Chapitre I. La France et la Grande-Bretagne : deux pays fragilisés dans un monde instable
p. 19-38
Texte intégral
1La situation des pays d’Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale exige une nouvelle approche par la France, la Grande-Bretagne et leurs partenaires, de la reconstruction et réorganisation d’un continent économiquement et politiquement éprouvé par six années de conflit. Les dirigeants européens dans l’immédiat après-guerre restent profondément marqués par les événements qui, dans l’entre-deux-guerres, firent monter la tension jusqu’à l’éclatement d’un conflit généralisé sur le continent. De la même façon, les alliances, le rôle de chacun des pays et les gains territoriaux qui résultaient des six années de conflit, influencent durablement les analyses que pourraient établir les dirigeants de l’époque quant aux problèmes de sécurité européenne. La montée des tensions dans les années vingt et trente, ainsi que la Seconde Guerre mondiale, amènent les dirigeants européens à s’interroger sur la nécessité, d’une part, du maintien d’un « équilibre européen » et, d’autre part, d’une nouvelle structure de coopération.
2La priorité du maintien d’un équilibre en Europe chez les dirigeants de l’après-guerre se fonde donc sur l’observation de plusieurs données historiques. Tous les Européens en 1945, et plus particulièrement les Britanniques, dans le cadre de leur vision traditionnelle, comprennent que l’émergence sur le continent d’une puissance hégémonique aux aspirations expansionnistes (caractéristiques de l’Allemagne dans les années trente) représente pour l’Europe un risque majeur de conflit. Dès lors, la position dominante qu’occupe l’URSS du fait de son statut de vainqueur en 1945 et de l’extension de sa zone d’influence jusqu’au centre de l’Europe, soumet le continent au risque d’un nouvel affrontement. À la puissance hégémonique de l’Allemagne des années trente semble succéder en 1945 la puissance hégémonique soviétique. Dès lors, l’impossibilité pour les pays occidentaux d’accepter une situation potentiellement déstabilisatrice contraint les dirigeants à s’interroger sur trois points essentiels.
3D’abord, l’échec des systèmes bilatéraux défensifs des années trente renforce la nécessité de constituer une alliance militaire susceptible de contrer les prétentions hégémoniques soviétiques. En second lieu, il faut au plus vite financer la reconstruction des pays exsangues en 1945, potentiellement soumis à des troubles sociaux et politiques majeurs. (J.F. Keynes avait dès 1919 prédit que les clauses financières draconiennes du traité de Versailles auraient des conséquences dramatiques sur la situation économique et donc politique de l’Allemagne.) Enfin, la nécessité du maintien de l’équilibre des forces armées sur le continent européen amène les dirigeants de l’époque à s’interroger sur le rôle, d’une part, de la France et de la Grande-Bretagne, d’autre part et surtout sur le rôle des États-Unis, seule puissance aux yeux de tous à même de contenir toute tentative d’hégémonie. (L’absence d’une puissance pouvant s’opposer à l’expansionnisme allemand pendant les années trente est, pour de nombreux dirigeants européens de l’époque, l’une des raisons principales de la politique agressive de l’Allemagne d’Hitler.)
4La sévère défaite française de 1940 et le nouvel équilibre des forces en 1945 amènent par exemple la Grande-Bretagne à réviser les schémas d’avant-guerre. Lord Hankey, qui préside en 1940 le comité chargé d’étudier une éventuelle union plus étroite entre la France et la Grande-Bretagne à l’issue de la guerre, écrivait à Halifax1 le 11 juillet de la même année, après la défaite française :
La France m’apparaît avoir un compte plutôt débiteur que créditeur dans cette guerre. Il me semble difficile de croire que le peuple britannique voudra une union plus étroite avec la France, quelle que soit l’issue du conflit, et je ne pense pas y être moi-même favorable. Pendant les deux années qui ont précédé la guerre, j’ai voyagé à travers toute la France. J’arrivai alors à la conclusion que la France était passablement pourrie : le communisme sévissait non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les villages en province, et même dans les régions reculées et montagneuses. Par conséquent, je ne fus pas très surpris lorsque se produisit l’effondrement. Je pense que, repliés sur les ressources de notre Empire, auxquelles s’ajoute ce que nous pouvons obtenir de l’Amérique, nous aurons à envisager une nouvelle orientation après la guerre ; il faudra laisser passer du temps avant de faire entrer la France dans ce dessein2.
Hankey parle certainement « à chaud après l’événement [qui] réveille la vieille francophobie conservatrice »3, mais la même analyse est faite par Halifax qui, dans sa réponse, affirme qu’il ne désire pas porter préjudice à l’avenir des relations franco-britanniques, néanmoins, « [...] il est très vraisemblable qu’il y ait une quelconque reprise de cette coopération que nous avons connue depuis 1904 » ; il envisage plutôt une « association spéciale avec les États-Unis »4. Déjà, les difficultés françaises semblent pousser la Grande-Bretagne vers d’autres horizons, et « [provoquent] d’une façon durable le renouvellement complet de sa diplomatie »5 ; la France n’est plus au centre du dispositif stratégique britannique, remplacée en cela par les États-Unis.
5La profonde évolution des rapports de force créée par le conflit et les nouveaux équilibres sur le continent amènent donc d’une part, chacun des pays européens à une réévaluation de leur relation bilatérale, mais aussi à une réflexion sur des systèmes de sécurité multilatéraux.
6Il est clair pour de nombreuses personnalités de l’époque qu’une organisation limitée au simple rôle de forum ou à un simple concert des nations, si ardemment souhaité par les gouvernements de l’entre-deux-guerres, n’est pas suffisant pour assurer la cohésion de l’Europe de l’Ouest. Au contraire, il faut établir une coopération entre pays occidentaux dans les principaux domaines : économiques (prioritaires dans la gestion de l’aide Marshall, qui a pour objectif principal d’éviter les conséquences sociales et politiques d’un désastre économique, comme l’avait montré l’exemple allemand au début des années trente), mais aussi politiques (pour assurer notamment le rapprochement entre la France et l’Allemagne qui se sont affrontées trois fois en 70 ans), et enfin militaires.
7Dans ce cadre, deux pays apparaissent naturellement au centre de tous les schémas, la France et la Grande-Bretagne, et ce d’autant plus que la troisième puissance ouest-européenne – l’Allemagne – semble affaiblie pour de nombreuses années. Or, ces deux pays, sans lesquels un système de défense ouest-européen ne saurait être viable, se trouvent à la sortie de la guerre dans une situation paradoxale : puissances victorieuses (après le rétablissement « miraculeux » de la France à la fin du conflit), candidates naturelles au leadership en Europe de l’Ouest, la France et Grande-Bretagne divergent non seulement sur l’objectif final de la construction d’une Europe de la défense, mais aussi sur les moyens permettant de parvenir éventuellement à un tel objectif.
