Introduction
p. 15-23
Texte intégral
1Au regard d’une actualité omniprésente de la question des réfugiés et du phénomène humanitaire, devenus au cours de la seconde moitié du xxe siècle parties intégrantes de l’histoire des relations internationales contemporaines, ce sujet trouve aujourd’hui de forte résonances. Il s’avère donc d’autant plus intéressant de se pencher sur une période antérieure, celle de la première partie de ce siècle durant laquelle les évolutions actuelles ont trouvé leurs racines qu’il s’agisse des mutations qui affectent la question des réfugiés et apatrides ou de l’apparition de structures spécialisées de dimension internationale. Au nombre limité des exilés politiques du xixe siècle se substituent à partir des années 1880 des mouvements de masse de populations victimes des idéologies puis des recompositions territoriales issues de la Première Guerre mondiale. Par la généralisation de l’apatridie, la pratique des dénaturalisations pour raisons politiques, l’apparition des échanges forcés de populations, la question des réfugiés devient avec le xxe siècle, un véritable « problème de politique internationale ». Michael Marrus, dans son étude sur les réfugiés européens au xxe siècle insiste sur cet élément nouveau selon lequel cette question est désormais susceptible « d’affecter gravement les relations entre États »1. Dès 1937, le Royal Institute of International Affairs, avec le concours de la Fondation Rockefeller, constitue une vaste équipe à la tête de laquelle est nommé Sir John H. Simpson. Cette équipe est chargée de procéder à une enquête générale sur les réfugiés issus du premier conflit mondial ou apparus depuis lors, répartis en Europe, au Proche-Orient et en Amérique. Cette enquête, qui représente la première approche globale de la question, était destinée à servir de base documentaire pour la Société des Nations et le Comité intergouvememental d’Évian. Elle constitue alors par sa richesse documentaire comme par l’analyse qui la parcourt, une première tentative d’appréhender le phénomène et ses causes générales2. La réflexion sur cette évolution et sur le poids des deux guerres mondiales a plus récemment fait l’objet d’un programme de recherche associant à l’université suédoise de Lund des historiens américains et européens, s’intéressant à cette problématique3. Quant à la période plus précise de l’entre-deux-guerres, une thèse récente portant sur l’élaboration du statut international des réfugiés, à l’initiative de Fridtjof Nansen, a été soutenue dans le cadre du Refugee Studies Programme de l’université d’Oxford4. En France, le sociologue Gérard Noiriel, développant une socio-histoire du politique et des relations de pouvoir, a enrichi la réflexion sur cette même évolution à partir d’une approche centrée sur le droit d’asile en Europe aux xixe et xxe siècles, sur les rapports et tensions entre l’affirmation de l’État national, le statut de l’étranger et celui du réfugié5. Les juristes internationalistes français s’intéressant également de près à cette question l’abordent dans la perspective du droit d’asile et de ses évolutions récentes en connexion avec l’intégration européenne6.
2Thématique qui se trouve à la jonction de plusieurs champs disciplinaires, la question des réfugiés et apatrides a connu une évolution sémantique qui a reflété les mutations qui l’ont affectée au cours du xxe siècle. Le mot a été forgé pour désigner les protestants fuyant la France au xviie siècle et, jusqu’à la fin du xixe siècle, il se distingue d’autres mots en usage comme ceux d’émigré ou d’exilé, qui servent à qualifier les élites politiques fuyant la répression des mouvements révolutionnaires ou nationaux. C’est au xxe siècle que l’usage du terme de réfugié s’étend à des populations diverses et à des mouvements de populations plus importants. Dans les années vingt, une distinction, liée à l’élaboration d’un statut international, s’effectue entre les « réfugiés statutaires » et ceux qui ne bénéficient pas de la reconnaissance internationale, en dépit du fait que, dans les deux cas, ces personnes ont perdu toute protection diplomatique de leur État d’origine. L’attribution de ce statut n’est pas déterminée par des critères personnels mais par une définition selon les catégories nationales auxquelles appartiennent les réfugiés. Dans les années trente, la crainte de la persécution, comme critère de définition, contribue à la diffusion de l’expression de « réfugiés politiques ». Elle concerne plus spécifiquement les réfugiés fuyant les dictatures européennes, que l’on distingue ainsi des réfugiés du premier conflit et des règlements de paix des années 1919-1923. Avec la Seconde Guerre mondiale et les règlements qui lui font suite, le mot acquiert un double sens. Au sens étroit, il concerne les personnes qui ont quitté leur pays pour cause de persécutions politiques ou religieuses, et auxquelles on a officiellement reconnu la qualité de « réfugié ». Au sens large, il se rapporte à toutes les personnes qui se sont enfuies de leur zone de résidence. Lorsque celles-ci n’ont pas quitté le territoire national, le terme de personnes déplacées s’est progressivement généralisé. Quant aux apatrides, l’expression s’applique aux personnes victimes d’une politique de dénationalisation collective ou individuelle, se trouvant alors dépourvues de toute nationalité.
