Sous la forme d’une « prévision rétrospective »9, la question des réfugiés est l’histoire d’un échec, celui d’une législation internationale mise en défaut, celui d’une coopération limitée et précaire, et de structures fragiles et sans moyens financiers réels, dans un contexte de montée des dictatures. En plaçant la question des réfugiés à la croisée des champs disciplinaires, le problème peut être posé dans une perspective différente. La mutation de la question des réfugiés et la diplomatie qui entoure cette question à Genève sont appréhendés non en terme de symptômes objectifs de l’événement à venir, ce qu’ils sont effectivement, mais comme le résultat de mutations sociales et mentales qui rendent possible l’événement à venir. D’ailleurs, l’individualisation de l’objet singulier que constituent les réfugiés des années vingt n’est pas le fait d’une construction théorique a posteriori. Déjà, dans cette période de l’entre-deux-guerres, elle est un enjeu majeur : enjeu politique et donc juridique au sein de la société internationale et européenne en particulier. Il s’agit donc moins de se pencher sur une donnée préconstruite que d’analyser la socio-genèse, les processus d’individualisation, comme instruments et enjeux de la « lutte des classements et qui contribuent par là à faire les groupes »10. Les conflits qui portent par exemple sur l’attribution aux différentes populations qui en font la demande du titre prisé de « réfugié statutaire », c’est-à-dire bénéficiant de la reconnaissance et de la protection juridique de la Société des Nations, mettent en lumière les rapports de force et les jeux d’intérêts existants (respect du principe de l’intangibilité des frontières nouvellement établies opposé aux révisionnismes). Il en est de même, dans ces années, des réticences à qualifier les réfugiés de « politiques » en privilégiant une causalité unique et cataclysmique : la guerre mondiale.
15Du point de vue du droit, l’analyse historique du corpus de thèses de droit international soutenues pendant l’entre-deux-guerres en France concernant les réfugiés et apatrides a permis de mettre en lumière l’actualité que présentait à l’époque même la question en terme d’enjeux juridiques. Le nombre de thèses soutenues et publiées en atteste. On retrouve d’ailleurs parmi les directeurs de thèse certains juristes proches du Comité d’experts pour la codification du droit international de la Société des Nations, membres de l’institut de droit international et appartenant à ce courant des juristes humanistes dont le chef de file était Georges Scelle. Les futurs docteurs s’interrogent : les apatrides sont-ils des hors-la-loi de la société internationale, des anomalies, des parasites ou plus justement des victimes de la mutation de la société étatique ? Le débat est en vérité bien plus large. Georges Scelle interprète la période de l’entre-deux-guerres en terme de régression du droit et les réponses proposées par les juristes établissent qu’il est désormais nécessaire de fixer des limites à la notion de souveraineté étatique. Ces réflexions et interrogations débouchent sur la gestation de nouveaux concepts, comme ceux de tutelle internationale ou de droits internationaux de l’homme. Des pratiques d’échanges intellectuels permanents s’instaurent, constituant des réseaux. Le réfugié et l’apatride sont également objets singuliers présents dans certaines œuvres littéraires dont l’analyse en termes historiques, employant l’éclairage de la psychanalyse, s’avère riche d’enseignements. Le dernier colloque de l’ARAPS sur littérature et psychanalyse a ainsi permis de présenter l’analyse d’un corpus littéraire faisant apparaître la construction d’une figure emblématique du réfugié entre 1920 et 1930 (de la victime objective de l’État-Nation et de l’État moderne à la mise au ban de l’humanité)11. Chez Traven, Stefan Zweig ou Léo Perutz, les réfugiés sont ainsi mis en scène comme figures du désarroi de l’homme moderne face à la toute-puissance étatique et au nouvel ordre mondial. Ce n’est pas seulement leur propre malheur que les réfugiés emportent de pays en pays, de continent en continent, mais ce que Hannah Arendt dénomme le « grand malheur du monde entier », celui dont Traven comme Zweig rendent compte : sentiment de dépossession du temps devenu sans repères et de l’espace sans signification, d’impuissance de l’homme face à la brutalité des événements, de la violence qui saisit les destins individuels, comme une « monstrueuse invasion de l’homme par l’Histoire » (P. Ariès)12. Sujets réduits à un trait d’interchangeabilité, n’expriment-ils pas une maladie de la pensée du lieu au xxe siècle ? Le travail d’objectivation historique auquel ces écrits peuvent être soumis prend plusieurs formes. « Effraction dans la trame du réel », selon l’expression d’Arlette Farge13, ces paroles permettent d’abord de dessiner des situations ou des « déchirures qui trouent le temps ». C’est ici le cas. Compris comme des représentations de la réalité, ces œuvres se présentent comme des fragments de vies anonymes qui contiennent la « totalité du destin »14.