Une communauté d’intérêts
8Dès 1944, il apparaît que la France et la Grande-Bretagne sont liées par une communauté d’intérêts économiques, politiques et stratégiques. Cette communauté d’intérêts apparaît d’autant plus forte qu’elle se jauge à l’aune des évolutions qui, par contraste, apparaissent dans la zone d’influence soviétique, à quelques centaines de kilomètres de la frontière française.
9Cette communauté d’intérêts recouvre une situation économique finalement relativement proche, un partage par les deux pays de valeurs politiques communes et une entente entre les deux peuples fondés sur une histoire commune.
Une situation économique difficile
10En 1944, la situation économique de la France apparaît plus difficile que celle de son voisin britannique. Le bilan humain du conflit est très lourd : 600 000 tués pendant la guerre, chiffre auquel doit être ajouté le montant des pertes humaines – 530 000 morts – supportées dans l’immédiat après-guerre pour cause de malnutrition ou mauvaise hygiène6.
11Le coût total de la guerre pour la France est ainsi estimé à 1 500 milliards de francs 1938. Les destructions sont importantes : 460 000 immeubles rasés, 1 900 000 lézardés, ce qui a pour première conséquence une explosion du nombre de sans-abri (1 million en 1944). Les infrastructures sont durement touchées : la SNCF a par exemple perdu 20 % de ses actifs (2 600 ponts et viaducs, 4 870 kilomètres de voies, 960 gares, 7 000 locomotives détruites et 7 000 endommagées). La situation ne sera rétablie que trois ans plus tard, grâce en particulier à l’achat de matériel américain. Les autres modes de transport connaissent également une situation très difficile : 160 000 camions sur 430 000 en 1939 sont détruits à la fin de la guerre (le chiffre de 1939 ne sera dépassé que fin 1947), 8 200 kilomètres de voies navigables sur 9 000 sont inutilisables, 220 remorqueurs sur 500 au début du conflit ont été coulés. Élément plus déterminant encore, les ports maritimes sont tous (à l’exception de Cherbourg) inutilisables en 1944, ce qui n’est pas sans conséquence sur le ravitaillement7.
12L’industrie est désorganisée, victime des réquisitions allemandes, de la mise en place d’une industrie de guerre pendant quatre ans, des bombardements alliés et des problèmes de ravitaillement qui vont se prolonger pendant les années d’immédiat après-guerre. La France est économiquement affaiblie : ses importations et exportations en 1945 sont pratiquement nulles, et le revenu national représente la moitié de celui de 1938 (une mauvaise année déjà). Elle n’a plus les devises étrangères nécessaires à ses achats extérieurs, et le franc en a une valeur « fictive » de 50 francs pour un dollar en 1944, 119 francs en 19458.
13Financièrement, l’État est exsangue : la dette a explosé à 1 680 milliards de francs en 1945 contre 445 milliards de francs en 1939. Aux frais d’occupation, réquisitions et dommages, soit environ 1 100 milliards de francs « versés aux Allemands »9, s’ajoute un déficit budgétaire de 460 milliards de francs ; les recettes françaises ne couvrent pas les dépenses, d’où une inflation considérable qui marquera durablement la IVe République. La situation sanitaire s’en ressent : alors que le seuil minimal admis est de 2 100, la ration quotidienne moyenne d’un adulte est d’à peine 900 calories par jour en août 1944, 1 210 en septembre, 1 515 en mai 194510. La France affronte donc un problème aigu de ravitaillement en 1944-1945 qui ne disparaîtra d’ailleurs pas avant trois ans.
14De prime abord, la situation économique de la Grande-Bretagne apparaît plus solide. La production industrielle a fortement augmenté pendant le conflit (la production d’acier brute passe de 10,4 millions de tonnes en 1937 à 12,1 millions en 1944). La mise en place d’une industrie de guerre a paradoxalement permis à la Grande-Bretagne de sortir définitivement du marasme économique des années trente11. Toutefois les chiffres cachent une faiblesse fondamentale : l’industrie britannique est en 1944 une industrie de guerre, et se pose dès la fin du conflit le problème de la reconversion de cette industrie. Les industries civiles ont souffert de la spécialisation de l’économie pendant quatre ans (la Grande-Bretagne produit par exemple 1,847 million de yards de tissus en 1945 contre 4 103 millions en 1937). À cela s’ajoute comme pour la France des difficultés de ravitaillement, accentuées par les pertes supportées par la marine marchande. Le problème de la reconversion industrielle est dès lors la priorité du gouvernement britannique, et ce d’autant plus que le coût social vis-à-vis d’une population épuisée par quatre années de conflit, est potentiellement considérable.
15Le poids de dépenses militaires est lourd – la Grande-Bretagne doit financer de nombreuses bases militaires à l’étranger (en Allemagne, au Proche-Orient, en Inde) et maintenir des forces armées importantes face à l’instabilité de l’après-guerre (et, bientôt, la détérioration des relations avec la Russie). Sa position économique semble donc forte, mais elle l’est seulement par rapport aux autres pays européens qui sont encore plus faibles et dévastés qu’elle. La position économique de la Grande-Bretagne au lendemain de la guerre provient donc de cette victoire que Keynes appelait un « Dunkerque financier » : première puissance économique au début du siècle, son rétablissement économique à la fin de la guerre apparaît « délicat et conditionnel »12. Oliver Harvey13 écrit dans une note du Foreign Office le 26 juin 1945 :
Nous nous trouvons face à une période de réajustement difficile. Nous devons reconstruire notre commerce d’exportation, pour laquelle nous avons besoin du plus d’hommes possible. Nous devons assumer notre rôle pour maintenir l’accord provisoire sur le problème allemand, que nous devons toujours considérer comme représentant notre intérêt essentiel à long terme. Nous devons maintenir nos communications à travers la Méditerranée et le Moyen-Orient vers l’Est. Nous avons des intérêts moins importants et, nous l’espérons, à plus court terme dans le nord-est de l’Italie et en Grèce. Si nous pouvions compter sur une coopération totale des Etats-Unis, nous pourrions assumer ces charges, non sans difficulté, mais sans tension excessive. De même, si nous pouvions compter sur une coopération avec l’Union soviétique dans le futur règlement européen et mondial... Mais (si une coopération américaine et soviétique est incertaine) il est deux fois plus nécessaire pour nous de nous assurer que nous pouvons assumer ces charges seules, ou convaincre d’autres avec des intérêts similaires de les partager [...] il semble être au moins de bon sens, sinon de nécessité pour nous d’inciter les Français à coopérer avec nous de façon très étroite...14
16Au total, les deux pays supportent donc en 1944 une situation économique présentant de nombreuses similarités : des pertes humaines importantes (244 723 militaires et 152 000 civils tués chez les Britanniques), une industrie à reconstruire dans un contexte social tendu, une situation financière difficile, et enfin et peut-être surtout, une dépendance à l’aide extérieure – américaine essentiellement – très importante. Ce dernier point, dont les conséquences en terme de politique extérieure sont, nous le verrons, considérables, est en effet caractéristique des deux pays. L’aide américaine porte en effet à bout de bras, surtout entre 1944 et 1947, l’économie des deux pays (particulièrement de la France). Les chiffres sont à ce titre éloquents : en novembre 1944, la France importe en catastrophe 3 000 machines agricoles nécessaires à la mise en valeur de ses terres. Plus de 10 000 locomotives sont importées des États-Unis à partir de 1944 afin de rétablir en deux ans le service normal à la SNCF (l’aide américaine à l’Europe, au bénéfice d’abord de la France et de la Grande-Bretagne représente 15,3 milliards de dollars de mai 1945 à juin 1948)15. La conscience de l’importance de cette dépendance chez les dirigeants des deux pays ne fait aucun doute.