3Le premier objectif de cette étude est de cerner cette mutation propre au début du xxe siècle à partir d’une étude de terrain, celui du Proche-Orient, en privilégiant quelques épisodes historiques caractéristiques : la stratégie française en Cilicie entre 1919 et 1921, l’échange forcé des populations entre la Grèce et la Turquie en 1923, la politique d’établissement des réfugiés en Syrie et au Liban à partir de la fin des années vingt. À travers ces épisodes peuvent être étudiées les causes créatrices de réfugiés, la nature des mouvements de populations et les problèmes posés. Toujours dans l’objectif d’embrasser ce phénomène caractéristique d’une phase historique dont il est l’émanation, il s’est agi de cerner cette mutation et ses conséquences du point de vue de sa prise en charge internationale dans les années vingt. La deuxième ligne directrice de cette étude concerne donc la « diplomatie humanitaire » et les acteurs des relations internationales. Cette expression a été adoptée pour rendre compte de la coopération et de la prise en charge internationale qui apparaissent au lendemain de la guerre, face à un problème mondial auquel les réponses nationales s’avèrent insuffisantes. Vient en premier lieu la Société des Nations, qui représente l’élément novateur du nouvel ordre mondial en 1919. Symbole d’une diplomatie ouverte, de relations internationales multilatérales, portée par le wilsonisme et l’expérience des coopérations techniques interalliées durant le conflit, la Société des Nations est née de ce double souci « d’assurer à la fois l’indépendance et la sécurité des États »7. Conçue essentiellement comme une institution politique destinée à préserver la sécurité collective, son échec a lourdement pesé sur les travaux historiques ultérieurs à sa disparition. La seule synthèse disponible reste l’ouvrage de l’ancien secrétaire général adjoint de la Société des Nations, Frank Walters, publié dans les années cinquante8. Pour René Girault, le peu d’études existant au début des années 1990 sur l’histoire des organisations internationales s’expliquait par le problème des archives de ces institutions, l’impression de faiblesse politique et une certaine incompréhension des réalités des relations internationales9. La publication de la thèse d’État de Marie-Renée Mouton en 1994, les apports des travaux récents de Marta A. Balinska sur Ludwik Rajchman (directeur de la Section d’Hygiène de la SDN à partir de 1921) et de Jean-Jacques Renoliet sur l’organisation de coopération intellectuelle10 montrent aujourd’hui l’intérêt d’une remise en perspective des activités sociales ou culturelles de la Société des Nations. En dépit du statut de second ordre qui a été attribué à ces activités, la question de leur influence dans la reconstruction de l’ordre international après 1945 mérite une attention particulière. Cette question en implique une seconde. Les notions de rupture qui dominent l’approche politique de la Société sont-elles pertinentes dans le cadre de ces activités ? La question en ce qui concerne les réfugiés sera ici évidemment posée. L’intérêt du sujet réside donc non seulement dans la manière dont la SDN s’est chargée de la question au début des années vingt mais également dans la recomposition du champ humanitaire que son intervention a provoquée, dans les pratiques diplomatiques nouvelles qu’elle a instituées et enfin dans l’élaboration novatrice d’un droit des réfugiés. Par ailleurs, de 1925 à 1928, à l’œuvre internationale en faveur des réfugiés est associé le Bureau international du Travail pour ses compétences techniques en matière de placement professionnel. Dans cette phase, Albert Thomas joue un rôle de premier plan, pourtant mal connu, au même titre que le Haut-Commissaire de la SDN, Fridtjof Nansen. Sa nationalité, son dynamisme, son entregent politique lui permettent de jouer un rôle considérable, qui sera mis en lumière.
