Chapitre VIII. De l’échec de la CED à l’Union de l’Europe occidentale
p. 329-360
Texte intégral
La dernière tentative : les conversations de Bruxelles et de Chartwell
1Pendant le mois suivant la signature des conventions entre la Grande-Bretagne et la Communauté européenne de défense d’avril 1954, Eden continue d’affirmer qu’il n’y a pas de solution alternative à la CED, ses chances de ratification par le Parlement français étaient pratiquement inexistantes, en raison des divisions de l’opinion publique et politique française. Le traité a été ratifié en juin à Washington par tous les pays membres (à l’exception de l’Italie qui doit le ratifier très prochainement) et la France. Eden, dans ses mémoires, écrit que, dans ces conditions, Churchill et lui-même étaient d’accord avec les États-Unis sur « la nécessité d’engager les démarches préliminaires pour que les conventions de Bonn ne dépendent plus du sort de la CED »1. Le discours radiodiffusé d’Adenauer le 2 juillet, au cours duquel le Premier Allemand déclare que l’alternative à la CED, en cas d’échec, sera une armée allemande, est « un sérieux avertissement » à la France2.
2À la tête du gouvernement français depuis le 18 juin 1954, Pierre Mendès France compte parmi son Cabinet les gaullistes ; les républicains populaires font maintenant partie de l’opposition. La division de l’opinion publique sur le traité est plus marquée que jamais : les deux camps sont très hétérogènes avec, par exemple, chez les « cédistes », les partisans d’un réarmement d’une Allemagne de nouveau démocratique, et les opposants d’un réarmement allemand qui voient dans la CED le moyen de contrôler celui-ci. Mendès France est lui-même hésitant quant au bien-fondé du projet et réservera dans l’immédiat sa position. Il ne souhaite pas jouer la survie de son gouvernement sur cette question, l’un des « plus graves cas de conscience qui ait jamais troublé le pays »3. Mendès France entame dès lors une politique de conciliation entre les différentes parties, en vue de proposer aux cinq partenaires de Paris des amendements au projet susceptibles de rallier en France une majorité.
3Les entretiens anglo-américains de début juillet 1954 sur le problème de la souveraineté allemande, premier pas vers l’entrée de la RFA dans la Communauté occidentale, affirment qu’il n’existe pas d’autre alternative pour les deux pays à la CED, et l’entretien entre Frank Roberts et de Crouy Chanel le 7 juillet 1954 confirme ce point de vue. Suite aux dernières déclarations du Chancelier Adenauer, la proposition belge, mal reçue, d’une conférence pour examiner les moyens d’accélérer la ratification, affaiblit la position française4. À l’issue de cette conversation, et dans le contexte de ces pressions sur la France, Massigli écrit au Quai d’Orsay : « Se rendait-on compte qu’en pressant la ratification française, en même temps qu’on en prévoyait l’échec, on rendait à la fois la décision plus difficile et l’échec plus certain ? »5
4Au cours de son discours à la Chambre des communes le 12 juillet 1954, Churchill se déclare pessimiste à l’égard de la ratification de la CED ; ces déclarations n’aident pas le gouvernement français, puisqu’elles ont agacé une partie de l’opinion publique française6. Deux jours plus tard dans un deuxième discours, et après avoir confirmé le soutien britannique à la CED, Churchill parle de la situation qui serait créée par un rejet du traité, et évoque le rôle qu’a joué la Grande-Bretagne dans l’histoire de la CED :
On me reproche parfois d’avoir conduit la France à s’attendre à ce que la Grande-Bretagne devienne un membre actif de la CED. À Strasbourg, en 1950, quand je proposais la création d’une armée européenne, j’avais à l’esprit la formation d’une grande alliance à long terme à laquelle les armées nationales participeraient sous un commandement allié unifié. Ma conception n’envisageait pas d’institution supranationale et je ne voyais aucune difficulté à ce que la Grande-Bretagne jouât pleinement son rôle dans une organisation de cette nature.
Les Français considérèrent ce projet d’un point de vue constitutionnel plutôt que militaire. Le résultat fut que lorsque les puissances continentales élaborèrent le projet détaillé, celui-ci prit la forme d’une complète fusion des forces nationales sous un contrôle fédéral supranational7.
C’est donc cet élément supranational qui empêche une adhésion totale de la Grande-Bretagne à la Communauté européenne de défense. Churchill maintient que si le gouvernement travailliste avait accepté l’invitation française de prendre part aux discussions préparatoires sur la structure d’une CED, il aurait peut-être été possible d’obtenir un accord sur un projet « d’une nature moins fédéraliste », permettant à la Grande-Bretagne de jouer pleinement son rôle8. Dans ses mémoires, Eden écrit qu’au cours de l’été 1954, il est devenu évident qu’une prise de décision ne pouvait plus être retardée : « Ce plan, malgré tous ses mérites, était devenu une sorte de fourré inextricable9. »
5Fin juillet, Mendès France propose des conversations entre les membres de la CED sur d’éventuels amendements au traité, adoptés à la suite de la ratification française. Début août, son gouvernement envoie au Foreign Office le texte d’un protocole sur le traité, établi sans consultation avec les autres pays membres de la CED. Ce protocole accorde à chaque pays le droit de veto pendant une période de huit ans, délaissant donc le caractère supranational du traité original, et prévoit une durée de celui-ci égale à celle de l’OTAN ; l’intégration des forces armées des pays respectifs est limitée à celles stationnées en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas (les zones de couverture). Le protocole définit ensuite les conditions selon lesquelles le traité pourrait être dénoncé : si le Pacte atlantique est dissout, si l’Allemagne se réunifie, ou si les forces armées anglo-américaines quittent le continent. Enfin, la révision du traité peut être demandée par un seul pays ; les contributions des pays membres à son budget seront votées par les Parlements respectifs ; et l’article 38 (qui prévoit une fédération européenne) ne sera pas appliqué. Le protocole divise le gouvernement et provoque la démission de trois ministres gaullistes, Jacques Chaban-Delmas, Maurice Lemaire et le général Koenig, qui estiment que les propositions ne répondent pas à la situation. Robert Schuman, à son tour, déclare qu’à l’exception de l’établissement d’unités allemandes, quasiment toutes les clauses du traité sont remises en cause, et :
le droit de veto est généralisé de telle sorte que tout sera paralysé. Le traité paraît ainsi vide de sa substance. Au bout d’un laps de temps bien inférieur à cinquante ans, peut-être moins de dix ans, l’Allemagne aurait des unités allemandes dont elle risque de pouvoir disposer librement et dont elle pourrait accroître le nombre sans aucune limitation contractuelle. Il faut bien se rendre compte que tout ce qui affaiblit l’intégration accentue d’autant la souveraineté allemande. L’efficacité de l’intégration réside dans sa réciprocité10.
La réponse officielle britannique du 17 août est établie avec une grande hâte, mais un effort considérable est néanmoins entrepris pour comprendre les motivations et préoccupations françaises11. Les Britanniques trouvent le protocole décevant pour les protagonistes d’une union européenne plus étroite, et finalement problématique pour les gouvernements qui ont déjà ratifié le traité instituant la CED. Toutefois, le plus important est que les Six se mettent rapidement d’accord sur la CED, même avec les limitations proposées par le gouvernement français, car si la CED est rejetée par l’Assemblée nationale, une solution alternative sera problématique et prendra du temps. Pour la Grande-Bretagne, tous les gouvernements doivent aller le plus loin possible dans l’acceptation des propositions françaises et surtout ne pas les rejeter totalement : « toutes les parties concernées devraient se rapprocher le plus possible desdites propositions [...] et avant tout, celles-ci ne devraient pas être d’emblée rejetées »12. Londres est néanmoins déçu par le texte, car le protocole suggère que l’existence de la CED est liée à la menace soviétique et la perpétuation de cette menace : le Foreign Office a toujours maintenu que la CED, comme l’OTAN, ne sont pas simplement des alliances militaires, mais ont aussi pour objectif l’union plus étroite des états membres, et regrette l’introduction de la clause13 : « il est donc dommage de suggérer que son existence devrait être liée à la perpétuation de la menace soviétique ». Londres n’acceptera pas que cette clause « soit ainsi interprétée comme une extension de ses engagements », et favorise les termes de la déclaration anglo-américaine d’avril 1954. Le Gouvernement britannique accepte l’article 5 du chapitre I, qui donne aux pays membres les mêmes droits qu’une Allemagne unifiée « pour reconsidérer leur position en cas de réunification allemande » ; il accepte également que le siège de la CED soit le même que celui de l’OTAN. Pour le reste, « c’est d’abord aux membres de la CED de décider si cela est acceptable ou non »14.
6À la fin juillet 1954, Massigli informe Eden que Mendès France est convaincu qu’aucune majorité ne se dégagera à l’Assemblée nationale en faveur de la CED dans sa version actuelle, et qu’il propose donc de discuter avec les autres pays membres de la CED des amendements au traité qui seront introduits dans le texte après la ratification française. Mendès France envoie le 18 août 1954 à Eden, en vacances en Autriche, une lettre indiquant qu’il rencontrera les cinq représentant des pays membres de la CED le lendemain à Bruxelles et qu’il ne sous-estime pas les difficultés qu’il rencontrera, ni l’irritation générale résultants des derniers délais français. Winston Churchill avait donné son accord pour que Mendès France vienne, immédiatement après la conférence de Bruxelles, à Chartwell, en Grande-Bretagne. Eden télégraphie à Churchill qui si l’on n’aboutit pas à un accord à Bruxelles, le fait de se réunir à Chartwell « prendra des proportions formidables et durera longtemps » : Eden préfère attendre le compte rendu de Bruxelles avant, et « s’il le fallait, je pourrais revenir [...]. Entre-temps, j’attends la suite des événements »15.
7La presse se montre inquiète à l’égard des chances du plan Mendès France. Le Président du Conseil français se trouve devant une tâche difficile qui, de plus, est susceptible d’entraîner de nouveaux retards et complications dans la ratification de la CED. Le Times se déclare très étonné du projet de Mendès France, qui avait assuré qu’aucune tentative pour modifier radicalement le caractère du traité ne serait faite, et dont les intentions sur les relations avec l’URSS ne sont toujours pas clairement précisées. Le problème de la CED n’est pas uniquement français, mais concerne également les cinq autres pays membres, ainsi que les gouvernements britannique et américain : « Le monde occidental dans son ensemble a un intérêt vital au problème général de la sécurité en Europe16. »
8Au cours de la conférence de Bruxelles le 19-22 août, les six pays membres délibèrent donc des nouvelles propositions françaises. En France, l’opposition à la CED se développe encore, alors qu’en Grande-Bretagne, cinq jours seulement avant le vote du Parlement français, la presse continue à faire pression sur le gouvernement pour assurer la consolidation de l’Alliance occidentale « en faisant le geste hardi d’une adhésion à la CED, même éventuellement dans une mesure limitée »17. La presse britannique s’interroge sur la possibilité que les propositions françaises soient acceptées ; il y a à Londres « une certaine inquiétude au sujet des chances du plan de Mendès France », qui pourrait entraîner de nouveaux retards et complications. De plus, le protocole « ne fait aucune tentative susceptible de modifier radicalement le caractère du traité ». Enfin, l’ignorance dans les milieux anglo-saxons de l’attitude de Mendès France face aux Soviétiques contribue également à l’inquiétude. Ainsi, le Manchester Guardian déclare :
Le point de vue anglo-américain est qu’une nouvelle conférence avec les Russes serait inutile tant que la Russie n’a pas changé de politique en ce qui concerne l’Allemagne. La difficulté d’obtenir une acceptation franche par la France de ce point de vue donne un caractère conditionnel aux décisions qui devront être prises pour la CED dans la prochaine quinzaine, d’abord à Bruxelles, puis à Paris18.
