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L’impossible alliance ?

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Claire Sanderson

Une vision partagée ?

Chapitre V. Les relations militaires franco-britanniques dans l’après-guerre

Texte intégral

1Lors de l’analyse des relations gouvernementales entre la France et la Grande-Bretagne sur les problématiques de défense en Europe dans l’après-guerre, il est intéressant d’évoquer le travail mené en parallèle entre les deux pays visant à une collaboration opérationnelle entre les deux forces militaires : collaboration dans les domaines techniques, théoriques, industriels ou de formation, sans laquelle les accords politiques entre les gouvernements seraient d’une efficacité toute relative. Pendant la période de l’après-guerre à 1951, la coopération franco-britannique au plan militaire se manifeste à plusieurs niveaux. Cependant, il apparaît également des difficultés et des limites dans cette coopération.

Des progrès indéniables

La formation et les exercices opérationnels

2Les premiers contacts entre Français et Britanniques sur les questions militaires portent, dès la fin de la guerre, sur la formation des hommes et les exercices militaires entre les deux armées. Ces thèmes revêtent une importance particulière pour la France. En effet, l’armée britannique, aguerrie par cinq années de conflit, sort de la guerre dans une position enviable (elle affronte d’ailleurs, contrairement à la France, un problème de downsizing). L’armée française, au contraire, souffre d’un très fort déficit en matière de formation de ses cadres, en raison, d’une part, de la relative désorganisation qui règne dans son système d’enseignement militaire, mais aussi du fait du remplacement d’un nombre important de ses cadres au profit d’une nouvelle génération d’officiers qui, bien qu’ayant pour un grand nombre d’entre eux l’expérience du feu, n’a pas bénéficié d’une formation adéquate.

  • 1 British Military Mission to France, Monthly Progress Report, n° 16, 1er-30 novembre, le 1er décembr (...)

3D’une manière générale, l’armée française souffre d’un fort déficit de formation technique et théorique qui apparaît aux yeux mêmes des Français comme problématique. Ainsi, lors des discussions entre Salisbury-Jones et Blanc le 28 novembre 1946, le général français admet que si, selon les normes généralement admises, 40 % du personnel d’une armée moderne doit être à même d’être formé en tant que spécialistes ou techniciens, l’armée française plafonne à 15 %, l’armée britannique à 35 % et celle des États-Unis à 100 %1.

  • 2 Monthly Progress Report, op. cit., n° 7, 1er-28 février 1946 in PRO/FO371/59948.
  • 3 Monthly Progress Report, op. cit., 1er-31 octobre 1946 in PRO/FO371/59950.
  • 4 Rapport annuel de l’attaché naval britannique à Paris le 17 janvier 1949 in PRO/FO371/79131.
  • 5 Ibid.

4Dans le domaine de l’entraînement, et dans le but de disposer de nouveaux cadres pour revitaliser et maintenir une armée française de qualité, les partis politiques français soutiennent le programme de formation prémilitaire mis en place en 1945. Pour les forces françaises d’occupation en Allemagne, l’armée britannique contribue à l’instruction dans le domaine du RAC, de la défense Antichar et de la Transmission et, en France, notamment à l’instruction des personnels radar2. La formation de l’armée de l’Air française est retardée par le fait qu’en 1946, tous les avions à sa disposition sont dépassés techniquement3. La Marine française, dans l’après-guerre, continue d’appréhender favorablement les offres d’aide de l’Amirauté pour une formation de la Marine sur le modèle anglais, et les propositions britanniques pour des exercices communs sont acceptées avec enthousiasme4. À l’École de guerre navale récemment réouverte à Paris, où sont formés les officiers sous la direction du contre-amiral Adam, les élèves français ont l’occasion d’écouter des officiers de la Royal Navy s’exprimer sur le travail, entre autres, de la lutte anti-sous-marine, de la formation des convois, du dragage de mines et des communications. Dans leurs rapports sur la nouvelle école, tous les élèves, sans exception, citent les interventions britanniques comme étant les plus pertinentes. L’amiral Adam apporte son soutien et beaucoup de son enthousiasme à la poursuite de ce type de coopération, dans le but d’établir, ou au moins de développer, une politique voire une doctrine commune. En tout état de cause, les Britanniques, par la voie de leur attaché naval à Paris, reconnaissent que malgré les problèmes potentiels de sécurité, ce type de conférence apporte énormément aux officiers français et que, dans le contexte et l’espoir de l’Union occidentale, toute aide britannique à la nouvelle École de guerre navale reste fondamentale5.

  • 6 Note de Tedder au Foreign Office le 3 novembre 1949 in PRO/FO371/80046.
  • 7 Ibid.

5De l’après-guerre au début des années cinquante, les échanges entre les différents acteurs au sein des forces armées semblent confirmer l’importance primordiale des problématiques de formations. Ce sujet prend bien sûr une importance particulière lors de la mise en place de systèmes de défense intégrée, puisqu’il s’avère être un élément indissociable de leur réussite. Ainsi, le 2 novembre 1949, le général Hartemann, lors d’une conversation avec Lord Tedder, s’exprime sur l’importance de la formation pour les forces armées dans le cadre de la défense de l’Union occidentale, et affirme qu’il est désormais temps « que nous parlions la même langue, et que nous établissions une doctrine militaire sur une base internationale. Pour cela, il faut former la nouvelle génération d’officiers dans tous les pays concernés »6. D’ailleurs, Hartemann est apparemment « très anxieux de faire tout son possible pour contrer la mentalité défaitiste qui se répand en France »7.

6La formation pratique et théorique commune aux différentes armées ouest-européennes est donc au cœur des réflexions de l’encadrement militaire, et ce alors que la mise en œuvre des traités de défense multilatéraux présuppose une collaboration toujours plus étroite entre les forces militaires navales, terrestres et aériennes.

  • 8 Dépêche de Crosthwaite (Foreign Office) au capitaine de groupe Stapleton (ministère de la Défense) (...)

7Parallèlement à l’enseignement théorique dans le cadre de l’enseignement militaire, la France et la Grande-Bretagne privilégient les exercices communs qui permettent un partage de l’information dans un cadre plus opérationnel. Notons que les premiers exercices communs regroupent particulièrement l’armée de l’Air et la Marine, alors que l’armée de terre semble plus réticente vis-à-vis de ce type d’exercice. En mars 1948, lors d’une visite en France, Anthony Eden observe que les Français sont « parfaitement conscients » de leur faiblesse militaire et du fait que les pays d’Europe occidentale manquent de forces armées de valeur8 ; le sentiment d’incertitude en découlant contribue, affirme Eden, à l’instabilité du régime français. Crosthwaite, du Foreign Office, dans une lettre au Group Captain Stapleton du ministère de la Défense, ajoute :

  • 9 Ibid.

[Eden] remarqua aussi que les Parisiens parlaient toujours d’une journée un an auparavant où des avions britanniques avaient survolé la ville ; apparemment l’effet psychologique en avait été très positif. [Il] a donc proposé que des dispositions soient prises pour que des escadrons de la RAF entreprennent des vols de formation en France pendant le printemps et l’été. Ce genre d’activité, avec une bonne publicité, aurait l’effet de rassurer le public français9.

  • 10 Ibid.

Il est également proposé que des escadrons de la RAF rendent visite aux escadrons de l’armée de l’Air française, et inversement : les Britanniques ont l’intention de lier ces propositions au traité de Bruxelles, « mais sans suggérer qu’elles représentent une promesse d’envoyer des avions sur le continent en cas de guerre »10.

  • 11 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1949 in PRO/FO371/89250.
  • 12 Ibid.
  • 13 Ibid.

8Dans le domaine naval, des exercices de coopération et d’instruction, et notamment l’exercice Verity, qui se termine le 8 juillet 1949, contribuent beaucoup aux bonnes relations entre les deux Marines, surtout au regard de l’effort considérable fourni par la Marine française pour accomplir le maximum avec la faiblesse des moyens à disposition. Sa contribution, par exemple, à exercice Verity, représente près de 25 % des forces de surface, 27 navires, ce qui représente 65 000 tonnes, c’est-à-dire presque tous ses navires en service dans les eaux territoriales françaises11. Cet exercice comprend des opérations communes des forces maritimes des membres de l’Union occidentale : il leur fournit, en peu de temps, le maximum de formation dans les exercices tactiques, ainsi que dans la défense de convois et le dragage de mines. Verity révèle surtout la qualité de la communication entre les différents intervenants ; toutefois, sa réussite est également le résultat d’une attitude très positive et enthousiaste de tous ceux qui y participent ; il apparaît en effet comme un bon début pour la coopération maritime sous l’égide de l’Union occidentale, suscitant des initiatives pour une politique commune de formation militaire pour la Marine dans les plus brefs délais12. Sur le plan franco-britannique est déjà établi, suite à la réussite de Verity, un système de communications commun ce qui représente, d’après l’attaché naval britannique, « un exploit pour 1949 et un heureux augure pour l’avenir »13.

Le partage d’informations organisationnelles, stratégiques et techniques

9Dans le domaine stratégique, Français et Britanniques collaborent dès la fin de la guerre, même s’il faut attendre 1947-1948 pour voir véritablement s’échanger des informations entre les deux états-majors sur leurs postulats stratégiques respectifs, sous l’influence de la mise en place de pactes de sécurité collective. Il apparaît clairement dans les discussions entre la France et la Grande-Bretagne que le rôle des Américains est primordial pour ces problématiques. Même si les Britanniques acceptent l’établissement de structures de coopérations spécifiques avec leurs alliés français et européens, celles-ci ne leur paraissent pas viables sans une participation active des États-Unis.

  • 14 P. FACON, « L’armée de l’Air française à l’heure des pactes de Dunkerque et de Bruxelles 1947-1948  (...)

10La signature du traité de Bruxelles le 17 mars 1948 prévoit la responsabilité de chacun des pays signataires afin de « prendre à son compte les missions les plus urgentes et correspondant à ses possibilités, de façon à réaliser, dans les délais les plus brefs, les moyens militaires nécessaires à une défense concertée de l’Europe occidentale »14, c’est-à-dire pour la Grande-Bretagne, le bombardement moyen et lourd ; pour la France et les pays du Benelux, le développement de leur aviation d’interception et d’appui respectifs :

  • 15 Ibid.

Le renoncement de l’armée de l’Air à une force de bombardement peut apparaître comme une décision susceptible de grever lourdement son avenir. Il n’en reste pas moins que la France n’a ni les moyens ni la possibilité de mener une politique indépendante en la matière15.

Il est clair que la mise en place de traités de défense collective en Europe contribue de manière décisive au développement d’une réflexion stratégique commune entre Français et Britanniques. Il est néanmoins vrai qu’au niveau tactique, les relations entre les deux armées se développent dès la fin de la guerre. A ce titre par exemple, des programmes d’échange « Échange au pair » entre les deux forces armées rencontrent un vif succès.

11Il est clair également que malgré les suspicions réciproques, les échanges entre les deux armées se poursuivent avec régularité, même si la collaboration dans l’établissement d’un plan stratégique rapprochant les conceptions françaises et britanniques se développe bien sûr avec plus de facilité dans le domaine aérien, où le problème de frontière est plus ténu que dans l’armée de Terre, par exemple. Notons également que ces échanges semblent plus aisés au niveau des unités opérationnelles qu’au niveau des états-majors où, nous le verrons, les questions d’ego jouent parfois un rôle déterminant.