4Le second sujet de cette diplomatie est la France, qui constitue dans cette étude l’acteur étatique dont nous avons cherché à analyser le processus décisionnel, la ligne politique, le rôle dans les évolutions au sein de la Société. Tenant une place déterminante dans le règlement de la question proche-orientale entre 1918 et 1923, puissance mandataire en Syrie et au Liban pendant l’entre-deux-guerres, elle accueille sur son territoire métropolitain et dans les territoires levantins des masses de réfugiés. Intéressée de très près à la coopération internationale en matière de réfugiés, elle participe et anticipe le plus souvent sur les mesures adoptées à Genève et représente donc un élément d’étude privilégié : « Désormais, au lieu de la vieille diplomatie simple, essentiellement politique, lente, réfléchie, chaque État se trouve pris dans un véritable tourbillon. Il doit coordonner tout ce qui se fait dans la diplomatie bilatérale, dans la diplomatie multilatérale, dans la diplomatie régionale, dans la diplomatie mondiale »11. Cette affirmation de Jean-Baptiste Duroselle trouve une illustration concrète au sein des dirigeants français dans la distance qui peut séparer ceux qui adoptent ce renouvellement de la diplomatie et son extension à de nouveaux horizons et ceux qui, au contraire, restent partisans d’un approche classique et politique. Œuvrant au sein de directions différentes du ministère des Affaires étrangères (Sous-direction Afrique-Levant et Service français de la Société des Nations), ou sur le terrain à Beyrouth (Haut-Commissaire de la République française), les uns et les autres ont des conceptions divergentes de la défense des intérêts nationaux. La politique britannique sur le terrain oriental représente bien entendu un élément de première importance pour la compréhension des rapports de force régionaux. Il ne lui a cependant pas été accordé la même importance, du fait de la réserve manifestée par Londres en ce qui concerne la coopération internationale en matière de réfugiés à la Société des Nations dans les années vingt, et du rôle réduit que le Royaume-Uni a joué dans l’élaboration du droit des réfugiés et des projets d’établissement, en particulier sous les législatures conservatrices (octobre 1922-janvier 1924, novembre 1924-juin 1929). La parenthèse travailliste de 1924, marquée par une avancée décisive du Protocole de Genève et l’investissement personnel de Ramsay MacDonald à la Société des Nations, n’a pas été suivie d’effet après l’arrivée de Sir Austen Chamberlain au pouvoir. De surcroît l’approche qui domine à l’Eastern Department du Foreign Office en ce qui concerne la Syrie et le Liban est fondée sur les souvenirs de la période des règlements de paix, où la rivalité franco-anglaise a connu son point culminant. Quant au plan des réfugiés assyriens et assyro-chaldéens des années 1934-1936, il vient à un moment où la coopération au sein de la Société est déjà réduite à sa plus simple expression. La négociation est, comme nous le verrons, essentiellement bilatérale et se déroule entre Paris et Londres.