Malgré les efforts de Spaak, qui cherche à trouver des formules « transactionnelles » afin de satisfaire Mendès France, la conférence de Bruxelles échoue. Pour Eden, c’était inévitable, car les amendements du gouvernement français donnaient aux membres de la CED le droit de scission « et établissaient une nette discrimination à l’égard de l’Allemagne ». Les Cinq ont fait des efforts pour satisfaire la France, « mais le fossé ne put être comblé et la France fut mise en minorité »19. Eden ne condamne pas le refus des autres puissances participantes qui n’ont pas pu « émasculer un traité auquel elles croyaient », et reconnaît que sans majorité en France, Mendès France ne peut aller plus loin. Mendès France lui-même résumera plus tard la fin de non-recevoir de ses partenaires européens :
J’avais en face de moi des hommes [...] exaspérés [...] par ce qu’avait été la politique française pendant des années. L’incertitude, l’hésitation, l’atermoiement [...]. Ils m’ont dit : « On vous a proposé le réarmement de l’Allemagne ; vous avez préféré l’armée européenne. On vous a proposé l’armée européenne ; vous avez demandé des protocoles. On vous a donné des protocoles ; vous avez demandé des préalables. On vous a donné des préalables ; aujourd’hui vous venez demander quelque chose de nouveau20.
À la suite des entretiens de Chartwell entre Churchill, Eden et Mendès France et à la veille du vote français, une déclaration officielle émanant du Foreign Office affirme que le Royaume-Uni reste fermement convaincu que l’armée européenne est « la meilleure méthode pour réarmer l’Allemagne et assurer à la France les meilleures sauvegardes »21. D’ailleurs, dans son analyse des conversations de Chartwell, de Crouy Chanel indique que ces déclarations de la part de la Grande-Bretagne confirment le désir du gouvernement britannique d’éviter tout geste qui pourrait être interprété, à la veille du vote du Parlement français, comme un manque de confiance dans les chances de ratification de la CED (d’ailleurs, les discours de Churchill le mois précédent ont laissé une très mauvaise impression).
9Eden, dans un message à Dulles le 23 août, donne à son tour un compte rendu des discussions de Chartwell et insiste sur le fait que Churchill et lui-même aient mis en exergue l’isolement de la France, ainsi que les graves conséquences d’un rejet de la CED, malgré tout la meilleure solution pour la France. En cas de rejet, une alternative « avec ou sans la France » s’impose dans les plus brefs délais. Selon Eden, Mendès France était prêt à étudier l’entrée de l’Allemagne dans l’OTAN, à lui donner rapidement « comme premier pas » sa souveraineté politique, et à annoncer le tout au cours du débat : « une solution simple du problème du réarmement de l’Allemagne devrait être trouvée dans les deux mois »22. Dans la mesure où l’alternative qui sera décidée doit répondre aux attentes des pays concernés y compris l’Allemagne, ce délai paraît court aux deux Britanniques :
Nous avons conclu en répétant qu’il devait essayer de persuader la France d’accepter la CED comme étant la meilleure issue, mais que si c’était impossible, les Allemands devraient être placés immédiatement sur un pied de l’égalité politique et incorporés peu après à quelque organisation défensive acceptable, de préférence l’OTAN23.
Enfin, Churchill et Eden affirment leur intention d’agir en accord étroit avec les États-Unis, soulignant la « dette d’honneur » envers le Chancelier Adenauer ainsi que les pays ayant ratifié le traité de la CED.
10Le lendemain des discussions à Chartwell, la déclaration officielle – la Grande-Bretagne est « fermement convaincue » que l’armée européenne est la meilleure méthode pour réarmer l’Allemagne et garantir à la France les meilleures sauvegardes – est omniprésente dans la presse britannique. Le Daily Telegraph qualifie la conférence d’« échec, mais non un désastre »24, et dans sa revue de la presse britannique, de Crouy Chanel ajoute que la déclaration « n’ajoute rien à ce qui avait déjà été dit à ce sujet ». Dans un télégramme le 28 août, il demande la communication confidentielle du projet de protocole anglo-américain sur les accords de Bonn (qui rendra nécessaire une consultation anglo-américaine). À l’issue d’une conversation avec Frank Roberts, il écrit au Quai d’Orsay qu’il a l’impression que dans le contexte des conversations de Chartwell, ainsi que dans le contexte général, les Britanniques considèrent que leur position vis-à-vis des États-Unis est plutôt délicate :
Le désir du Gouvernement britannique de s’abstenir de tout geste qui pourrait être interprété comme un manque de foi dans les chances de la CED est incontestable. Ses réactions sur ce sujet sont toutefois mesurées sur la température qui règne à Washington25.
Le 24 août, Mendès France envoie un télégramme aux ambassadeurs français des pays concernés, dans lequel il confirme qu’en cas de rejet par l’Assemblée nationale du traité de Paris, il serait prêt « à proposer de restituer à la République fédérale sa souveraineté, par la mise en vigueur anticipée des accords de Bonn »26. Mendès France déclare que la CED sera rejetée et que son gouvernement ne fera pas du vote une question de confiance, bien qu’un dernier effort s’avère nécessaire. Pour Eden, Mendès France joue le rôle d’arbitre au cours du débat à l’Assemblée nationale. Cependant, pour Anthony Nutting, Mendès France a travaillé pour le rejet de la CED, bien qu’il donne l’impression de la sauver. En effet, lors de ses entretiens avec Nutting, il n’avait en effet pas caché son aversion pour l’idée de l’armée européenne27. Lord Gladwyn28 partage ce point de vue et estime également que Mendès France sait, objectivement, que son plan est voué à l’échec29.
La CED est rejetée
11Le traité de la Communauté européenne de défense est (par le biais d’un vote d’une question préalable) rejeté par l’Assemblée nationale française le 30 août 1954, par 319 voix contre 264, et 43 abstentions (les gaullistes et communistes ont voté contre, ainsi que de manière plus surprenante, une grande partie des socialistes – 55 sur 105 – et radicaux – 34 sur 67). Le même jour, Dulles se déclare « attristé » ; pour les États-Unis « la France s’est de fait dissociée non seulement de sa propre position, mais aussi de ses futurs partenaires qui sont restés unis à la dernière conférence de Bruxelles »30. Le Quai d’Orsay insiste sur l’importance de la déclaration de Mendès France, qui suivait la proclamation du résultat du vote, qui a insisté qu’il fallait maintenant reconstruire sur la base solide de « la fidélité à l’Alliance atlantique, seul gage de notre sécurité », fidélité affirmée par « l’immense majorité de l’Assemblée nationale », et sur la détermination du gouvernement français de résoudre « à bref délai le problème de la contribution allemande à la défense dans ces conditions propres à resserrer les liens de l’alliance »31.
12Certains titres de la presse britannique montrent une vive déception à l’égard du vote français. Ainsi, l’éditorial du Times du 4 septembre parle du « meurtre de la CED par la France, ses deux années d’hésitation et de retard, son manque continu de réalisme » ; l’Economist, à son tour, met en cause l’honneur français et qualifie les Français de « neurotiques ». D’autres, dont l’Observer, rappellent que la Grande-Bretagne « n’a rien fait du tout pour contribuer à l’édification d’une politique européenne cohérente », et que pour que l’Europe soit forte, les Britanniques doivent y sacrifier « un peu de [leur] souveraineté »32 ; enfin, le 28 août 1954, l’éditorial de l’Economist déclare que :
Pour que l’Allemagne puisse devenir un partenaire qui soit acceptable par la France, il faut que la Grande-Bretagne se décide à s’installer plus solidement et plus ostensiblement sur le continent, en tant que participant et non seulement en y apportant sa garantie extérieure [...] si la Grande-Bretagne se montre décidée à agir comme une puissance européenne, cela pourrait provoquer aux États-Unis un intérêt nouveau à la réalisation de la Communauté atlantique, et à la transformation de l’OTAN, en quelque chose de plus qu’une grande coalition33.
La part de la responsabilité britannique dans l’échec de la CED
13Le vote du Parlement français le 30 août 1954 rend le projet français d’armée européenne, vieux maintenant de quatre ans, inopérant. Toutefois, cet échec n’est pas de la seule responsabilité française, car la Grande-Bretagne a joué un rôle déterminant dans l’histoire de la CED, et a influencé le sort de cette communauté. Or, le gouvernement du Royaume-Uni ne semble pas avoir fait tout ce qui aurait été nécessaire dans le soutien du projet français.
14Dès le début, le gouvernement britannique reste préoccupé par ses problèmes propres, convaincu que ses liens avec les États-Unis et le Commonwealth sont plus importants qu’une participation aux évolutions politiques d’une Europe caractérisée par l’instabilité plutôt que par la cohésion. Le discours de Churchill de mars 1950 proposant la création d’une armée européenne est mal interprété : Churchill semble indiquer une pleine participation britannique, alors qu’il rejette en réalité le plan Pleven au caractère supranational.
15La défense de l’Europe de l’Ouest est néanmoins d’une importance majeure pour la Grande-Bretagne, qui reconnaît que sa présence ainsi que celle des États-Unis est nécessaire pour y garantir un équilibre entre l’Est et l’Ouest. Mais face au projet français d’armée européenne, les liens avec le Commonwealth et les « liens spéciaux » avec les États-Unis, ainsi que le développement de la Communauté atlantique, vont dominer la politique du Foreign Office. Churchill affirme qu’une intégration complète de la Grande-Bretagne avec le continent européen contredit l’idée même du Commonwealth britannique. De plus, accepter l’intégration la Grande-Bretagne sous une autorité supranationale comme l’implique la CED, est accepter une rupture avec la politique traditionnelle du Royaume-Uni. Le facteur américain, joue également son rôle dans les positions du gouvernement britannique : pour les Français, la Grande-Bretagne est trop soucieuse de ne pas contrarier ses alliés d’outre-Atlantique. À l’issue des conversations franco-britanniques de février 1952 (décevantes aux yeux de la délégation française), Massigli, se référant aux déclarations britanniques, déclare : « Or, nous connaissons la position américaine34. » Eden, à son tour, peut répondre que des forces anglaises et américaines sont déjà, à l’époque, côte à côte pour la défense de l’Europe occidentale : toutefois, le facteur déterminant de la politique britannique est que Dwight Eisenhower considère que l’intégration britannique dans une force européenne de défense ne peut que compliquer la situation sur le continent. Un an plus tard, toujours conscient de ce facteur, Churchill, au cours de sa visite à Washington, se trouve si impressionné par la puissance américaine et son progrès dans le domaine militaire, qu’il proclame la nécessité de « coller à l’Amérique », l’appui américain étant essentiel pour la sécurité de l’Europe de l’Ouest. Il demeure conscient de la déclaration de Dulles (affirmant qu’en cas d’échec de la CED, les États-Unis seront amenés à reconsidérer leur politique en Europe), mais voit la paix mondiale au travers d’une relation d’amitié et de confiance mutuelle entre les États-Unis et le Commonwealth britannique. Ces attestations, faites au cours de son discours à New York en mai 1953, jouent un rôle déterminant dans l’ajournement de la ratification française.