17La situation économique des deux pays est donc finalement assez comparable en 1944, même si l’économie française apparaît plus touchée par le conflit que l’économie britannique. Quelques perspectives communes se dessinent : les difficultés d’organisation de flux de marchandises et de ravitaillement en raison des pertes subies par les marines marchandes, la vente d’actifs à l’étranger pour pouvoir financer l’effort de guerre, qui déséquilibre durablement la balance des paiements des deux pays et les lie de manière forcée à la zone dollar, enfin, une dépendance accrue à l’égard des importations américaines en raison de la désorganisation de leur appareil productif respectif.
Un statut de vainqueur partagé
18La situation de la France en 1944 apparaît « miraculeuse ». Le pays, envahi en 1940, a subi une occupation de quatre ans. Politiquement, le rôle de la France est resté ambivalent au moins jusqu’en 1942 (rappelons d’ailleurs qu’à ce titre, le gouvernement américain reconnaît officiellement le gouvernement de Vichy jusqu’en 1942), en raison de la faiblesse relative des forces françaises libres. Militairement, le rôle des Français jusqu’en 1944 reste limité, comparé aux trois grands.
19Le rétablissement français en terme politique et diplomatique n’en paraît donc que plus spectaculaire. Le gouvernement français est rétabli à Paris dès juin 1944. Le projet américain de mise sous tutelle administrative et militaire de la métropole (l’AMGOT) n’a pu être mis en œuvre, grâce à la célérité du général de Gaulle. Pour mettre en place le cadre institutionnel, le CFLN qui se transforme en GPRF le 2 juin 1944, et rétablit la légalité républicaine dès le 4 août 1944, choisit des cadres sûrs tous issus de la Résistance ou des Français libres de Londres et des commissaires du gouvernement sont, dès juin 1944, nommés afin de remplacer les préfets nommés par Vichy. On peut donc dire que le rétablissement d’un État centralisé se fait avec une extrême célérité et le remembrement de l’État est accompli dès la fin 1945, comme le démontre le désarmement dans le calme des milices patriotiques décidé le 28 octobre 1944 par le gouvernement.
20La France, si elle ne participe pas aux grandes conférences tripartites de la fin de la guerre entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’URSS, n’en obtient pas moins une position de « vainqueur » : elle est présente à la signature de la capitulation allemande, elle occupe une zone de l’ex-Reich aux côtés des Américains, des Britanniques et des Russes. Le principe d’une zone d’occupation française en Allemagne est accepté par les trois grands dès la conférence de Yalta, malgré les réticences russes qui obligent ses partenaires anglais et américains à abandonner pour ce faire une partie de leur propre zone d’occupation. La politique de « reconquête du rang » dirigée par de Gaulle est soutenue par une grande partie des forces politiques du pays dans les mois qui suivent la Libération (nous verrons que le départ du général de Gaulle n’entrave pas, dans un premier temps, cette politique puisque Bidault et lui s’accordent sur les buts de celle-ci). Trois priorités apparaissent dans un premier temps dans la politique étrangère française : restaurer l’autorité du pays partout où elle était exercée avant la guerre ; contrôler le sort de l’Allemagne, particulièrement au plan économique ; et participer à toutes les décisions importantes décidant du sort de la nouvelle organisation du système international.
21De fait, le rétablissement du rang pour la France est spectaculaire, si l’on note que les premiers projets de Roosevelt en 1943-1944 prévoient un véritable directoire exécutif international à Quatre (donc sans la France) pour empêcher les guerres, au besoin par la force. Pourtant dès juillet 1944, de nouvelles propositions américaines, sous la pression britannique, prévoient l’intégration de la France dans ce schéma (ce qui est confirmé à la conférence de Dumbarton Oaks où le principe de l’intégration de la France est officialisé). Le pas décisif est franchi à la conférence de Yalta en février 1945, où les Trois décident d’inviter la France et la Chine à la conférence de San Francisco qui doit décider de la mise en place d’une organisation mondiale et d’un Conseil de sécurité. Sur un plan juridique, le rang est atteint, puisque la France est officiellement reconnue comme l’un des cinq grands.
22D’autre part, elle obtient à la conférence de Paris d’octobre-novembre 1945, 20 % du montant global des réparations versées par l’Allemagne aux vainqueurs. Elle participe dès 1945 aux conférences régulières des ministres des Affaires étrangères des Quatre. Mais la place de la France ne doit cependant pas être surestimée. Sur toutes les discussions importantes (nouveau statut de l’Allemagne, internationalisation de la Ruhr, détachement des provinces rhénanes), les Anglo-Saxons, particulièrement les Américains, montrent dès 1944-1945 leur refus des velléités françaises.
23La situation britannique est bien sûr plus flatteuse. Son aura est immense sur tout le continent européen où elle a été perçue comme le seul rempart contre l’agression allemande, particulièrement avant l’entrée de l’URSS et des États-Unis dans la guerre (nous pensons au Roi Jean de Shakespeare : « Cette Angleterre ne s’est jamais couchée et ne se couchera jamais aux pieds d’un conquérant »). Elle est le seul pays ayant participé au conflit en Europe à ne pas avoir été envahi ou occupé : elle a donc pu éviter le traumatisme et les déchirements politiques subis par de nombreux pays européens ; bien au contraire, sa cohésion dans l’épreuve, illustrée par la participation conjointe des travaillistes et conservateurs au Cabinet de guerre, a gommé pendant quatre ans les antagonismes qui divisent traditionnellement la société britannique.