5Comme troisième acteur de cette diplomatie humanitaire vient le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Le rôle du CICR dans les relations internationales reste encore aujourd’hui mal connu en dépit du crédit dont il a bénéficié jusqu’à la Seconde Guerre mondiale au titre de fondateur du droit humanitaire international. Les difficultés d’accès aux archives de l’organisation pour les historiens, pendant de longues années, expliquent en grande partie cet état de choses. Ayant récemment décidé de mettre fin à l’ancien droit d’accès par dérogation, le CICR a ouvert ses fonds à la recherche historique12. Rompant avec une histoire officielle de l’institution, il est ainsi aujourd’hui au centre d’une dynamique nouvelle. Ces archives constituent un apport important dans la compréhension des mécanismes de la diplomatie humanitaire, en particulier pour les années vingt. Cette richesse documentaire atteste non seulement de l’importance de cet acteur dans la coopération internationale mais également de l’existence d’une diplomatie parallèle à celle, plus officielle et administrative, de la Société des Nations. Restent les actions d’autres organisations privées nationales ou internationales, des mouvements missionnaires catholiques ou protestants et des réseaux communautaires. Ceux-ci se superposent aux précédents acteurs, en jouant souvent un rôle d’une importance non négligeable comme centres d’impulsion, de financement et d’appoint. Au début des années vingt, dans cette période de structuration autour du pôle genevois, il est intéressant de mettre en lumière les différents réseaux et nébuleuses qui tiennent un rôle dans les régions étudiées. Sans entrer dans le détail des péripéties locales, nous avons cependant souhaité montrer les jeux d’alliance entre ces organisations et ces structures et les précédents acteurs. L’importance de la philanthropie américaine au Proche-Orient est connue et il a été réservé la place nécessaire à sa présentation, sans cependant en faire le centre de cette recherche, consacrée aux acteurs européens. Cette étude mêle donc États, organisations internationales et réseaux privés selon une approche multilatérale de la diplomatie et des rapports de force dans l’élaboration des décisions. Considérant que pour mettre à jour les enjeux d’une phase historique, les forces en présence, qu’elles soient idéologiques ou qu’elles s’expriment en terme de mentalités et de représentation, l’examen de quelques groupes réels « choisis de façon aussi typique que possible »13, et de leurs interactions, est une méthode pertinente dans une perspective de socio-histoire des relations internationales.
6Plusieurs raisons justifient le choix de la scène proche-orientale dans ce travail. Cet ensemble permet d’abord de prendre la notion d’empire comme zone de référence pour étudier les migrations spécifiques et l’affectation du statut personnel des individus lors du transfert de souveraineté lié à son démembrement. La spécificité des principes (héritage de la Question d’Orient confronté au discours wilsonien) et des conditions géostratégiques régionales et locales (nationalisme turc, aspirations arabes, engagements et ambitions françaises et britanniques, révolution bolchevique), qui a déterminé les règlements de la paix, donne ici à la question des réfugiés ses caractères propres. La Cilicie, la Syrie et le Liban ont été appréhendés comme champs d’étude privilégiés et exemples locaux d’une question plus large. Il s’agit de zones qui passent à la fin de la guerre sous contrôle interallié puis deviennent mandats français pour la Syrie et le Liban. Elles sont situées aux marges de l’Asie Mineure, qui représente à partir de 1915 et de manière quasi ininterrompue tout au long des années vingt l’espace dont sont originaires la plupart des réfugiés du Proche-Orient. Territoire d’où des populations sont déportées ou expulsées, régions qu’elles fuient ou dont elles s’exilent en masse, l’Asie Mineure est au cœur de mouvements de populations et le point de départ de routes d’exil divergentes : route de la Transcaucasie au nord-est, ou vallée du Tigre à destination de la plaine de Mossoul, départs par mer de Constantinople ou de Smyrne, marches forcées vers le sud en direction de l’Euphrate, de la Syrie puis du Liban. Ce terrain d’étude permet par ailleurs de prendre la mesure de l’internationalisation de la question des réfugiés au lendemain du premier conflit mondial et d’évaluer la mutation des considérations politiques et morales qui sous-tendent les décisions prises et les ruptures mentales que la guerre a engendrées. Dans la triangulaire État-territoire-population, la nature du lien originel entre territoire et population change au profit d’une nouvelle acception du territoire, garanti et promu par l’État. Les années 1919-1923 sont non seulement génératrices de réfugiés selon des modalités déjà en partie expérimentées durant les guerres balkaniques, mais établissent des conditions favorables à la multiplication de tels mouvements de populations dans l’avenir. Le Proche-Orient permet donc de mesurer les conséquences humaines et juridiques du démembrement d’un empire multinational et de la création de nouveaux États, qui sont attribués, d’abord comme territoires occupés puis pour partie comme territoires sous mandat à la France. Il est aussi caractérisé par une reprise des migrations créatrices de réfugiés après les stabilisations territoriales liées au traité de Lausanne de 1923. Ceux-ci forment à la fin des années vingt les « nouveaux réfugiés » de l’entre-deux-guerres, ceux que l’on appellera à partir des années trente les réfugiés politiques, et dont l’Europe est elle-même submergée.