L’aspect humain

  • 16 Rapport annuel de l’attaché naval britannique à Paris pour 1951, op. cit.

12L’élément peut-être le plus caractéristique dans les rapports militaires et notamment navals pendant toute cette période reste la qualité des relations au niveau individuel entre les officiers français et britanniques, lors d’échanges et d’exercices de coopération. Les Britanniques, alors qu’ils constatent que le ministère de la Marine en tant que tel peut parfois être « suspicieux et acariâtre »16 (l’inverse étant certainement aussi valable), parlent très positivement des exercices de coopération : entre l’accueil, l’assistance, la coopération et l’amitié, leurs rapports mentionnent souvent les bons rapports individuels, ainsi que les efforts des deux parties pour parler la langue de l’autre. Oliver Harvey, dans un mémorandum à Bevin le 6 novembre 1950, écrit ainsi :

  • 17 Lettre de Harvey à Bevin le 6 novembre 1950 in PRO/FO371/89244.

Je renouvelle mon espoir que tout encouragement soit donné à nos autorités militaires dans leurs efforts de promouvoir entre les armées françaises et britanniques une compréhension plus étroite de leurs méthodes et traditions respectives17.

  • 18 Rapport de la Délégation militaire britannique pour le trimestre se terminant le 31 décembre 1949, (...)

Peut-être plus que par des décisions politiques, et malgré le lourd passif qui oppose les deux Marines, la coopération navale entre la France et la Grande-Bretagne pendant cette période se construit par la multiplication des contacts personnels, des échanges, l’étude des méthodes et de l’organisation de l’autre, vers une « mutuelle compréhension et une camaraderie profonde (qui se crée), au-dessus des préjugés »18.

13L’armée française connaît dès la fin de la guerre un important renouvellement de ses cadres qui contribue positivement au rapport entre les deux armées. Pendant les premiers mois suivant la Libération, les forces armées françaises sont mises à contribution au sein des forces alliées dans le but de gagner la guerre, et les autorités françaises étaient donc obligées de retarder la réorganisation de l’armée. Cette situation change dès la fin de 1945. Un nouveau gouvernement est formé : de Gaulle est toujours ministre de la Défense nationale, les ministères des Armées (personnel) et de l’Armement (matériel) remplacent les anciens ministères de la Guerre, de l’Air et de la Marine, et une nouvelle organisation est rapidement mise sur pied. En 1945, aucun des officiers français du Conseil supérieur de Guerre n’en faisait partie en 1939. Le général de Lattre de Tassigny est inspecteur général et chef d’état-major général ; le maréchal Juin, chef d’état-major du ministère de la Défense nationale ; et les généraux Koenig et Béthouart s’occupent des forces d’occupation en Allemagne et Autriche. Les deux militaires (« assez jeunes ») sont considérés par les Britanniques comme « des bons administrateurs [...] capables de maintenir des relations bonnes et amicales avec les Britanniques et les Américains ». Cette nouvelle organisation de l’armée française,

  • 19 Note du Brigadier T. Denis Daly à Duff Cooper et télégramme de Duff Cooper à Bevin le 7 décembre 19 (...)

[...] est en train d’être établie dans le cadre de la pensée moderne et sous l’inspiration du général de Gaulle, un homme d’État-soldat dont la vision militaire d’avant-guerre fut en effet prophétique [...] reste à voir si cela sera la bonne et la dernière réponse. De toute façon, c’est un essai courageux qui ouvre la voie, à travers les racines de la tradition du service19.

  • 20 Rappelons l’épuration dans les forces armées françaises : lire par exemple P. Novick, L’Épuration f (...)

Le renouvellement des cadres de l’armée française contribue donc de manière décisive à la bonne entente et au développement de liens personnels entre les deux armées20.

14Les relations personnelles entre officiers français et britanniques, malgré des événements récents encore douloureux (cf. Mers el-Kébir), sont donc relativement bonnes après la fin de la guerre. Il est vrai que le renouvellement d’une grande partie des cadres à la Libération, par des hommes ayant combattu côte à côte avec les Britanniques pendant plusieurs années, contribue grandement à ce rapprochement.

L’aide britannique aux forces armées françaises

15Au-delà des problèmes de formation, la principale faiblesse de l’armée française réside dans la pauvreté de ses moyens. C’est dans ce domaine particulier que les relations entre les deux pays vont le plus rapidement se développer, afin de permettre un rééquipement, certes partiel, d’une armée française qui représente à la fin de la guerre le maillon faible (parce qu’essentiel à toute architecture de défense) de la position militaire de l’Europe de l’Ouest. L’aide à l’armée de Terre est la plus problématique, parce que les sommes en jeu sont bien plus importantes que pour l’armée de l’Air, par exemple.

  • 21 Note du Trésor à Rumbold (Foreign Office) le 20 août 1945 in PRO/FO371/49167.

16Le programme de réarmement français commence pendant la guerre, mais s’arrête en avril 1945 avec la suspension d’envois britanniques au moment où l’aide américaine équipe huit divisions de façon complète, mais trois de façon partielle. À cette aide, ajoutons du matériel britannique pour la formation de trois divisions, qui complétera les trois divisions partiellement équipées par les États-Unis. En 1945, la contribution britannique n’est que la moitié de ce qui a été convenu dans le cadre du programme Fullspeed, qui a été suspendu ; et au moment de sa reprise plus tard dans l’année, des problèmes financiers prendront le dessus (les Français sont maintenant obligés d’acheter le matériel, et donc, « ne sont pas prêts à prendre tout ce qui leur est proposé sans en connaître le prix »)21.

  • 22 Note de Scarlett (ambassade britannique à Paris) à Hoyer-Millar (Foreign Office) le 22 janvier 1946 (...)

17Fin janvier 1946, les forces sous commandement britannique en France s’élèvent à 37 500 hommes, dont 5 100 pour la RAF, 800 Canadiens et 260 Royal Navy, 18 000 en transit en France, ainsi que 5 000 Polonais sous responsabilité administrative britannique. À Paris, on compte environ mille soldats britanniques de l’armée de Terre, 2 500 pour la RAF et 800 Canadiens (la plupart de ces derniers sont sur le départ). Une note de l’ambassade britannique à Paris au Foreign Office le 22 janvier 1946 précise qu’il est difficile de prévoir la réduction future des engagements de l’armée britannique vis-à-vis de la France – la question des fournitures mais aussi des forces d’occupation rentrent en jeu – en tout cas, pendant au moins un an, la situation restera certainement stable22.

  • 23 Mémorandum du Cabinet britannique portant sur l’assistance à la France dans la reconstruction de le (...)

18Dans les trois armées débutent donc de longues négociations franco-britanniques afin de faciliter le rééquipement de l’armée française. Le rééquipement de l’armée de l’Air française est emblématique de cette politique. Le 29 août 1945, suite à plusieurs demandes françaises – dont les réponses « n’ont pas toujours été aussi favorables que nous l’aurions souhaité »– des membres du Cabinet britannique rédigent enfin un mémorandum sur l’aide de la Grande-Bretagne à la France pour la reconstruction de son industrie aérienne. Le Cabinet considère qu’il est « évidemment dans notre intérêt, pour des raisons de défense comme pour des raisons économiques, de s’assurer que les Français reconstruisent leurs forces aériennes et industrie de défense en étant dépendants de nous de façon substantielle »23.

  • 24 Ibid.

19Le mémorandum, qui a l’approbation des chefs d’état-major, rappelle qu’une mission française est attendue en Grande-Bretagne le 10 septembre, et propose de donner à la France les facilités indiquées ; d’informer les autorités américaines de leur désir de communiquer de l’information à l’industrie aérienne française, « y compris ce qui est classé "secret" », à quelques exceptions près à leur notifier ; puis de demander leur accord sur des informations concernant du matériel d’origine anglo-américaine24. Ces conversations mèneront aux accords Hartemann-Dickson (cf. infra).

  • 25 Une copie des accords Hartemann-Dickson se trouve in PRO/FO371/49182.

20Malgré le début de l’aide britannique décidée à la fin de 1945 en matière d’équipements aéronautiques, la situation française reste extrêmement précoce, notamment celle de l’armée de l’Air française : l’attaché de l’air britannique craint qu’elle ne devienne quasi inopérationnelle en 1948. La grande majorité de ses avions est originaire des accords Hartemann-Dickson de septembre 194525, qui établissait la livraison des surplus de la RAF afin de constituer le noyau d’une nouvelle force aérienne, à des conditions financières extrêmement raisonnables, et qui englobaient tout le matériel de rechange pendant trois ans. La plupart des avions sont techniquement dépassés ; les avions fournis pendant la guerre, issus des surplus britanniques et américains ne sont pratiquement plus opérationnels en raison de stocks de pièces détachées épuisés, et, à l’exception de quelques JU52, aucun avion n’est d’origine française. Depuis les accords Hartemann-Dickson, les pertes en matériel ont été supérieures à ce que les Britanniques anticipaient : certains escadrons en Indochine ont durement souffert, mais aussi, par exemple, l’escadron de bombardiers lourds Halifax, dont le matériel de rechange est pratiquement inexistant, ainsi que les services de transport. Le nombre d’avions en service est de plus en plus réduit.

  • 26 Rapport de l’attaché militaire britannique en 1950 sur le manque d’admiration et de respect publics (...)

21En 1950, l’armée française est toujours équipée d’un mélange de matériel britannique, américain et allemand, pour la plupart dépassé ou inutilisable, loin de la valeur du matériel et armements britanniques, américains ou soviétiques. Le matériel américain pour les forces françaises, soi-disant nouveau, paraît peut-être nouveau au soldat français, mais a en fait déjà au moins cinq ans. La qualité des jeunes recrues reste très élevée, comme l’indique l’attaché militaire qui observe que lui-même ainsi que les autres officiers de Sa Majesté n’ont entendu « que des éloges pour l’esprit et l’enthousiasme remarquables du jeune conscrit français »26.

  • 27 Commentaires de RL Seconde (Foreign Office) le 18 avril 1950 in PRO/FO371/89244.

22Toutefois, la mise en place du Pacte atlantique et le développement de l’aide américaine contribuent à un changement dans la qualité de l’approvisionnement aux armées françaises. Le 18 avril 1950, Seconde (Foreign Office) demande le développement de la publicité autour du Pacte atlantique, particulièrement au sein de l’armée de Terre, par exemple dans le cadre de l’instruction aux troupes, ou au travers des manoeuvres communes à petite échelle, ainsi que des échanges entre compagnies et unités respectives : « à mon sens, la restauration du moral français pourrait être beaucoup soutenu en amenant le Pacte atlantique devant les yeux des troupes françaises comme réalité efficace »27.

23Comme le démontre l’exemple les forces aériennes françaises, l’aide matérielle britannique apparaît essentielle dans une période particulièrement difficile pour l’armée française, même si elle ne suffit pas à compenser les carences criantes observées pendant cette période.

24Malgré l’aide britannique, la situation de l’armée française reste préoccupante en 1949-1950, particulièrement en terme matériel. Le Rapport annuel sur l’armée française de mai 1949 à février 1950 par le Brigadier MacNab est considéré par le Foreign Office comme étant extrêmement inquiétant. Le War Office prépare immédiatement un mémorandum sur la France et les questions de défense. Le Foreign Office souligne que :

  • 28 Rapport annuel sur l’armée française 1949-1950 signé MacNab, attaché militaire britannique à Paris, (...)