16Le refus britannique d’accepter le caractère supranational de la CED, ainsi que la prépondérance des liens avec le Commonwealth et les États-Unis caractérisent donc la politique du gouvernement de la Grande-Bretagne pendant toute la période de débat. Ainsi, deux reproches essentiels peuvent donc être faits à la Grande-Bretagne.
17En premier lieu, la politique britannique d’attente, et la réserve du gouvernement, entraînent des retards à chaque étape du développement de la CED. Ces délais ne facilitent pas la tâche du gouvernement français, qui fait face à une opposition croissante à l’égard du projet de CED. Certes, il y a des retards et hésitations du côté français – le traité de la CED est signé le 27 mai 1952 mais n’est présenté au Parlement français pour ratification qu’en janvier 1953 – mais la réticence des Britanniques et le fait qu’ils attendent plus d’un an avant de préciser le caractère de leur association et de promettre une garantie britannique à cette communauté, n’apportent pas le soutien réel dont la France – le Foreign Office en est pourtant conscient – a besoin. À chaque phase des entretiens et conférences sur la CED, la Grande-Bretagne montre sa réserve à l’égard des demandes françaises. À la suite des entretiens franco-britanniques de février 1952, après lesquels Massigli s’affirme déçu par le comportement réticent d’Eden, le Foreign Office attend la conférence de Lisbonne deux semaines plus tard pour clarifier avec le Quai d’Orsay sa politique européenne. Entre chaque échange de mémorandums ou de notes entre Londres et Paris, et notamment pendant la période suivant les entretiens de février 1953, le gouvernement hésite systématiquement avant de répondre officiellement à la France. Comme nous l’avons vu, la presse britannique ne montre pas la même indécision. Le journal écossais, The Scotsman, reproche de plus au Parti travailliste son rôle dans cette affaire : « Ils auraient pu influencer leurs amis socialistes français dont les divisions constituent l’une des raisons de pessimisme quant à la décision que prendrait l’Assemblée nationale [en votant sur le traité]35. »
18En second lieu, la position du gouvernement britannique se caractérise par une série de déclarations de soutien pour le projet français qui ne sont pas suivies d’engagements concrets. Ces déclarations sont nombreuses. Par exemple, suite aux entretiens anglo-américains de Washington en janvier 1951, Eden affirme que l’Allemagne doit participer à la défense de l’Europe occidentale en faisant partie de l’armée européenne, mais ne mentionne pas de participation britannique (bien qu’il affirme qu’une coopération importante dans le domaine aérien est réalisable). Churchill confirme en décembre 1951 l’association étroite avec l’armée européenne, mais pas une fusion complète. Il est clair que Churchill n’acceptera jamais une intégration totale de la Grande-Bretagne, mais celui-ci ne précise pas non plus le caractère de cette association. Les déclarations britanniques qui suivent la conférence de Paris sont bien accueillies par le Quai d’Orsay et comportent, il est vrai, des éléments nouveaux et non négligeables, notamment, l’assurance du Foreign Office d’une association étroite à la CED à chaque phase de son développement militaire et politique. Dans une certaine mesure, ces déclarations dissipent les malentendus créés jusqu’alors par la réserve britannique. Cependant, peu de temps après, et jusqu’à l’échec final de la CED, il devient clair que les assurances venant de Londres s’avèrent insuffisantes.
19En effet, la garantie d’Eden d’une coopération la plus étroite possible, en février 1952, ne comprend qu’une coopération purement technique (entraînement, administration) entre les forces britanniques et européennes. Sa garantie, également de février 1952, du maintien des forces armées britanniques sur le continent pour une période aussi longue que nécessaire, pour « une juste participation britannique à la cause commune », concerne surtout les obligations de la Grande-Bretagne à l’égard de l’OTAN et ses responsabilités en Allemagne, plutôt qu’un changement de politique vis-à-vis de la CED. À la suite de la conférence de Lisbonne, Eden déclare de nouveau que la Grande-Bretagne est aux côtés de l’armée européenne et qu’elle travaillera en vue d’une association étroite, mais il ne s’agit pas d’une fusion. Deux mois plus tard, les garanties britanniques de porter assistance aux puissances membres de la future CED en cas d’agression contre l’un de ses participants, représentent un pas de plus vers une association. Pourtant, ces garanties n’ont qu’une importance psychologique, car elles n’ajoutent aucune obligation de la part de la Grande-Bretagne à celles déjà assumées dans le cadre de l’OTAN, en dehors de la garantie nouvelle qu’elle donne à l’Allemagne (déclaration tripartite de 1951). Ces garanties, en outre, sont valables « aussi longtemps que nous demeurerons membres du Pacte atlantique » : c’est-à-dire vingt ans, la durée de l’Alliance atlantique conclue en 1949.
20Les déclarations du Foreign Office de « relations formelles et spéciales » entre la Grande-Bretagne et la CED, censées prouver que les Britanniques peuvent réellement participer à la CED ne représentent, comme le dit Massigli, que des « encouragements gratuits » à la France. Les inquiétudes britanniques de voir rapidement ratifier le traité deviennent plus pressantes, mais la Grande-Bretagne ne modifie pas sa position attentiste envers la CED. Au début 1953, seule une coopération dans le domaine aérien est établie. Il est pourtant clair que la ratification du traité par le Parlement français ne peut être obtenue qu’avec une pleine participation britannique.
21L’attestation de septembre 1953, affirmant que la Grande-Bretagne sera prête à entrer au Conseil des ministres de la CED, a, encore une fois, une importance psychologique, mais est peu efficace pour rassurer le nombre croissant de voix françaises opposées à la CED. La Communauté européenne de défense a besoin de la participation de la Grande-Bretagne, mais Eden insiste toujours (novembre 1953) pour que cette participation soit aussi étroite que possible « sans aller jusqu’à être dans la Communauté elle-même ». À la suite de la conférence des Bermudes, Churchill affirme dans son discours du 17 décembre 1953, une révision de la politique européenne de la Grande-Bretagne, et la France attend beaucoup de la signature des conventions entre la Grande-Bretagne et la CED en avril 1954, anticipant un resserrement des liens entre la CED et le Royaume-Uni. Une fois de plus, les Français se trouvent face à des déclarations britanniques sans aucune valeur d’engagement réel, car même si les textes concernant la procédure de consultation parlent du continent européen (ce qui va au-delà des engagements atlantiques de la Grande-Bretagne), les conventions ne comportent pas un engagement absolu de maintien à un niveau prédéterminé de divisions armées britanniques sur le continent pour une période indéfinie. De même, les textes définissant la participation politique britannique au Conseil des ministres et au Commissariat de la CED ne rapprochent guère la Grande-Bretagne d’une association politique avec la Communauté. Le Royaume-Uni demeure aux côtés de la CED et ne surmonte jamais l’ultime obstacle, c’est-à-dire son intégration au sein de la Communauté européenne de défense.
22Enfin, les nombreuses déclarations des hommes politiques britanniques à la veille du vote du Parlement français, dans lesquelles ceux-ci se déclarent pessimistes à l’égard de la ratification du traité, n’aident pas à calmer les hésitations françaises. C’est notamment le cas des déclarations d’Eden devant la presse anglo-saxonne, et des discours de Churchill en mai et juillet 1953, critiquant d’une façon très sévère le système militaire français, et déclarant la CED « morte » (Churchill avait aussi indiqué que son gouvernement n’irait pas – sur le plan politique – plus loin que la procédure de consultation déjà mise en place). Les discussions et propositions d’une alternative à la CED au même moment sont également mal reçues par Paris, pour qui la Communauté européenne de défense est devenue le symbole du détachement, de la réserve et de l’appréhension britannique à l’égard de toute tentative d’unification européenne.
23Interrogé en juillet 1996, Sir Frank Roberts36 confirme que la Grande-Bretagne, malgré ses déclarations de soutien, n’a jamais eu l’intention de devenir membre de la Communauté européenne de défense.
L’Union de l’Europe occidentale : une solution limitée
Des alternatives sont étudiées avant même l’échec de la CED
24Lors des discussions portant sur l’association de la Grande-Bretagne à la CED, et grâce à la prise de conscience que, sans ladite garantie, le projet d’armée européenne est voué à l’échec, le Foreign Office et le Quai d’Orsay, chacun de leur côté, commencent à étudier des solutions alternatives pour garantir une contribution allemande à la défense de l’Europe de l’Ouest. Ainsi, dès avril 1953, le Foreign Office rédige un mémorandum à ce sujet, conscient du fait que si la CED échoue, il y aura très peu de temps pour mettre en place une solution alternative. Les Britanniques visent à l’élaboration d’un plan simple et pratique, qui puisse être opérationnel de façon efficace et rapide, ce qui permettrait une approbation des gouvernements concernés dans les plus brefs délais. Surtout,
notre plan doit apaiser les craintes concernant l’Allemagne qui auront été l’une des causes principales du rejet français du traité de la CED. Si nous ignorons simplement ces craintes, nos plans ne seraient jamais acceptés par les Français et pourraient même être considérés par eux comme constituant une trahison et ainsi porter gravement atteinte aux relations franco-britanniques et perturber l’Alliance atlantique37.
Le mémorandum rappelle la nécessité d’une part de rassurer les Français sur le fait que la RFA n’aura « ni le désir ni la capacité » d’abuser de sa nouvelle force armée ; et d’autre part (et cela à destination de l’opinion publique britannique), de limiter la capacité des forces armées allemandes à opérer en tant que force indépendante agressive. Cependant, « le temps n’est plus où nous pouvions dicter des termes à l’Allemagne ou lui imposer des servitudes » : un nouveau plan doit donc imposer les mêmes contraintes à tous les participants, sans donner l’impression de clauses discriminatoires à l’égard de l’Allemagne.