7Enfin, la nature et le statut juridique de ces populations varient dans le temps et selon l’origine de leur migration. Les règlements adoptés en leur faveur rendent compte de l’évolution, non seulement du contexte international et des considérations politiques régionales, mais aussi de la perception générale de la question des réfugiés pendant l’entre-deux-guerres. On compte en effet, parmi eux, des apatrides d’un genre nouveau : les individus victimes d’une déchéance globale et forcée de la nationalité. En matière d’action humanitaire, la Syrie et le Liban connaissent à partir de 1927 la mise en place de plans internationaux d’établissement des réfugiés coordonnés par la Société des Nations et le Haut-Commissaire Fridtjof Nansen, puis dans les années trente, par l’Office international Nansen pour les réfugiés. L’exemple syro-libanais représente donc à plus d’un titre un intéressant terrain d’analyse en ajoutant aux considérations générales (les réfugiés européens et l’action internationale en leur faveur) les caractéristiques régionales qui sont constitutives de l’élaboration même d’une codification internationale grandement teintée d’empirisme face à cette situation nouvelle. La Palestine, qui connaît pendant la période mandataire un afflux croissant de réfugiés juifs fuyant l’antisémitisme européen, afflux qui culmine en 1935, n’est pas intégrée au présent travail. Cette question représente un sujet à lui seul et un traitement périphérique ou partiel a paru inadéquat. Quant à la question plus large des réfugiés russes issus de la victoire bolchevique au lendemain de la guerre civile de 1919-1920 et de la politique de dénationalisation pratiquée par le nouveau régime, nous ne pouvions prétendre en faire ici l’étude générale. Une étude d’histoire politique et sociale récente concernant les réfugiés russes en France existe par ailleurs aujourd’hui14. Cependant, cette question traverse naturellement ce travail de manière transversale (question des réfugiés russes à Constantinople, caractère pionnier du statut des réfugiés russes, importance des sociétés russes au sein du Comité consultatif des organisations privées du Haut-Commissaire pour les réfugiés, rôle des juristes russes).
8En matière de sources, l’apport nouveau des archives du Comité international de la Croix-Rouge à Genève donne les clefs d’une grande partie des plans d’établissement de réfugiés en Syrie et au Liban et permet de mieux comprendre la stratégie du CICR et les enjeux propres à la structure (liens avec la Ligue des sociétés nationales de la Croix-Rouge, importance des relations avec le Croissant-Rouge turc, originalité de la politique musulmane, rapports avec la Société des Nations). Est également à souligner l’apport constitué par le dépouillement systématique des procès-verbaux du Comité consultatif des organisations privées, dans les archives de la Société des Nations. Cet organe de représentations des organisations non gouvernementales à vocation humanitaire auprès du Haut-Commissaire pour les réfugiés est novateur et offre une tribune d’expression aux acteurs non étatiques. Enfin, à Nantes, dans les archives du mandat français en Syrie et au Liban et de la période d’occupation des années 1918-1920, doit être signalé le fonds de la vaste opération de rapatriement des réfugiés d’Asie Mineure en Cilicie en 1919 à partir de la Syrie. On y trouve en effet les passes nominaux de tous les réfugiés, les listes par convois, les fiches signalétiques, les lettres de demandes de prise en charge, etc. Ces sources permettent de procéder ponctuellement à une micro-histoire des mouvements de populations. Voués le plus souvent à une existence historique des plus réduites, comme ce sabotier rendu à la vie par Alain Corbin, le réfugié ne s’appréhende souvent que par son destin exemplaire ou son appartenance à une élite culturelle. Trouver des fiches retraçant le parcours de civils déportés pendant la guerre, devenus réfugiés dans les territoires occupés et manifestant leur volonté de se rendre à une destination précise, permet de donner corps et humanité à une approche le plus souvent externe et massive du phénomène décrit. L’histoire qui a voulu être écrite ici n’est donc pas « diplomatique » ou « politique ». Les sources juridiques (constitution et analyse d’un corpus de thèses françaises de droit sur la question) ont une place centrale dans cette étude, saisies comme l’expression de rapports de forces sociaux, comme révélateurs de légitimités et légalités nouvelles. De même les sources littéraires, à travers l’étude de quelques œuvres caractéristiques, ont permis de poser les jalons d’une démarche associant littérature et histoire sur une question qui touche de manière intime le statut de l’homme.