La renaissance espérée de l’industrie française d’armements ne peut pas aboutir tant que l’opinion publique française [...] reste convaincue que le réarmement militaire ne doit pas se faire au détriment du redressement économique. C’est important, puisque « le facteur limitatif de toute expansion de l’armée française en cas de guerre n’est pas constitué par les effectifs, mais par le matériel » [...] et puisque « la fourniture de matériel américain ne répondra sûrement pas aux besoins français ».
Le rapport montre que le système d’échanges entre les officiers français et britanniques est encore plus essentiel que nous le pensions. Il sera peut-être le moyen le plus fructueux, et certainement le plus subtil, d’introduire chez les Français des améliorations.
Alors qu’il y a certains signes d’espoir pour l’avenir, le rapport de l’attaché militaire est que « l’état actuel de l’efficacité de l’armée française est très bas et sa valeur en cas de guerre lors d’un conflit européen est négligeable »28.

  • 29 Voir Hughes TERTRAIS, Le Piastre et le Fusil, Le coût de la guerre d’Indochine 1945-1954, Paris, Co (...)
  • 30 Ibid.
  • 31 Ibid.

Le rapport identifie les causes de cette situation difficile : l’instabilité gouvernementale ; le manque de commandement unifié ; des problèmes d’ego et de jalousie au sein des autorités ; le moral ; le manque d’expérience moderne des officiers ; le sentiment que la contribution de la Grande-Bretagne à la défense occidentale est insuffisante ; le manque d’officiers de réserve et d’une politique de formation coordonnée ; un système administratif dépassé ; le manque de compréhension et coopération entre les trois services ; la guerre d’Indochine (277 000 combattants français) et ses conséquences financières29 ; le manque de ressources financières en général ; le manque de matériel (MacNab confirme que les usines d’armements nationalisés travaillent actuellement à 10 à 15 % de leur capacité : la production militaire est très loin des standards exigés par le matériel moderne dont la France a besoin, les crédits étant essentiels, mais non compatibles avec la reconstruction économique) ; enfin, le risque d’infiltration communiste dans des forces armées mobilisées. Enfin, à l’égard de la Grande-Bretagne, malgré beaucoup d’« amitié et admiration » pour l’armée britannique, le sentiment général semble être que la Grande-Bretagne est peu disposée à engager ses ressources militaires en cas de guerre (notamment pour la frontière du Rhin). D’ailleurs, une campagne de propagande selon laquelle « l’intention de la Grande-Bretagne est de défendre l’Europe ailleurs qu’en France » a accentué ce sentiment30. MacNab conclut qu’il serait néanmoins « trompeur de conclure sur une note pessimiste », et rappelle l’annonce de réformes structurelles au niveau du commandement, l’arrivée de matériaux (programme MAD, Mutual Aid Defence), des échanges importants en perspective, et enfin, « une volonté saine de travailler et un enthousiasme universel de continuer le travail ». Dans ce contexte, il voit l’avenir de l’armée française « avec un certain degré d’optimisme prudent ; mais il ne faut pas se faire d’illusions sur la rapidité de son redressement »31. La conclusion du Foreign Office est moins optimiste :

  • 32 Commentaires de Mallet (Foreign Office) le 28 mars 1950 in PRO/FO371/89244.

La France étant la clé de la défense occidentale, ce tableau est suffisamment décourageant, et la question est soulevée de savoir si nous pouvons faire quelque chose pour l’améliorer. Pour un grand nombre des problèmes, nous ne pouvons évidemment rien faire, et d’une certaine manière nous donnons déjà une aide précieuse comme, par exemple, pour le système d’échanges d’officiers. Je pense que cela vaut la peine de consulter nos propres autorités militaires, et peut-être le maréchal Montgomery, pour savoir si nous pouvons faire autre chose sous l’aspect purement technique pour appuyer le redressement de l’armée française.
Fondamentalement, il paraît clair qu’il n’y aura pas d’armée française utile pendant que la guerre d’Indochine se poursuit, et avant que l’industrie française d’armements soit de nouveau dans une position d’équiper l’armée française. Ces considérations amènent à se demander s’il est vraiment dans l’intérêt commun de la défense mondiale contre le communisme que les Français s’accrochent à l’Indochine, et aussi si la question de crédits pour la restauration de l’industrie française d’armements ne devrait pas être examinée dans le contexte du Pacte atlantique32.

Il est donc clair que malgré l’aide apportée et la coopération entre les deux pays, les Britanniques s’interrogent sur la capacité de l’armée française (ainsi que des gouvernements successifs) à représenter une force durable et solide au cœur du système de défense ouest-européen. Cette incertitude va se matérialiser par la persistance de quatre obstacles majeurs à la coopération militaire entre les deux pays.

Des obstacles certains

La contrainte matérielle et financière

25Malgré l’aide militaire britannique, la situation de l’armée française s’avère particulièrement difficile jusqu’à la fin des années cinquante. Ces difficultés, nous le verrons, amènent les Britanniques à s’interroger sur le moral et la capacité même de la France à faire face aux engagements qu’implique sa position stratégique au cœur de l’Europe de l’Ouest. La faiblesse de l’armée française est triple : elle touche au moral des troupes, à de graves carences matérielles et au manque continu de moyens financiers à la disposition des gouvernements successifs.

26À la fin de la guerre, les forces armées françaises et britanniques sont affaiblies et moralement épuisées. Fin 1945, l’effectif de l’armée française est de 700 000 hommes, chiffre qui baissera en 1946 avec la démobilisation des classes les plus âgées. En octobre 1945 la France compte, en théorie, vingt divisions ; deux mois plus tard il n’en restera que dix-sept : quatre divisions mécanisées, douze d’infanterie et une aéroportée, dont huit font partie des forces d’occupation en Allemagne et une en Indochine. Ajoutons à ceci 64 bataillons d’infanterie légère sous commandement régional ou engagés dans la protection des lignes de communication, dont dix-neuf sont sous contrôle opérationnel américain jusqu’à la fin décembre 1945. En même temps que la reconstruction de ses forces armées, la France doit entretenir des forces d’occupation en Allemagne ainsi qu’une présence coloniale, et aimerait construire une force stratégique d’intervention, ce qui est à cette date impossible.

  • 33 Ibid.

27Pendant la période « opérationnelle » avant la fin de la guerre, le moral des forces armées françaises est plutôt bon. L’attaché militaire britannique dans son rapport de décembre 1945 sur l’armée française rappelle que le remplacement du général Juin par le général de Lattre de Tassigny avant le débarquement dans le sud de la France, aurait pu avoir un effet négatif sur l’état du moral des troupes françaises ; néanmoins, « l’idée de débarquer sur le sol français compense rapidement les effets du changement de commandement », le nouveau général ayant réussi à maintenir le moral en appliquant une discipline très sévère33.

28Cependant, le dernier hiver de la guerre amène une baisse du moral : l’hiver est difficile et les positions sur le terrain sont figées ; les blessés sont très nombreux et leurs remplacements non complètement assurés ; l’intégration des troupes mal formées des FFI, au lieu d’avoir un effet positif sur le moral, crée plutôt des « jalousies mesquines ». En décembre 1945, Brigadier Denis Daly affirme que le moral de l’armée française a « décidément chuté » depuis la fin de la guerre :

  • 34 Ibid.

La démobilisation, le désir de rentrer en France, l’aversion d’être sous le commandement de nouveaux officiers qui, dans beaucoup de cas, n’avaient pas servi pendant la guerre depuis 1940, y ont tous contribué. Le problème de trouver des officiers expérimentés pour remplacer ceux qui avaient été démobilisés et de faire face à l’expansion des effectifs a eu pour conséquence le réemploi de beaucoup d’officiers de Vichy. Ceci a entraîné inévitablement des frictions, surtout avec les officiers de la « Résistance » et des FFI34.

  • 35 Lettre de Crosthwaite (Foreign Office) à Stapleton (Foreign Office) le 22 mars 1948 in PRO/FO371/89 (...)
  • 36 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1949, op. cit.

Les inquiétudes britanniques s’expriment également dans le domaine de la Marine. L’effet du moral sur l’attitude générale de la Marine est effectivement très présent dans les rapports britanniques de l’époque. Comme nous l’avons vu, dès 1948, Eden note que la France est très consciente de ses faiblesses militaires, et que cet état de fait affaiblit la position militaire de toute l’Europe de l’Ouest et contribue à l’instabilité de la région face à la menace militaire soviétique35. Cependant, le moral au sein de la Marine française reste beaucoup plus élevé que dans le reste des forces armées : malgré les problèmes considérés ci-dessus, ainsi que la posture délicate de la Marine française, le moral, selon les termes de l’attaché naval britannique à la fin des années quarante, reste sans aucun doute élevé36.

29Au-delà des problèmes d’affaiblissement du moral des soldats, la seconde source d’inquiétude chez les Britanniques réside dans l’affaiblissement matériel de l’armée française. En premier lieu s’accumulent les problèmes économiques, financiers et budgétaires, et particulièrement la contradiction, surtout du côté français, entre l’effort voulu et les moyens disponibles. Dès 1946-1948, la Marine nationale, comme toutes les forces armées, est sous la menace d’une réduction de son budget – et donc de ses moyens humains et matériels – suite aux difficultés financières rencontrées par le gouvernement français. Elle n’a plus les ressources financières suffisantes pour maintenir et améliorer la flotte française existante ainsi que ses établissements de formation, et surtout pas assez pour les renouveler ; elle ne compte à cette date que trois ou quatre croiseurs et quelques unités de plus faible tonnage. Le budget de 1949 limite le personnel naval actif à 54 000 hommes et subit une réduction de 6 % par rapport à 1948. D’ailleurs, la situation en Indochine absorbe déjà beaucoup de ses ressources, en matériels et en hommes.

  • 37 Ibid.
  • 38 Ibid.

30L’impression générale reste celui d’une force navale qui consacre énormément d’effort à sa réorganisation et reconstitution, mais qui est constamment freinée – et donc frustrée – dans ses démarches, par un manque d’argent et de matériels. Le rapport annuel de 1949 de l’attaché naval britannique à Paris confirme que l’aspect financier est devenu embarrassant dans les affaires entre les deux pays. Le fait de ne pas avoir à leur disposition les moyens nécessaires pour une pleine participation aux projets navals fait que « leur fierté risque d’être heurtée »37 lorsqu’il s’agit, par exemple, de visites d’officiers de la Marine nationale en Grande-Bretagne, de l’accueil de navires de guerre britanniques dans des ports français, et, comme ce fut le cas en juillet 1949 lors de l’exercice Verity, d’accorder des devises pour permettre aux Français de débarquer en Angleterre. À titre anecdotique, en juin 1949, lors de la « semaine de la Marine », la Marine nationale étant représentée sur la Seine par une seule de ses unités, la demande de quelques officiers britanniques, en visite à Paris, de faire une petite sortie autour de l’île Saint-Louis le dimanche, est refusée : « on nous a demandé de ne pas exposer la misère relative de la Marine française »38.

31Les opérations intensives et continuelles en Indochine continuent de capter la plupart des ressources de la Marine nationale, sans résultats évidents. En fait, l’effort maritime en Indochine – presque 10 000 hommes et 30 à 40 navires, soit quelque huit milliards de francs par an – représente plus ou moins un quart de l’effort total français, ces sommes étant ponctionnées sur le budget de la Marine ; alors que les opérations de l’armée de terre et de l’armée de l’air sont prises en charge par le ministère des Territoires d’outre-mer, dont le budget total pour les opérations en Indochine s’élève à 100 milliards de francs. Surtout, la Marine française doit vite se moderniser, alors que sa propre organisation administrative est en pleine reconfiguration.