24Politiquement et diplomatiquement, elle est incontestablement l’un des trois grands, et à ce titre, participe à toutes les réunions de la fin de la guerre avec les États-Unis et l’URSS. Elle est la seule puissance européenne à avoir participé à la guerre sur tous les continents et elle a pu démontrer pendant quatre ans sa capacité à mobiliser tous les moyens – matériels et humains – de son empire. Sa puissance militaire en 1945 est impressionnante : la Royal Navy aligne plus de 1 000 navires de guerre et 3 000 navires de soutien, l’aéronavale entretient 5 400 avions, et le Royal Air Force Bomber Command reste la deuxième force aérienne stratégique du monde16. Toutefois, ces chiffres doivent être relativisés : d’une part, les forces militaires britanniques, particulièrement en Europe, sont sans commune mesure avec la principale force conventionnelle terrestre sur le continent, à savoir la force militaire soviétique. Ensuite, l’armée britannique est dépendante dans ces moyens et dans ces financements de l’appui des Américains. Enfin, la mobilisation des ressources de l’Empire a fait naître des revendications qui, à terme, peuvent entraîner un besoin accru d’autonomie des colonies, qui ne sera pas sans conséquence sur la capacité de la Grande-Bretagne à maintenir ou à projeter des troupes sur tout le globe.
Une communauté de valeurs façonnée par l’histoire
25Les relations franco-britanniques sont évidemment marquées par plusieurs siècles d’histoire commune. Cette histoire, empreinte de conflits ou de mésententes, ne saurait atténuer une communauté de valeurs qui indubitablement rapproche les deux peuples à la fin de la guerre. Dans un entretien du Times le 10 septembre 1945, le général de Gaulle constate :
La France et l’Angleterre étaient alliées dans cette guerre comme dans la précédente et ceci a été en quelque sorte automatique... La France et l’Angleterre ont en commun certains caractères qui rendent utile et même nécessaire pour toutes deux, de concerter leur action sur diverses questions et, à cet effet, de définir à l’avance les bases d’une politique conjuguée...
Les caractères communs aux deux pays qui fournissent une base propice à l’accord des deux politiques sont au nombre de trois. La France et l’Angleterre sont toutes deux des puissances de l’Europe occidentale. Toutes deux sont, disons à défaut d’une meilleure formule, « impériales ». Enfin ces deux puissances sont démocratiques dans le sens que leur civilisation et leurs institutions sont fondées sur le respect de la personne humaine...
Dans le monde, l’Angleterre et la France sont les deux principales puissances dont la tâche est de guider les autres nations vers un plus grand développement matériel, une plus grande maturité politique et un niveau plus élevé de civilisation...[elles] ont aussi des traditions culturelles qui sont en partie communes et en partie complémentaires et dont l’interpénétration est nécessaire pour le bien-être spirituel de chacune. Enfin, en tant que puissances démocratiques, la France et l’Angleterre ainsi que leurs proches voisins ont à affirmer parmi les autres nations les traditions qui leur donnent un caractère propre et d’ailleurs sensiblement analogue17.
26Cette communauté de valeurs est donc d’abord façonnée par les deux récents drames qui se succèdent en l’espace de trente ans. La France et la Grande-Bretagne affrontent par deux fois un ennemi commun au prix de souffrances que peinent à refléter les chiffres : de 1914 à 1918 1,4 million de Français meurent au combat ainsi qu’un million de Britanniques (dont 700 000 sur le territoire français). De 1939 à 1945, plus de 600 000 Français et 400 000 Britanniques sont les victimes directes du conflit. Ce sentiment de l’épreuve partagée est commun aux deux peuples, et transcende les classes sociales qui ont toutes été, à des degrés divers, affectées par les deux conflits18.
27La résistance de la Grande-Bretagne est apparue déterminante par beaucoup de Français dans les difficiles années de l’Occupation. À la fin de la guerre, l’image de la Grande-Bretagne en France est donc malgré les oppositions passées (d’ailleurs parfois encore récente, cf. Mers el-Kébir), exceptionnelle. De Gaulle en septembre 1945 déclare que le peuple britannique « n’a jamais été aussi près du cœur des Français que depuis la bataille d’Angleterre »19.
28Cette communauté de valeurs recouvre également les valeurs communes de démocratie et d’état de droit. Le système politique britannique n’a pas été affecté par le conflit, et le Parlement a « statué » normalement pendant toute la guerre. L’alternance électorale de 1945 démontre s’il en était besoin la vitalité de la démocratie anglaise : les conservateurs, qui ont axé toute leur campagne sur la personnalité de leur leader Winston Churchill, sont battus aux élections par les travaillistes qui ont mené leur campagne sur un programme économique et social plus convaincant.
29En France, la restauration de l’État de droit est l’une des priorités des nouvelles autorités. Cette évolution est bien sûr désirée par les principales composantes de la Résistance, exprimées au sein de programme du CNR. De plus, plusieurs événements démontrent la vivacité des traditions politiques dans un pays qui, rappelons-le, n’a pas connu d’élections parlementaires depuis 1936.
30L’Assemblée consultative provisoire, composée principalement de métropolitains issus de la Résistance (140), de Français résistants de l’extérieur (40) et de Parlementaires au nom de la Chambre élue en 1936 (60), est rapatriée d’Alger début 1945, et voit le jeu politique se développer en son sein dès le milieu de la même année. La vie politique dès lors se reconstitue autour de ses clivages traditionnels, annihilant toute tentative de constitution d’un grand parti de la Résistance. Ces clivages se reflètent aux élections de la première Assemblée constituante du 21 octobre 1945 : le Parti communiste est le premier parti de France avec 26,1 % des suffrages exprimés, le MRP devient une force politique incontournable avec 25,6 % des suffrages et la SFIO rassemble 24,6 % des votes. Le fort taux de participation (80 % des inscrits) et de suffrages exprimés (77 %) démontrent l’attachement de la société française, y compris de douze millions de femmes qui s’expriment pour la première fois à des élections nationales (mais le premier vote féminin en France se déroule quelques mois plus tôt aux élections municipales de printemps 1945), au principe électoral. Une nouvelle constitution est adoptée par la population le 13 octobre 1946. Le jeu démocratique reprend donc dès après la guerre son cours normal, comme le démontre paradoxalement le départ du général de Gaulle le 20 janvier 1946, qui ne suscite pas d’émoi particulier dans l’opinion20.