25Pour le Foreign Office, la solution la plus évidente est que l’Allemagne accède à l’OTAN, organisation dont la Grande-Bretagne, avec les États-Unis, se considère comme étant « membre à part entière et dirigeant ». Une accession allemande faciliterait l’extension de la durée du traité (extension à l’époque déjà en cours de discussion dans le cadre de la CED), dont la conséquence serait l’assurance donnée aux pays d’Europe occidentale d’une participation britannique et américaine à long terme dans la défense du continent ouest-européen. Le mémorandum étudie même la possibilité d’un accord franco-allemand, soutenu par la Grande-Bretagne et les États-Unis, et évoque le nombre de troupes des deux pays respectifs mis à la disposition de l’OTAN, ce qui permettrait de rassurer les Français, inquiets de voir des forces armées allemandes supérieures à celles de la France. (Mais dans le cas où, par exemple, la guerre d’Indochine obligerait la France à réduire sa contribution à l’OTAN, les conséquences seraient difficiles à gérer ; cette question devra plutôt être traitée dans le cadre du système actuel.) Le mémorandum conclut que, si le traité est rejeté, « nous devrions discuter immédiatement de ce plan alternatif avec les autres gouvernements de l’OTAN »38.
26Au mois d’octobre de la même année, Alphand et Roberts se rencontrent à Paris. Alphand a lu le récent mémorandum du Foreign Office qui décrit les différentes alternatives d’un système de sécurité européenne, et, avec le sourire, ajoute que le Quai d’Orsay a trouvé le rapport « très juridique ». Le sien, beaucoup moins juridique donc, défend une seule solution, celle d’un pacte de non-agression entre les membres de la CED et l’URSS, soutenu par des déclarations des gouvernements américain et britannique. Ce plan, qui a l’accord des Allemands, comprend la mise en place d’une région relativement étroite, et démilitarisée qui longe le centre de l’Europe, y compris la zone soviétique en Allemagne, ainsi que toute l’Autriche et la région de Trieste. De plus, une limitation du nombre de troupes (OTAN et CED) en RFA serait fixée, ainsi que pour les troupes soviétiques (y compris celles des pays satellites) le long de la frontière et de la zone démilitarisée. Ce plan évite donc pour la France le schéma « ridicule et dangereux » de proposition allemande d’une zone – la RFA – où seraient seulement stationnées les forces de la CED, alors que celles de la Grande-Bretagne et des États-Unis le seraient uniquement en France. Alphand a peu d’espoir d’une réponse favorable de Moscou, mais considère la proposition très utile afin de « convaincre les opinions publiques françaises et occidentales de la sincérité de nos efforts pour répondre aux demandes légitimes des Soviétiques »39.
27Vers la fin décembre, une note du Foreign Office rédigée par Sir Pierson Dixon40 présente trois alternatives à la Communauté européenne de défense. En premier lieu, une solution assez étonnante, « le Gouvernement de Sa Majesté pourrait assumer, où proposer d’assumer, la direction des six puissances européennes ». Cette solution, qui nécessiterait la renégociation du traité de la CED, comprend une participation des forces armées britanniques au sein des forces de la CED pendant une période déterminée (de préférence moins de cinquante ans), avec un engagement général de maintenir des troupes britanniques sur le continent « aussi longtemps que nécessaire »), sous commandement britannique. De plus, la note propose que l’idée d’une autorité politique européenne dotée de pouvoirs supranationaux soit abandonnée, et que la Grande-Bretagne, pour exercer du poids en ce qui concerne les moyens de production les plus importants des Six, prenne la direction de la CECA : « Ceci pourrait impliquer une renégociation du traité Schuman pour éliminer la haute autorité et ses aspects supranationaux. » Surtout, la note poursuit, « nous devrions souligner dès le départ que le Royaume-Uni n’a aucune intention de se fédérer avec l’Europe ; et que notre leadership en serait une condition »41.
28La deuxième solution étudiée au Foreign Office est d’inciter les États-Unis à prendre le leadership de l’Europe. D’abord, par un engagement de maintenir définitivement un nombre déterminé de troupes américaines sur le continent, qui amènerait à une sorte de fédération atlantique (« ce qui conviendrait très bien au Gouvernement de Sa Majesté », même si les Britanniques se verraient obligés d’accepter un Parlement atlantique). Le Foreign Office est cependant conscient de la réticence américaine vis-à-vis de ce genre d’engagement (ainsi que des problèmes constitutionnels au Congrès), et cite également « le nationalisme français et leur réticence à être subordonnés à un leadership américain ». Enfin, le schéma de dernier recours n’intègre pas la France et rassemblerait tous soutiens possibles : les Pays-Bas, les pays Scandinaves et éventuellement la Norvège feraient partie du Commonwealth britannique et, avec les États-Unis, décideraient de former un bloc auquel l’Allemagne pourrait éventuellement se joindre. La note considère même la possibilité, dans ce contexte, d’une fédération Commonwealth/États-Unis. Mais cette alternative laisserait la France et l’Italie sous la domination de l’URSS :
C’est évidemment une politique pour laquelle il ne faut pas travailler. C’est pratiquement un conseil de désespoir. Mais ceci pourrait constituer quelque chose pour laquelle nous devons travailler en tant que recours ultime42.
Fin décembre 1953, le Foreign Office conclut que la deuxième solution est préférable (les États-Unis feraient partie de l’OTAN jusqu’en 1970). Toutefois, lors d’une conversation avec Eden le 15 décembre, Dulles estime que les Français « ne seront pas plus enclins à l’accepter ou de donner leur accord qu’ils ne l’étaient pour la CED ». Une note du Foreign Office précise que :
Personne ne sous-estime la difficulté de faire accepter par les Français une adhésion de l’Allemagne à l’OTAN. Mais nous avons des arguments forts à défendre : le réarmement allemand, quelle qu’en soit la forme est inévitable et a été accepté par le gouvernement français il y a trois ans ; maintenant que le plan français a échoué, il faut trouver une solution alternative ; dans le cadre de l’OTAN, la France maintiendra son potentiel militaire intact et bénéficiera de la garantie américaine et britannique face à l’Allemagne. Mais il ne peut bien sûr être question d’une adhésion à l’OTAN de seconde classe pour l’Allemagne, même si celle-ci ne deviendra un membre important de l’organisation que lorsque sa contribution militaire le justifiera43.
Dulles maintient également que le réarmement de l’Allemagne serait impossible à contrôler dans le cadre de l’OTAN, et que l’OTAN « ne garantirait pas la fin d’une hostilité séculaire entre la France et l’Allemagne ». Le Foreign Office qualifie cet argument de « douteux, à moins que l’on attache une valeur mystique à la fédération », et rappelle que la France et l’Allemagne, avec un statut égal au sein de l’OTAN, ont « autant de chances d’enterrer leur inimitié séculaire que de ne pas le faire »44.
29L’opinion publique prend part aux débats. L’éditorial du Observer du 18 avril 1954 invite formellement le gouvernement britannique à ne pas attendre davantage pour préparer une alternative à la CED, l’essentiel étant de « sortir de l’impasse et d’éviter une nouvelle crise franco-allemande qui menace »45. Un deuxième éditorial de l’Observer le 28 juin 1954 renouvelle l’appel : « Répéter inlassablement qu’une telle solution n’existe pas, n’est pas assez, et d’ailleurs n’est pas vrai. » Le journal propose un Comité d’armements au sein de l’OTAN, mais aussi une meilleure procédure de consultation politique, ainsi que l’intégration des unités allemandes dans cette nouvelle OTAN : non pas une structure fédérale, mais un engagement par traité, qui obligerait les Britanniques,
à maintenir en Europe telle partie de nos forces pour notre sécurité [...] un engagement qui fasse de nous des partenaires sur le même pied que la France et l’Allemagne dans l’établissement d’une politique européenne de défense. Il fut un temps où la meilleure façon de maintenir l’équilibre des forces en Europe était pour nous de demeurer isolés, gardant ainsi nos moyens pour une intervention extérieure. Aujourd’hui nous savons que l’équilibre capital – celui entre la Russie et l’Occident – ne peut être maintenu que si l’Angleterre et les États-Unis mettent leur poids dans la balance. Et la leçon des deux années de déception sur la CED est que l’équilibre « interne » si délicat entre la France et l’Allemagne ne peut pas être stabilisé si nous restons dehors. Nous engager est notre devoir inéluctable vis-à-vis de nos alliés, de la liberté et de la paix46.
L’alternative d’Eden : la conférence de Londres
30Eden, dans ses mémoires, écrit que aussi longtemps qu’il existait le « plus faible espoir » que la CED pourrait être sauvée, il a reporté toute discussion officielle sur de possibles alternatives, « car cela eût renforcé en France l’opposition à la CED ». Il est vrai que Eden, dans le but d’éviter tout acte qui puisse inciter des réactions négatives en France, refusa la veille du vote du Parlement une proposition américaine pour une réunion à huit, sans la France. Néanmoins, il faut, après le vote français, résoudre le problème du réarmement de l’Allemagne, sans que cette dernière devienne « l’alliée privilégiée » des États-Unis, et sans que la France se trouve isolée.
31La presse britannique, au lendemain de l’échec de la CED, s’interroge sur les alternatives possibles et sur la politique du gouvernement britannique, dont l’attitude vis-à-vis de ses amis européens « a été caractérisée ces derniers temps par la réticence, le flou et le manque d’imagination [...]. Par lassitude, et par désespoir des indécisions françaises, le gouvernement ne peut rien proposer maintenant de plus que des remèdes minimums à la crise immédiate »47. Le 2 septembre 1954, le correspondant diplomatique du Times conclut que « les espoirs français que quelque "pancréas" britannique puisse se produire seront probablement démentis »48.
32Début septembre, le Foreign Office envoie un aide-mémoire au Président du Conseil afin de proposer une conférence à Londres pour étudier les propositions qui auront été préparées par les pays concernés. Une réunion ministérielle dans le cadre de l’OTAN devra cependant attendre des décisions précises sur l’association et la contribution de l’Allemagne à l’Ouest (le gouvernement allemand sera donc pleinement consulté pendant les étapes préliminaires, mais ne participera pas à une réunion de l’OTAN). Le mémorandum propose que le Canada, qui a des troupes stationnées en Allemagne, se joigne à la réunion49.