  • 39 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 juin 19 (...)
  • 40 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 septemb (...)

32Les problèmes financiers des forces armées françaises sont également reproduits dans le domaine de la formation où, par exemple, en 1950, le nombre d’officiers participant aux programmes « Échange au pair » n’augmente pas (de 50 à 65) à la date prévue, pour des raisons entièrement d’ordre budgétaires39. De plus, la même année, la France reporte définitivement l’extension de ce programme aux territoires d’outre-mer. Finalement, plus tard dans l’année – après les changements politiques que nous décrirons – la France augmente de 50 à 67 le nombre d’officiers participants, et cinq officiers des deux parties iront en Allemagne occupée ; le ministère de la Défense nationale accepte enfin l’invitation britannique à une troupe Allied Army d’entraînement à Bude en automne ; l’exercice Cupola (une troupe « AA » Fire Command britannique à Paris) se déroule avec succès ; et la perspective d’une participation à l’exercice Emperor est accueillie avec enthousiasme par tous40. Toutefois, un projet d’échange de jeunes élèves officiers d’écoles françaises et britanniques, idée proposée par les deux parties, doit être rejeté par la France, le budget de 1950 étant déjà trop restreint.

  • 41 British Military Mission to France, Monthly Progress Report, n° 7, 1er-28 février 1946 in PRO/FO371 (...)

33Les Britanniques sont donc très attentifs à la détérioration de la situation dans les forces armées françaises, qui font face à l’une des périodes les plus difficiles de leur existence. L’armée « se bat pour sa propre existence comme force combattante efficace, et comme base d’expansion dans l’avenir ». Pour cela, « elle a besoin d’être entièrement revitalisée, et de se détacher de l’apathie actuelle d’après-guerre qui assaille et l’armée, et la nation »41.

34Les réductions sévères de dépenses des forces armées françaises vont avoir un effet non négligeable sur la nouvelle organisation militaire (une conséquence immédiate est le problème du financement du service militaire obligatoire). Quatre divisions des forces armées terrestres sont supprimées, et d’autres réductions sont attendues ; les régions militaires passent de quatorze à dix et le nombre d’officiers réguliers de l’armée est en discussion, le plafond pour 1946 étant de 460 000 hommes, objectif d’ailleurs difficilement atteignable pour un budget qui s’élève à seulement 98 milliards de francs.

  • 42 Ibid.

35Dans ces conditions, l’attaché militaire britannique à Paris ne s’étonne pas du retard de la réponse française aux propositions d’aide britannique. Il souligne néanmoins le besoin français de connaître les termes financiers exacts de cette offre, notamment le coût du matériel individuel pour certains types de divisions. Le War Office reçoit cette demande en janvier 1946, n’a toujours pas établi une liste précise deux mois plus tard. Le gouvernement français a également besoin de connaître le coût de l’entretien pour le matériel déjà reçu : de nouveau, la réponse britannique est extrêmement tardive42.

  • 43 British Military Mission to France, Monthly Progress Report, n° 16, 1er-30 novembre 1946, le 1er(...)

36La situation matérielle difficile de l’armée française semble gêner la planification de ses besoins. En effet, des problèmes d’estimation se multiplient pendant cette période concernant les demandes d’aide françaises adressées aux Britanniques. Ainsi, fin 1946, la commande pour le matériel de la division aéroportée n’est toujours pas déposée, en raison d’une sous-estimation des coûts de 750 000 livres de la part des Français ; le Trésor baisse le montant de la commande, et le Foreign Office espère que les derniers 400 000 livres seront votés en France. Le programme de formation est toujours en attente, « nous avons averti les Français qu’il est peu probable qu’ils reçoivent de l’assistance en formation à l’échelle planifiée originellement »43.

37En juin 1946, le rapport de l’attaché militaire sur l’armée française souligne les nombreux problèmes malgré « beaucoup de talent et d’enthousiasme », notamment la multiplicité des autorités militaires ainsi que le manque de communication interne entre eux, et l’incapacité de ces autorités de planifier de façon efficace. Cependant,

  • 44 Rapport de l’attaché militaire britannique, juin 1946 in PRO/FO371/59950.

Si la scène est lugubre, elle est au moins compréhensible. L’occupation allemande et la division conséquente des officiers en groupes différents selon les voix de leur conscience ont créé un état de désunion au sein de l’armée française inconnu depuis le temps de l’affaire Dreyfus44.

  • 45 Ibid.

Il rappelle néanmoins « des signes d’espoir », notamment l’imagination du général de Lattre de Tassigny, qui a « insufflé aux jeunes de l’amour-propre, de l’enthousiasme et de nouvelles idées »45.

  • 46 Rapport de l’attaché militaire britannique pour 1948-1949 in PRO/FO371/89244.

38En 1948-1949, la situation reste toujours très difficile : la coopération entre les armées de Terre française et britannique ne rivalise pas avec celle des deux Marines et, surtout, des deux forces aériennes. L’attaché militaire britannique constate que les négociations entre les deux portant sur le réarmement de l’armée de Terre française avancent beaucoup plus lentement que leurs équivalents avec l’armée de l’Air et Marine françaises, et il rappelle que l’intérêt américain « a presque entièrement disparu ». Un engagement de maintenance à long terme vis-à-vis de l’armée française n’intéressera pas les États-Unis : « Les autorités militaires françaises en sont parfaitement conscientes, et sont inclines à se tourner de plus en plus vers le Royaume-Uni pour leurs besoins. Une décision politique à haut niveau est exigée de façon urgente. »46

39La faiblesse matérielle de l’armée française reste donc patente aux yeux des autorités britanniques, même si la situation en Grande-Bretagne peut parfois apparaître elle aussi difficile. La Grande-Bretagne, contrairement à la France, affronte dans les années d’immédiat après-guerre un problème de downsizing. Or, cette politique de repli des moyens alloués à l’armée sera, sous la pression des menaces, rapidement révisée. Il apparaît à cette occasion que les Britanniques font également face à de sévères problèmes d’organisation dans leur armée, comme le montre la presse de l’époque, ce qui d’ailleurs ne sera pas sans conséquence sur leur capacité à aider leur voisin français.

  • 47 Discours de Bevin d’octobre 1948 à la Chambre des communes in PRO/FO371/80046.
  • 48 Ibid.

40À l’automne 1948, Bevin évoque sa politique en termes d’effectifs et de moyens. Il explique la récente décision d’« arrêter le cours de détérioration » des forces armées britanniques par l’état de la situation internationale à cette date : en décembre, le Service national est rallongé à dix-huit mois, jugé « nécessaire pour permettre à ce pays de répondre à ses engagements à travers le monde »47. Bevin évoque à la Chambre des communes les prévisions pour l’année 1949 dans le domaine de la défense. Le budget de défense pour l’année 1948-1949 sera de 760 millions de livres (il était de 692 millions de livres l’année précédente, mais notons que l’augmentation réelle est de 107,5 millions de livres, car les dépenses de l’année précédente comprenaient du terminal expenditure d’un montant de 60 millions de livres). Donc, une augmentation de la production qui donne la priorité aux ressources productives nationales, et une baisse de 6 % pour les effectifs en uniforme. Bevin souligne que le gouvernement est conscient des « limites au fardeau que nous pouvons porter » sans compromettre le redressement économique. Les dépenses pour cette année sont estimées à 760 millions de livres48.

  • 49 Mémorandum britannique sur la contribution britannique à la défense de l’Union occidentale, octobre (...)

41Le budget de défense britannique pour 1949-1950 est défini dans l’objectif du maintien de 793 000 soldats, qui seront 750 000 en 1950, soit 3,35 % de la population active britannique, ou 1,55 % de la population totale. La Royal Navy compte 145 000 hommes ; deux croiseurs lourds et huit croiseurs légers sont en construction. Huit nouveaux destroyers seront construits en 1950 et 1951, les porte-avions existants étant en cours de modernisation et des avions pour l’aéronavale en cours de développement. Entre 1948-1949, cinq cents navires ont été réparés. Le travail en cours sur les nouveaux croiseurs est cependant suspendu dans l’attente du développement d’armements plus modernes. Les forces armées terrestres comptent 400 000 hommes en 1949, 380 000 en 1950, et la production de matériel moderne (chars, radar) se poursuit. La Royal Air Force, quant à elle, compte 225 000 hommes en 1949 et 213 000 en 1950. Elle comprend des forces aériennes tactiques, équipées d’avions Meteor et Vampire (types d’avions destinés également aux forces de l’Union occidentale). Un système intégré de matériel radar s’étend sur la Grande-Bretagne ainsi que sur toute l’Union occidentale, et la capacité britannique de production en matière d’avions de chasse est en cours d’expansion. La France, la Belgique et les Pays-Bas produiront également des avions ainsi que des pièces détachées sous licence britannique49.

  • 50 Le Monde, le 16 février 1949 in PRO/FO371/79250.
  • 51 Ibid.

42Toutefois, les objectifs ambitieux du gouvernement britannique ne cachent pas des difficultés dans leur mise en œuvre. Un article du Monde du 17 février 1949 d’après un rapport publié la veille évalue les dépenses militaires britanniques pour 1949 à 759 860 000 livres, soit 900 milliards de francs, et 107 milliards de francs de plus que 1948 (les forces armées à 793 000 hommes, 750 000 en 1950), ce qui dépasse largement le budget militaire français. Le Monde est frappé de constater les mêmes critiques dans la presse britannique que dans la presse française : que les moyens défensifs nationaux ne sont pas à la mesure du budget alloué : « Faut-il croire qu’il y aurait là un vice commun aux administrations militaires de plus d’un pays ? »50 Le journal rappelle que le plan de défense britannique prétend tenir compte du traité de Bruxelles et des décisions de l’état-major interallié : « on serait heureux de savoir dans quelle mesure. Les indications publiées à ce sujet sont jusqu’à présent insuffisantes ». Effectivement, elles se réfèrent seulement à un système commun de radar propre aux puissances occidentales, « fondé sur l’équipement au sol de la Grande-Bretagne »51.

  • 52 Mémorandum sur la contribution britannique à la défense de l’Union occidentale, octobre 1949, op. c (...)

43L’armée française peine donc à s’équiper en nouveaux matériels en raison de la situation financière difficile que traverse à cette époque le pays. Les contraintes nées du financement du développement des forces armées dans le cadre par exemple de l’Alliance atlantique obligent les gouvernements à accroître fortement leur budget militaire. Les budgets des cinq pays du pacte de Bruxelles pour les dépenses en matière de défense augmentent fortement en 1949-1950 : 3 040 millions de dollars pour la Grande-Bretagne ; 1 312 millions de dollars pour la France ; 106 millions de dollars pour la Belgique ; 297 millions de dollars les Pays-Bas et 2,8 millions de dollars pour le Luxembourg52.

44La position financière de la France en ce qui concerne ses dépenses militaires est donc particulièrement difficile entre 1945 et le début des années cinquante. Les raisons en sont principalement les difficultés économiques du pays jusqu’en 1949 avec la priorité donnée à la reconstruction, la captation des faibles moyens par le conflit indochinois, et l’absence de réformes substantielles dans l’organisation des armées qui n’aura véritablement lieu que sous la direction de Moch à la Défense nationale.