16 L’histoire de la sociologie culturelle permet de poser la question des cadres mentaux et idéologiques qui conditionnent à la fois les analyses de la question des réfugiés et des apatrides par les acteurs diplomatiques et politiques, et les solutions proposées dans le cadre international en terme de cadre de la circulation migratoire cette fois imposée. Le regard posé est, selon nous, normatif dans la mesure où il pose les limites du possible et sous-entend des interdits de la conscience collective qui tiennent un rôle dans le processus décisionnel. Ainsi, repérer dans les documents les présupposés de la pensée permet de mettre en lumière en quoi le regard posé n’est pas « innocent » mais contextualisé. Quels éléments de la perception sont à rapporter au poids du système westphalien comme construit socio-historique et cadre global des relations internationales (macro-histoire en terme de phase historique) ? Quels éléments s’inscrivent dans le temps court, celui de la nationalisation des sociétés européennes, de l’essor des idéologies et des guerres balkaniques puis du premier conflit mondial ? Les réponses apportées à ces questions conduisent à avancer la notion de consensus. L’adoption de la Convention sur l’échange forcé des populations grecques et turques en 1923 déjà évoquée nous a servi d’exemple. Cet acte est emblématique d’une conception modélisatrice artificielle de l’espace et des hommes, issue d’un sentiment de toute-puissance générée par la guerre et d’une approche rationaliste de l’organisation des sociétés humaines. L’analyse de la décision comme déterminée par la position des protagonistes dans le champ politique et social et les cadres socio-historiques généraux permet donc d’intégrer la rupture et le changement. Évolution significative, dès la fin des années trente, la convention de 1923 est présentée comme une référence positive en matière de règlement de la question des minorités et de pacification d’un ancestral conflit « ethnique ».
17Pour ouvrir une dernière voie d’appréhension de cette problématique multiforme en terme de tensions entre cosmopolitisme et modalité de circulation, prenons l’exemple de Stefan Zweig : homme cosmopolite par excellence, grand voyageur dès sa jeunesse, membre de cette république des lettres européennes des années vingt. Stefan Zweig s’interroge à la fin du Monde d’hier sur les raisons pour lesquelles la perte de son identité d’Autrichien et son nouveau statut d’apatride ont représenté pour lui un choc d’une telle ampleur, alors que son cosmopolitisme naturel aurait dû l’incliner à voir dans cette nouvelle situation un affranchissement et une appartenance à une « république mondiale rêvée », à laquelle il avait aspiré dans les années vingt. Ainsi, parlant de ses sentiments, il constate une désappropriation de son « identité naturelle », une perte de son « moi primitif et essentiel ». N’arrivant pas à pointer l’origine exacte de ce sentiment, il rappelle la transformation de l’homme entre 1914 et 1930 : d’hommes nés libres on est passé à des objets sans droit préexistant, par l’inflation des procédures administratives, des questionnaires, des enquêtes, des vérifications, des tampons-preuves, des photographies de profils, comme pour les brigands. Est-il possible que cette somme de petites choses soit importante, se demande-t-il ? Et la réponse qu’il apporte, nous pouvons, dans le cadre de la présente réflexion, l’adopter comme démonstrative de la validité de la démarche entreprise : « Mais c’est seulement si l’on fixe ces petits symptômes qu’une époque à venir pourra déterminer avec exactitude l’état clinique des conditions et des perturbations qu’a imposées à l’esprit notre monde d’entre-deux-guerres »15. Et de nous demander par quel glissement progressif l’homme est-il devenu une abstraction, a-t-il été désincarné de son humanité ? Où réside cette humanité en l’homme pour qu’elle ait pu ainsi être avilie ? Ces questions ouvrent un vaste champ qui, au lendemain de Seconde Guerre mondiale, devient l’enjeu entier d’une société intellectuelle profondément meurtrie.
Notes de bas de page
1 V. Cloarec, La France et la question de Syrie, op. cit., p. 214-215.
2 J. Frémigacci, « L’État colonial français, du discours mythique aux réalités », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 32-33, 1993, p. 35.
3 « Vers l’organisation de la vie internationale : de la Société des Nations aux Nations unies d’aujourd’hui », conférence prononcée le 26 janvier 1960, dans Tiers-Monde. Problèmes des pays sous-développés. Les Nations Unies, chantier de l’avenir, t. II. p. 119-138.
4 C. Koenig, « Considérations juridiques sur le statut d’observateur du Comité international de la Croix-Rouge auprès des Nations Unies », Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 787, 1991, p. 39-52.
5 D. Kévonian, « Réflexions pour une Europe sociale : la question des réfugiés et le tournant des années 1929-1933 », dans S. Shirmann (dir.), Organisations internationales et architectures européennes (1929-1944), Metz, Centre de recherche histoire et civilisations, 2003, p. 213-228.
6 P. Bourdieu, « Esprits d’État », Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 130-132.
7 P. Bourdieu, « Un fondement paradoxal de la morale », Raisons pratiques, op. cit., p. 240.
8 M. Revault d’Allonnes, Le Dépérissement de la politique. Généalogie d’un lieu commun, Paris, Aubier, 1999, p. 137-173.
9 R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, rééd. 2000, p. 10.
10 P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, rééd. 1998, p. 307.
11 D. Kévonian, « Langue de l’exil : le réfugié apatride, objet singulier du champ littéraire », 4e colloque international transdisciplinaire de l’Association Rencontres, Anthropologie, Psychanalyse et Recherches sur les processus de Socialisation, Paris, 16-18 nov. 2001.
12 P. Ariès, Le Temps de l’histoire, Paris, Seuil, rééd. 1986, p. 12.
13 « Les historiens et la sociologie de Pierre Bourdieu », Bulletin de la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine, 1999/3 & 4, p. 7.
14 E. Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968, p. 543.
15 S. Zweig, Le monde d’hier, op. cit., p. 479.
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