33Suite à l’échec de la conférence de Bruxelles et de la CED, Eden et Macmillan étudient de façon confidentielle une solution de remplacement dans le cadre du pacte de Bruxelles. Le 9 septembre, Eden s’entretient avec Massigli, qui lui déclare que « pour sauver l’entreprise européenne, la Grande-Bretagne promettait plus qu’elle n’avait accepté de le faire pour la CED »50. Deux jours plus tard, l’éditorial de l’Economist rappelle l’importance avant tout de rétablir entre ces pays « une confiance que l’épreuve de la CED a ébranlée », et demande à la France un geste de bonne volonté à l’égard de l’Allemagne. Quant à Adenauer, il doit comprendre « qu’il existe, pour lui, d’autres moyens que la CED d’accepter des obligations qui tranquillisent le monde non communiste marqué par les souvenirs de l’hitlérisme ». Enfin, ces obligations doivent « recevoir des États-Unis et de la Grande-Bretagne une garantie qui paraisse aux Français à l’abri des changements d’attitude et de politique à Londres et à Washington ». Pour l’Economist, l’essentiel est « de savoir si une solution qui réponde à ces exigences peut être mise sur pied dans le cadre de l’OTAN »51. Massigli trouve que la presse britannique, notamment le Times et l’Economist, « ont marqué tout récemment à notre égard un certain raidissement dans leur désir d’éviter que ne se développe la campagne en faveur d’une participation plus étroite de la Grande-Bretagne à l’Europe et ont dénoncé avec acrimonie nos responsabilités dans l’échec de la CED »52. Le Manchester Guardian déplore cependant « que de tous côtés on fasse de la France un bouc émissaire » et rappelle le délai d’un an mis par la Grande-Bretagne avant que celle-ci précise la nature et les termes de son association à la Communauté européenne de défense. Reste à savoir quelle sera l’alternative à cette dernière : « notre avenir sur le plan stratégique et politique dépend plus que jamais de la santé et de la sécurité de nos voisins européens »53.
34De Crouy Chanel qualifie ces réactions de préliminaires de mélange de regret, de réserve et de confusion, et cite un Britannique qui, à l’issue du vote du Parlement français, a déclaré : « nous n’avons pas de raison d’être plus fiers que les Français ». Il conclut ainsi :
La conscience que ce sentiment de culpabilité régnait dans l’opinion anglaise, paraît avoir notablement pesé sur les réactions gouvernementales britanniques. Il fallait que l’Angleterre fasse quelque chose mais le Gouvernement anglais [...] n’a pas voulu risquer le geste que beaucoup attendaient. De là, sans doute, en partie de moins, cette prise de position anglaise subtile et atténuée qu’un journaliste décrivait hier par la formule : « nous parlons plus vite, mais nous ne disons que ce qu’il faut pour renvoyer la parole aux autres »54.
La presse écossaise a montré beaucoup d’intérêt pour les propositions françaises. L’éditorial du Scotsman du 25 septembre 1954 déclare que la popularité de Mendès France « ne semble pas avoir beaucoup souffert de la façon dont il a traité la CED », malgré les critiques de ceux qui la soutenaient, mais aussi de ceux qui sont opposés à tout réarmement de l’Allemagne, et qu’il a réussi à « trancher le nœud et à préparer la voie vers une autre solution ». Le journal qualifie Mendès France d’homme « qui pense ce qu’il dit » et qui ne fera « aucune promesse vague [et n’encouragera] aucune illusion [...] il est de l’intérêt non seulement de la France, mais aussi de ses Alliés, qu’il reste au pouvoir pour remettre son pays dans le droit chemin »55. Le journal estime que Mendès France a été « maltraité par M. Dulles et catégoriquement ignoré par le Dr. Adenauer », attitudes qui ne sont pas passées inaperçues en France. The Scotsman fait référence ensuite à un récent article du Monde : « Préfère-t-il [Dulles] une France à ses ordres mais affaiblie ou une France forte avec laquelle on peut compter et sur laquelle on peut faire foi ? C’est cette France-là que représente M. Mendès France. »56 Un peu plus tard, le News Chronicle décrit Mendès France comme étant le premier Président du Conseil depuis longtemps « qui paraisse savoir où il va » : l’éditorial du journal de Lord Layton espère que la France le suivra, « car il marche dans la seule direction qui permette maintenant à l’Europe la stabilité, l’unité et la sécurité »57.
35Rassuré par l’accord de Adenauer sur les objectifs de la conférence de Londres (sa réponse officielle parviendra au Foreign Office le 7 septembre), Eden, au cours du mois de septembre, et avant ladite conférence, se rend dans les capitales européennes. Il a déjà discuté avec Churchill de l’idée d’étendre le pacte de Bruxelles à l’Italie et à l’Allemagne, et une éventuelle transformation de ce traité en pacte de défense mutuelle. À la veille de son voyage, et suite à des messages d’encouragement des ministres des pays concernés, y compris de Mendès France, Massigli confirme à Eden que son gouvernement étudie également la possibilité d’un élargissement du traité de Bruxelles. Il ajoute que non seulement l’Allemagne et l’Italie pourraient y adhérer, mais que des accords militaires pourraient être établis ainsi qu’un commandant européen. Eden montre peu d’enthousiasme à l’idée d’une structure militaire et soutient l’entrée de l’Allemagne dans l’OTAN. Néanmoins, malgré la difficulté certaine de la tâche, « il existait néanmoins des points communs susceptibles de servir de base à un accord avec la France »58.
36Les propositions de Eden sont accueillies favorablement à Bruxelles, Bonn et Rome. Lors de leur conversation du 13 septembre 1954, Eden et Adenauer s’accordent sur le fait que la meilleure réponse à l’échec de la CED est l’entrée de l’Allemagne dans l’OTAN59. La conversation avec Mendès France est « difficile et sans résultat » ; il n’accepte pas pour le moment l’entrée de l’Allemagne dans l’OTAN et insiste pour que des garanties soient intégrées au pacte de Bruxelles sur les clauses militaires : à la suite de cela pourra être étudiée la possibilité d’une accession allemande à l’OTAN. Eden n’est pas d’accord. L’Allemagne n’accepterait pas de s’engager dans l’optique d’une période probatoire qui précéderait sa réelle intégration à l’OTAN. Les propositions françaises impliquaient « deux organisations avec des tâches incompatibles » : le pacte de Bruxelles pour contrôler et limiter les armements, l’OTAN « pour organiser l’effort maximum » dans la défense européenne. Les conversations entre Eden et Mendès France reprennent le lendemain, pendant une pause de la réunion du Conseil permanent de l’OTAN au palais de Chaillot. Mendès France confie à Eden qu’il n’a pas dormi de la nuit : il est maintenant persuadé par les arguments de son collègue britannique sur l’accession de l’Allemagne à l’OTAN, mais il demande de l’aide pour les garanties au traité de Bruxelles, afin d’obtenir la majorité nécessaire au Parlement français. Eden lui répond que bien entendu, il fera ce qu’il pourra, mais que les propos qu’il avait tenus la veille étaient toujours aussi valables. Les discussions se poursuivent dans l’après-midi, et Eden propose que la France accepte l’entrée de l’Allemagne dans l’OTAN en même temps qu’un pacte de Bruxelles étendu. Pour la France, le plus grand nombre de garanties possible doit être intégré dans le traité de Bruxelles, sans contredire le traité de l’Atlantique nord60. À Londres, René Massigli commente la suite des événements :
Au retour de M. Eden de sa tournée [...] l’appui de Sir Winston Churchill fut assez vite acquis ; il fut plus malaisé de faire admettre au Premier ministre que le Gouvernement britannique, dans la perspective de ce cadre nouveau, était fondé à – et avait le devoir de – réviser ses conceptions traditionnelles sur le caractère limité des engagements susceptibles d’être contractés par l’Angleterre sur le continent. Les services du Foreign Office ne firent évidemment rien pour l’en convaincre ; l’initiative et le travail de persuasion furent l’œuvre des ministres, et non pas des services61.
Massigli fait référence aux discours de Churchill :
Il fallut, me dit-on, remettre sous les yeux de Sir Winston les discours – et ils ne manquaient pas – qu’il avait consacrés dans l’opposition à l’idée européenne, à commencer par le discours de l’Albert Hall (14 mai 1947), dans lequel il avait proclamé que pour que l’Europe unie fût une force vivante, la Grande-Bretagne devait y jouer pleinement son rôle comme membre de la famille européenne, jusqu’à la harangue de Strasbourg (11 août 1950) où était réclamée « la constitution immédiate d’une armée européenne » soumise à « un contrôle européen et démocratique approprié » et qui agirait en pleine coopération avec les États-Unis et le Canada. « Suis-je allé vraiment aussi loin ? » dit-il au ministre qui s’attachait à lui montrer tout ce qu’impliquait pareille déclaration...62
Massigli maintient que cette « maïeutique » aurait été vaine face à une opposition ferme des états-majors. Cependant, ceux-ci commencent à prendre conscience que la défense du Royaume-Uni doit s’étendre au-delà des îles britanniques vers l’est. Ainsi, comme le notera Eden deux ans plus tard, le règlement de l’affaire de Suez, qui a rendu possible le rétablissement d’une réserve stratégique, « n’a pu que faire envisager avec moins d’appréhension par les technocrates la transformation des engagements limités jusqu’ici contractés par la Grande-Bretagne sur le continent en obligation quasi permanente »63.
37A la suite de ses voyages, Eden réunit les pays concernés à une conférence à Londres. Dans une note à Churchill le 27 septembre, il rappelle les trois éléments à résoudre : d’abord, le désir de l’Allemagne de s’intégrer à l’OTAN et de retrouver sa souveraineté ; ensuite, la « répugnance française » à accepter ces deux termes, sans qu’un accord soit établi sur les garanties au traité de Bruxelles ; enfin « la répugnance ou l’incapacité » des États-Unis à renouveler l’engagement à l’ancienne CED du maintien de troupes américaines sur le continent, l’objectif de la conférence étant de présenter un plan réaliste pour satisfaire les demandes légitimes de la part du gouvernement français, « mais non pas de se livrer à une gymnastique acrobatique pour donner une majorité à M. Mendès France »64. Eden estime que pour garantir l’accord français sur le premier des trois éléments exposés ci-dessus, il faut quelque chose « qui fasse impression » pour frapper l’opinion française. Pour aboutir à un résultat favorable lors de la conférence, les Britanniques doivent donc s’engager à maintenir leurs troupes sur le continent européen, et ne pas les retirer si une majorité des pays du pacte de Bruxelles élargi souhaitent qu’elles y restent. Ainsi, les Français n’auraient pas le droit de veto, mais les Britanniques ne pourraient pas décider tous seuls du retrait de leurs troupes : avant toute prise de décision, les sept partenaires s’informeraient donc auprès de SACEUR :
Je me rends compte que ce serait là, pour la Grande-Bretagne, un engagement sans précédent, mais la dure réalité est qu’il est impossible d’organiser un système de défense efficace en Europe occidentale, essentiel par ailleurs à la sécurité de la Grande-Bretagne, sans une contribution britannique importante. Cette situation durera dans les années à venir. En reconnaissant ce fait et en prenant un nouvel engagement, nous pouvons réussir à rapprocher Français et Allemands et à maintenir les Américains en Europe. Si nous ne le faisons pas, la conférence peut échouer et l’Alliance atlantique s’effondrer65.