La qualité des intervenants

45Le deuxième facteur qui limite le développement des relations militaires entre la France et la Grande-Bretagne est de nature politique, principalement par les effets de l’instabilité politique française de l’époque, et les changements de dirigeants politiques et militaires qu’elle implique. La tendance politique de ces personnes ainsi que leur soutien (ou non), des relations avec la Grande-Bretagne, auront également des répercussions importantes sur la facilité du déroulement de la coopération militaire entre les deux pays. La correspondance diplomatique et militaire britannique souligne régulièrement la perte de temps et d’argent résultant des réformes continuelles, suivant les changements politiques incessants ayant pour conséquence des bouleversements au ministère de la Défense et dans les états-majors. Citons par exemple le rapport annuel de l’attaché militaire britannique de 1948 :

  • 53 Pièce jointe n° 2 du Rapport annuel de l’attaché naval britannique à Paris pour 1948, op. cit.

L’état de la Défense nationale et les forces armées en France est [...] une vraie caricature des revirements, indécisions, intrigues politiques, incompétences et manque de toute politique évidente de la part des gouvernements successifs que la France s’est vue imposée ces dernières années53.

  • 54 Télégramme de Duff Cooper à Bevin accompagnant le rapport de Hole, le 29 mars 1946 in PRO/FO371/599 (...)

Le problème du manque de cohérence dans la mise en œuvre d’une politique de défense en France se pose en effet depuis la fin de la guerre. Fin mars 1946, Duff Cooper envoie à Bevin un rapport de Hole, le général consul à Nice, qui évoque les conséquences pour l’armée française du changement de gouvernement, et plus particulièrement du départ du général de Gaulle, dont la forte personnalité avait permis de donner à l’armée des crédits que ne justifiait pas aux yeux de beaucoup le déclin de son prestige : « L’armée française en tant qu’institution nationale n’a pas récupéré, dans l’estime publique, le prestige ou la popularité qu’elle a perdus en 1940. »54 Suite à une réunion le 28 novembre 1946 entre Salisbury-Jones et le général Blanc (de la Commission de réforme de l’armée de Terre), le Major-General britannique écrit :

  • 55 British Military Mission to France, Monthly Report n° 16, op. cit.

Lorsque le général de Gaulle fut à la tête du Gouvernement, il fut également ministre de la Défense et donna des indications claires quant à la politique à suivre. Depuis, il n’y a eu aucun ministre de la Défense et aucune politique. Normalement, la question d’organisation n’a pas une grande importance ; la plupart des méthodes marchent, quelques-unes mieux que d’autres ; et elles dépendent souvent des goûts de quelques hommes à la tête de l’armée. Cependant, actuellement, le manque d’organisation est tel qu’aucune décision ne peut être prise et aucun travail utile effectué55.

Il s’avère donc que le départ de de Gaulle, puis l’absence de personnalités fortes au ministère de la Défense jusqu’à l’arrivée de Moch trois ans plus tard vont peser sur les réformes pourtant nécessaires.

  • 56 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 septemb (...)
  • 57 Lettre de Harvey à Bevin le 6 novembre 1950 in PRO/FO371/89244.
  • 58 Rapport de la Délégation militaire britannique à Pais pour le trimestre se terminant le 30 septembr (...)

46La plupart des échanges et projets de coopération franco-britanniques retardés pendant l’année 1950 sont acceptés peu après les nominations de Moch et du général Schlesser, « un grand ami de la Grande-Bretagne »56. Oliver Harvey, alors ambassadeur britannique à Paris, note, le 6 novembre 1950, que le remplacement de René Pleven par le « plus dynamique » Moch en tant que ministre de la Défense nationale ne peut qu’augmenter les possibilités de réussite des échanges entre les forces armées. De plus, son secrétaire militaire, le général Schlesser, se montre fort encourageant pour toute forme de la coopération militaire franco-britannique, ce qui ne peut qu’avoir des conséquences favorables sur le déroulement des échanges entre les deux armées57. De fait, la plupart des programmes de liaison bloqués sous Pleven et son secrétaire militaire le général Crepin, sont maintenant rétablis, notamment les « Échanges au pair » et Paying Guests entre les deux armées58.

  • 59 Mémorandum du Foreign Office fin janvier 1949 in PRO/FO371/79254.

47Par ailleurs, les difficultés nées de l’instabilité politique en France ont parfois des conséquences directes sur le bon déroulement des organisations militaires paneuropéennes auxquelles la France adhère. Ainsi, un mémorandum du Foreign Office de fin janvier 1949 admet que la raison d’une mauvaise estimation des besoins des forces armées des Cinq du traité de Bruxelles est « attribuable surtout aux Français – l’effacement continu des gouvernements en automne dernier et leur incertitude en ce qui concerne les personnalités à nommer », mais aussi le retard dans la nomination de représentants au Military Supply Board, ainsi qu’un manque de confiance dans « la sécurité des autres » qui entraîne des hésitations entre les Cinq : « Cela est inévitable, et ne peut être surmonté que par la confiance apportée par une coopération continue. L’importance de la confiance mutuelle atteinte jusqu’à maintenant est largement supérieure aux attentes d’il y a dix mois. »59

  • 60 Attaché militaire.
  • 61 Ainsi, les relations entre les différentes autorités militaires et politiques ne sont pas toujours (...)

48Les Britanniques doivent constamment se tenir informés des modifications dans les organigrammes de l’armée française de l’époque. Salisbury-Jones60 en mai 1948 souligne le changement dans l’équilibre militaire français : la perte d’influence du général Revers et la montée en puissance du général de Lattre, ayant maintenant sous son contrôle la formation de toutes les forces armées françaises, le programme d’instruction du Staff College et la direction des exercices combinés61 ; ainsi que le cumul des postes d’inspecteur général de l’armée, et d’inspecteur général des Forces armées : « l’idée sous-jacente est que les équipes combinées prennent de plus en plus de responsabilités ; par conséquent, les responsabilités de l’état-major de l’armée sont réduites. »

  • 62 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1951, op. cit.

49Enfin, au-delà des changements d’interlocuteurs militaires, la multiplication des personnalités politiques et l’hétérogénéité de leur compétence pose problème pour la coopération entre les deux pays. En juillet 1951, le nouveau gouvernement de Pleven nomme Jacques Gavini au ministère de la Marine. Choix politique, Gavini, dont les manières charmantes « ne sont pas renforcées par un enthousiasme pour les affaires maritimes », selon l’attaché naval dans son rapport de 1951, remplace le très énergique et nautically minded André Monteil. Ce rapport n’hésite pas à souligner le fait que la Marine française, comme les autres forces armées, reste tributaire du manque de cohérence du système politique, et donc « pour la plupart à la merci de personnes irresponsables ». Il regrette que ces conditions, ainsi que la rémunération peu élevée, entraînent le départ d’individus brillants pour d’autres carrières62.

Le problème de sécurité

50Au-delà des inquiétudes britanniques nées de l’affaiblissement matériel et moral de l’armée française, ainsi que du manque de visibilité à long terme né de l’instabilité politique, la Grande-Bretagne s’interroge dès la fin de la guerre sur les problématiques de sécurité dans la transmission d’information. Cette interrogation britannique n’est pas sans conséquence, puisqu’elle contribue à la détérioration des relations entre les deux armées.

  • 63 Extrait des conclusions du Cabinet de guerre sur la révélation d’information scientifique et la pro (...)

51Pendant la guerre, le problème de sécurité était déjà à l’ordre du jour. En mars 1945, lors des préparations pour la visite d’une mission de l’armée de l’Air française pour observer les méthodes de production et de recherche aériennes en Grande-Bretagne, la question de la sécurité dans le domaine scientifique est longuement discutée au War Cabinet, et l’opinion est divisée. Pour certains, à ce stade de la guerre, il ne fallait « rien sinon peu divulguer » à la France ; pour d’autres, tout refus de révéler des informations serait difficile de justifier, surtout que déjà, des pilotes de l’armée de l’Air française volaient sur un nombre considérable d’avions britanniques, étant donc parfaitement familiers avec leur équipement et que, d’ailleurs, des informations à ce sujet étaient sûrement déjà disponibles chez les Allemands63.

  • 64 Ibid.

52La France a pourtant besoin de cette information pour son industrie aérienne en temps de paix. Pour la Grande-Bretagne, des liens entre les industries aériennes françaises et britanniques auraient des conséquences utiles à long terme car, en l’absence d’informations et de fournitures de matériel de la part du Royaume-Uni, la France se tournerait sûrement vers les États-Unis, « qui saisiraient sûrement cette opportunité pour établir des liens commerciaux forts entre leur propre industrie aérienne et l’industrie aérienne qui, à son tour, sera de toute façon établie en France »64.

  • 65 Mémorandum du War Cabinet le 9 mars 1945, ibid.

53À cette époque, Churchill déclare dans un mémorandum au gouvernement du 15 mars 1945, qu’en attendant la décision d’un comité de ministres, « aucune divulgation de procédés ou appareils secrets utilisés par les services ne doit être faite aux Français ni aux autres alliés, à l’exception des États-Unis »65. Toutefois, le Foreign Office, face à une demande officielle du Gouvernement français (à laquelle le Air Ministry était favorable), regardait déjà plus loin :

  • 66 Mémorandum du Foreign Office signé Speaight le 15 mars 1945 in PRO/FO371/49167

Une interprétation trop littérale de cette conclusion pourrait nous amener à de graves ennuis avec les Français, et il est en effet difficile de la concilier avec [...] notre politique, largement partagée, de chercher à rétablir la France comme grande puissance et de maintenir les relations les plus proches avec elle dans tous les domaines [...] Après tous nos efforts à Washington et à Yalta de garantir une reconnaissance supplémentaire au statut français de grande puissance, et notre insistance continue afin de reconstruire sa force politique et militaire, il n’y a aucune logique à ce que nous exprimions maintenant des réserves vis-à-vis des Français. Rien ne peut être plus encourageant pour les éléments francophobes à Washington, dont nous avons combattu l’influence constamment pendant tant d’années66.

  • 67 Ibid.

Le Foreign Office souligne que l’effet sur les Français d’un refus serait désastreux, ces derniers étant déjà troublés par le manque de communication dans le domaine technique. Le professeur Rapkine, qui mène la mission scientifique française en Grande-Bretagne, avait demandé au Foreign Office une explication de ce comportement, car une attitude froide envers la mission Ziegler ne ferait que confirmer leurs suspicions que les Britanniques n’ont pas la moindre intention de les traiter comme égaux : « Rien ne saurait mieux donner prise aux sentiments latents anglophobes du général de Gaulle et pour jeter la France dans les bras de la Russie. »67

  • 68 Mémorandum du Cabinet britannique sur l’aide à la France, septembre 1945 in PRO/FO371/49182.

54Les Britanniques, après consultation avec les Américains, décident de ne montrer « rien de nature secrète » à la mission française ; et toute demande française d’information secrète spécifique sera étudiée à deux (rien n’étant communiqué aux Français de manière automatique). Le mémorandum de Churchill non seulement empêche donc cette inspection française de matériel secret, mais également « coupa brusquement le courant réduit d’information » à une autre mission française, plus petite, celle du Dr. Rapkine, présente en Grande-Bretagne depuis septembre 194468.

  • 69 Mémorandum du Cabinet britannique de septembre 1945, op. cit.

