Préface
p. 11-13
Texte intégral
1Voici un livre pionnier, tiré d’une belle thèse dirigée par René Girault, dont ce fut la dernière thèse soutenue, le dernier jury, avant sa disparition en 1999. Assurément, ce livre est pionnier, car il n’ouvre pas moins de quatre chantiers nouveaux en histoire des relations internationales, il enrichit également celle-ci par une approche interdisciplinaire originale et il renouvelle enfin certaines problématiques essentielles de l’histoire du xxe siècle.
2La première nouvelle histoire écrite ici est celle des réfugiés. Le déplacement de populations devient un phénomène de masse à partir de la fin du xixe siècle, et plus encore à partir de la Première Guerre mondiale : on estime à 9,5 millions le nombre d’exilés européens en 1926. Certes, il existe quelques études historiques sur le sujet, mais il était important de préciser cette évolution, ce que fait l’auteur du présent livre, de classer, typer et catégoriser ces victimes de la guerre livrée et ces victimes de la paix conclue. Le choix de la scène proche-orientale et du temps de l’entre-deux-guerres, si riches en malheurs et en tragédies, permet de traiter des cas pertinents : le traitement des réfugiés en Cilicie provisoirement sous influence française entre 1919 et 1921, l’échange forcé des populations gréco-turques en 1923, les plans d’établissement des réfugiés en Syrie et Liban à partir de la fin des années vingt, la question des Assyriens et Assyro-chaldéens d’Irak pendant les années trente.
3Le deuxième champ défriché par Dzovinar Kévonian, sans doute le plus important, est celui de la diplomatie humanitaire. Celle-ci, tellement présente sur la scène internationale à la fin du xxe et en ce début de xxie siècle, ne date pas d’aujourd’hui. Elle a déjà une longue histoire, et il était bon d’en rechercher les traces plus anciennes. L’action humanitaire devient diplomatie quand ses acteurs ne sont plus seulement des hommes ou des femmes de charité, des entreprises philanthropiques, mais quand entrent en jeu les acteurs étatiques et les organisations internationales, qu’elles soient non gouvernementales comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ou intergouvemementales, comme la Société des Nations.
4Précisément, l’ouvrage apporte beaucoup, c’est son troisième fil conducteur, à l’histoire des organisations internationales, en particulier à celle de la SDN. C’est une histoire sociale, bien plus qu’institutionnelle, une histoire méconnue, celle de l’action de l’organisation genevoise en faveur de populations livrées à elles-mêmes qui est ici développée. Très souvent, les faiblesses de la Société des Nations donnent lieu à un récit convenu, organisé en fonction de ce que l’on sait de son échec final. Dzovinar Kévonian a voulu éviter cette démarche téléologique, préférant analyser dans son déroulement réel la politique de coopération internationale de Fridtjof Nansen au Haut-Commissariat aux réfugiés, et d’Albert Thomas au Bureau international du Travail.
5Une des pistes les plus neuves ouvertes par cette recherche est enfin l’étude passionnante du rôle des juristes dans l’émergence d’un droit international humanitaire pendant l’entre-deux-guerres. Ce sont d’authentiques intellectuels engagés, dont l’engagement est moins traité par les historiens que celui des écrivains ou des philosophes. Cette lacune historiographique est en passe d’être comblée grâce aux présents travaux de Dzovinar Kévonian, ainsi que ceux de Jean-Michel Guieu sur l’action de ces juristes en faveur de l’Europe1. Le héros commun de ces deux chercheurs est assurément Georges Scelle, grand professeur de droit international, dont le combat pour la paix pendant les années vingt se manifeste par un double engagement, humanitaire et européen.
6L’ouverture de ces quatre grands chantiers n’aurait pas été possible sans un effort remarquable d’interdisciplinarité. Certes, Dzovinar Kévonian exerce d’abord son métier d’historienne, car elle fonde sa recherche sur le dépouillement d’une masse considérable d’archives, en particulier celles de la SDN et du CICR. Mais elle croise aussi les approches du droit, de la littérature et de la sociologie. Au regard juridique, déjà évoqué, elle ajoute les richesses de l’analyse littéraire pour dépeindre la figure de l’apatride et faire comprendre le phénomène de plus en plus massif de l’apatridie. Le présent ouvrage rappelle les angoisses contradictoires et existentielles de Stefan Zweig face à son nouveau statut d’apatride et fait découvrir le roman de B. Traven (Otto Wienecke de son vrai nom), Le Vaisseau des morts, paru dans sa version originale allemande en 1926. Cette œuvre relate les pérégrinations d’un matelot américain qui, en perdant ses papiers, son identité, sa nationalité, est ballotté dans un monde hostile et absurde, de plus en plus cloisonné par les frontières, dominé par la « tyrannie du national » (pour reprendre l’expression de Gérard Noiriel) et la toute-puissance des États. Comme le constate Georges Scelle à l’époque, le droit des individus régresse au profit des droits des peuples. De fait, au-delà de l’analyse des parcours individuels, Dzovinar Kévonian, à travers son sujet, a l’heureuse ambition de proposer ici une sociologie culturelle et une socio-histoire des relations internationales.
7Il en résulte une réflexion stimulante sur le xxe siècle. On connaît la problématique lancée par George L. Mosse sur la « brutalisation » des sociétés européennes inaugurée par la Grande Guerre, source des totalitarismes de ce « siècle de fer »2. Cette hypothèse, valable pour l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, ne l’est pas nécessairement pour d’autres pays, comme Antoine Prost l’a montré pour le cas français. Pour le Proche-Orient et une partie des Balkans, le travail de Dzovinar Kévonian permet un éclairage tout à fait intéressant, nuancé et nouveau sur la question. D’un côté, elle montre cette violence : la fin du système impérial ottoman à l’issue du premier conflit mondial, la disparition de la notion d’empire, la nationalisation des espaces qui s’ensuit, peuvent transformer dans cette partie du monde la « tyrannie du national » en une « barbarie du territoire », préfigurant des logiques de la « purification ethnique ». D’un autre côté, cependant, elle suggère que la source de cette violence se trouve dans l’essor de l’État moderne et de son administration de contrôle des flux de populations, et que ce nationalisme triomphant s’exprime déjà avant la guerre, même si elle trouve en elle un paroxysme. Surtout, le brutal n’est pas fatal. L’histoire du xxe siècle ne saurait être réduite à la fatalisation de la brutalisation. Ce livre évoque un siècle bien paradoxal, où les progrès du droit sont consubstantiels aux violences de guerre et où les violences de guerre provoquent une prise de conscience : la nécessité de démocratiser la société internationale.
Notes de bas de page
1 Voir Jean-Michel Guieu, « Les juristes au regard des historiens. Le cas de l’engagement des professeurs de droit pour l’Union de l’Europe entre les deux guerres », Bulletin de l’institut Pierre Renouvin, n° 11, printemps 2001.
2 George L. Mosse, De la Grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, traduction par Edith Magyar, préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Hachette, 1999.
Auteur
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Robert Frank
Professeur en histoire à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
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