Conclusion
p. 413-416
Texte intégral
1L’arrivée du général de Gaulle au pouvoir est souvent jugée comme une cause de rupture dans la politique extérieure de la France. De Gaulle, quelques mois après sa nomination à la tête du gouvernement français, met en œuvre une politique en rupture avec celle de ses prédécesseurs en s’opposant à la politique anglo-saxonne en Europe, jugée hégémonique et contraire aux intérêts fondamentaux de la France sur le continent (une politique « gaulliste » portée à son paroxysme avec la fin de la participation de la France au système de défense intégrée de l’Alliance en 1966). L’importance conférée à ce qui constituerait un nouveau départ pour la diplomatie française en Europe, et qui est d’ailleurs souligné avec force par les gaullistes eux-mêmes, doit pourtant être nuancée.
2La politique extérieure des gouvernements successifs de la IVe République tend, effectivement, selon les partisans de la rupture gaulliste, à accréditer la thèse d’un rapprochement progressif des positions françaises et britanniques sur les problématiques de défense européenne. Il est vrai que trois évolutions fondamentales corroborent cette hypothèse. Premièrement, un rapprochement de la perception de la menace. Après l’illusion de l’alliance de revers contre l’Allemagne (Traité franco-soviétique de 1944), deux phénomènes concomitants concourent à rapprocher la position de la France et de sa voisine britannique, même si cette prise de conscience est décalée chronologiquement en raison du poids de l’histoire et des contraintes géographiques. Par conséquent, une pression soviétique croissante entraîne la déchirante prise de conscience par la France du rôle clé de l’Allemagne, et de son nécessaire ancrage dans la zone occidentale. Cette dernière évolution qui sous-tend, d’une part, la reconnaissance de la réalité politique allemande et, d’autre part, le principe du réarmement allemand, est effectivement un choix particulièrement difficile pour la France. La Grande-Bretagne, consciente des hésitations de son partenaire, se fait d’ailleurs souvent l’avocat de son voisin d’outre-Manche, particulièrement vis-à-vis des Américains (demande de garantie systématique contre la renaissance du militarisme allemand donnée à la France à chacune des étapes de la construction d’une Europe de la Défense, qui ne peut, aux yeux de Washington et de Londres, se concevoir raisonnablement sans une participation allemande).
3Deuxièmement, une demande commune de présence américaine sur le territoire européen. Après la tentative de défense à Cinq (le traité de Bruxelles), la politique diplomatique française, comme britannique, vise à ancrer pour une longue période une présence militaire américaine forte sur le continent européen (derniers jours des négociations du traité de Bruxelles, échanges franco-britanniques lors des pourparlers sur l’OTAN). Et troisièmement, une volonté d’instaurer un leadership franco-britannique en Europe. Face au vide laissé par l’Allemagne démembrée, une véritable entente cordiale diplomatique s’instaure entre la Grande-Bretagne et la France. Cette entente est fondée sur une analyse partagée. La Grande-Bretagne, surtout dans l’immédiat après-guerre, porte à bout de bras la France, tant diplomatiquement vis-à-vis d’une Amérique méfiante, qu’économiquement et militairement. De son côté, tout en cherchant à maintenir son rang et en défendant avec âpreté ses intérêts en Indochine, au Levant ou en Afrique du Nord, la France ne conteste pas à la Grande-Bretagne un leadership qui semble lui revenir de droit : par son statut de vainqueur dans l’immédiat après-guerre et sa situation économique relativement meilleure que celle de la France, qui lui permet d’entretenir une puissance militaire supérieure à celle de son voisin d’outre-Manche.
4Mais cette corrélation entre les priorités des deux diplomaties ne saurait masquer une divergence de fond, que constitue l’interrogation des deux pays sur la pérennité de la présence américaine. C’est à nos yeux cette interrogation majeure, qui voit le point de rupture de l’analyse que font les deux parties de l’avenir de l’Europe de la défense, et qui influe de près ou de loin sur la politique de défense des deux pays sur le continent. Cette conséquence est d’autant plus paradoxale que les deux parties répondent de manière similaire à la question essentielle de la pérennité, ou du possible retrait à terme des Américains. Les Français comme les Britanniques analysent en effet fort bien les ambiguïtés du discours américain (particulièrement dans les années cinquante au regard des problématiques d’utilisation de l’arme atomique), ou des traités qui lient les États-Unis à l’Europe (le fameux article 5 de la Charte de l’Atlantique nord). Or, c’est sur les conclusions à donner à ce clair postulat que la France et la Grande-Bretagne diffèrent fondamentalement.