55Au mois d’avril 1945, les chefs d’état-major adjoints étudient de nouveau l’échange d’informations techniques et scientifiques, et proposent d’informer les États-Unis que la Grande-Bretagne a l’intention de communiquer des informations à la France, avec quelques exceptions, « jusque et y compris ceux classés secrets », tout en demandant aux Américains leur accord dans le cas où le matériel serait d’origine commune. Les chefs d’état-major donnent leur approbation ; Churchill refuse de nouveau. Et les demandes françaises, pendant leur visite, pour des informations non classifiées (par exemple l’accord britannique pour une production française de certains avions, moteurs d’avions ou matériel, reçoivent également une réponse négative du Premier ministre britannique), sont refusées. Le 23 juin, Churchill déclare que « ce n’est pas le moment opportun pour donner d’autres concessions aux Français ». Si les relations franco-britanniques deviennent plus satisfaisantes, il pourra reconsidérer sa position69.

  • 70 Appendix A au rapport des chefs d’état-major le 10 juin 1947 in PRO/FO371/61075.
  • 71 Ibid.

56Évidemment, ce genre de coopération ne rencontre pas chez les Britanniques les mêmes difficultés en ce qui concerne les États-Unis. En 1947, une note des chefs d’état-major affirme que même si la collaboration anglo-américaine est actuellement une collaboration informelle, tous les résultats dans le domaine de la recherche à travers le Commonwealth doivent être librement communiqués aux Américains, « sans marchandage ni restriction »70. Quant aux États-Unis, les informations communiquées aux Britanniques touchent à tout ce qui concerne les projets de recherche et développement « auxquels contribue ou a contribué le Royaume-Uni », y compris les projets de recherche et développement américains71.

  • 72 Ibid.

57Ces directives sont complétées par des accords spéciaux de coopération entre les forces aériennes américaines et britanniques : notamment des échanges, mais aussi la proposition britannique que leurs collègues américains testent des nouvelles bombes, leur propre matériel étant actuellement « peu convenable »72.

  • 73 Paul Willert, Group Captain, attaché de l’Air britannique, rapport sur son entretien avec le généra (...)

58Au-delà des problèmes de sécurité militaire stricto sensu, c’est le problème plus général d’une possible divulgation de documents et informations classifiées au profit de l’Est qui amène les Britanniques à s’interroger sur les problématiques d’infiltration communiste au sein de l’armée française. Dès le 17 mai 1945, le général Valin rencontre l’attaché de l’air britannique, le Group Captain Paul Willert. Leur conversation porte sur les problèmes d’organisation interne du ministère de l’Air français. Valin soulève notamment le problème communiste, car il rencontre souvent des difficultés avec les conseillers du ministre de l’Air. Le ministre lui-même manque d’expérience dans le domaine aérien, il est de « bonne foi, [mais] beaucoup trop enclin à penser faire tourner les usines qu’à porter son attention à l’édification d’une force aérienne française forte et moderne ». De plus, plusieurs de ses conseillers sont opposés à une proche coopération franco-britannique, peut-être en raison de la position communiste de refus de toute alliance militaire, économique ou autre avec la Grande-Bretagne. Au sein des forces aériennes, il anticipe une présence communiste plus élevée à la suite des élections prévues en octobre : le manque d’initiative du gouvernement dans les domaines économique et politique risque de provoquer une poussée du vote communiste, et une infiltration communiste dans les forces aériennes françaises lui semble donc inévitable73. L’attaché de l’Air britannique est conscient de l’importance de l’élément communiste :

  • 74 Ibid.

J’estime toujours que le ministre de l’Air lui-même est honnête et intelligent, mais extrêmement handicapé d’une part par un Cabinet profondément incompétent, qui est plus russe que français, et d’autre part par son propre manque de connaissance technique, ce qui l’oblige à s’appuyer sur ses conseillers [...]
J’étais assez impressionné par l’analyse sereine de Valin de la situation politique et par la façon dont il se met à des objectifs plus limités [...] Je pense que s’il est capable de trouver des officiers opérationnels expérimentés qui peuvent compenser son propre manque d’expérience en matière aérienne, il pourrait se trouver, malgré des difficultés politiques, dans une position à la fin de l’année beaucoup plus forte qu’on n’aurait pu imaginer il y a six mois74.

  • 75 Pièce jointe n° 2 du Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1948, op. cit.
  • 76 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1948, op. cit.
  • 77 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 juin 19 (...)

Pourtant, la menace de l’influence des communistes au sein des forces armées diminue dès 1947-1948, particulièrement après l’exclusion des ministres communistes du gouvernement Ramadier de mai 1947. En février 1948, on ne compte pas plus de 5 % de communistes dans l’armée de Terre, 6-8 % dans l’armée de l’Air, et dans la Marine, et une présence « négligeable » parmi les officiers75. La question du degré d’infiltration communiste dans les forces navales, et même dans tous les services, préoccupe moins les autorités britanniques : il n’y a par exemple aucune preuve de sédition communiste dans la Marine nationale à cette date (bien que quelques communistes comptent parmi les personnels civils administratifs – mais beaucoup moins que dans les forces aériennes). D’ailleurs, aux yeux des Britanniques, la Marine française est souvent freinée par des instructions (certainement d’origine ministérielle) de ne pas communiquer avec la presse communiste. Ainsi, cette peur des communistes a parfois des répercussions négatives pour les exercices de coopération navale, exercices qui pourraient bénéficier d’une couverture plus favorable par la presse : par exemple, le manque de publicité pour l’exercice Verity ; le manque de volonté pour une autorisation aux Motor Torpedo Boats britanniques de croiser le long de la côte atlantique ; et les restrictions françaises sur l’exercice Whitecliffs76. À titre anecdotique, une traversée de la Manche en canoë des SAS en 1950 est également refusée, car le ministre de la Défense affronte des difficultés dans les ports du nord de la France, où des manifestants communistes essaient d’empêcher l’arrivée de l’aide militaire américaine. (La délégation britannique, alors sensible aux raisons de ce refus, déplore néanmoins la façon peu amène et incorrecte dont il est communiqué77.)

  • 78 Concernant les généraux Revers et Mast : une partie du rapport secret du général Revers sur la situ (...)

59Enfin, suite à l’affaire des généraux de 1949-195078, MacNab, l’attaché militaire à Paris, dans un communiqué au War Office, note que la Grande-Bretagne (et aussi les États-Unis) échangent de façon de moins en moins libre leurs informations secrètes, au cas où elles tomberaient au travers des Français dans les mains de l’URSS :

  • 79 Lettre du général McNab au War Office le 19 janvier 1950 in PRO/FO371/89172.

La confiance dans l’intégrité de l’état-major français qui se reconstruisait petit à petit, va maintenant souffrir d’une rechute inévitable et mettra longtemps à cicatriser – un élément qui aura sûrement tendance à retarder le progrès du travail au sein d’organisations telles que le traité de Bruxelles et le Pacte atlantique79.

Ainsi, le manque de confiance des Britanniques face à l’élément communiste supposé dans l’armée française empêche, sur une période relativement longue, une pleine coopération avec la France alors que ce besoin est pourtant criant dans certains domaines.

  • 80 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1949, op. cit.
  • 81 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1948, op. cit.

60En ce qui concerne la coopération navale, à partir de 1949, et l’établissement de l’organisation pour la défense de l’Europe occidentale, l’Amirauté britannique commence à contrôler de façon plus stricte toute information disponible au ministère de la Marine, surtout en matière de sécurité. C’est notamment le cas des accords entre les États-Unis et la Grande-Bretagne concernant les pays tiers, information évidemment très recherchée par la Marine française. Dès lors, l’attitude britannique n’échappe parfois pas à la contradiction : alors que Londres encourage les Français à développer des méthodes modernes de guerre anti-sous-marines, il restreint la possibilité pour des officiers français de rendre visite à la Joint Anti-Submarine School, et n’autorise ses officiers à ne donner que des cours de base sur ce sujet à l’École de guerre navale. (D’ailleurs, le cours de 1949 est annulé, préférable pour les Français à une répétition du cours de 194880.) Au niveau technique, des considérations de sécurité freinent parfois des opérations de coopération navale. On note qu’en 1948, alors que la Marine française tient beaucoup à développer ses méthodes de formation sur les techniques anti-sous-marines, ses efforts ne sont pas couronnés de succès : pour des raisons de sécurité, le centre de formation avancé de Londonderry reste fermé aux officiers de la Marine française81.

La dépendance américaine

61Enfin, le dernier point de friction majeure entre les deux armées concerne les relations avec les États-Unis. Paradoxalement, nous verrons que si les Français reprochent aux Britanniques leur relation privilégiée avec les Américains, ils n’hésitent pas à jouer la carte américaine pour atténuer leur dépendance, particulièrement dans le domaine des matériels, vis-à-vis de la Grande-Bretagne.

  • 82 Note du ministère de l’Air à Hayter (Foreign Office) le 29 novembre 1947 in PRO/FO371/61075.
  • 83 Lettre de Attlee à Chiefley et aux Premiers ministres de la Nouvelle-Zélande et de l’Afrique du Sud (...)

62En janvier 1947, le Comité de défense britannique évoque la possibilité de standardisation militaire entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada, et décide de poursuivre la réflexion sur une base informelle. Les systèmes actuels (ambassades et Joint Staff Missions) seront toujours utilisés, et des officiers du Joint Staff Mission à Washington collaborent avec leurs collègues américains et canadiens pour établir une coopération entre les trois pays. Cette collaboration n’est pas annoncée au public et ne constitue pas une alliance militaire ; elle comporte néanmoins des procédures opérationnelles communes, une doctrine tactique similaire comme base de formation des officiers, une collaboration dans le domaine de la recherche, et enfin, la standardisation (ou interchangeabilité) d’équipement dans la mesure du possible. À la suite de cette réunion, les chefs d’état-major préparent des directives au Joint Staff Mission à Washington qui sont acceptées par les États-Unis et le Canada en juillet, et les ministères concernés reçoivent aussitôt des instructions pour commencer leur mise en œuvre. En mai et octobre, des officiers américains se rendent en Grande-Bretagne pour discuter des routes d’approvisionnement, et la première visite aux États-Unis d’un Air Vice Marshall britannique pour la mise en œuvre de la standardisation des matériels est prévue pour janvier 194882. Dans une lettre à trois pays du Commonwealth au mois d’août, Attlee déclare : « Il nous semble très clair qu’il serait imprudent de perdre maintenant, en temps de paix, l’avantage que nous avions gagné en temps de guerre, de notre collaboration étroite avec les États-Unis83. »

  • 84 Dépêche de Salisbury-Jones à Packard le 11 mai 1948, op. cit.

63En mai 1948, à l’issue d’un déjeuner entre le chef d’état-major général canadien et le Major-General Salisbury-Jones, les deux hommes sont rejoints par le général de Lattre de Tassigny et Teitgen. Dans une lettre au Major-General Packard (directeur du Renseignement militaire) du War Office le jour même, Salisbury-Jones soulève le problème d’élaborer un plan « pratique et efficace » pour faire face à une possible agression soviétique dans un avenir immédiat, ce qui impliquerait donc un engagement important de forces occidentales en Allemagne. Il est donc indispensable de prendre en compte les craintes françaises : « Ils devraient garantir que l’édifice que nous essayons de construire ne s’effondre pas au commencement par un manque de confiance des Français. »84

64Il est donc clair que l’entente particulière entre la Grande-Bretagne et les Américains gêne les militaires français. Ceux-ci vont toutefois user également de la carte des États-Unis pour diminuer leur dépendance à l’égard des Britanniques, ce qui ne contribue pas bien sûr au rapprochement entre les deux armées, particulièrement après 1949, comme nous le verrons, lorsque sont adoptés les plans américains d’aide à la reconstruction des forces armées de l’OTAN.