Un personnel politique et diplomatique qui se connaît bien
31Nous ne pouvons évidemment sous-estimer l’importance des liens entre les personnalités politiques françaises et anglaises qui vont diriger la politique extérieure des deux pays pendant la période de notre étude. (Si l’on met à part les deux personnalités exceptionnelles de Churchill et du général de Gaulle, dont les relations avec la Grande-Bretagne n’ont jamais été faciles.) En 1934, par exemple, de Gaulle définit l’Angleterre comme « jalouse dans nos jours prospères, mais bienveillante dans nos malheurs »)21. En France, ces liens particuliers naissent d’une part de l’éviction des hauts fonctionnaires vichystes (rappelons d’ailleurs que le régime pétainiste a cherché à développer pendant toute la guerre un sentiment anti-britannique), et d’autre part par l’arrivée aux principaux postes administratifs et politiques de nouvelles personnalités plus anglophiles.
32Rappelons qu’à la Libération, l’épuration du corps diplomatique se fait de manière plus systématique que dans d’autres corps de l’administration d’État22. Cette épuration a débuté dès 1943. René Massigli, commissaire aux Affaires étrangères au CFLN, considère que tout ambassadeur ayant continué à servir Vichy après le 8 novembre 1942 (date du débarquement allié en Afrique du Nord) est indigne de représenter le mouvement de Libération nationale. Dès avant la libération de la métropole, onze ambassadeurs ont été pénalisés (annulation de nomination), seize ministres plénipotentiaires et quatorze conseillers d’ambassade ou consuls généraux révoqués.
33Bidault (président du CNR depuis 1942) est nommé ministre des Affaires étrangères, et il crée immédiatement une Commission d’épuration. Celle-ci détermine rapidement sa politique : toute décision prise par Vichy est annulée (mise en retraite anticipée, révocation...), tous les concours sont annulés, les avancements exceptionnels sont désormais réservés aux gaullistes. La Commission ouvre dès lors 506 dossiers en vue de sanctions éventuelles. Un sixième des personnes inquiétées sont sanctionnées : dix ambassadeurs, vingt ministres plénipotentiaires, neuf conseillers d’ambassade, trois secrétaires d’ambassade et treize consuls sont révoqués, radiés, mis en disposition ou à la retraite23.
34Même si Bidault peut se prévaloir rapidement d’un travail d’épuration accompli de manière systématique et ordonnée, les chiffres font apparaître un taux de sanctions finalement peu élevé au regard du nombre initial de personnes inquiétées. Toutefois, il est essentiel de constater que le nouveau régime privilégie des personnes issues des mouvements de résistance ou de Français libres. Tous les postes importants sont pourvus de personnes particulièrement liées au mouvement gaulliste. Ces personnes, qui pour la plupart ont séjourné pendant le conflit en Grande-Bretagne ou ont côtoyé – parfois presque quotidiennement – les Britanniques sont donc par essence disposés à aborder les discussions avec la Grande-Bretagne dans les meilleures dispositions d’esprit possible. Parmi les compagnons de de Gaulle à Londres en 1940 on compte René Pleven, Jean Monnet et Maurice Schumann. À titre d’illustration, René Massigli affirme à la fin de la guerre :
35Tant de liens se sont établis depuis les accords de 1904. La fraternité d’armes des deux guerres mondiales, les allées et venues constantes de ministres et de chefs militaires entre Londres et Paris entre les deux guerres, la présence en Angleterre, pendant les mauvaises années, du général de Gaulle, l’adoption de villes françaises par des villes britanniques, toutes les habitudes d’une alliance [sont] là depuis longtemps24.
Des divergences de fond
Une situation politique intérieure contrastée
36La population britannique, contrairement à la population française, partage une communauté de valeurs qui transcende les classes sociales. Ainsi, la Grande-Bretagne, dont le régime politique de monarchie parlementaire dirige les destinées du pays depuis plusieurs siècles, a maintenu intact pendant tout le conflit son système démocratique. Jamais dans l’histoire récente n’ont été contestés par une frange importante de sa population les fondements du régime. Au contraire, la monarchie est notablement sortie renforcée de la guerre. Cette stabilité du corps social se reflète dans l’absence de troubles pré-révolutionnaires dans l’immédiat après-guerre, et on peut considérer que le mouvement social, pourtant puissant de 1945 à 1947 (grèves...), n’excède jamais le strict cadre du mouvement revendicatif. Ce consensus se reflète dans le résultat des élections de 1945 où, malgré l’alternance, les trois principales forces politiques recueillent l’écrasante majorité des voix (travaillistes 47,7 %, conservateurs 39,8 %, libéraux 9 %). Il est notable que les communistes n’arrivent pas à s’implanter dans la vie politique britannique (deux députés aux élections de 1945, aucun par la suite), et si leur influence n’est pas négligeable dans les élites, cette force ne représente jamais dans les élections nationales ou locales une alternative crédible aux partis traditionnels.
37La situation apparaît bien plus contrastée en France. Si comme nous l’avons vu, le système légal et politique a été rapidement mis en place à la Libération, la société française est soumise à des forces bien plus contradictoires que la société britannique. Sommairement, on peut considérer que se côtoient dans la France de la Libération, deux tendances politiques dont les contradictions ne vont pas tarder à voir le jour, ce qui, compte tenu du départ du gouvernement d’une de ces deux forces, ne sera pas bien sûr sans conséquence sur la politique européenne du pays.
38La première tendance politique est celle des partis allant de la SFIO aux indépendants de droite, en passant par le MRP, qui constituent les forces adhérant aux principes de démocratie parlementaire et d’économie de marché. Ces forces, dans lesquelles on peut inscrire la mouvance gaulliste, se reconnaissent peu ou prou dans le politique étrangère définie par le général de Gaulle jusqu’en janvier 1946. Comme nous l’avons indiqué, Bidault, aux Affaires étrangères, ne semble pas vouloir déroger aux priorités de politique extérieure définies par de Gaulle.
39En revanche, et contrairement à ce que nous avons observé en Grande-Bretagne, un Parti communiste puissant intervient dans la vie politique française dès la Libération. Ce parti, qui tire avantage d’une assise électorale remarquablement stable pendant toute la période de notre étude, bénéficie de la très forte implication de ses cadres dans les mouvements de résistance à partir de 1941, ce qui lui permet d’apparaître aux yeux de l’opinion comme la principale mouvance de la résistance à l’occupant. De fait, le Parti communiste est soutenu parfois activement par une large frange du monde intellectuel et artistique. L’existence de ce Parti communiste fort, dont la participation au gouvernement tripartite jusqu’en 1947 permet certes de contrôler pour un temps les velléités, va indirectement influer sur les relations entre la France et la Grande-Bretagne, particulièrement sur les problèmes de défense d’un continent dont une partie est englobée dans la zone d’influence soviétique. Nous verrons d’ailleurs que paradoxalement, l’existence de ce Parti communiste fort aura autant, sinon plus, d’influence sur les choix politiques britanniques que français, qui pour ces derniers bénéficient d’un consensus au sein des partis de gouvernement.