Fin septembre, le gouvernement britannique ainsi que Churchill donnent leur approbation à une déclaration prévue pendant la conférence de Londres le 28 septembre 1954, par laquelle la Grande-Bretagne s’engage à maintenir sur le continent européen ses forces actuelles (quatre divisions et une deuxième force aérienne tactique), forces qui « ne pourront dorénavant en être retirées, sauf en cas de grave crise outre-mer, qu’avec l’approbation de la majorité des puissances du pacte de Bruxelles »66. Peu avant le dîner prévu la veille pour les représentants des neuf participants de la conférence de Londres, Dulles annonce la possibilité d’un renouvellement à l’organisation de Bruxelles de l’engagement américain défini par Eisenhower vis-à-vis de la CED. Sa déclaration précédera celle de Eden, qui est restée pour le moment secrète. Ainsi, l’après-midi, devant les neuf représentants, Dulles se déclare prêt à recommander au président américain ce type de renouvellement, qui serait proche de celui proposé à la CED : « Vous pouvez compter sur nous. » Dans ce cas, il faudrait, dans le cadre du traité de Bruxelles, « trouver dans son élargissement un espoir nouveau d’unité pour les pays d’Europe représentés ici »67.
38La conférence débute comme prévu le 28 septembre, et la première séance concerne la souveraineté allemande (cette question sera confiée à un comité de trois hauts-commissaires ainsi qu’un représentant de Bonn). Dans son compte rendu, Mendès France note qu’Eden « fait preuve de son souci habituel de mener rapidement les débats et de faire étudier par des experts le plus grand nombre de questions possible », et que les différents textes qu’il a proposés « montrent peu de souci, dans leur rédaction, de tenir compte de nos difficultés »68. L’après-midi sera consacré aux questions des effectifs et de l’armement. Eden déclare que la contribution de l’Allemagne doit être égale à celle prévue par la CED ; le déploiement des forces armées doit être fait sous l’autorité du SACEUR, qui décidera également (en accord avec les gouvernements respectifs) de l’emplacement des troupes ; l’intégration concernera « des domaines divers », par exemple l’unification des dispositifs d’alerte aérienne ; enfin, les inspections doivent être renforcées pour rendre plus efficace la révision annuelle du dispositif. Le ministre britannique rappelle l’engagement de l’Allemagne « de ne pas lever des forces en dehors de celles qui seraient mises à la disposition du Commandement suprême ». Enfin, sa suggestion de créer un Conseil permanent pour étudier ces questions est acceptée par toutes les parties concernées.
39Mendès France est tout à fait d’accord : l’étude de ces questions doit être effectuée par des experts de l’Alliance atlantique (ainsi que pour le dimensionnement de la contribution allemande). Cependant, si le déploiement des forces armées est sous la responsabilité et le contrôle des structures militaires, l’organisation du traité de Bruxelles « n’en pourrait pas moins fixer certains principes ». Sur l’intégration, un corps de bataille interallié s’impose ; enfin, « toutes élévations du plafond assigné aux forces des sept pays devrait être soumise à l’appréciation du Conseil de Bruxelles qui se prononcerait à l’unanimité comme c’était le cas dans le traité de la CED »69. Sur la question des armements, Mendès France demande que les missions soient confiées à l’organisation du pacte de Bruxelles, avec par exemple « des garanties et sauvegardes analogues à celles [de la] CED »70. La troisième séance se consacre au montant et au caractère de la contribution allemande à la défense, et la question du pool d’armements. Les propositions françaises sont discutées le lendemain : contribution de l’Allemagne au niveau fixé par le traité de la CED ; forces affectées au Commandement suprême « en tant que forces de couverture mobilisables » ; aucune force allemande ne sera levée en dehors de celles affectées au Commandement suprême. Enfin, le déploiement des forces, sous le contrôle de SACEUR, et la formation d’un corps de bataille interallié71.
40Le 29 septembre, Eden prononce sa déclaration sur l’engagement britannique du stationnement de ses troupes sur le continent. Pour les Français, selon Massigli, sa déclaration était « au-delà de ce que nous pouvions espérer »72. Eden termine :
Mes collègues comprendront ce qu’a pour nous d’extraordinaire la décision que je viens d’annoncer. Vous savez tous que notre histoire est celle d’une île. Notre peuple est toujours insulaire d’esprit et de tradition, quelles que soient les exigences des armes et de la stratégie modernes [...] nous espérons, en agissant ainsi, apporter une contribution au succès de cette conférence, rétablir la confiance dans le continent européen, et ainsi donner au monde un exemple d’unité73.
Dans ses mémoires, Eden parle de la réaction immédiate à cette déclaration, car tout le monde a compris l’importance réelle et psychologique de ses propos. Dans le but de préserver la paix, le Royaume-Uni s’engageait à maintenir une présence militaire sur le continent européen : « Ici, dans le contexte des années cinquante, flottait le drapeau que Foch avait réclamé voici tant d’années. Il flotterait désormais en Europe, afin de mettre fin aux conflits du siècle, et le prix ne serait pas élevé. »74
41Au cours de la conférence, Eden avait proposé donc que l’Italie et l’Allemagne accèdent au traité de Bruxelles (répondant donc au problème du réarmement allemand) et que l’Allemagne fasse partie de l’OTAN, avec un statut égal aux autres signataires. Enfin et surtout, pour l’opinion française, il est prêt à accorder les garanties que la Grande-Bretagne avait refusées à la CED. Les États-Unis apportent leur soutien (Eden écrit à Dulles à l’issue de la conférence pour le remercier de son appui constant au cours de cette « semaine critique » ; il affirme : « sans vous, c’eût été absolument impossible »)75. Les autres participants contribuent à la réussite des conversations : ainsi, les pays du Benelux s’engagent à renoncer à toute fabrication d’armes atomiques, chimiques et bactériologiques, engagement repris par l’Allemagne et auquel s’ajoute l’arrêt de la production de missiles téléguidés, bombardiers et navires de guerre de grand tonnage ; mais Mendès France doit se contenter de la formation d’un groupe de travail pour étudier son plan d’intégration des armements. Enfin, la création d’une Agence pour le contrôle des armements est envisagée. Massigli, dans sa lettre à Mendès France le 6 octobre 1954, écrit que :
Le dénouement a donc été brusque ; mais la préparation en avait été longue et méthodique. J’ai toutes raisons de penser que c’est à M. Harold Macmillan, le plus européen des ministres conservateurs [...] qu’en revient l’honneur autant qu’à M. Eden. Voilà près de deux ans que M. Macmillan, avec qui je m’étais bien souvent entretenu des perspectives ouvertes à la CED, avait, dans une note destinée aux membres du Cabinet, développé la thèse que le traité de la CED, auquel il était inconcevable que le Royaume-Uni ne pût jamais adhérer, ne serait pas davantage, quoique l’on pût prétendre en sens contraire, ratifié par la France et qu’il importe donc que, sans plus attendre, le gouvernement britannique se préoccupât d’étudier un projet qui pourrait, le moment venu, y être substitué76.
Dans une note en bas de page de cette lettre, Massigli ajoute que c’est précisément « pour que le soin et l’honneur de résoudre la crise ne fussent pas laissés à une initiative britannique » qu’il a très souvent « et inutilement » réclamé une solution française au problème, « sans attendre que la preuve eût été faite que le traité était mort-né »77. Les commentaires de la presse britannique, au lendemain de la déclaration d’Eden, sont nombreux, dont le News Chronicle qui déclare qu’en un sens, Eden « n’a fait que reconnaître les réalités militaires selon lesquelles l’Angleterre ne peut être défendue que sur le continent, mais il est plus important de noter qu’elle a en même temps redonné à l’Europe l’espoir en elle-même »78.
Les accords de Paris
42Par le traité de Bruxelles, Eden et Mendès France trouvent la solution pour rassurer les pays voisins d’une RFA réarmée sans que lesdites garanties ne soient finalement prises au détriment de l’Allemagne. Le 6 octobre, une semaine après la déclaration britannique, Massigli écrit à Mendès France : « Voilà donc, comme la politique française n’a cessé, durant un demi-siècle, d’en poursuivre le dessein, la Grande-Bretagne engagée définitivement sur le continent79. » L’accueil de la presse britannique au vote de l’Assemblée nationale du 12 octobre 1954 est extrêmement favorable, soulignant le « grand succès personnel » de Mendès France, bien que l’opinion publique britannique soit anxieuse au sujet des sentiments véritables du Parlement français sur ce sujet80.
43Les accords de Paris du 23 octobre 1954 modifient et complètent les accords de Bruxelles et de Bonn, et l’ensemble des forces armées des pays membres sont engagées de façon inconditionnelle en cas d’agression contre l’un des pays participants. Avec l’adhésion de la RFA et de l’Italie au traité de Bruxelles, l’Union occidentale devient l’Union de l’Europe occidentale. L’UEO comprend un Conseil des ministres des Affaires étrangères des pays membres, dont les décisions seront prises à l’unanimité, sauf en ce qui concerne le contrôle des armements, pour lequel la majorité suffit : c’est donc la dose de supranationalité souhaitée par Mendès France81. Ce contrôle mutuel s’applique cependant au continent seul, et non pas à la Grande-Bretagne (donc aux membres de la CED obsolète). Le protocole n° 4 crée l’Agence pour le contrôle des armements, et une Assemblée parlementaire est également établie, dont les représentants appartiennent à l’Assemblée du Conseil de l’Europe des pays de l’UEO.
44Les accords rétablissent la souveraineté intérieure et extérieure de l’Allemagne (prévue par les accords de Bonn du 26 mai 1952, jamais appliqués, la CED ayant été rejetée) ; le régime d’occupation est aboli, mais les questions de réunification, du traité de paix, de Berlin et des troupes stationnées dans la RFA sont toujours administrées par les Américains, les Britanniques et les Français. L’Allemagne dispose de son armée, mais celle-ci ne peut pas agir de façon autonome, elle est limitée à douze divisions (comme pour la CED), et seul un vote unanime des pays de l’UEO peut l’étendre. D’autre part, et du fait des risques stratégiques de sa situation géographique, elle ne peut fabriquer d’armes atomiques, chimiques ou bactériologiques, ni de bombardiers stratégiques. Enfin, l’Allemagne entrera dans l’organisation du traité de l’Atlantique nord, au sein de laquelle son armée sera intégrée, ayant le même statut que les autres pays membres. (Les pouvoirs du Commandement suprême des forces alliées en Europe sont augmentés, notamment dans le domaine du déploiement, de l’intégration et de l’organisation logistique des forces armées stationnées en Europe occidentale.)
45La réaction générale de l’opinion publique européenne démontre le soulagement, après les longues négociations et l’échec de la CED, de voir une solution aussi rapide. En Belgique, l’initiative de Eden est chaleureusement accueillie, ainsi que sa conduite des négociations « digne d’un homme d’État ». Spaak, très satisfait du résultat des conversations de Londres et de la conférence de Paris, rappelle que le travail pour l’intégration européenne doit maintenant recommencer82. La presse française félicite Mendès France pour sa « restauration de la grandeur de la France » ; le Figaro ajoute qu’Eden a joué le rôle principal à Londres, et qu’il a ensuite cédé à Mendès France et Adenauer à Paris ; pour le Monde, la victoire de Mendès France est d’avoir surmonté le plus grand obstacle à la réconciliation franco-allemande : la Sarre (« le compromis de la Sarre permet "une véritable coopération franco-allemande" »)83. Mais Raymond Aron, dans le Figaro, écrit que ceux qui croient que les différences franco-allemandes peuvent être facilement éliminées seront rapidement déçus : « Tout dépendra de comment les hommes politiques et États appliquent un sens de réalisme politique – ou, plus important, humain – dans le cadre des présents accords84. » Le dernier éditorial du Economist du 27 novembre représente, pour Massigli, l’opinion dominante à Londres :
Rien sans la France – c’est la doctrine essentielle pour l’Occident et elle n’est pas moins essentielle parce que l’Allemagne entre dans l’association occidentale. Mais cette doctrine implique de la part des Français des responsabilités qu’ils ne doivent pas perdre de vue, pas plus que leurs alliés ne doivent oublier celles qui leur incombent85.