  • 85 Voir P. QUEREL, Vers une marine atomique, la Marine française 1945-1948, Collection « Histoires », (...)
  • 86 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 juin 19 (...)

65Dans le domaine maritime, la Marine française en 1948 utilise toujours et pleinement le porte-avions britannique Arromanches, prêté par l’Amirauté en août 1946, et qui contribue régulièrement aux exercices navals français dans l’Atlantique et en Méditerranée, ainsi qu’à un exercice dans la Manche au mois de juin avec des avions à terre de la Royal Navy85. L’aéronavale française a besoin de nouveaux équipements (les vieux avions dépassés ne sont pas remplacés, et il semble que cela ne se fera pas avant la fin de 1950), ce qui représente une source de grande inquiétude pour la Marine française. Ce rééquipement dans la Marine ne suit pas le même rythme que celui de la formation de son personnel naval qui, elle, est très rapide, et l’aide aéronavale britannique ne peut être qu’une solution temporaire. Dans les faits, l’Arromanches est le seul vaisseau moderne jusqu’à l’arrivée du USS Langley (qui deviendra le Lafayette) en 1951 des États-Unis. Dès la fin 1949, nous constatons que l’aide militaire à la France commence à provenir des États-Unis. Ainsi, le 16 décembre, Pleven confirme la livraison d’un porte-avions par les États-Unis sous l’égide du Pacte atlantique. Depuis la guerre, la Marine française souffre d’importantes pertes en navires et matériaux (dont une partie importante à Toulon en 1942 où, rappelons-le, le Haut Commandant français saborde une grande partie de sa flotte plutôt que, notamment, rejoindre les forces anglo-américaines). Bien que la Grande-Bretagne lui fournisse l’Arromanches et, en même temps, du matériel allemand (notamment quatre destroyers et quatre lance-torpilles), l’état de la Marine reste préoccupant : non seulement elle possède maintenant du matériel britannique, allemand, américain et italien, mais elle conserve encore une partie des anciens matériels d’avant 1940. Les problèmes de maintenance et coordination s’avèrent donc considérables86.

  • 87 Idem.

66De ce fait, alors que les programmes d’échange se déroulent et que les relations amicales se tissent entre les officiers avec une grande facilité, la coopération navale entre la Grande-Bretagne et la France rentre dans une période plus délicate au printemps 1950. Les difficultés se font jour notamment dans les réactions britanniques à l’esprit français de non-coopération, et le ton parfois inamical des réponses officielles aux demandes des forces armées britanniques. En fait, l’origine de ces révélations sur l’attitude étonnante des Français provient des commentaires des officiers américains, chargés d’organiser l’aide militaire à la France, qui rapportent aux Britanniques des propos peu amènes à leur égard. De plus, il existe le sentiment dans l’armée française que ce qui est apporté aux forces armées britanniques dans le domaine technique, ne correspond pas forcément à ce qu’elle reçoit (le ministère de la Défense nationale ayant adopté immédiatement une politique de réciprocité)87.

67Londres reconnaît rapidement, dès 1947, les effets négatifs possibles de l’aide militaire américaine sur ses relations avec les autorités militaires françaises.

  • 88 Télégramme de Harvey (Paris) à Jebb (Foreign Office) le 19 juin 1948 in PRO/FO371/72970.
  • 89 Ibid.
  • 90 Compte rendu d’une conversation entre le général Spaatz (ancien chef de l’état-major des forces aér (...)

68En effet, les questions financières ont un rôle non négligeable dans les problématiques d’équipement pour les forces aériennes françaises, et le Foreign Office affronte les réticences du Trésor pour la livraison d’armes à la France. Comme nous l’avons vu, fin 1947, l’ambassade britannique à Paris insiste que des considérations financières ne doivent pas empêcher la livraison de matériel, afin de préserver le gain politique né de ses livraisons, alors que l’aide américaine menace dès cette époque la relation privilégiée entre la Grande-Bretagne et la France. En juin 1948, le problème est de nouveau soulevé au Foreign Office. Il existe maintenant un accord officieux avec les Français (et aussi les Belges et les Néerlandais), qui ont fait une demande d’avions et équipement radar, ainsi que de la formation de leurs forces aériennes. Le 19 juin, Harvey écrit à Jebb que la question financière reste « la pierre d’achoppement » : malgré une pression de la part des autorités aériennes françaises, le ministère des Finances est fortement opposé à fournir du sterling pour acheter des avions et du matériel des Britanniques qui selon lui devraient être fournis par les États-Unis : « Ceci est très inquiétant, au regard des enjeux très importants relatifs à l’équipement de l’armée de l’Air française par des sources britanniques plutôt qu’américaines »88. Harvey estime que les autorités financières françaises, malgré l’avis des experts techniques qui soutiennent un équipement exclusivement britannique, étudient une démarche afin de se rapprocher des États-Unis « en espérant que leurs besoins seront comblés gratuitement »89. Cependant, dans le contexte du programme intensif de développement de la force aérienne américaine, des livraisons de matériel américain semblent impossibles (de toute façon, les États-Unis ne fabriquent pas la plupart du matériel dont la France a besoin)90.

  • 91 Lettre de la délégation britannique au North Atlantic Military Production and Supply Organisation à (...)

69Les autorités britanniques veulent répondre en fournissant plus de détails sur l’aide militaire à la France, notamment en matériels et formation aux forces aériennes. Dans le cadre de l’aide aux forces armées terrestres, la Grande-Bretagne fournit les armes dont l’armée française a absolument besoin (et le plus vite possible), mais souvent elle les lui vend, bien qu’à un prix peu élevé. Le ministre français de la Défense nationale demande plutôt un don qu’une vente, refusé, et de façon d’ailleurs assez méprisante de la part de la délégation britannique du North Atlantic Military, Production and Supply Organisation, responsable de la fourniture des matériels militaires aux pays de l’Union occidentale et de l’OTAN. (En fait, après un acompte initial de 50 000 livres, les Britanniques n’obligeront pas l’armée française à rembourser le solde91.)

  • 92 Lettre de l’ambassadeur britannique à Paris à Mallet (Foreign Office) le 26 mai 1950 in PRO/FO371/8 (...)

70Dans un mémorandum au Foreign Office, l’ambassadeur britannique se réfère à un discours récent de Pleven faisant référence aux armes reçues de la part des États-Unis, sans mentionner l’aide militaire britannique. Il écrit le 26 mai 1950 qu’avec l’arrivée de matériels américains en France, « il y aura inévitablement une tendance française, que nous devons combattre, à négliger la contribution du Royaume-Uni au rééquipement et renouvellement des forces armées françaises »92.

  • 93 M. VAÏSSE, « L’échec d’une Europe franco-britannique, ou, comment le Pacte de Bruxelles fut créé et (...)

71De fait, les Français ont entamé une politique de diversification de leur approvisionnement en matériel militaire qui ne peut qu’affaiblir la position britannique. Cette demande est toutefois justifiée par le fait que la position difficile de l’armée française nécessite une aide massive, que seuls les États-Unis semblent en mesure de lui fournir. La demande française officielle d’aide américaine date de mars 1948 ; le 16 mars le général Humbert déclare que « rien n’est possible [...] sans l’aide américaine »93 ; et en août, les Américains donnent leur accord pour équiper trois divisions françaises en Allemagne. Deux mois plus tôt, une réunion entre des représentants militaires des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne conclut que seuls les États-Unis sont capables d’équiper les divisions françaises, dont deux d’infanterie et une blindée ; le coût s’élève entre 2,5 millions de dollars et 3 millions de dollars. Le Gouvernement français demande également du matériel pour six divisions supplémentaires, dont quatre sont dans un état si difficile que même la loi d’équipement américaine récemment votée ne permet pas leur rééquipement. Pour les deux autres, dans un état moyen, les autorités américaines réfléchissent encore sur une possible requête au Président (comme pour les divisions françaises en Allemagne), afin que celui-ci utilise ses « pouvoirs d’urgence » pour débloquer du matériel. Hoyer-Millar, dans sa lettre du 6 novembre à Kirkpatrick, ajoute que pour l’ambassadeur américain (à Paris) ainsi que le Département d’État, la fourniture par les États-Unis de matériels pour ces divisions a eu un effet extrêmement utile chez les Français :

  • 94 Hoyer-Millar (Washington) à Kirkpatrick (Foreign Office) le 6 novembre 1948 in PRO/FO371/73108.

Ils considèrent cela comme étant en partie responsable de l’attitude plus ouverte récemment adoptée par le Gouvernement français vis-à-vis de l’idée du Pacte atlantique. M. Caffrey va apparemment jusqu’à dire que la fourniture du matériel a eu une influence directe sur le maintien d’une attitude ferme chez les Français vis-à-vis des événements de Berlin. Caffrey estime que sans ces fournitures, les Français auraient été beaucoup plus agités et beaucoup moins prêts à maintenir une politique ferme vis-à-vis du problème de Berlin, telle que défendue par les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni94.

  • 95 Lettre de Hugh-Jones (Foreign Office) à D. Le B. Jones (Petroleum Division, MFP), le 27 novembre 19 (...)

Cependant, le Foreign Office reste prudent : « nous ne devons pas surestimer cette démarche comme étant un précédent »95.

  • 96 I. WALL, L’Influence américaine sur la politique française 1945-1954, Paris, Balland, 1989 in Vial, (...)
  • 97 Contrôleur de 1re classe Apert, Historique de l’aide alliée depuis 1945, Service historique de la M (...)
  • 98 Apert in VIAL, op. cit.

72Au début mars 1949, seulement les États-Unis accepteront le principe d’un accord pour une assistance militaire à la France, qui n’arrivera qu’en 1950, et dont la contribution s’élève à 500 millions de dollars. Le 23 mars 1950, l’arrivée à Cherbourg du cargo Importer « symbolisa l’aboutissement de cette phase de transition et le début de la noria transatlantique qui allait permettre le rééquipement des armées françaises »96. Le matériel américain, hérité de la guerre, dépend du PAM (Programme d’aide mutuelle, ou Plan d’assistance militaire), plan pluriannuel qui accorde au printemps 1950 à la Marine française 120 avions Hellcat et Helldiver et six destroyers d’escorte Cannon, ainsi que des pièces de rechange ; dans le domaine de la formation, des pilotes de l’aéronavale se rendront aux États-Unis97. Dans le cadre du plan Marshall, le AMP (Additional Military Production) accorde à la France 85 millions de dollars de matières premières et d’équipements industriels vendus par les Américains, « destinés aux besoins militaires »98. Cependant, l’aide américaine à la France ne se passe pas sans incident :

  • 99 VIAL et WILL, op. cit.

Au printemps 1950, les Français peuvent donc s’estimer satisfaits. Pourtant, les premières livraisons sont marquées par des récriminations diverses. Contrairement à ce qui était prévu, Paris refuse ainsi de payer 50 % du transport des livraisons du PAM. Mieux, les Français reprochent aux Américains la lenteur de leurs livraisons et exigent très vite de nouvelles aides...99

* * *

  • 100 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1949, op. cit.