40La stabilité de la France n’apparaît en effet pas certaine aux yeux de ses partenaires (et parfois même de ses propres autorités comme le note Vincent Auriol le 15 juillet 1947 : « l’affolement n’est plus loin de la panique [...] le gouvernement n’apparaît pas toujours armé pour faire respecter son autorité »)25. Le Parti communiste apparaît pour certains comme un « parti séparatiste »26 dont l’unique rôle est de soutenir les intérêts de l’Union soviétique. Ce sentiment semble partagé par une partie du personnel diplomatique et politique britannique dans les années d’immédiat après-guerre. Il est vrai qu’après leur renvoi du gouvernement le 5 mai 1947, les communistes, sous l’influence de nouvelles directives, entérinant la création du Kominform et officialisant la politique de blocs antagonistes (réunion secrète de neuf partis communistes européens du 22 et 27 septembre 1947 à Szklarska-Poreba en Pologne), adoptent une politique d’affrontement avec le gouvernement qui culmine pendant l’hiver 1947-1948, et marque les esprits dans les pays voisins.
Des contraintes de politique extérieure qui diffèrent
41La première des contraintes de la politique extérieure française naît de sa géographie. Pays continental, la France ne dispose pas de barrière naturelle pour contenir les invasions du centre Europe. La politique extérieure française en Europe est donc historiquement liée à l’obsession du danger venant de l’Est, personnifié en particulier depuis le milieu du xixe siècle par le danger allemand (qui succède lui-même à la menace autrichienne des Habsbourgs). De fait, la défaite française de 1870 (qui a pour première conséquence de permettre à Bismarck l’unification du Reich proclamée à Versailles), le sanglant affrontement de 1914-1918, l’humiliation de 1940 suivie de quatre années d’occupation marquent les esprits non seulement de la population, mais aussi de toute l’élite politique et diplomatique française.
42La question allemande passe dès lors au centre des préoccupations françaises dès la fin de la guerre. De Gaulle déclare : « En vérité, le sort de l’Allemagne est le problème central de l’univers »27. La France défend dès 1945 son opposition à un État allemand centralisé, qui ne peut être que synonyme de visées expansionnistes. Elle appelle à un démembrement de l’Allemagne pour la démocratiser tout en l’exploitant économiquement, grâce à des réparations en machines, crédits, charbon. De fait, la présence de troupes françaises sur le territoire allemand peut donner du poids à son argumentation. À l’encontre de toute donnée historique tangible, la puissance française doit durablement s’installer sur la rive gauche du Rhin et la Sarre. On peut donc considérer que l’obsession allemande, priorité des priorités de la diplomatie française, est, à la Libération, le premier point de divergence entre la Grande-Bretagne et la France.
43La Grande-Bretagne ne souffre en effet pas des mêmes contraintes géographiques. Naturellement défendue par le channel, la Grande-Bretagne n’a pas subi d’invasion territoriale depuis 1066. La politique européenne de la Grande-Bretagne n’est pas marquée par l’obsession allemande, mais par la volonté de voir les différentes forces en présence se neutraliser. L’Allemagne n’est donc pas pour la Grande-Bretagne un ennemi naturel comme il peut l’être pour la France, mais un pays qu’il a fallu combattre par deux fois en trente ans puisqu’il constituait temporairement la menace à l’équilibre des forces en Europe voulue par la diplomatie britannique. Fidèle à sa politique, cette diplomatie britannique, nous le verrons, hésite dans un premier temps dans la hiérarchie de ses priorités entre le contrôle d’une possible renaissance de la puissance allemande et l’émergence d’une nouvelle force hégémonique en Europe représentée par l’Union soviétique. Il existe donc, dès 1944, un risque de possible décalage entre les priorités de chacune des deux diplomaties française et anglaise, et ce, d’autant que les lignes diplomatiques respectives semblent parfois louvoyantes. Ce décalage n’est pas sans conséquence sur les rapports des deux protagonistes avec la puissance américaine. Notons d’abord que les liens affectifs qui unissent les Américains aux Britanniques et Français ne sont pas équivalents.
44La popularité des Américains au sein de la population française à la Libération ne fait aucun doute, mais les frictions entre Français et Américains vont pourtant rapidement apparaître. Ce malaise naît d’abord de la dépendance militaire française à l’égard des États-Unis, qui n’est pas sans conséquence politique pour de Gaulle. La priorité en ravitaillement et équipements va bien sûr aux troupes américaines installées en France au détriment des troupes françaises combattantes. Le deuxième point de friction concerne les hésitations américaines sur le statut définitif à accorder à la France. Si la vigilance de de Gaulle permet un prompt rétablissement de l’unité administrative de la France et le rétablissement de la souveraineté de l’État dans tous ses attributs, il faut attendre le 23 septembre 1944 pour voir les Alliés reconnaître officiellement le gouvernement provisoire et écarter définitivement le spectre d’une administration alliée sur la France. Il est clair aux yeux des dirigeants français que les États-Unis peuvent potentiellement constituer des partenaires moins conciliants que les Britanniques, voire faire obstacle à la France dans sa politique de restauration de son rang. Il est vrai que les Américains font un diagnostic bien différent des Britanniques sur le futur rôle de la France, ce qui d’ailleurs ne va pas sans provoquer des heurts entre les deux partenaires (en présence de Churchill aux Chequers en juin 1944, Eden plaide par exemple en faveur de la reconnaissance du CFLN. Le général Marshall interrompt le ministre des Affaires étrangères dans de tels termes que ce dernier quitte la salle et ne réapparaît pas de la soirée)28. Les Américains, au-delà des problèmes de personnes (les relations entre de Gaulle et les Américains sont souvent exécrables : Roosevelt qualifie plusieurs fois de Gaulle de « cinglé »)29, considèrent que la France ne se relèvera pas de sa défaite et ne constitue donc plus un enjeu majeur en Europe, comme le montre son mot en 1944 : « On n’en reparlera plus avant 20 ans »30. Cette vision américaine contredit donc frontalement la quête française du statut voulue par de Gaulle.