Les accords de Paris sont ratifiés rapidement par l’Allemagne, puis par l’Italie. Cependant, en décembre 1954, la ratification française n’est pas encore assurée : face aux garanties perçues comme peu efficaces s’élève une forte opposition communiste (et une partie des gaullistes) au réarmement de l’Allemagne, ainsi que, curieusement, la plupart des MRP. De plus, l’URSS menace de rompre le Traité franco-soviétique si l’Allemagne est autorisée à se réarmer. Pierre-Henri Teitgen déclare : « Nous allons avoir une armée allemande, un général américain et un contrôleur britannique !86 »
46Lors d’un entretien entre Churchill, Eden et Massigli fin décembre au sujet de la ratification des accords de Paris à l’Assemblée nationale, les deux Britanniques se déclarent extrêmement inquiets. Massigli écrit au Quai d’Orsay que « les hommes d’État ayant eu la responsabilité du pouvoir ne voient pas quelles seraient les conséquences du rejet des accords de Paris, c’est ce que Winston Churchill ne parvient pas à comprendre »87. Lors de cet entretien, Churchill déclare que cette fois-ci, il n’y aura pas d’alternative : que les Américains choisissent d’augmenter le réarmement allemand ou de soutenir une défense périphérique, « c’est sans vous, et peut-être sans nous, qu’ils prendront leur décision »88.
47Le vote britannique à la Chambre des communes est clair : 280 voix pour, 4 contre (l’opposition officielle, divisée, s’abstient). Le premier vote de l’Assemblée nationale française, sur l’article qui porte sur l’établissement de l’UEO et l’entrée de la RFA dans l’OTAN, est défavorable (280 voix contre 258), et Mendès France met en jeu la question de confiance pour faire passer le texte. Les 27 et 30 décembre, l’Assemblée ratifie de justesse les accords de Paris, par 287 voix contre 260, après des discours « brillants » de Mollet et Mendès France, et un avertissement de la Grande-Bretagne qui, entre les deux séances, déclarant que l’unité des Alliés est en jeu, publie un communiqué selon lequel même si les accords de Paris sont rejetés, le réarmement allemand se fera quand même (« la question n’est pas de savoir si la République fédérale allemande réarmera, mais comment »). Pour la Grande-Bretagne, l’engagement britannique de la conférence de Londres « est fonction de la ratification des accords de Paris par toutes les parties »89.
Les limites de l’Union de l’Europe occidentale
48Eden, au cours de la conférence du Parti conservateur fin octobre, affirme que :
Ce n’est pas la première fois, au cours de notre existence, que des forces britanniques sont stationnées sur le continent européen. Elles y ont été ces dix dernières années. Et nous nous souvenons qu’elles ont pris part à deux guerres sanglantes sur ces champs de bataille. Ce qui est différent dans l’engagement que nous venons de prendre, c’est que nous l’avons fait pour éviter une guerre, et non pas pour gagner une guerre90.
Du côté français, Massigli, dans sa lettre à Mendès France du 8 octobre 1954, affirme que malgré l’importance de l’engagement militaire, l’essentiel de la déclaration du 29 septembre est en fait que tout retrait des forces britanniques dépend d’une décision de la part de la majorité des partenaires du nouveau pacte de Bruxelles : « Dans un domaine d’importance vitale, la Grande-Bretagne a accepté de s’incliner devant un vote majoritaire de ses associés, parmi lesquels figure le Luxembourg... » Massigli ajoute que la tentative d’une Communauté européenne de défense n’a pas été que du temps perdu, puisque son échec permet « le grand progrès dont nous prenons acte aujourd’hui ». Il conclut :
Les dirigeants britanniques se sont vus menacés d’un retour des États-Unis à la doctrine de la stratégie périphérique et, au lendemain de Bruxelles, Votre Excellence a pu mesurer, dans la conversation de Chartwell, combien les dangers d’une telle éventualité hantaient l’esprit de Sir Winston Churchill. Si la stratégie périphérique n’était pas adoptée, le danger devenait que Washington se décidât pour une alliance germano-américaine à laquelle la Grande-Bretagne aurait été invitée à se joindre et qui aurait laissé la France isolée. C’est à ce choix redoutable que faisait allusion Sir Ivone Kirkpatrick dans une conversation du début de septembre... Il aurait fallu choisir entre la France isolée, déchirée et glissant vers l’URSS, et l’abandon d’une alliance de 50 ans, réaffirmée solennellement à Dunkerque...
C’est parce que telles étaient les perspectives que M. Anthony Eden s’est jeté avec tant d’ardeur dans la lutte. Il a compris – et Votre Excellence l’a encouragé – que, venant d’un gouvernement que d’aucuns voulaient tenir pour suspect, une proposition française n’avait aucune chance d’être acceptée de prime abord. C’était donc à lui de prendre l’initiative, – le risque était gros, il le mesurait – et ce n’est pas sans courage qu’il a entrepris cette tournée des capitales dans laquelle, en cas d’échec, son avenir politique pouvait sombrer au moment même où il pensait toucher au but et obtenir enfin ce premiership91 dont il rêve depuis si longtemps92.
Le correspondant londonien du Manchester Guardian, le lendemain d’un discours de Eden à Chatham House93 le 13 octobre, déclare que pour Eden c’est un véritable tournant dans l’histoire de la politique de la Grande-Bretagne, « qui peut conduire à des résultats encore plus importants que ceux que, dans l’immédiat, il a permis d’atteindre »94. Massigli ajoute que « c’est l’évolution qui s’affirme ainsi que trop d’impatiences risquent de compromettre »95.
49Or, les propositions de Eden sont « une solution atlantique à façade européenne »96, puisque les questions militaires continuent de dépendre de l’OTAN, alors que Mendès France espérait un vrai commandement militaire au sein de l’organisation du traité de Bruxelles. Mais le résultat de la conférence de Londres, ce « pâle fantôme de la CED »97, sera décevant pour toutes les parties, même si l’Allemagne fait désormais partie de la défense de l’Europe et malgré l’échec de la tentative soviétique d’exploiter la crise98. En janvier 1955, Mendès France propose un projet de standardisation des armements, la distribution des programmes, la gestion de la production, l’organisation des programmes de l’aide américaine, ainsi que la coordination de la recherche et des investissements. Le projet est rejeté, et l’idée (qui date de la CED) d’une communauté d’armements s’effondre, les pays membres de l’UEO préférant le cadre atlantique. Pour la Grande-Bretagne, le coût d’un tel regroupement économique serait trop élevé et du point de vue militaire, le projet reste fragile. L’éventuel Comité permanent des armements de l’UEO n’aura finalement aucun pouvoir, ses fonctions restant largement administratives.
50Dès ses débuts, l’Union de l’Europe occidentale s’avère donc être une déception. Son assemblée, même si elle se consacre à l’étude sérieuse des questions de défense et de politique extérieure, n’a aucun pouvoir. De plus, dans la mesure où l’UEO fait partie du système de défense de l’OTAN, les questions militaires et stratégiques sont abordées au Conseil atlantique et non pas à son Conseil des ministres des Affaires étrangères (elle n’a pas de forces armées ni de commandement qui lui sont propres).
51Eden se réjouit du progrès dans les relations entre la France et l’Allemagne, mais constate que celles entre la Grande-Bretagne et la France « ne sont pas aussi intimes, ni aussi cordiales qu’elles l’ont été et qu’elles devraient l’être »99. Jebb informe Eden le 1er avril 1955 que le Conseil de la République a ratifié les accords de Paris le 27 mars ; le débat qui a précédé le vote s’est déroulé dans une atmosphère « calme et digne », et a beaucoup contribué à « guérir les cicatrices » des débats sur la CED et les accords de Paris à l’Assemblée nationale :
La nature raisonnable et douce de M. Faure100 a beaucoup contribué à ce résultat heureux. L’attitude de beaucoup des adversaires des accords de Paris semble maintenant largement dépourvue d’amertume et il y a un large accord pour qu’un chapitre malheureux de l’histoire de la France soit clos, et que les Français puissent maintenant s’unir face à l’avenir. Je doute qu’une telle réconciliation ait pu être possible si la CED avait été adoptée. De toute façon [...] il y a pour une fois un sentiment d’unanimité : la France doit faire de son mieux avec les nouveaux arrangements et cela implique qu’elle doit mettre sans délai de l’ordre « chez elle ». Seulement M. Maurice Schumann, je regrette de le noter, pleurait amèrement sur le sort fait à la CED101.
Jebb rappelle que les Français ne se réjouissent pas de voir le réarmement de l’Allemagne, le vote du Conseil était plutôt résigné, et ils l’acceptent comme le prix « douloureux » à payer pour la protection de l’OTAN ; mais cette question, prévoit Jebb, ne divisera plus les partis politiques et facilitera donc la formation de majorités « cohérentes » en France. Cependant, les Français « ayant, comme ils le considéreraient, payé le prix du réarmement allemand [...] attendront quelque chose en échange [...] je serais vraiment très étonné si nous trouvions beaucoup plus facile de traiter avec eux que dans le passé »102.
52Le lendemain, le discours de Pinay103 est diffusé à la radio française. Il rappelle la sécurité collective qui protège dorénavant la France, ainsi que les engagements britanniques et américains sur le continent, garanties que le gouvernement français depuis 1919 « s’était efforcé d’obtenir, mais en vain ». Les accords prévoient une contribution allemande à la défense de l’Europe et fondent aussi la reconstruction de l’Europe ; le Pacte atlantique doit, lui, devenir « l’instrument efficace d’une solidarité de civilisation ». Pinay conclut que la ratification des accords « a recréé le climat de l’action », c’est-à-dire la coexistence pacifique. Cependant,
soyons sans illusion, elle ne doit pas en marquer le terme, car elle ne sera jamais définitivement acquise : elle devra toujours être conquise dans une confrontation incessante des valeurs, des efforts et des résultats, qui n’admet ni la résignation ni la passivité. Pour cette compétition, l’Occident uni, ne doutant pas de sa résolution, ne doute pas de son destin104.