9Cet ouvrage se décompose en trois parties combinant chronologie et éléments thématiques, et différenciant les lieux d’élaboration et les lieux d’application de la diplomatie humanitaire. La première partie est spécifiquement consacrée au terrain proche-oriental dans la période troublée des années 1918-1923. Dans la seconde, centrée sur l’Europe et Genève, l’analyse de la mutation de la question des réfugiés en terme de représentations, l’apparition de la figure du réfugié et les évolutions majeures du domaine humanitaire précèdent la présentation des structures nouvelles de coopération internationale. La dernière partie développe la mise en pratique sur le terrain des plans d’établissement internationaux de réfugiés et les différentes lignes de force qui traversent le réseau humanitaire.
Notes de bas de page
1 M.R. Marrus, Les Exclus. Les réfugiés européens au xxe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1986, p. 11. A. Kushner, K. Knox, Refugees in an age of genocide : global, national and local perspective during the twentieth century, Londres, F. Cass, 1999 ; A. Ager, Refugees : Perspectives on the expérience offorced migration, Londres, Pinter, 1999.
2 J.H. Simpson, Refugees. Preliminary Report of a Survey. Londres, Royal Institute of International Affairs, 1939 ; J.H. Simpson, The Refugee Problem, Oxford Univ. Press, 1939.
3 G. Rystad (éd.), The Uprooted. Forced Migration as an International Problem in the Post-War Era, Lund Univ. Press, 1990. Y était également représenté le Refugee Studies Programme de l’université d’Oxford. Sur la période de la Seconde Guerre mondiale, est également paru à Lund : T. Sjöberg, The powers and the persecuted : the refugee problem and the Intergouvernmental Committee on Refugees, Lund Univ. Press, 1991.
4 C.M. Skran, Refugees in inter-war Europe. The Emergence of a Regime, Oxford, Clarendon Press, 1995.
5 G. Noiriel, La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991 ; G. Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001.
6 Droit d’asile et des réfugiés. XXXe Colloque de la Société française pour le droit international, tenu à l’Université de Caen les 30 mai – 1er juin 1996, Paris, Pédone, 1997.
7 P. Gerbet, P.-Y. Ghébali, M.-R. Mouton, Le Rêve d’un ordre mondial. De la Société des Nations à l’Organisation des Nations Unies, Paris, Imp. nationale, 1996, p. 13.
8 F. Walters, A History of the League of Nations, Oxford Univ. Press, 1952. Rééd. 1986, Wesport, Grennwood Press. Également : La Société des Nations : rétrospective. Colloque organisé par la Bibliothèque des Nation Unies et l’IHEI les 6-9 nov. 1980, Genève, Walter de Gruyter, 1983.
9 R. Girault, « L’histoire des organisations internationales », Relations internationales, n° 75, 1993, p. 272.
10 M.-R. Mouton, La Société des Nations et les intérêts de la France (1920-1924), Berne, P. Lang, 1995. M.A. Balinska, Une vie pour l’humanitaire. Ludwik Rajchman (1881-1965), Paris, La Découverte, 1995. J.-J. Renoliet, L’UNESCO oubliée. La Société des Nations et la coopération intellectuelle (1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
11 J.-B. Duroselle, Tout empire périra, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 215.
12 J.-F. Pitteloud, « Un nouveau Règlement d’accès ouvre les archives du Comité international de la Croix-Rouge à la recherche historique et au public », Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 821, 1996, p. 595-605.
13 J.-B. Duroselle, Tout empire périra, op. cit., p. 162.
14 C. Klein-Gousseff, Immigrés russes en France (1900-1950). Contribution à l’histoire politique et sociale des réfugiés, Thèse de Doctorat, EHESS, Paris, 1996.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016