45La Grande-Bretagne n’entretient bien sûr pas les mêmes relations avec son puissant allié. Au-delà des liens culturels unissant les deux puissances anglo-saxonnes, l’histoire récente a bien sûr rapproché les deux pays de manière unique dans leur histoire. Après l’effondrement français de 1940, les États-Unis sont apparus comme l’unique soutien de la Grande-Bretagne face aux visées allemandes (livraison de cinquante destroyers en septembre 1940, loi prêt bail de mars 1941, Charte de l’Atlantique du 11 août 1941), comme l’évoque l’échange Hankey/Halifax de juillet 1940 cité plus haut. Dès l’entrée des États-Unis dans la guerre, la coopération militaire et diplomatique entre les deux pays s’intensifie. L’aide américaine à la Grande-Bretagne constitue un élément décisif de la résistance anglaise pendant la guerre (13,8 milliards de dollars de 1941 à 1945). Bien plus, le personnel politique et diplomatique de la Grande-Bretagne et des États-Unis ont appris à se connaître durant les années de conflit. Cette connaissance déborde d’ailleurs du cadre fermé des dirigeants des deux pays. Les soldats britanniques et américains ont combattu côte à côte. Il faut également rappeler que des troupes américaines ont stationné sur le sol britannique pendant plus de quatre ans, multipliant les liens avec la population locale.
Une vision du monde qui ne se recouvre pas
46Le problème européen n’est pour la Grande-Bretagne que l’un des aspects de sa politique extérieure. Elle se trouve, en effet, face à un problème de hiérarchie de ses priorités au sortir de la guerre. La politique britannique vis-à-vis de l’Europe a toujours été guidée par la volonté de conjurer l’émergence d’une puissance dominante sur le continent, susceptible de gêner le Royaume-Uni dans ce qu’il considère comme étant le cœur de sa stratégie, à savoir, le maintien de son Empire et de ses lignes maritimes. Cette politique, qui l’a amené par deux fois à entrer dans la guerre depuis trente ans, puisque ledit équilibre avait effectivement été rompu, la place devant un dilemme en 1945. Pour la première fois, en effet, une puissance dominante semble durablement installée en Europe continentale, et ni la Grande-Bretagne, consciente de la limitation de ses moyens, ni aucune autre nation européenne ne semble en mesure de concurrencer cette puissance dominante. La Grande-Bretagne voit donc sa politique européenne contrainte par son absence de moyens et son choix historique, de donner la priorité au maintien de ses relations avec le Commonwealth. Ce choix est lourd de conséquences en 1945, puisqu’il l’entraîne à privilégier une collaboration politique et militaire, afin de partager le poids de la défense de l’Europe face à la menace soviétique. Et ce choix a deux conséquences : une dépendance accrue à l’égard de toute décision américaine de maintien ou de retrait du vieux continent, et l’importance à attacher à sa relation avec la France, qui constitue, alors que l’Allemagne disparaît temporairement de l’échiquier européen, la seule nation continentale susceptible de rétablir quelque peu l’équilibre entre les deux futurs blocs en Europe.
47La France ne semble pas avoir la même vision de la nouvelle architecture internationale. Le contrôle de l’empire joue en effet un rôle essentiel dans la reconquête du rang. Cette politique en dehors de la politique allemande de la France (qui fait d’ailleurs lieu dans un premier temps de politique européenne de la France, tant les moyens de la métropole semblent limités, et parce que toutes les décisions concernant l’Europe prises par les trois grands le sont en son absence), est la deuxième priorité du gouvernement. Si le contrôle des colonies d’Afrique noire et du Maghreb ne pose pas de problème particulier à la Libération (rappelons toutefois le drame de Sétif), en revanche, le Levant, mais surtout l’Extrême-Orient, deviennent rapidement un enjeu majeur pour la diplomatie française. Sans moyen, et alors que les Japonais ont éliminé en mars 1945 l’armée et l’administration française maintenue par Vichy depuis 1940, la France ne peut que laisser s’installer une situation insurrectionnelle en Indochine, qui amène finalement la proclamation de l’indépendance par le Viêt-minh le 2 septembre 1945. Après six mois de combats, un compromis intervient sur l’installation pour une durée de cinq ans de l’armée française qui évacuera le pays à ce terme alors qu’un référendum sera organisé pour régler définitivement le statut de la péninsule.
48Plus grave encore, les problèmes du Levant influent directement sur les relations entre la France et la Grande-Bretagne. L’accord Lyttleton-de Gaulle du 3 juillet 1941 prévoyait que la France continuerait à exercer en Syrie et au Liban son mandat (le maintien de l’ordre serait sous responsabilité française, le rôle militaire étant dévolu à la Grande-Bretagne). Or, début 1945 se produisent des incidents sanglants entre les Français et les Syriens au moment de l’accession de ces territoires à l’indépendance. L’intervention britannique, liée à la différence d’interprétation entre les parties des accords Lyttleton-de Gaulle, menace de transformer le différend en affrontement direct entre Français et Britanniques. Cet affrontement est évité au dernier moment, mais laissera durablement des traces, particulièrement chez les Français (de Gaulle se considérant trompé par les Britanniques).
49L’Europe n’est que l’un des éléments de la politique extérieure britannique. Le Royaume-Uni fait en effet le choix historique de donner la priorité à ses relations avec l’Empire et le Commonwealth. Ce choix qui, a posteriori, peut apparaître comme une erreur lourde de conséquence, puisque cet Empire est condamné et que la Grande-Bretagne est supplantée dans son rôle mondial par les États-Unis, a une conséquence immédiate sur sa politique en Europe. En effet, la Grande-Bretagne, qui fait face dès la fin de la guerre à une dramatique réduction de ses moyens (dès 1943, le général Smuts prophétisait que la Grande-Bretagne d’après-guerre bénéficierait « d’un prestige énorme et du respect de tous », mais « elle sera pauvre »)31, prend conscience qu’elle ne peut assumer seule la défense de l’Europe de l’Ouest face aux menaces naissantes. Cette prise de conscience non seulement influe sur sa vision du rôle américain en Europe, mais aussi sur ses relations avec la France qui, à ses côtés, représente le seul pays pouvant partiellement partager cette responsabilité. Dans sa note du Foreign Office le 26 juin 1945, Oliver Harvey écrit que :
La France, contrairement aux États-Unis d’Amérique, a le même intérêt que nous sur la solution du problème allemand. (Elle aura un vote égal au nôtre à Berlin.) Elle défend, ou devrait défendre, la démocratie occidentale face au totalitarisme. Elle a des intérêts au Moyen et Proche-Orient qui sont similaires (même en étant moins importants) aux nôtres. Elle a comme nous un problème colonial en Afrique. Ses intérêts sont plus proches des nôtres que ceux des États-Unis. En se rapprochant, ni l’une ni l’autre ne sacrifient rien32.
50La France n’est pas dans la même logique. Sa politique est d’abord, et avant tout, une politique de reconquête de son rang d’avant-guerre, et on peut considérer que toutes ses initiatives, y compris pour ce qui touche à sa politique européenne, sont subordonnées à cette priorité.