* * *
53La politique d’Eden permet donc de surmonter l’échec de la CED, grâce à la bienveillance de Pierre Mendès France. La France accepte finalement la reconstitution d’une armée nationale allemande, prélude à une adhésion de l’Allemagne à l’OTAN qui interviendra un an plus tard. La Grande-Bretagne atteint donc l’objectif diplomatique qu’elle s’était fixé : faire accepter par la France une pleine participation de l’Allemagne à la défense de l’Europe occidentale. Paradoxalement, cette victoire diplomatique est pourtant à l’origine de l’éloignement déjà perceptible entre Paris et Londres. D’une part, parce que comme le souligne Georges-Henri Soutou105, l’accord de Paris (et le règlement de la question de la Sarre) permet aux relations franco-allemandes de passer d’un stade multilatéral à un stade bilatéral, condition de l’approfondissement des relations entre Paris et Bonn. D’autre part, parce que les accords, ayant prévu la constitution d’une industrie nucléaire civile, amènent la France, dès novembre 1954, à demander une coopération militaire franco-allemande « afin de contrôler l’effort allemand en y participant », et « de ne pas laisser les Allemands en tête-à-tête avec les Anglo-Saxons ». Dès juin 1955, Paris propose un véritable partenariat stratégique (élaboration de doctrines stratégiques communes, coopération technique dans les armements), proposition provoquant d’ailleurs peu d’enthousiasme chez les Allemands. Le succès diplomatique de Londres est donc en partie à l’origine de la future formation d’un axe Paris-Bonn, qui supplantera à terme l’axe Paris-Londres.
Notes de bas de page
1 A. Eden, Mémoires, Paris, Plon, 1960, p. 167.
2 Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 3 juillet 1954 sur la presse britannique in MAE/EUROPE 1944-60/Grande-Bretagne/162.
3 Déclaration d’investiture in Berstein et Milza, Histoire de la France au XXe siècle, op. cit., p. 178.
4 Entretien entre Roberts et de Crouy Chanel le 7 juillet 1954 au sujet de la CED in Télégramme de de Crouy Chanel au Quai d’Orsay le 7 juillet 1954 in MAE/EUROPE 1944- 60/Allemagne/Politique étrangère 1954-15 août 1954.
5 Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 7 juillet 1954 in MAE/EUROPE 1944- 60/Grande-Bretagne/62.
6 Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay au sujet du discours de Winston Churchill le 12 juillet 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Allemagne, Politique étrangère 1954-août 1954.
7 Discours de Winston Churchill du 14 juillet 1954 à la Chambre des communes, ibid.
8 Ibid.
9 Eden, Mémoires, op. cit., p. 166.
10 Gerbert Pierre, La Construction de l’Europe, Paris, Imprimerie nationale, 1999, pp. 179-80.
11 Aide-mémoire de l’ambassade britannique à Paris au Quai d’Orsay le 17 août 1954, in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités/CED août 1954.
12 Ibid.
13 « In Chapter 1 of the Protocol that if there is a change in the United Kingdom and United States policy of maintaining forces on the mainland of Europe a whole new situation would arise under Article 128 of the Treaty, and each member state would be free to withdraw from the Community », ibid.
14 Aide-mémoire britannique du 17 août 1954, op. cit.
15 Eden, Mémoires, op. cit., p. 168.
16 Éditorial du Times du 17 août 1954.
17 Télégramme de Gaillard (Edimbourg) au Quai d’Orsay au sujet de la presse écossaise et la CED le 23 août 1954, in MAE/EUROPE 1944-60/Grande-Bretagne, Analyse de la presse concernant la France 1949-1955.
18 The Manchester Guardian in Télégramme de Massigli au Foreign Office le 17 août 1954 in EUROPE 1944-60/Généralités/76.
19 Eden, Mémoires, op. cit., p. 168.
20 Ibid.
21 Déclaration officielle émanant de Londres le 28 août 1954 in Télégramme de de Crouy Chanel au Quai d’Orsay le 28 août 1954 au sujet des entretiens de Chartwell, in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités, CED août 1954.
22 Eden, Mémoires, op. cit., p. 169.
23 Ibid.
24 The Daily Telegraph du 23 août 1954 in Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 23 août 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités/155.
25 Télégramme de de Crouy Chanel (Londres) au Quai d’Orsay le 28 août 1954 in MAE/EUROPE 1944-1960/Grande-Bretagne/81.
26 Télégramme de Mendès France aux ambassadeurs de France en Europe le 24 août 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités/155.
27 Nutting, op. cit., p. 67.
28 Ambassadeur britannique à Paris de 1954 à 1958.
29 Gladwyn, The Memoirs of Lord Gladwyn, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1972, pp. 272-273.
30 Déclaration de Dulles le 30 août 1954 in Télégramme de Henri Bonnet (Washington) au Quai d’Orsay le 31 août 1954, ibid.
31 Télégramme du Quai d’Orsay signé Parodi le 31 août 1954 in MAE/EUROPE 1944- 1960/Généralités/76.
32 Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 5 septembre 1954 au sujet de la presse britannique in MAE/EUROPE 1944-60/Grande-Bretagne/62.
33 The Economist du 28 août 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Grande-Bretagne/78.
34 Note de Massigli au Quai d’Orsay le 4 février 1952, op. cit.
35 Éditorial du Scotsman du 25 septembre 1954 in Télégramme de Gaillard (Edimbourg) au Quai d’Orsay le 25 septembre 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Grande-Bretagne, Analyse de la presse concernant la France.
36 Deputy Under-Secretary of State au Foreign Office, 1951-1954.
37 Mémorandum du Foreign Office, Alternatives to the European Defence Community, Second revised draft le 9 avril 1953 in PRO/FO371/107985.
38 Ibid.
39 Compte rendu d’une conversation entre Alphand et Roberts in Note de Roberts à Strang le 12 octobre 1953 in PRO/FO371/107993.
40 À l’époque Deputy Under-Secretary du Foreign Office ; également représentant britannique permanent aux Nations unies.
41 Note du Foreign Office signée Dixon le 16 décembre 1953 in PRO/FO371/108000.
42 Ibid.
43 Note du Foreign Office, le 21 décembre 1953, ibid.
44 Ibid.
45 The Observer du 18 avril 1954 in Télégramme de de Crouy Chanel (Londres) au Quai d’Orsay le 19 avril 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Allemagne/1057.
46 The Observer du 28 juin 1954 in Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 28 juin 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Grande-Bretagne/62.
47 The Manchester Guardian in Télégramme de de Crouy Chanel au Quai d’Orsay le 1er septembre 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités/77.
48 Eden, Mémoires, op. cit., p. 169.
49 Mémorandum du Foreign Office au Président du Conseil le 6 septembre 1954 remis par l’ambassade britannique in MAE/EUROPE 1944-60/Allemagne/1059.
50 Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay, septembre 1954 in MAE/EUROPE 1944- 60/Allemagne/1059.
51 The Economist du 11 septembre 1954 in Télégramme de Massigli au Foreign Office le 11 septembre, ibid.
52 Télégramme de Massigli au Foreign Office le 7 septembre 1954, op. cit.
53 The Manchester Guardian, ibid.
54 Télégramme de de Crouy Chanel au Quai d’Orsay le 3 septembre 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités/77.
55 The Scotsman du 25 septembre 1954, ibid.
56 Le Monde du 25 septembre 1954 ibid.
57 The News Chronicle, organe de Lord Layton, du 7 octobre 1954 in Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 7 octobre 1954, ibid.
58 Eden, Mémoires, op. cit., p. 174.
59 Télégramme de François-Poncet (Bonn) au Quai d’Orsay le 13 septembre 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Allemagne/1059.
60 Eden, Mémoires, op. cit., pp. 182-183.
61 Lettre de Massigli à Mendès France le 6 octobre 1954 au sujet de la déclaration britannique du 29 septembre 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités/77.
62 Ibid.
63 Ibid.
64 Eden, Mémoires, op. cit., p. 188.
65 Ibid.
66 Télégramme de Massigli à Mendès France le 6 octobre 1954, op. cit.
67 Eden, Mémoires, op. cit., p. 190.
68 Télégramme de Mendès France (Londres) à Washington, Bonn et les capitales du Pacte atlantique, le 29 septembre 1954 à 0 h 45 in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités/156.
69 Télégramme de Mendès France le 29 septembre 1954 à 1 h 45, ibid.
70 Ibid.
71 Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 29 septembre 1954, ibid.
72 Ibid.
73 Eden, Mémoires, op. cit., p. 191.
74 Ibid.
75 Note d’Eden à Dulles, octobre 1954, ibid., p. 192.
76 Lettre de Massigli à Mendès France le 6 octobre 1954, op. cit.
77 Ibid.
78 The News Chronicle in Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 30 septembre 1954 in MAE/EUROPE 1944-60/Généralités/156.
79 Lettre de Massigli à Mendès France le 6 octobre 1954, op. cit.
80 Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 13 octobre 1954 in MAE/EUROPE 1944- 60/Grande-Bretagne/62.
81 Gerbet, op. cit., p. 185.
82 Télégramme de Warner (Bruxelles) au Foreign Office le 26 octobre 1954 in PRO/FO371/109588.
83 Télégramme de Massigli au Foreign Office le 6 décembre 1954 in MAE/EUROPE 1944- 60/Grande-Bretagne/81.
84 Raymond Aron in Le Figaro in Revue de la presse française, Foreign Office, décembre 1954 in PRO/FO371/109437.
85 Télégramme de Massigli au Foreign Office le 6 décembre 1954, op. cit.
86 Gerbet, op. cit., p. 186.
87 Télégramme de Massigli au Quai d’Orsay le 23 décembre 1954 in MAE/EUROPE 1944- 60/Grande-Bretagne/81.
88 Ibid.
89 Eden, Mémoires, op. cit., pp. 193-194.
90 Ibid, p. 194.
91 Eden sera Premier ministre de 1955 à janvier 1957.
92 Lettre de Massigli à Mendès France du 6 octobre 1954, op. cit.
93 Les discours de Chatham House ne sont en aucun cas publiés.
94 Télégramme de Massigli au Foreign Office le 15 octobre 1954 in MAE/EUROPE 1944- 60/Généralités/61.
95 Ibid.
96 Gerbet, op. cit., p. 184.
97 The News Chronicle du 7 octobre 1954, op. cit.
98 Eden, Mémoires, op. cit., p. 194.
99 Idem, p. 195.
100 Nouveau Président du Conseil depuis le 23 février 1955 après la chute de Mendès France.
101 Télégramme de Jebb à Eden le 1er avril 1955 in PRO/FO371/118115.
102 Ibid.
103 Nouveau ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement d’Edgar Faure.
104 Allocation radiodiffusée de Pinay le 2 avril 1955, in PRO/FO371/118115.
105 G.-H. Soutou, « Les relations stratégiques franco-allemandes et la défense de l’Europe, 1954-1969 », compte rendu de l’intervention orale de M. Soutou, Conférence de l’Association des contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche, Assemblée générale du 25 novembre 1995 ; voir aussi G.-H. Soutou, L’Alliance incertaine, op. cit.
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