5Pour la Grande-Bretagne, il existe bien entendu un autre couple fondamental en matière de défense, le couple anglo-américain. Mais pour les Britanniques, c’est parce que la présence américaine n’est certainement pas éternelle que la Grande-Bretagne ne saurait, par exemple, stationner des troupes en Allemagne pour une durée excédant la présence américaine. Cette analyse suscite une crainte fondamentale de la France qui touche à sa propre sécurité (elle peut se trouver seule face au danger soviétique sur le continent européen), mais elle contribue aussi à saper la confiance de Paris quant au soutien effectif de la Grande-Bretagne en cas de menace sur la France (russe ou allemande d’ailleurs). Cette incompréhension fondamentale amène la politique diplomatique de la France à privilégier trois objectifs. D’abord, atténuer le danger d’une renaissance allemande en contrôlant le voisin d’outre-Rhin économiquement (CECA), politiquement (CEE) et militairement (CED). Ensuite, essayer de découpler la présence militaire britannique sur le continent et la présence américaine (ce sera l’un des buts essentiels des négociations avec Londres sur la CED), pour atténuer par avance les effets d’un possible retrait américain d’Europe. Enfin, mettre en œuvre, en cas d’échec de ce deuxième volet, une politique alternative pour assurer la sécurité du pays (lancement du programme militaire nucléaire dès 1954).
6Le triptyque prépare en fait la politique gaulliste : prendre le leadership sur le continent face à une Allemagne qui accepte sans rechigner la position dominante de la France, dans une Communauté européenne hors de laquelle est soigneusement maintenue la Grande-Bretagne ; dénoncer, parfois d’une façon virulente, la politique diplomatique britannique en Europe de l’Ouest, accusée d’alignement systématique sur la politique américaine ; édification d’une souveraineté diplomatico-militaire indépendante au sein de l’Europe atlantiste, grâce principalement au vecteur atomique qui relativise l’importance de l’outil conventionnel pour la défense du sanctuaire national.
7Peut-on dès lors atténuer le caractère souvent avéré de la rupture gaulliste dans la politique européenne de la France ? La réponse n’est pas facilitée à cause du manque de lisibilité du discours politique et diplomatique de la France de la fin de la IVe République. Il est en effet difficile de juger de la politique extérieure d’un pays que se focalise, à la fin des années cinquante, sur l’Afrique du Nord et abandonne de fait le théâtre européen aux Anglo-Saxons. Il est pourtant caractéristique que de Gaulle ne modifiera pas substantiellement, dans un premier temps, la politique menée par ses prédécesseurs en matière de défense européenne. De fait, les contraintes pesant sur la France restant fondamentalement inchangées, de Gaulle se focalise dans un premier temps sur le règlement du conflit algérien, qui mobilise le pays politiquement, économiquement, mais surtout militairement.
8Dire que la politique du général de Gaulle a rendu sa voix à la France en Europe, alors que celle-ci aurait été muselée par une entente anglo-américaine, doit donc être relativisé. La France n’a pas fait entendre sa voix, non pas en raison d’une soumission voulue ou subie aux Anglo-Saxons ou d’une faiblesse organique de l’Europe politique ou de défense, mais en fait et surtout parce que, sécurisée par le parapluie conventionnel et nucléaire américain, elle s’est focalisée sur ses problèmes coloniaux en abandonnant de fait toute prétention au leadership en Europe (rôle d’ailleurs que ne veut ou ne peut assumer seule la Grande-Bretagne). Accaparé à régler le difficile conflit algérien, de Gaulle, malgré l’affront fait à son projet de triumvirat, se garde d’ailleurs bien de dénoncer la structure politique et militaire à laquelle les gouvernements de la IVe République ont fait adhérer la France1.
9Les gouvernements de la IVe République ont donc eux-mêmes très bien analysé les dangers d’un possible désengagement des États-Unis d’Europe, et de la volonté de la Grande-Bretagne dès lors de ne pas assumer un rôle auquel elle ne veut et ne peut prétendre. De Gaulle, bénéficiant du règlement du conflit algérien qui paralysait la politique diplomatique et militaire de la France depuis presque une décennie, d’une puissance américaine qui assure à l’Europe une protection de fait contre l’expansion soviétique, mais aussi et surtout de l’outil fondamental de dissuasion que constitue la possession de l’arme atomique, peut dès lors prendre acte de la politique britannique. Son départ de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN en 1966 est non seulement un acte de défiance vis-à-vis d’une défense européenne américanisée mais aussi une réponse directe à la position britannique. Puisque la Grande-Bretagne ne considère pas une Europe de la défense comme viable par elle-même, en dehors d’un soutien américain explicite, la France prend acte de cette attitude en reprenant sa propre liberté. D’une certaine manière, la mise en œuvre du programme nucléaire français sous la IVe République est bien l’acte fondateur qui annonce la rupture de 1966. Il matérialise aussi et surtout la rupture du lien de confiance entre la France et la Grande-Bretagne sur la problématique de défense européenne.
Notes de bas de page
1 Lire par exemple M. Vaïsse, P. Mélandri et F. Bozo, La France et l’OTAN 1949-1996, actes du colloque de février 1996, op. cit. ; et aussi M. Vaïsse, La Grandeur. La politique du général de Gaulle de 1958 à 1965, Paris, Fayard, 1998.
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