51De la sorte, les préoccupations majeures de la diplomatie française touchent autant le rétablissement de ses positions hors d’Europe (le Levant et l’Indochine), que la mise en place d’une politique européenne coordonnée avec son voisin britannique. Résumer la politique européenne de la France en 1944-1945 à une politique allemande de la France, serait finalement proche de la réalité : l’agenda diplomatique français sur le continent se focalise autour des compensations à recevoir de l’Allemagne (compensation matérielle, financière, territoriale) et sur les moyens de contenir une nouvelle renaissance allemande, y compris par des alliances de contournement (accord franco-soviétique) qui perdront rapidement de leur sens. Lors d’une conférence de presse au moment d’un discours du général Marshall le 12 novembre 1947, de Gaulle s’exprime sur la question allemande :
C’est la reconstruction économique de l’Europe qui est aujourd’hui la première préoccupation de ceux qui veulent bâtir le monde dans des conditions qui lui permettent de vivre et peut-être de rester en paix. À ce point de vue, la France ne conçoit pas que ce qui constituait naguère l’Allemagne n’entre pas dans la coopération économique qu’il s’agit de bâtir. Il est tout à fait certain que la France n’a jamais pensé à exclure, par esprit de vengeance, ceux qui sont allemands, de l’économie européenne. Mais cela n’empêche pas que la France, après ce qui lui est arrivé plusieurs fois et qui a failli la faire mourir, la France se doit à elle-même et doit aux autres que l’Allemagne ne reparaisse jamais comme une menace. Les Allemands doivent renaître comme des hommes associés à l’effort commun de l’humanité pour sa reconstruction et spécialement à l’effort commun de l’Europe, mais jamais plus ils ne doivent retrouver les moyens de redevenir une menace33.
Cette contradiction fondamentale entre une France exsangue, dont la priorité est de retrouver son statut de puissance majeure, et une Grande-Bretagne qui, ayant conservé ce statut mais comprenant que son manque de moyen peut condamner celui-ci à terme, est essentiel. La quête du rang par une France sourcilleuse des attributs de sa souveraineté retrouvée et des garanties à établir sur l’Allemagne, et une Grande-Bretagne prête au compromis et à des schémas novateurs lui permettant de ne pas supporter seule le fardeau de la défense de l’Europe occidentale, guident les relations entre les deux gouvernements dans leur volonté d’établir une Europe de la défense dans l’immédiat après-guerre.
Notes de bas de page
1 Secrétaire d’État au Foreign Office.
2 Lettre de Lord Hankey à Halifax le 11 juillet 1940 in PRO (Public Record Office, Archives britanniques)/PREM/128A/7, in R. Frank, la Hantise du déclin : le rang de la France en Europe 1920-1960, Paris, Belin, 1994, p. 261.
3 Frank, op. cit., p. 261.
4 Réponse de Halifax à Hankey le 15 juillet 1940, ibid.
5 R. Frank, op. cit., p. 261.
6 S. Berstein, P. Milza, Histoire de la France au XXe siècle, Bruxelles, Éditions Complexe, 1991, pp. 90-92.
7 Ibid.
8 P. Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000, London, Fontana Press, 1988, pp. 471-472.
9 Ibid.
10 J.-P. Rioux, La France de la IVe République. 1. L’ardeur et la nécessité 1944-1950, Paris, Seuil, Point Histoire, 1980, p. 40.
11 E.J. Hobsbawn, Histoire économique et sociale de la Grande-Bretagne. 2. De la révolution industrielle à nos jours, Paris, Seuil, 1977, pp. 234-236.
12 P. Kennedy, op. cit., pp. 472-475.
13 À l’époque Assistant Under-Secretary au Foreign Office.
14 Note du Foreign Office signée Harvey le 26 juin 1945 in PRO/FO371/55269.
15 B. Droz, A. Rowley, Histoire générale du XXe siècle, 2. Jusqu’en 1949 : la naissance du monde contemporain, Paris, Seuil, Points Histoire, 1986, p. 252.
16 Kennedy, op. cit.
17 Entretien de Charles de Gaulle au Times, le 10 septembre 1945, in MAE (Archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères, Paris)/EUROPE 1944-60/Généralités/4.
18 S. Berstein et P. Milza, op. cit., p. 90.
19 Entretien de Charles de Gaulle au Times le 10 septembre 1945, op. cit.
20 J.-P. Rioux, op. cit., G. Elegy, Histoire de la IVe République. 1. La République des illusions 1945-1951, Paris, Fayard, 1993, p. 85 et pp. 79-129.
21 A. Grosser, Affaires extérieures, la politique de la France 1944-1989, Paris, Flammarion, 1989, p. 33.
22 H. Lottman, L’Épuration, Paris, Fayard, pp. 337-339 ; voir également P. Novick, L’Épuration française, 1944-1949, Paris, Seuil, Points Histoire, 1991.
23 Ibid.
24 Télégramme de Massigli à Teitgen le 15 mars 1947 in EU44-60/Grande-Bretagne/37. Notons que dans ses mémoires, Massigli fait référence à ceux qui ne partageaient pas cette attitude : « Si l’Angleterre était populaire dans les masses, nombreux étaient, parmi les éléments dirigeants et les fonctionnaires héritiers des cadres de Vichy, ceux qui persistaient à son égard dans une attitude de réserve, sinon de quasi-hostilité ; il convenait de les ménager. Sans parler des éléments traditionnellement anglophobes. Il en était, tout près du ministre des Affaires étrangères, dont l’hostilité était expliquée par le souvenir d’un ancêtre tué à Trafalgar ! » R. Massigli, Une Comédie des erreurs 1943-1956 : souvenirs et réflexions sur une étape de la construction européenne, Paris, Plon, 1978, p. 70.
25 J.-P. Rioux, op. cit.
26 Discours du général de Gaulle à Rennes, in A. Grosser, op. cit., p. 54.
27 Le général de Gaulle devant l’Assemblée consultative le 22 novembre 1944, in A. Grosser, op. cit., p. 34.
28 D. Carlton, Anthony Eden, Collins, London 1981, in P. Buton et J.-M. Gouillon (dir.), contribution de F. Bédarida, Les Pouvoirs en France à la Libération, Paris, Belin, 1994, p. 61.
29 « A nut. »
30 D. Carlton, op. cit.
31 Documents and Speeches on British Commonwealth Affairs 1931-1952, London, 1953, vol. I, p. 570, in F. Bédarida, La Société anglaise 1851-1975, Paris, Arthaud, 1976, p. 268.
32 Note du Foreign Office signée Harvey du 26 juin 1945, op. cit.
33 Conférence de presse du général de Gaulle le 12 novembre 1947 in PRO/FO371/67696.
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