73De l’après-guerre au début des années cinquante, les relations militaires franco-britanniques se déroulent dans un bon esprit de coopération, malgré de courtes phases de refroidissement résultant des éléments évoqués ci-dessus. Ces relations sont généralement très amicales mais, comme le dit l’attaché naval dans son rapport annuel de 1949, commentaire qui reste valable pour l’ensemble de la période : « Il ne faut jamais oublier que les bonnes relations, pour qu’elles durent, ont besoin d’être nourries constamment, car la position de la Marine française vis-à-vis de la nôtre n’est pas facile100. »

74Il est donc clair que la coopération entre les armées souffre de faiblesses difficiles à ignorer. D’abord, la faiblesse matérielle de l’armée française préoccupe les autorités britanniques pendant toute la période. Pourtant, alors que la dépendance matérielle de la France contribue, pendant les premières années d’après-guerre, à une coopération avec les Britanniques imposée aux autorités françaises, le manque de moyens financiers des Britanniques qui affrontent des problèmes intérieurs non négligeables, amènent les Français à se tourner vers les États-Unis, seule puissance industrielle à même de pourvoir à leurs besoins. De fait, les États-Unis seront à partir de 1950 le principal contributeur de l’aide extérieure à l’armée française, prenant dans ce domaine le relais de la Grande-Bretagne.

75Malgré des signes encourageants, la coopération au niveau de la définition des objectifs stratégiques entre les deux pays ne se développe qu’a la mise en place des traités de défense commune. Ainsi, une chance unique d’élaboration d’une doctrine commune proprement européenne est mise à mal, puisque désormais, la conception stratégique au sein des alliances militaires ouest-européennes se fera sous l’influence des États-Unis, dont la prépondérance matérielle et financière leur donne de fait un leadership qui n’est pas contesté par les autres pays membres.

Notes

1 British Military Mission to France, Monthly Progress Report, n° 16, 1er-30 novembre, le 1er décembre 1946 in PRO/FO371/59950.

2 Monthly Progress Report, op. cit., n° 7, 1er-28 février 1946 in PRO/FO371/59948.

3 Monthly Progress Report, op. cit., 1er-31 octobre 1946 in PRO/FO371/59950.

4 Rapport annuel de l’attaché naval britannique à Paris le 17 janvier 1949 in PRO/FO371/79131.

5 Ibid.

6 Note de Tedder au Foreign Office le 3 novembre 1949 in PRO/FO371/80046.

7 Ibid.

8 Dépêche de Crosthwaite (Foreign Office) au capitaine de groupe Stapleton (ministère de la Défense) le 22 mars 1948 in PRO/FO371/72997.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1949 in PRO/FO371/89250.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 P. FACON, « L’armée de l’Air française à l’heure des pactes de Dunkerque et de Bruxelles 1947-1948 », Forces armées et systèmes d’alliances, Histoire militaire comparée, n° 1, Les Sept Épées, Colloque international d’histoire militaire et d’études de Défense nationale, Montpellier le 2-6 septembre 1981.

15 Ibid.

16 Rapport annuel de l’attaché naval britannique à Paris pour 1951, op. cit.

17 Lettre de Harvey à Bevin le 6 novembre 1950 in PRO/FO371/89244.

18 Rapport de la Délégation militaire britannique pour le trimestre se terminant le 31 décembre 1949, op. cit.

19 Note du Brigadier T. Denis Daly à Duff Cooper et télégramme de Duff Cooper à Bevin le 7 décembre 1945, op. cit.

20 Rappelons l’épuration dans les forces armées françaises : lire par exemple P. Novick, L’Épuration française 1944-1949, op. cit.

21 Note du Trésor à Rumbold (Foreign Office) le 20 août 1945 in PRO/FO371/49167.

22 Note de Scarlett (ambassade britannique à Paris) à Hoyer-Millar (Foreign Office) le 22 janvier 1946 in PRO/FO371/59948.

23 Mémorandum du Cabinet britannique portant sur l’assistance à la France dans la reconstruction de leur industrie aérienne, signé le secrétaire d’État pour les Affaires étrangères, le secrétaire d’État de l’Air, le Président du Board of Trade, et le ministre de la Production aérienne, le 29 août 1945, in PRO/FO371/49182.

24 Ibid.

25 Une copie des accords Hartemann-Dickson se trouve in PRO/FO371/49182.

26 Rapport de l’attaché militaire britannique en 1950 sur le manque d’admiration et de respect publics (défaite de 1940, manque de commandants, d’armements et d’équipements...) pour l’armée française, in PRO/FO371/89248.

27 Commentaires de RL Seconde (Foreign Office) le 18 avril 1950 in PRO/FO371/89244.

28 Rapport annuel sur l’armée française 1949-1950 signé MacNab, attaché militaire britannique à Paris, le 10 mars 1950 in PRO/FO371/89244.

29 Voir Hughes TERTRAIS, Le Piastre et le Fusil, Le coût de la guerre d’Indochine 1945-1954, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, 2002.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Commentaires de Mallet (Foreign Office) le 28 mars 1950 in PRO/FO371/89244.

33 Ibid.

34 Ibid.

35 Lettre de Crosthwaite (Foreign Office) à Stapleton (Foreign Office) le 22 mars 1948 in PRO/FO371/89244.

36 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1949, op. cit.

37 Ibid.

38 Ibid.

39 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 juin 1950 in PRO/FO371/89244.

40 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 septembre 1950, ibid.

41 British Military Mission to France, Monthly Progress Report, n° 7, 1er-28 février 1946 in PRO/FO371/59948.

42 Ibid.

43 British Military Mission to France, Monthly Progress Report, n° 16, 1er-30 novembre 1946, le 1er décembre 1946 in PRO/FO371/59950.

44 Rapport de l’attaché militaire britannique, juin 1946 in PRO/FO371/59950.

45 Ibid.

46 Rapport de l’attaché militaire britannique pour 1948-1949 in PRO/FO371/89244.

47 Discours de Bevin d’octobre 1948 à la Chambre des communes in PRO/FO371/80046.

48 Ibid.

49 Mémorandum britannique sur la contribution britannique à la défense de l’Union occidentale, octobre 1949, in PRO/FO371/80045.

50 Le Monde, le 16 février 1949 in PRO/FO371/79250.

51 Ibid.

52 Mémorandum sur la contribution britannique à la défense de l’Union occidentale, octobre 1949, op. cit.

53 Pièce jointe n° 2 du Rapport annuel de l’attaché naval britannique à Paris pour 1948, op. cit.

54 Télégramme de Duff Cooper à Bevin accompagnant le rapport de Hole, le 29 mars 1946 in PRO/FO371/59949.

55 British Military Mission to France, Monthly Report n° 16, op. cit.

56 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 septembre 1950, op. cit.

57 Lettre de Harvey à Bevin le 6 novembre 1950 in PRO/FO371/89244.

58 Rapport de la Délégation militaire britannique à Pais pour le trimestre se terminant le 30 septembre 1950 in PRO/FO371/89244.

59 Mémorandum du Foreign Office fin janvier 1949 in PRO/FO371/79254.

60 Attaché militaire.

61 Ainsi, les relations entre les différentes autorités militaires et politiques ne sont pas toujours empreintes de sympathie, comme le montrent les propos tenus devant Salisbury-Jones par de Lattre traitant M. Coste-Fleuret, le prédécesseur de Teitgen (« un grand Monsieur ») de « pauvre type », in Lettre du Major-General AG Salisbury-Jones (Paris) au Major-General CD Packard (War Office) le 11 mai 1948 in PRO/FO371/72969.

62 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1951, op. cit.

63 Extrait des conclusions du Cabinet de guerre sur la révélation d’information scientifique et la proposition d’une visite de la part de la délégation aérienne française, le 13 mars 1945, in PRO/FO371/49167.

64 Ibid.

65 Mémorandum du War Cabinet le 9 mars 1945, ibid.

66 Mémorandum du Foreign Office signé Speaight le 15 mars 1945 in PRO/FO371/49167

67 Ibid.

68 Mémorandum du Cabinet britannique sur l’aide à la France, septembre 1945 in PRO/FO371/49182.

69 Mémorandum du Cabinet britannique de septembre 1945, op. cit.

70 Appendix A au rapport des chefs d’état-major le 10 juin 1947 in PRO/FO371/61075.

71 Ibid.

72 Ibid.

73 Paul Willert, Group Captain, attaché de l’Air britannique, rapport sur son entretien avec le général Valin, le 18 mai 1945 in PRO/FO371/49181.

74 Ibid.

75 Pièce jointe n° 2 du Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1948, op. cit.

76 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1948, op. cit.

77 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 juin 1950, op. cit.

78 Concernant les généraux Revers et Mast : une partie du rapport secret du général Revers sur la situation en Indochine tomba entre les mains de Ho Chi Minh et du gouvernement vietnamien.

79 Lettre du général McNab au War Office le 19 janvier 1950 in PRO/FO371/89172.

80 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1949, op. cit.

81 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1948, op. cit.

82 Note du ministère de l’Air à Hayter (Foreign Office) le 29 novembre 1947 in PRO/FO371/61075.

83 Lettre de Attlee à Chiefley et aux Premiers ministres de la Nouvelle-Zélande et de l’Afrique du Sud, le 6 août 1947 in PRO/FO371/61075.

84 Dépêche de Salisbury-Jones à Packard le 11 mai 1948, op. cit.

85 Voir P. QUEREL, Vers une marine atomique, la Marine française 1945-1948, Collection « Histoires », sous la direction de M. Vaïsse, Paris, LGDJ, 1997. Voir également Maurice VAÏSSE, La Quatrième République face aux problèmes d’armement, actes du colloque du 29- 30 septembre 1997 à l’École militaire, Paris, CEHD, Paris, Éditions ADDIM, 1998.

86 Rapport de la délégation militaire britannique à Paris pour le trimestre se terminant le 30 juin 1950, op. cit.

87 Idem.

88 Télégramme de Harvey (Paris) à Jebb (Foreign Office) le 19 juin 1948 in PRO/FO371/72970.

89 Ibid.

90 Compte rendu d’une conversation entre le général Spaatz (ancien chef de l’état-major des forces aériennes américaines) et le général Lechères (chef de l’état-major de l’Air français), ibid.

91 Lettre de la délégation britannique au North Atlantic Military Production and Supply Organisation à M. Young (Foreign Office) le 28 juin 1950 in PRO/FO371/89242.

92 Lettre de l’ambassadeur britannique à Paris à Mallet (Foreign Office) le 26 mai 1950 in PRO/FO371/89242.

93 M. VAÏSSE, « L’échec d’une Europe franco-britannique, ou, comment le Pacte de Bruxelles fut créé et délaissé », in Histoire des débuts de la construction européenne mars 1948-mai 1950, sous la direction de R. Poidevin, Paris, LGDJ, 1986, p. 383 in P. VIAL, « L’aide américaine au réarmement français 1948-1956 », in La France et l’OTAN 1948-96, actes du colloque du CEHD 8-10 février 1996, sous la direction de M. Vaïsse, op. cit.

94 Hoyer-Millar (Washington) à Kirkpatrick (Foreign Office) le 6 novembre 1948 in PRO/FO371/73108.

95 Lettre de Hugh-Jones (Foreign Office) à D. Le B. Jones (Petroleum Division, MFP), le 27 novembre 1948 in PRO/FO371/73108.

96 I. WALL, L’Influence américaine sur la politique française 1945-1954, Paris, Balland, 1989 in Vial, op. cit.

97 Contrôleur de 1re classe Apert, Historique de l’aide alliée depuis 1945, Service historique de la Marine, Vincennes, 1954 in P. VIAL, op. cit.

98 Apert in VIAL, op. cit.

99 VIAL et WILL, op. cit.

100 Rapport annuel de l’attaché naval britannique pour 1949, op. cit.

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